Le Voyage artistique à Bayreuth / IV- Analyse des Poèmes – (1/7) Introduction

La bibliothèque libre.
Le Voyage artistique à Bayreuth (1897)
Librairie Ch. Delagrave (p. 90-106).




CHAPITRE IV

ANALYSE DES POÈMES[1]

____


« L’art parfait, l’art qui prétend révéler l’homme tout entier, exigera toujours ces trois modes d’expression : geste, musique, poésie. »

Richard Wagner.



Nous n’en sommes plus, Dieu merci, et depuis longtemps, à l’époque où Wagner était discuté, avait besoin de défenseurs ; s’il lui reste encore quelques rares détracteurs, esprits chagrins ou paradoxaux, ils sont quantité négligeable, et pas gênants du tout.

Aussi me paraîtrait-il absolument déplacé, et je tiens à le dire au début de cette étude du style de Wagner, de lui distribuer des louanges dont il n’a cure, comme de réfuter les critiques qu’il a eu à subir, mais que personne ne s’avise plus de formuler. Ce n’est donc pas par tiédeur, je l’explique ici une fois pour toutes, que je m’interdis l’emploi d’épithètes laudatives qui resteraient toujours inférieures à mon admiration, mais dans un sentiment de profond respect, le même qui fait qu’on n’applaudit pas à Parsifal. Devant ce colossal génie, devant son œuvre gigantesque, on doit s’incliner le front découvert, mais rester muet, le silence étant en certains cas la plus haute et la plus éloquente forme de la vénération. Si Wagner vivait encore, personne ne s’aviserait, je pense, de demander à lui être présenté pour lui faire des compliments sur son talent. On regarde le soleil, on le contemple dans sa course, mais on n’a pas la prétention de le féliciter sur sa puissance, de croire qu’on augmentera en quelque chose sa gloire en y ajoutant l’appoint infime de son appréciation personnelle. Voilà pourquoi je m’abstiendrai systématiquement de tout témoignage admiratif, me renfermant, à cet égard, dans le silence contemplatif, qui seul me paraît suffisamment respectueux.


À présent donc, tout le monde admire Wagner, mais de différentes façons et à des degrés divers, résultant de la somme de culture intellectuelle de chacun, comme de ses études antérieures et de son initiation spéciale. Ce sont ces degrés dans l’admiration individuelle, ces nuances, que je voudrais d’abord préciser et faire nettement distinguer.

Il y a d’abord l’admirateur exclusif de Wagner, celui pour lequel il n’existait rien avant, et rien ne peut être créé après. Cette intransigeance, si honorable qu’elle soit, me paraît exagérée, excessive, et je dirai même peu respectueuse à l’égard du Maître de Bayreuth, qui avait ses enthousiasmes passionnés, qu’il ne cachait pas ; il me semble qu’on peut et doit admettre tout au moins ceux pour lesquels lui-même professait une admiration sans bornes : Sophocle, Eschyle, Shakespeare, Gœthe, Bach, Beethoven, Weber… Or, il est assez difficile d’admettre Bach sans accorder quelque attention à certains de ses devanciers, ne fût-ce que Palestrina, Monteverde, Heinrich Schütz, et à son contemporain Haendel ; on ne peut guère séparer Beethoven de Mozart et Haydn, dont il dérive ; il est impossible de reconnaître une valeur à Weber en dédaignant totalement les œuvres de Mendelssohn, de Schubert, de Schumann, dont les partitions ornent encore la splendide bibliothèque de Wahnfried, comme elles ornaient l’esprit de son illustre fondateur.

Les sympathies de Wagner pour Bellini et d’autres maîtres italiens ne sont pas plus douteuses ; il les a affirmées, et on en retrouve des traces indubitables dans la structure mélodique de ses œuvres.

Or, tous ces maîtres et bien d’autres, longtemps avant qu’on ne les puisse considérer comme des précurseurs de Wagner, celui-ci n’existant pas, étaient par eux-mêmes de puissants génies, et c’est une idée très fausse de croire qu’on l’élève en les abaissant, eux dont les travaux ont préparé sa voie triomphale en lui fournissant les éléments nécessaires. Le mont Blanc ne paraîtrait pas plus haut parce qu’on nivellerait les montagnes voisines ; tout au contraire, c’est en s’élevant sur leurs cimes qu’on découvre le mieux toute sa majesté. Le wagnérien intransigeant et exclusif me fait assez l’effet d’un alpiniste qui nierait l’existence du Buet ou de la Jungfrau, croyant de bonne foi augmenter ainsi le prestige qui s’attache invinciblement au plus haut sommet européen.

J’irai plus loin : je crois que pour pouvoir se vanter, vis-à-vis de soi-même, de comprendre réellement et en entier Wagner, il faut avoir d’abord la conviction de comprendre (je dis comprendre dans le sens d’apprécier, je ne dis pas : admirer) tout ce qui l’a honorablement précédé dans l’évolution de l’Art. Et tel qui prétend ne comprendre que le Wagner, qui rejette impertinemment comme indignes de son attention les œuvres de nos grands contemporains, croyant se décerner, en ce faisant, un brevet de haute intelligence musicale, ne prouve qu’une chose, c’est qu’il ne comprend rien du tout.

Il y a l’admirateur rationnel, celui dont l’admiration est basée sur l’étude et l’analyse des classiques par lesquels a été constitué progressivement, au moyen d’efforts séculaires, l’édifice de l’art allemand, déjà superbe lorsque Wagner (un classique lui aussi, puisqu’il les résume tous en sa prodigieuse personnalité) est arrivé pour lui apporter son colossal et splendide couronnement.

Celui-là, c’est l’admirateur complet et érudit ; il apprécie les beautés d’ordre purement musical de J.-S. Bach ; il voit se développer avec Gluck le sens de la déclamation expressive ; il pénètre dans les profondeurs philosophiques du style de Beethoven, et se rend compte que de lui date la science toute moderne de l’orchestration ; il saisit comment Weber et Schumann sont entraînés dans l’évolution romantique et l’idéalisme ; et lorsqu’il retrouve en Wagner tous ces éléments réunis et d’autres encore, tous portés à une puissance supérieure et mis au service d’un dramaturge grand parmi les plus grands, il a le droit de dire qu’il admire, parce qu’il comprend ce qu’il y a à admirer. Des beautés de tout genre dont fourmille l’œuvre de Wagner, aucune ne lui est cachée, toutes lui apparaissent dans un épanouissement d’autant plus complet qu’il en connaît mieux les origines, et son seul embarras est de savoir où porter sa plus grande admiration ; car Wagner, lorsque cela lui plaît, est aussi pur d’écriture que Bach ; car sa déclamation est encore plus expressive et plus vraie que celle de Gluck ; car son orchestre efface, par sa richesse et sa variété, celui pourtant si prodigieux de Beethoven, de Weber et de Mendelssohn ; car il est aussi poétique et moins nébuleux que Schumann ; car, en tout, il a surpassé chacun de ceux dont il avait fait ses modèles, et qu’au-dessus de tout cela plane, comme la colombe du Graal, le souffle de son inspiration personnelle, la note individuelle et caractéristique de son génie, qui fait que, tout en pouvant établir sûrement les grandes lignes de sa généalogie artistique, on ne saurait le confondre avec aucun de ceux qui l’ont précédé, et que chacune de ses pages est comme scellée de son sceau, de la marque indélébile de son génie incommensurable.

Il y a encore l’admirateur intuitif, sans aucune connaissance musicale, mais doué d’une exquise sensibilité qui lui tient lieu d’érudition. Je n’oserais pas dire qu’il comprend, mais il sent. C’est autre chose, et c’est la même chose.

Ce qui le captive d’abord, c’est le caractère grandiose de la manifestation artistique ; peu à peu il en pénètre les détails par des auditions fréquemment renouvelées, et surtout en s’aidant du poème ; car, s’il est ignorant en musique, il est loin d’être illettré ; peu à peu aussi l’assimilation des Leit-motifs avec des situations analogues le frappe, simpose à son esprit d’observation et le pénètre d’émotion ; il cherche toujours à les chanter, et toujours les chante faux ; l’instrumentation lui en impose par sa pompe et son inépuisable richesse de coloris, sans qu’il s’inquiète de savoir comment elle est faite ; il se laisse imprégner avec bonheur de tous ces effluves, il subit lascendant du grand art allemand, mais il serait incapable d’expliquer à un autre la cause de son émoi, parfois même de se l’expliquer à lui-même ; quand il l’entreprend, il patauge, mais il est ému et sincère.

Celui-là est peut-être le plus sympathique des admirateurs, celui dont le suffrage instinctif a le caractère le plus flatteur ; mais ce n’est pas le plus heureux : car plus il est artiste au fond de l’âme, et plus il souffre du manque d’instruction technique qui lui permettrait de comprendre et d’analyser ce qu’il ressent si vivement.

Il y a enfin l’admirateur partiel, celui qui fait des restrictions, qui trouve trop noir le commencement du deuxième acte de Lohengrin, qui se plaint de la longueur des récits de Wotan ou de Gurnemanz, qui voudrait qu’on fît des coupures dans les duos de Tristan avec Iseult ou avec Kurwenal,… tout en reconnaissant par ailleurs des beautés qui le passionnent et le transportent. C’est un admirateur au premier degré de l’initiation ; et s’il est de bonne foi, s’il n’a pas l’entêtement de se buter dans son impression première, il verra graduellement s’agrandir son horizon. S’il est musicien, le plus simple pour lui est d’étudier attentivement et sans parti pris les partitions, en s’attachant surtout à la déclamation[2] ; s’il appartient à la catégorie des amateurs intuitifs, c’est par la lecture et l’analyse du poème, ainsi que par des auditions réitérées, qu’il parviendra au même résultat. Cela pourra être long, mais il y arrivera ; car on n’aime pas Wagner à moitié, et ce qu’on n’admire pas, c’est qu’on ne l’a pas compris.

Autrefois j’ai fait sur moi-même une expérience que je ne regrette pas, mais que je ne recommencerais pour rien au monde, car elle est des plus pénibles. La série de représentations auxquelles je devais assister se composait de Parsifal, les Maîtres Chanteurs, Tristan et Iseult, puis une deuxième fois Parsifal. J’avais consacré plusieurs semaines à une étude approfondie de Parsifal, qui ne pouvait me réserver aucune surprise ; je connaissais très suffisamment les Maîtres Chanteurs, qui d’ailleurs se comprennent de suite ; mais (et c’est en cela que résidait l’expérience) je n’avais pas lu une seule note de « Tristan et Iseult », dont je ne connaissais que quelques fragments par des exécutions insuffisantes.

Or, voici ce qui est arrivé : les deux journées de Parsifal furent pour moi deux journées du bonheur le plus pur, inoubliables ; je vivais réellement au milieu des chevaliers du Graal, et, au début des entr’actes, il me semblait rêver quand je me promenais dans la campagne en fumant des cigarettes ; l’illusion scénique était donc aussi complète que possible, et l’impression bienfaisante que j’en ai ressentie ne pourra jamais s’effacer de ma mémoire. Je me suis plus amusé aux bouffonneries, pourtant un peu grosses, des Maîtres Chanteurs que jamais au Palais-Royal, en même temps que j’étais profondément remué par l’attendrissante bonté de Sachs et son touchant esprit de sacrifice. Quant à Tristan, je n’y ai rien compris, mais rien, rien, absolument rien. Est-ce clair ?

Il faut un certain courage pour avouer ces choses-là, surtout lorsque depuis on a réussi à pénétrer les innombrables beautés de Tristan et Iseult ; mais je voudrais que mon triste exemple servît à d’autres, et pour cela il fallait bien le raconter.

On ne doit donc aller à Bayreuth qu’après avoir fait une étude préalable sérieuse des œuvres qu’on y va entendre, et cette étude doit porter autant sur le poème que sur la musique. Plus elle sera prolongée et intelligemment conduite, et plus on pourra se promettre de jouissance.

Il va sans dire que je ne range dans aucune catégorie d’admirateurs les malheureux atteints de snobisme, qui vont à Bayreuth par genre, pour faire de la toilette, qui se posent en intimes de la famille Wagner… et se font expliquer la pièce par M. Ernst pendant les entr’actes. Le diagnostic de leur affection — hélas ! incurable — est des plus faciles : il suffit de se mettre au piano et d’improviser quelques mesures dépourvues de tout bon sens, qu’on décore du nom de leit-motif ; aussitôt ils tombent en pâmoison. Mais cette expérience n’est pas sans quelque danger ; car si par hasard ils s’en aperçoivent, ils peuvent vous sauter aux yeux.

Ce n’est donc pas pour eux que j’écris, non plus que pour l’admirateur rationnel, auquel je n’aurais rien à apprendre, mais pour l’intuitif et l’admirateur à restrictions ; ceux-là seuls peuvent trouver leur avantage à être guidés et à profiter de l’expérience d’un autre pour diriger leurs recherches avec une certaine méthode, seul moyen de ne rien négliger.

Il convient d’examiner d’abord la structure générale, les grandes lignes de l’œuvre.

Tous les grands ouvrages de Wagner sont divisés en trois actes[3] ; je n’ai vu nulle part la raison qui l’a porté à adopter cette division, dont le parti pris est évident, mais il me semble qu’elle est moins fatigante que celle en quatre ou cinq actes ; j’aime mieux deux longs entractes que quatre petits ; d’ailleurs cette coupe se trouve admirablement convenir à chacun des sujets traités par Wagner, ainsi qu’on peut s’en convaincre par la lecture des poèmes ou des brèves analyses qui suivent.

Les actes eux-mêmes ne sont plus divisés, comme dans l’opéra, en morceaux séparés, mais en scènes s’enchaînant entre elles sans solution de continuité, tellement que dans bien des cas il serait difficile de préciser, à quelques mesures près, où finit l’une, où commence l’autre. Sauf cette façon de tout relier par une trame orchestrale permanente, cette division du drame musical par scènes n’est point du tout une innovation de Wagner. Il n’a fait qu’en amplifier la forme et lui donner, pour ainsi dire, force de loi après la déviation dramatique qui a pris naissance au commencement de notre siècle.

Presque tous les musiciens des XVIIe et XVIIIe siècles, et surtout les Français, ont toujours divisé leurs œuvres dramatiques par scènes, suivant en cela les usages de la tragédie en vers.

Dans la plupart de ces scènes étaient intercalés, il est vrai, des airs à une, deux ou trois voix, voire des airs purement instrumentaux ; mais il existe dans les œuvres musicales de cette époque beaucoup de scènes où la marche de l’action est traitée sans qu’aucun air proprement dit (l’air n’étant alors qu’une réflexion sur la situation) y figure.

Pour ne citer qu’un exemple dans l’une des plus belles tragédies lyriques du XVIIIe siècle, et des plus connues, prenons le deuxième acte de Dardanus de Rameau. Nous trouvons :


Scène première. — Un prélude orchestral s’enchaînant à un récit très mélodique d’Isménor qui n’est, à proprement parler, ni un air, ni ce que les anciens appelaient le récitatif accompagné.

Sans interrompre, suit la

Scène ii. — Dialogue entre Isménor et Dardanus ; ce dialogue contient un passage de vingt-quatre mesures intitulé air parce que la phrase musicale s’y expose d’une façon régulière, mais qui n’a rien de commun avec le type air usité plus tard ; puis le dialogue continue et s’enchaîne à un second air de huit mesures seulement, qui n’est, à vrai dire, qu’une suite du dialogue, et ne peut pas plus passer pour un air tel que nous l’avons entendu depuis, que la phrase mélodique de Gurnemanz sur « le charme du Vendredi Saint » ne peut porter cette dénomination

Scène iii. — La grande incantation d’Isménor et de ses « ministres », coupée d’airs symphoniques accompagnant une pantomime et de récits très mélodiques (notamment le fameux récit accompagné par les doubles-cordes), est bien vraiment une scène dramatique, et non un air construit musicalement. Cette scène se continue à l’arrivée d’Anténor par un dialogue très mouvementé entre Anténor et Dardanus sous la figure d’Isménor.

Scène iv. — Dardanus et Iphise, contenant un air, ou plutôt une phrase mélodique d’Iphise, de quarante mesures, plus semblable à nos airs d’opéra en raison de sa coupe « mineur et majeur », « andante et allegro », puis le dialogue continue et se termine sur la reconnaissance de Dardanus par Iphise, action qui clôt l’acte, ainsi qu’il était d’usage alors ; mais en somme, durant tout cet acte, le musicien ne tient compte que de la marche de l’action dramatique et de l’expression exigée par les péripéties de cette marche, sans arrêter le dialogue autrement que d’une façon très courtement épisodique. me

C’est exactement, toutes réserves faites sur le rôle de la musique ambiante, l’ossature des scènes wagnériennes, et cette coupe n’est point particulière à Rameau ; nous la retrouvons chez tous les auteurs des deux siècles précités, avant que la virtuosité ait rendu sans intérêt la partie récitée [alors partie la plus importante de l’action et ait donné une prépondérance exagérée à la partie air (sonate ou concerto de voix), ingérence de la forme symphonique dans la construction du drame, qui a engendré tout notre système actuel d’opéra avant Wagner.

Il ne faut donc pas croire qu’en cela consiste ce qu’on a appelé la réforme wagnérienne, mot impropre, puisqu’il ne s’agit pas ici de modifications ou d’améliorations apportées à une forme déjà existante, mais d’une conception nouvelle de l’œuvre d’art elle-même. C’est plus vaste et plus profond. C’est là une des choses que Wagner a eu le plus de peine à faire saisir, et, parmi ses admirateurs les plus fervents et les plus passionnés, il en est un bon nombre qui ne le comprennent pas encore.

Ce n’est pas dans un ouvrage d’aussi modeste envergure que celui-ci qu’on peut entreprendre de discuter à fond cette question fort souvent controversée : qui fut le plus grand chez Wagner, du poète ou du musicien, du compositeur ou du dramaturge ?

On ne peut pourtant pas la négliger complètement, sous peine de laisser trop de choses dans l’obscurité. Pour établir une sorte de terrain neutre entre ceux qui veulent voir en Wagner surtout le poète dramatique, et ceux, plus nombreux, qui admirent de préférence en lui le musicien, déplaçons la question en y introduisant un troisième terme, et disons : Wagner était avant tout un profond philosophe, dont la pensée revêtait tour à tour, avec une égale facilité, la forme poétique et la forme musicale ; et c’est ainsi qu’il faut le concevoir pour le bien comprendre sous ses deux aspects.

Les philosophes de l’antiquité étaient souvent, à la fois, mathématiciens, astronomes, poètes, musiciens, et au besoin législateurs. Ils possédaient donc des aptitudes bien tranchées, qui n’étaient pourtant que des manifestations variées de leur haute intelligence, de leur génie. Or, le génie de Wagner, absolument tendu, dès sa prime jeunesse, vers un but unique, l’extension et l’exaltation de la puissance dramatique, se trouvait en présence de deux modes d’expression, la musique et la poésie, aussi énergiques et aussi incomplets l’un que l’autre, et il pressentait qu’en les fondant en un art unique il les porterait à leur extrême puissance.

Tout l’effort de sa vie, sa direction inébranlable à travers les luttes, sa fixité d’idées, l’unité de ses œuvres, témoignent de cette conviction, avec laquelle un caractère opiniâtre comme le sien ne pouvait se laisser dévier de la ligne droite, du but obstinément poursuivi.

L’art nouveau qu’il a créé, dit-il lui-même, dérive de l’ancien théâtre grec. Or, chez les Grecs, nous voyons réunis sous le seul nom de musique trois arts qui à présent nous semblent distincts : la poésie, déjà dans sa splendeur; la musique, alors bien rudimentaire ; et la danse, qu’il faut considérer comme de la mimique ; les mêmes personnages formant le chœur chantaient sur des paroles rythmées et dansaient à la fois ; cet ensemble constituait l’art des Muses, la musique, qui était donc un art complexe si jamais il en fut. Et l’on n’a jamais entendu dire qu’il fût question en ce temps-là, comme de nos jours, d’une collaboration entre un poète, un musicien et un chorégraphe ; la tragédie entière sortait, tout armée, du cerveau d’un seul et unique auteur, lequel était un philosophe poète et musicien.

Tel est aussi Wagner, un génie dramatique complet, se suffisant à lui-même et ayant pour principe inné que la plus haute puissance tragique ne se peut obtenir que par l’union intime et de tous les instants entre la musique et la poésie aidées de la mimique, chacune d’elles restant dans sa sphère d’action et y déployant, sans gêner l’autre, ses moyens les plus intensifs.

Ceci demande quelque explication ; car, dira-t-on, de tout temps cela s’est fait, on a mis de la musique sur des paroles. C’est bien aussi ce qui a fait que pendant un temps Wagner a cru que la forme de l’opéra pourrait correspondre à son desideratum ; on y trouve, en effet, au moins depuis Gluck, la concordance expressive du mot avec la note, du son avec la parole, du vers avec le sentiment mélodique ; mais il est incontestable que le scénario, tout en étant pour le compositeur un canevas indispensable comme point de départ, devient secondaire, et qu’à l’exécution l’intérêt du spectateur s’attache presque uniquement à la musique. Ce n’est donc pas là la fusion intime rêvée, puisque le drame est absorbé par la partie purement musicale, et que le librettiste lui-même est astreint à scinder son œuvre littéraire selon des formes de convention, pour les seuls besoins de la musique. Dans d’autres circonstances, au contraire, on sent que l’intervention de celle-ci est comme superflue, qu’elle n’ajoute rien à l’action, dont le caractère prosaïque et terre à terre se passerait même volontiers de la forme versifiée.

Serait-ce que tous les genres de sujets ne conviendraient pas à la musique et au mode d’expression qui lui est particulier ?

C’est ici qu’entre le musicien et le poète intervient le philosophe, et voici comment il résout cette question :

« Tout ce qui, dans un sujet de drame, s’adresse à la raison seule, ne peut s’exprimer que par la parole ; mais, à mesure que le contenu émotionnel grandit, le besoin d’un autre mode d’expression se fait sentir de plus en plus, et il arrive un moment où le langage de la musique est le seul adéquat à ce qu’il s’agit d’exprimer. Ceci décide péremptoirement du genre de sujets accessibles au poète-musicien, ce sont les sujets d’un ordre purement humain[4] et débarrassés de toute convention, de tout élément n’ayant de signification que comme forme historique. » (Richard Wagner, 1858.)

Voilà qui fixe un premier point essentiel, à savoir le choix du sujet.

Dorénavant Wagner n’acceptera plus de lui-même des sujets camme Rienzi, qui est historique, comme le Vaisseau fantôme, qui n’est que légendaire ; il gravira les degrés du Montsalvat ou ceux, tout aussi mystérieux, du Walhalla, et se maintiendra à des hauteurs où la raison et le raisonnement n’ont plus le droit d’intervenir. Là, en effet, l’émotion et la musique régnent en maîtresses souveraines, et la fantaisie peut à l’aise prendre son essor.

Cette question du choix des sujets a donc une importance capitale, et le drame wagnérien ne peut se mouvoir que dans les régions du mysticisme, du surnaturel, de la mythologie, ou de la pure fable, comme dans Tristan et Iseult. Il ne dérogera pas à cette loi en traitant le sujet des Maîtres Chanteurs, qui sous son apparence légère recèle un vrai drame de sacrifice et d’abnégation, lequel drame se déroule à l’intérieur de l’esprit de Sachs, et par cela appartient au domaine émotionnel musical.

On voit donc déjà ici que le musicien, par cette conception même, est indissolublement lié au dramaturge, et qu’il serait inutile, oiseux même, de chercher à établir une priorité en faveur de l’un ou de l’autre, puisque en vérité ils ne font qu’un et qu’il n’en peut être autrement.

La précision de la parole et l’accent plus pénétrant des sonorités musicales lui paraissaient tous deux également nécessaires à l’expression de sa vaste pensée, qu’un seul de ces deux moyens eût été impuissant à exprimer dans son étendue, comme dans toute sa splendeur. Il faut aussi y adjoindre la mimique, le jeu de scène ; car Wagner, contrairement à ses devanciers allemands, essentiellement symphonistes, a pour objectif unique le théâtre. Il n’écrivait ses poèmes qu’en vue de les mettre lui-même en musique, et il eût été sans doute fort mal à son aise s’il lui eût fallu travailler sur le libretto d’un autre, ce qu’il n’a jamais essayé de faire[5]. Ce qui fait sa grande et incomparable force, c’est qu’il résume en lui seul tous les éléments nécessaires à la mise debout de l’œuvre d’art dramatique telle qu’il l’a conçue, impressionnante et émotionnante au suprême degré, laquelle œuvre reste véritablement une, d’un bloc, et par cela même plus émouvante et plus attachante.

Il écrivait ses poèmes longtemps avant d’en écrire la musique ; mais en les écrivant il devait la pressentir, cette musique ; elle devait même planer, en quelque sorte, sur sa conception poétique, et y être contenue à l’état latent ; car sans elle, sans sa vivification, ces mêmes poèmes resteraient incomplets ; on y sent un besoin de quelque chose de supérieur, de plus élevé, qui ne peut être que la musique et qui a, peut-être même inconsciemment, présidé à leur inspiration.

Là où cesse la puissance du langage parlé, commence l’action de la musique, seule capable de dépeindre ou provoquer des états d’âme, et là aussi où la parole devient insuffisante, Wagner poète doit appeler le concours de Wagner musicien.

Il ne faut pas plus voir en lui un poète qui sait mettre ses vers en musique, qu’un compositeur qui se fait à lui-même ses poèmes ; mais un génie complet, un philosophe, un grand penseur, qui a à sa disposition deux langages, deux moyens de se faire comprendre de ses semblables, la poésie et la musique, et qui, des deux réunis, n’en fait plus qu’un seul, d’une intensité expressive absolument incomparable. Par la poésie, Wagner nous révèle l’homme extérieur, celui qui parle, qui agit ; avec la musique, il nous fait pénétrer dans les profondeurs de la pensée intime de l’homme intérieur ; avec la musique aussi, il nous élève au-dessus de l’humanité terrestre, et nous transporte dans les régions surnaturelles de l’idéal.

L’équilibre à établir entre ces deux formes du langage dramatico-musical fut l’objet des constantes préoccupations de Wagner, comme aussi de nombreux tâtonnements. Il y tendit constamment, dès ses premières œuvres, et, là, d’une façon inconsciente ; dans Tannhauser et Lohengrin, il en approche considérablement ; et l’équilibre est complet, parfait, dans tous ses derniers ouvrages, Tristan, les Maîtres Chanteurs, la Tétralogie et Parsifal, qui apparaît comme le chef-d’œuvre par excellence de l’Art Nouveau et complexe qu’il s’agissait de créer ; là, la fusion est complète, le compositeur et le dramaturge ne font plus qu’un et l’émotion atteint sa plus haute puissance.

Il semblerait donc que la façon la plus normale d’analvser des œuvres douées d’une telle cohésion fût de s’attaquer à la fois à la musique et au poème, puisqu’ils sont indissolublement inséparables.

Mais, après un essai, j’ai reconnu que ce système, pour séduisant qu’il soit, manquerait totalement de clarté. J’y ai donc renoncé, à regret, et je vais tout d’abord raconter ici les poèmes, rejetant à un chapitre suivant ce qui a trait plus spécialement à la musique.

En ce qui concerne les poèmes, mon seul désir est d’arriver à les présenter sous leur aspect réel, qui, au fond, est toujours simple, en suivant l’action pas à pas, sans pourtant négliger les détails nécessaires à la complète intelligence du drame ; mais je m’abstiendrai systématiquement de commentaires, de digressions, d’annotations superflues, l’œuvre étant là pour s’expliquer elle-même dans les parties qui doivent être comprises, et les autres parties puisant souvent un prestige tout particulier dans le troublant mystère où le Maître s’est plu à les ensevelir. Il me semblerait presque aller à l’encontre de ses vœux en cherchant à apporter une lumière factice là où il a désiré l’obscurité, et le spectateur que je prétends guider n’y gagnerait rien, puisque en ce faisant je le priverais de l’une des jouissances intellectuelles qui lui sont réservées, la pénétration par lui-même de l’essence intime du drame.

Toutefois, le côté musical ne sera jamais complètement séparé de la conception poétique.

Au début de chaque analyse de poème, je place un tableau synthétique de l’ouvrage entier, que je crois devoir expliquer, parce qu’il est fait dans une forme neuve.

La première colonne contient le nom des personnages dans l’ordre exact de leur première apparition en scène, avec l’indication de leur voix ; elle résume aussi en quelques mots leur caractère, leur généalogie quand il y a lieu ; les autres, en nombre variable, font savoir, acte par acte, tableau par tableau, scène par scène, les réapparitions successives des mêmes personnages.

On peut donc ainsi être renseigné, en un coup d’œil, sur le caractère du personnage, sur le timbre de sa voix, sur l’importance de son rôle, sur les scènes auxquelles il prend part, sur le nombre d’acteurs en scène à un moment précis, sur l’intervention des chœurs et la nature des voix qui les composent, sur les grandes divisions de l’ouvrage, etc.[6].

  1. Ceux qui voudront étudier à fond l’art dramatique si puissant de Wagner ne pourront consulter d’ouvrages plus sérieusement écrits et plus sincères que ceux de MM. Ernst, Kufferath et Stewart Chamberlain ; ce dernier n’est pas encore traduit en français.
  2. Bien entendu, je parle ici de la partition allemande, et autant que possible de la partition d’orchestre. Si on ne parle pas assez l’allemand pour comprendre la langue poétique, fort difficile, de Wagner, il est aisé de se procurer une traduction mot à mot.
  3. À la seule exception de Rienzi, qui a cinq actes, et affecte d’ailleurs la forme de l’opéra.
  4. « Ce que Wagner appelle « le fond purement humain » est ce qui constitue l’essence même de l’humanité ; ce qui plane au-dessus des différences superficielles de temps, de lieu, de climat, au-dessus des conditions historiques ou autres, en un met tout ce qui procède directement de la source divine. » (H.-S. Chamberlain, le Drame wagnérien.)
  5. N’entrent pas en ligne ici ses mélodies, fort remarquables d’ailleurs, sur des poésies de Victor Hugo, Ronsard et Henri Heine.
  6. Dans tous ces tableaux, le signe indique une partie de rôle muet ; l’acteur est en scène, mais ne parle pas.