Le Volcan d’or/Partie II/Chapitre 3

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Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. 275-293).
2e partie


III

OÙ SUMMY SKIM NE PREND PAS PRÉCISÉMENT LE CHEMIN DE MONTRÉAL.


L’enterrement du pauvre Français se fit le lendemain. Jane et Edith Edgerton le suivirent jusqu’au cimetière avec Ben Raddle et Summy Skim. Une croix de bois portant le nom de Jacques Ledun fut plantée sur cette tombe que les intempéries auraient tôt fait de rendre anonyme. Au retour, conformément à la promesse qu’il avait faite au mourant, Ben Raddle écrivit à la malheureuse mère qui ne reverrait plus jamais son fils.

Ces pieux devoirs accomplis, il examina sous toutes ses faces la situation nouvelle créée par la demi-confidence dont il était dépositaire.

Que le secret relatif au Golden Mount fût de nature à singulièrement préoccuper Ben Raddle, cela ne saurait étonner. Mais il était moins naturel qu’un ingénieur, c’est-à-dire par définition un homme de raison froide et de sens rassis, acceptât un tel secret comme une vérité démontrée. Il en était ainsi cependant. Pas un instant il ne vint à la pensée de Ben Raddle que la révélation de Jacques Ledun ne reposât pas sur une base certaine. Il ne mettait pas en doute que, dans le Nord du Klondike, ne s’élevât une montagne merveilleuse, qui, comme une énorme poche d’or, se viderait d’elle-même un jour ou l’autre. Des millions de pépites seraient alors projetées, dans les airs, à moins qu’il n’y eût qu’à les recueillir au fond du cratère définitivement éteint.

D’ailleurs, il semblait bien que de riches placers existassent dans les régions arrosées par la Mackensie et ses affluents. Au dire des Indiens fréquentant ces territoires voisins de l’océan Arctique, les cours d’eau y charriaient de l’or. Aussi les syndicats songeaient-ils à étendre leurs recherches jusque dans la partie du Dominion comprise entre la mer Glaciale et le cercle polaire, et des prospecteurs méditaient-ils déjà de s’y transporter pour la campagne prochaine, les premiers arrivants devant être les plus favorisés. Qui sait, songeait Ben Raddle, si l’on ne découvrirait pas ce volcan, dont, grâce aux confidences de Jacques Ledun, il était sans doute seul maintenant à connaître l’existence ?

S’il voulait tirer parti de cet avantage, il importait donc d’agir vite. Avant tout, cependant, il convenait de compléter les renseignements en sa possession et surtout de connaître cette carte que, d’après le Français défunt, détenait Jane Edgerton.

Ben Raddle, sans plus tarder, se rendit à l’hôpital, résolu à traiter sur-le-champ cette affaire.

« D’après ce que Jacques Ledun m’a affirmé avant de mourir, dit-il à Jane, il paraîtrait que vous auriez entre les mains une carte lui appartenant.

— J’ai une carte, en effet… commença Jane.

Ben Raddle poussa un soupir de satisfaction. L’affaire irait toute seule, du moment que Jane confirmait aussi facilement les assertions du Français.

« Mais cette carte n’appartient qu’à moi, acheva celle-ci.

— À vous ?

— À moi. Pour la bonne raison que Jacques Ledun me l’a volontairement donnée.

— Ah !.. ah !.. fit Ben Raddle d’un ton indécis.

Après un instant de silence, il reprit :

« Peu importe du reste, car je ne pense pas que vous refusiez de me la communiquer.

— Cela dépend, répliqua Jane avec le plus grand calme.

— Bah !.. s’écria Ben Raddle surpris. Cela dépend ?.. et de quoi ?.. Expliquez-vous, je vous prie.

— C’est très simple, répondit Jane. La carte dont il s’agit, et qui m’a été donnée, je le répète, par son légitime propriétaire, montre, comme j’ai tout lieu de le croire, l’emplacement exact d’une mine fabuleusement riche. Si Jacques Ledun m’a fait cette confidence, c’est en échange de ma promesse de porter secours à sa mère, promesse que je ne devrai et pourrai tenir que si j’utilise le document qui m’a été remis. Or, les indications de cette carte sont incomplètes.

— Eh bien ? interrogea Ben Raddle.

— Eh bien ! la démarche que vous faites auprès de moi me porte à supposer que Jacques Ledun vous a donné les indications qui me manquent, vraisemblablement contre un engagement pareil au mien, mais en vous cachant celles que je possède. S’il en est ainsi, je ne refuse pas de vous communiquer le document que vous désirez connaître, mais seulement à titre d’associée. En somme, vous avez la moitié d’un secret et moi l’autre. Voulez-vous que nous réunissions ces deux moitiés et que nous partagions ce que produira le secret tout entier ?

Sur le moment, Ben Raddle fut, comme on dit, estomaqué par la réponse. Il ne s’attendait pas à celle-là. Très forte, décidément, Jane Edgerton. Puis le bon sens et l’équité reprirent le dessus. Après tout, elle n’était pas mauvaise, la thèse de la jeune prospectrice. Nul doute que Jacques Ledun n’eût voulu s’assurer deux chances d’améliorer le sort de sa mère, et c’est pourquoi il s’était prudemment adressé à deux personnes distinctes en leur réclamant à chacune un engagement identique. D’ailleurs, quel inconvénient à accepter la proposition de Jane et à partager avec elle le produit de l’exploitation du Volcan d’Or ? Ou le Volcan d’Or n’était qu’un mythe, et, dans ce cas, le secret de Jacques Ledun n’ayant aucune valeur, il en était de même a fortiori de sa moitié. Ou bien l’histoire était sérieuse, et, dans ce cas, la participation de Jane Edgerton était négligeable, le Volcan d’Or devant alors donner une fortune pratiquement infinie.

Cette série de réflexions ne demanda que quelques secondes pour l’ingénieur, qui prit sans plus hésiter sa décision.

— C’est entendu, dit-il.

— Voici la carte, répliqua Jane en offrant le parchemin déplié.

Ben Raddle y jeta un coup d’œil rapide, puis, à l’intersection de la croix rouge, il traça un parallèle qu’il numérota 68° 37′.

— Les coordonnées sont complètes, maintenant, déclara-t-il d’un air satisfait. On irait les yeux fermés au Volcan d’Or.

— Le Volcan d’Or ? répéta Jane. Jacques Ledun avait déjà prononcé ce nom.

— C’est celui d’une montagne extraordinaire que j’irai visiter…

— Que nous irons, rectifia Jane.

— Que nous irons visiter au printemps, concéda l’ingénieur.

Ben Raddle mit alors Jane Edgerton au courant de ce que lui avait confié Jacques Ledun. Il lui révéla, ou plutôt lui confirma l’existence d’une véritable montagne d’or, le Golden Mount, inconnue de tous et que celui-ci avait découverte en compagnie d’Harry Brown. Il lui apprit comment, contraints à revenir à cause du manque de matériel, les deux aventuriers, qui rapportaient néanmoins de magnifiques preuves de leur trouvaille, avaient été attaqués sur la route du retour par une bande d’indigènes qui avaient tué l’un et réduit l’autre au plus affreux dénûment.

— Et vous n’avez pas douté de la vérité d’une si fabuleuse histoire ? demanda Jane quand Ben Raddle eut achevé son récit.

— J’ai été sceptique d’abord, reconnut celui-ci. Mais l’accent de sincérité de Jacques Ledun a eu vite raison de mon scepticisme. L’histoire est vraie, soyez-en certaine. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que nous soyons sûrs d’en pouvoir tirer parti. Le grand danger en ces sortes d’affaires est d’être devancé par d’autres. Si le Golden Mount n’est pas connu au sens propre du mot, on a cependant sur son existence des notions transmises par tradition et considérées comme légendaires. Il suffirait d’un prospecteur plus crédule et plus audacieux que les autres pour transformer la légende en belle et bonne réalité. Là est le danger, auquel nous parerons dans la mesure de nos moyens à deux conditions : nous hâter et nous taire. »

On ne s’étonnera pas que l’ingénieur voulût, à partir de ce jour, se tenir au courant de toutes les nouvelles qui circulaient dans le monde des chercheurs d’or. Jane ne s’y intéressait pas moins que lui, et, le plus souvent, tous deux s’entretenaient du sujet qui les préoccupait. Mais ils étaient résolus à garder pour eux seuls jusqu’à la dernière minute le secret du Volcan d’Or. Ben Raddle n’en avait même pas parlé à Summy Skim. Rien ne pressait, d’ailleurs, puisqu’il n’y avait que trois mois d’écoulés sur les huit que compte la saison d’hiver au Klondike.

Sur ces entrefaites, la commission de rectification de la frontière fit connaître le résultat de ses travaux. Elle concluait que les réclamations n’étaient admissibles, ni d’un côté, ni de l’autre. Aucune erreur n’avait été commise. La frontière entre l’Alaska et le Dominion, exactement tracée, ne devait être reculée, ni à l’Ouest au profit des Canadiens, ni à l’Est à leur détriment, et les claims limitrophes ne seraient point obligés de subir un changement de nationalité.

« Nous voilà bien avancés ! dit Summy Skim, le jour où il apprit cette nouvelle. Le 129 est canadien, c’est entendu. Par malheur, il n’y a plus de 129. On le baptise après sa mort.

— Il existe sous le Forty Miles Creek, répondit le contre-maître qui ne voulait pas renoncer à tout espoir.

— Très juste ! Lorique. Vous avez parfaitement raison. Allez donc l’exploiter à cinq ou six pieds sous l’eau ! À moins qu’un second tremblement de terre ne vienne remettre les choses en l’état, je ne vois pas…

Et Summy Skim, haussant les épaules, ajouta :

« D’ailleurs, si Pluton et Neptune doivent encore collaborer au Klondike, j’espère bien que ce sera pour en finir une bonne fois avec cet affreux pays, pour le bouleverser et le submerger si bien qu’on ne puisse plus y recueillir une seule pépite.

— Oh ! monsieur Skim ! fit le contre-maître sincèrement indigné.

— Et après ? répliqua Ben Raddle, en homme qui se retenait d’en dire plus qu’il ne voulait. Crois-tu donc qu’il n’y a de gisements qu’au Klondike ?

— Je n’excepte pas de ma catastrophe, riposta Summy Skim en se montant un peu, ceux qui sont ailleurs, dans l’Alaska, le Dominion, le Transvaal… et, pour être franc, dans le monde entier.

— Mais, monsieur Skim, s’écria le contre-maître, l’or c’est l’or.

— Vous n’y êtes pas, Lorique. Vous n’y êtes pas du tout. L’or, vous voulez savoir ce que c’est ? Eh bien ! l’or, c’est de la blague, voilà mon avis. Et je ne vous l’envoie pas dire !

La conversation aurait pu se poursuivre longtemps sans aucun profit pour les interlocuteurs. Summy Skim la termina brusquement :

« Après tout, dit-il, que Neptune et Pluton fassent ce qui leur plaît. Ce n’est pas mon affaire. Je ne m’occupe, moi, que de ce qui nous regarde. Il me suffit que le 129 ait disparu pour que je sois ravi, puisque cet heureux événement nous force à reprendre la route de Montréal. »

Dans la bouche de Summy, c’était là figure de rhétorique, simplement. En réalité, lointaine était encore l’époque où l’état de la température lui permettrait de faire le premier pas sur le chemin du retour. L’année finissait à peine. Jamais Summy Skim n’oublierait cette semaine de Noël qui, bien que le froid ne dépassât pas vingt degrés au-dessous de zéro, n’en était pas moins abominable. Peut-être eût-il mieux valu un abaissement de température plus excessif avec des vents du Nord vifs et secs.

Pendant cette dernière semaine de l’année, les rues de Dawson furent à peu près désertes. Aucun éclairage n’aurait pu résister aux tourbillons qui les rendaient inabordables. La neige s’y entassa sur une épaisseur de plus de six pieds. Aucun véhicule, aucun attelage n’aurait pu s’y engager. Si le froid revenait avec son intensité habituelle, le pic et la pioche ne parviendraient pas à faire brèche dans ces masses accumulées. Il faudrait employer la mine. En certains quartiers avoisinant les rives du Yukon et de la Klondike River, plusieurs maisons, bloquées jusqu’au premier étage, n’étaient plus accessibles que par les fenêtres. Heureusement, celles de Front street ne furent pas prises dans ces sortes d’embâcles, et les deux cousins auraient pu sortir de l’hôtel, si la circulation n’eût pas été absolument impossible. Au bout de quelques pas, on se serait enlisé jusqu’au cou dans la neige.

À cette époque de l’année, le jour ne dure que très peu d’heures. À peine si le soleil se montre au-dessus des collines qui encadrent la ville. La tourmente chassant des flocons si drus et si épais que la lumière électrique ne parvenait pas à les pénétrer, on était donc plongé dans une obscurité profonde pendant vingt heures sur vingt-quatre.

Toute communication étant supprimée avec le dehors, Summy Skim et Ben Raddle restaient confinés dans leurs chambres. Le contre-maître et Neluto, qui occupaient en compagnie de Patrick une modeste auberge de l’un des bas quartiers, ne pouvaient leur rendre visite ainsi qu’ils le faisaient d’habitude, et tout rapport se trouvait brisé avec Edith et Jane Edgerton. Summy Skim tenta une fois d’aller jusqu’à l’hôpital ; il faillit être enseveli sous la neige, et ce ne fut pas sans peine que les gens de l’hôtel parvinrent à l’en tirer sain et sauf.

Summy Skim faillit être enseveli sous la neige. (Page 282.)

Il va sans dire que les divers services ne fonctionnaient plus au Klondike. Les lettres n’arrivaient point, les journaux n’étaient pas distribués. Sans les réserves accumulées dans les hôtels et les maisons particulières en prévision de ces redoutables éventualités, la population de Dawson City eût été exposée à mourir de faim. Inutile de dire que les casinos, les maisons de jeu chômaient. Jamais la ville ne s’était trouvée dans une situation si alarmante. La neige rendait inabordable la résidence du gouverneur, et, aussi bien en territoire canadien qu’en territoire américain, la vie administrative était totalement arrêtée. Quant aux victimes que les épidémies faisaient chaque jour, comment les eût-on conduites à leur dernière demeure ? Que la peste vînt à se déclarer et Dawson ne compterait bientôt plus un seul habitant.

Le premier jour de l’année 1899 fut épouvantable. Pendant la nuit précédente et pendant toute la journée, la neige tomba en quantité telle qu’elle recouvrit presque entièrement nombre de maisons. Sur la rive droite de la Klondike River, quelques-unes ne laissaient plus émerger que leur toiture. C’était à croire que la cité entière allait disparaître sous les blanches couches du blizzard, comme avait disparu Pompéi sous les cendres du Vésuve. Si un froid de quarante à cinquante degrés eût immédiatement succédé à cette tourmente, toute la population eût péri sous ces masses durcies.

Le 2 janvier, un brusque changement se produisit dans la situation atmosphérique. Par suite d’une saute de vent, le thermomètre remonta rapidement au-dessus du zéro centigrade et il n’y eut plus lieu de craindre que les amas de neige ne vinssent à se solidifier. Elle fondit en quelques heures. Il fallait, comme on dit, le voir pour le croire. Une véritable inondation s’ensuivit, qui ne laissa pas d’occasionner de gros dommages ; les rues furent transformées en torrents, et les eaux chargées de débris de toute sorte se précipitèrent vers les lits du Yukon et de son affluent et roulèrent à grand fracas sur leur surface glacée.

Cette inondation fut générale dans le district. Le Forty Miles Creek entre autres se gonfla démesurément et recouvrit les claims en aval. Ce fut un nouveau désastre comparable à celui du mois d’août. Si Ben Raddle avait conservé quelque espoir de rentrer en possession du 129, il dut y renoncer définitivement.

Dès que les rues furent praticables, on se hâta de rétablir les relations rompues. Lorique et Neluto se présentèrent à Northern Hotel. Ben Raddle et Summy Skim s’empressèrent de courir à l’hôpital où ils furent reçus par les deux jeunes filles avec une joie dont la claustration qu’on venait de subir doublait la vivacité. Quant au docteur Pilcox, il n’avait rien perdu de sa bonne humeur habituelle.

« Eh bien, lui demanda Summy Skim, êtes-vous toujours fier de votre pays d’adoption ?

— Comment donc ! monsieur Skim, répondit le docteur. Étonnant, ce Klondike, étonnant !.. Je ne crois pas que, de mémoire d’homme, on ait vu tomber une telle quantité de neige !.. Voilà qui trouvera place dans vos souvenirs de voyage, monsieur Skim.

— Je vous en réponds, docteur !

— Par exemple, si le retour des grands froids n’avait pas été précédé de quelques jours de dégel, nous étions tous momifiés. Hein ! quel fait divers pour les journaux de l’ancien et du nouveau continent ! C’est une occasion qui ne se retrouvera plus, et cette saute de vent dans le Sud est un incident bien regrettable !

— C’est ainsi que vous le prenez, docteur ?

— Et c’est ainsi qu’il faut le prendre. C’est de la philosophie, monsieur Skim.

— De la philosophie à cinquante degrés au-dessous de zéro, je ne tiens pas cet article-là, » protesta Summy mal convaincu.

La ville eut bientôt retrouvé son aspect ordinaire, ses habitudes aussi. Les casinos rouvrirent leurs portes. Le public emplit de nouveau les rues, encombrées par les corbillards conduisant au cimetière les innombrables victimes des grands froids.

Cependant, en janvier, on est loin d’en avoir fini avec l’hiver au Klondike. Durant la seconde quinzaine du mois, on eut encore à subir d’excessifs abaissements de température ; mais enfin, à la condition que l’on fût prudent, la circulation était redevenue possible, et le mois se termina mieux qu’il n’avait commencé, en ce sens que les blizzards furent moins fréquents et ne se déchaînèrent pas avec violence. Quand l’atmosphère est calme, les froids se supportent aisément, en effet ; c’est lorsque le vent venant du Nord, après avoir traversé les régions du pôle arctique, souffle en grande brise et coupe la figure des gens dont l’haleine retombe en neige, qu’il est dangereux de se risquer en plein air. Summy Skim put presque constamment chasser en compagnie de Neluto, et parfois de Jane Edgerton. Personne n’avait réussi à le dissuader de se mettre en campagne malgré les rigueurs de la température. Le temps lui paraissait si long, à lui que ne tentaient ni les émotions du jeu, ni les distractions des casinos. Un jour qu’on le pressait trop, il répondit avec le plus grand sérieux :

« Soit ! je ne chasserai plus, je vous le promets, quand…

— Quand ?.. insista le docteur Pilcox.

— Quand il fera tellement froid que la poudre ne pourra plus prendre feu. »

Lorsque Jane Edgerton n’accompagnait pas Summy, elle se rencontrait d’ordinaire avec Ben Raddle, soit à l’hôpital, soit à Northern Hotel. En somme, il ne se passait guère de jour qu’ils n’eussent échangé au moins une visite. À leurs entretiens assistait toujours Edith. L’utilité de sa présence n’était pas évidente. Elle paraissait cependant essentielle à l’ingénieur, qui, pour la jeune fille seule, avait cru devoir se départir de la discrétion rigoureuse qu’il s’était imposée, et, depuis lors, il sollicitait son avis sur le plus petit détail d’organisation de l’expédition projetée. Il semblait vraiment attacher un haut prix à ses conseils. Peut-être était-ce parce que celle-ci n’en donnait pas, et qu’elle approuvait les yeux fermés, comme elle avait approuvé le principe même du projet, tout ce que proposait l’ingénieur, dont elle prenait invariablement le parti contre sa cousine et au besoin contre Lorique, qui, bien que laissé dans l’ignorance du véritable but de ces conciliabules, était généralement admis à y participer. Tout ce que Ben Raddle disait était bien dit. Tout ce qu’il faisait était bien fait. Celui-ci appréciait fort une opinion si flatteuse et si naïvement exprimée.

Quant à Lorique, l’ingénieur l’interrogeait à satiété sur le Klondike et plus particulièrement sur les régions Nord du district que le contre-maître avait souvent parcourues. Summy Skim, qui les trouvait toujours ensemble, en rentrant de la chasse avec Neluto, se demandait avec une certaine inquiétude de quoi ils pouvaient bien s’entretenir.

« Qu’est-ce qu’ils peuvent bien mijoter, tous les quatre ? se répétait-il. Ben n’en aurait-il pas assez… et même trop de cet abominable pays ? Voudrait-il tenter une seconde fois la fortune et se laisserait-il entraîner par Lorique ? Ah mais ! ah mais !.. Je suis là, moi, et, quand je devrais employer la force !.. Si le mois de mai me trouve dans cette horrible ville, c’est que l’excellent Pilcox m’aura amputé des deux jambes… et encore il n’est pas bien sûr que je ne fasse pas la route en cul-de-jatte ! »

Summy Skim ne savait toujours rien des confidences de Jacques Ledun. Ben Raddle et Jane Edgerton avaient bien gardé le silence qu’ils s’étaient réciproquement promis, et Lorique n’était pas plus avancé que Summy Skim. Cela n’empêchait pas le contre-maître de continuer à flatter, comme il l’avait toujours fait, les goûts évidents de Ben Raddle et d’exciter celui-ci à poursuivre sa chance. Puisqu’il avait tant fait que de venir au Klondike, allait-il se décourager au premier échec, surtout quand cet échec était imputable à des circonstances exceptionnelles, pour ne pas dire uniques ? Sans doute, il était désolant que le 129 fût détruit, mais pourquoi ne chercherait-on pas à acquérir un autre claim ? En poussant plus en amont, on découvrirait de nouveaux gisements qui vaudraient bien celui qu’on avait perdu… Dans une autre direction, la Bonanza et l’Eldorado continuaient à donner des résultats magnifiques… Du côté des Dômes s’étendait une vaste région aurifère à peine effleurée par les mineurs… Les placers y appartiendraient au premier occupant… Le contre-maître se chargerait de recruter un personnel… Après tout, pourquoi Ben Raddle échouerait-il là où tant d’autres réussissaient ? Il semblerait au contraire que, dans ce jeu hasardeux, la science d’un ingénieur lui mît en main dés pipés et cartes truquées.

On l’imaginera aisément, l’ingénieur prêtait une oreille complaisante à ces propos. L’existence du Golden Mount, du rang de grande probabilité, passait dans son esprit à celui de certitude absolue. Et il rêvait de ce Golden Mount… Un claim, plus qu’un claim, une montagne, dont les flancs renfermaient des millions de pépites… un volcan qui livrerait lui-même ses trésors… Ah ! certes, il fallait courir cette merveilleuse aventure. En partant au début du printemps, on arriverait en trois ou quatre semaines à la montagne. Quelques jours suffiraient à recueillir plus de pépites que tous les tributaires du Yukon n’en avaient fourni depuis deux ans, et l’on reviendrait avant l’hiver, riches de trésors fabuleux, forts d’une puissance devant laquelle pâlirait celle des rois.

Ben Raddle et Jane consacraient des heures à l’étude du croquis tracé par la main du Français. Ils l’avaient reporté sur la carte générale du Klondike. Ils avaient reconnu, par sa latitude et sa longitude, que la croix devait être tracée sur la rive gauche du rio Rubber, l’une des branches de la Mackensie, et que la distance séparant le Volcan d’Or de Dawson City ne dépassait pas deux cent quatre-vingts milles, soit environ cinq cents kilomètres.

« Avec un bon chariot et un bon attelage, disait Lorique interrogé à ce sujet, cinq cents kilomètres peuvent être franchis en une vingtaine de jours, et cela, dès la seconde semaine de mai. »

Pendant ce temps, Summy Skim ne cessait de se répéter :

« Mais que diable machinent-ils donc tous les quatre ?

Bien qu’il ne fût pas au courant, il soupçonnait que ces entretiens si fréquents devaient avoir pour objet quelque expédition nouvelle, et il était résolu à s’y opposer par tous les moyens.

« Allez, mes bons petits enfants ! grommelait-il in petto. Faites votre compte, je fais le mien, et rira bien qui rira le dernier ! »

Mars arriva, et, avec lui, un retour offensif du froid. Deux jours durant, le thermomètre tomba à soixante degrés centigrades sous zéro. Summy Skim le fit constater à Ben Raddle, en ajoutant que, si cela continuait, la graduation de l’instrument serait certainement insuffisante.

L’ingénieur, pressentant vaguement l’irritation latente de son cousin, s’efforça d’être conciliant.

« C’est un froid excessif, en effet, dit-il d’un ton bonhomme, mais, comme il ne fait pas de vent, on le supporte mieux que je ne l’aurais pensé.

— Oui, Ben, oui… reconnut Summy en se contenant, c’est en effet très sain, et j’aime à croire qu’il tue les microbes par myriades.

— J’ajoute, reprit Ben Raddle, que, d’après les gens du pays, il ne semble pas devoir durer. On a même l’espoir, paraît-il, que la période hivernale ne sera pas très longue cette année et que les travaux pourront être repris dès le commencement de mai.

— Les travaux ?.. Si toutefois tu me permets cette forte expression, j’oserai dire que je m’en bats l’œil, mon vieux Ben, s’écria Summy d’une voix plus haute. Je compte bien que nous profiterons de la précocité du printemps pour nous mettre en route dès que le Scout sera revenu.

— Cependant, fit observer l’ingénieur, qui crut sans doute arrivée l’heure des confidences, il serait peut-être bon, avant de partir, de faire une visite au claim 129 ?

— Le 129 ressemble maintenant à une vieille carcasse de navire engloutie au fond de la mer. On ne peut plus le visiter qu’en scaphandre. Et comme nous n’avons pas de scaphandres…

— Il y a pourtant là des millions perdus !..

— Des milliards, si tu veux, Ben. Je ne m’y oppose pas. Mais, dans tous les cas, perdus, et bien perdus. Je ne vois pas la nécessité de retourner au Forty Miles Creek qui te rappellerait de vilains souvenirs.

— Oh ! je suis guéri et bien guéri, Summy.

— Peut-être pas tant que tu le crois. Il me semble que la fièvre… la fameuse fièvre… tu sais… la fièvre de l’or…

Ben Raddle regarda son cousin bien en face, et, en homme qui a pris son parti, se décida à lui dévoiler ses projets.

— J’ai à te parler, Summy, dit-il, mais ne t’emporte pas dès les premiers mots.

— Je m’emporterai, au contraire, s’écria Summy Skim. Rien ne pourra me retenir, je t’en avertis, si tu fais même indirectement une allusion quelconque à la simple possibilité d’un retard.

— Écoute, te dis-je, j’ai un secret à te révéler.

— Un secret ? Et de la part de qui ?

— De la part de ce Français que tu as relevé à demi mort et ramené à Dawson City.

— Jacques Ledun t’a confié un secret, Ben ?

— Oui.

— Et tu ne m’en as pas encore parlé ?

— Non, parce qu’il m’a donné l’idée d’un projet qui méritait réflexions.

Summy Skim bondit.

— Un projet !.. s’écria-t-il. Quel projet ?

— Non, Summy, répliqua Ben Raddle : Quel secret. Le secret d’abord. Le projet ensuite. Procédons par ordre, s’il te plaît, et calme-toi. »

Ben Raddle fit alors connaître à son cousin l’existence du Golden Mount dont Jacques Ledun avait relevé exactement la situation à l’embouchure de la Mackensie, aux bords mêmes de l’océan Arctique. Summy Skim dut jeter les yeux sur le croquis original, puis sur la carte où la montagne avait été reportée par l’ingénieur. La distance entre elle et Dawson City s’y trouvait également repérée suivant une direction Nord-Nord-Est, à peu près sur le cent trente-sixième méridien. Enfin, il lui fut appris que cette montagne était un volcan… un volcan dont le cratère contenait des quantités énormes de quartz aurifère, et qui renfermait dans ses entrailles des milliards de pépites.

— Et tu crois à ce volcan des « Mille et une Nuits » ? demanda Summy Skim d’un ton goguenard.

— Oui, Summy, répondit Ben Raddle qui paraissait décidé à n’admettre aucune discussion sur ce point.

— Soit, accorda Summy Skim. Et après ?

— Comment, après ! répliqua Ben Raddle en s’animant. Eh quoi ! un tel secret nous aurait été révélé, et nous n’en userions pas ! Nous laisserions d’autres en tirer parti !

Summy Skim, se maîtrisant pour conserver son sang-froid, se borna à répondre :

— Jacques Ledun avait voulu en tirer parti, lui aussi, et tu sais comment cela lui a réussi. Les milliards de pépites de Golden Mount ne l’ont pas empêché de mourir sur un lit d’hôpital.

— Parce qu’il avait été attaqué par des malfaiteurs.

— Tandis que nous, riposta Summy Skim, nous ne le serons pas, c’est entendu… En tout cas, pour aller exploiter cette montagne il faudra remonter d’une centaine de lieues vers le Nord, je présume.

— D’une centaine de lieues, en effet, et même un peu plus.

— Or notre départ pour Montréal est fixé aux premiers jours de mai.

— Il sera retardé de quelques mois, voilà tout.

— Voilà tout ! répéta Summy ironiquement. Mais alors il sera trop tard pour se mettre en route.

— S’il est trop tard, nous hivernerons une seconde fois à Dawson City.

— Jamais ! » s’écria Summy Skim d’un ton si résolu que Ben Raddle crut devoir arrêter là cette trop intéressante conversation.

Il comptait bien d’ailleurs la reprendre par la suite et il la reprit, en effet, malgré le mauvais vouloir de son cousin. Il appuya son projet sur les meilleures raisons. Le voyage s’effectuerait sans difficulté après le dégel. En deux mois, on pourrait atteindre le Golden Mount, s’être enrichi de quelques millions et être revenu à Dawson. Il serait encore temps de repartir pour Montréal, et du moins cette campagne au Klondike n’aurait pas été faite en pure perte.

Ben Raddle tenait en réserve un suprême argument. Si Jacques Ledun lui avait fait cette révélation, ce n’était pas sans motifs. Sa mère, qu’il chérissait, lui survivait, une pauvre femme malheureuse pour laquelle il s’était efforcé d’acquérir la fortune, et dont la vieillesse serait assurée, si les désirs de son fils se réalisaient. Summy Skim voulait-il que son cousin manquât à la promesse faite à un mourant ?

Summy Skim avait laissé parler Ben Raddle sans l’interrompre. Il se demandait qui était fou, de Ben, qui disait des choses si énormes, ou de lui-même qui consentait à les entendre. Lorsque le plaidoyer fut achevé, il lâcha la bride à son indignation :

« Je n’ai à te répondre qu’une chose, dit-il d’une voix que la colère faisait trembler, c’est que j’en arriverais à regretter d’avoir secouru le malheureux Français et d’avoir ainsi empêché que son secret disparût avec lui dans la tombe. Si tu as pris à son égard un engagement insensé, il y a d’autres moyens de te libérer. On peut servir une pension à sa mère, par exemple, et je m’en chargerai personnellement, si cela te convient. Quant à recommencer la plaisanterie qui nous a si bien réussi, non. J’ai ta parole de retourner à Montréal. Je ne te la rendrai jamais. Voilà mon dernier mot. »

C’est en vain que Ben Raddle revint à la charge. Summy demeura inflexible. Il semblait même en vouloir à son cousin d’une insistance qu’il considérait comme déloyale, et Ben commençait à être sérieusement inquiet de la tournure que prenaient leurs relations jusque-là fraternelles.

La vérité est que Summy luttait contre lui-même. Il ne cessait de penser à ce qui adviendrait s’il ne réussissait pas à convaincre Ben Raddle. Si celui-ci persistait à pousser l’aventure jusqu’au bout, le laisserait-il s’engager seul dans cette dangereuse campagne ? Summy ne se faisait pas d’illusions. Il savait qu’il ne se résignerait jamais aux inquiétudes et aux angoisses qui seraient alors son lot et que, pour les éviter, il céderait au dernier moment. Il enrageait à cette pensée. Aussi dissimulait-il sa faiblesse sous les dehors les plus rudes que sa nature bienveillante fût capable d’imaginer.

Ben Raddle, obligé de s’en fier aux apparences, désespérait de jour en jour davantage d’amener son cousin à partager ses idées. Bien qu’il ne fût pas sentimental au même point que celui-ci, il ne laissait pas d’être profondément affligé de la fissure faite dans leur amitié. Le temps s’écoulant sans modifier la situation, il se résigna, un jour qu’il était à l’hôpital, à faire part à Jane Edgerton de l’invincible résistance de Summy Skim. Elle en fut très étonnée. L’opinion de Summy sur le projet qui la passionnait ne l’avait jamais préoccupée. Que cette opinion fût conforme à la sienne propre, cela semblait tout naturel à la jeune prospectrice, qui, d’ailleurs, eût été bien embarrassée de préciser les raisons d’un tel optimisme. Quoi qu’il en soit, étant donné cet état d’esprit, son étonnement eut tôt fait de se transformer en irritation, comme si le malheureux Summy se fût rendu coupable à son égard d’une injure personnelle. Avec son esprit de décision ordinaire, elle alla le trouver incontinent à l’hôtel, bien résolue à lui adresser les reproches que méritait son inqualifiable conduite.

« Il paraît que vous vous opposez à notre excursion au Golden Mount, lui dit-elle sans préambule sur un ton non dépourvu d’aigreur.

— Notre ?.. répéta Summy attaqué ainsi par surprise.

— Je me demande quel intérêt vous pouvez avoir, poursuivit Jane, à empêcher le voyage que nous avons projeté, votre cousin et moi.

Summy passa en une seconde par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

— Alors, balbutia-t-il, vous en êtes, du voyage, mademoiselle Jane ?

— Ne faites pas l’ignorant, répliqua celle-ci avec sévérité. Vous feriez bien mieux de vous montrer meilleur compagnon et de venir tout simplement avec nous prendre votre part du butin. Le Golden Mount pourra sans peine nous enrichir tous les trois.

Summy devint rouge comme un coq. D’une seule haleine, il aspira une quantité d’air telle qu’il y avait lieu de se demander s’il allait en rester pour les autres.

— Mais, dit-il effrontément, je ne désire pas autre chose, moi !

Ce fut au tour de Jane d’être étonnée.

— Bah !.. fit-elle. Que me racontait donc M. Ben Raddle ?

— Ben ne sait ce qu’il dit, affirma Summy avec l’audace d’un menteur endurci. Je lui ai fait quelques objections de détail, il est vrai ; mais mes objections portent uniquement sur l’organisation de l’expédition. Son principe est hors de discussion.

— À la bonne heure ! s’écria Jane.

— Voyons, mademoiselle Jane, comment renoncerais-je à un pareil voyage ? Au vrai, ce n’est pas l’or qui me tente, moi. C’est…

Summy s’interrompit, fort empêché de dire ce qui l’intéressait. En réalité, il n’en savait rien.

— C’est ?.. insista Jane.

— C’est la chasse, parbleu. Et le voyage lui-même, la découverte, l’aventure…

Summy devenait lyrique.

— Chacun son but, » conclut Jane qui partit pour rendre compte à Ben Raddle du résultat de sa démarche.

Celui-ci ne fit qu’un bond jusqu’à l’hôtel.

« C’est bien vrai, Summy ? demanda-t-il en abordant son cousin. Tu te décides à être des nôtres ?

— T’ai-je jamais dit le contraire ? » répliqua Summy avec une si prodigieuse impudence que Ben Raddle décontenancé se demanda depuis s’il n’avait pas rêvé les longues discussions des jours précédents.