Le Voyage artistique à Bayreuth / IV- Analyse des Poèmes – (3/7) Lohengrin

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Le Voyage artistique à Bayreuth (1897)
Librairie Ch. Delagrave (p. 119-136).

LOHENGRIN
PERSONNAGES
selon l’ordre de leur première entrée en scène
1er  ACTE 2me  ACTE 3me ACTE
 1er  tabl.  2me  tabl.
SCÈNES : 1 2 3 1 2 3 4 5 1 2 3
Un héraut d’armes (basse). Apparaissant le plus souvent escorté de 4 trompettes sonnant l’appel au Roi.
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Les chevaliers Brabançons (chœur : tén., basses).
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Le Roi Henri (basse). Roi d’Allemagne. Personnage historique : Henri Ier, l’Oiseleur, empereur d’Allemagne.
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Les Chevaliers saxons (chœur : ténors, basses).
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Frédéric de Telramund (baryt.). Comte brabançon. Autrefois fiancé à Elsa. Époux d’Ortrude ; devient par ambition traître à l’honneur, et accusateur de l’innocente Elsa.
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Ortrude (mez. sopr.). Épouse de Frédéric ; fille de Ratbold, roi des Frisons ; héritière de la couronne de Brabant à défaut d’Elsa et de son frère. Magicienne, sacrifie aux dieux païens. Mauvais génie de Frédéric.
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Elsa de Brabant (sopr.). Fille et héritière du duc de Brabant ; faussement accusée du meurtre de son jeune frère par Frédéric et Ortrude. Épouse Lohengrin.
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Jeunes filles (chœur : sopr., contr.). Suivantes d’Elsa.
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Lohengrin (tenor). L’un des Chevaliers du Graal, fils de Parsifal ; défenseur d’Elsa, qu’il épouse. Il est proclamé Protecteur du Brabant.
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4 Nobles brabançons (2 ténors, 2 basses). Conspirent avec Frédéric contre Lohengrin.
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4 Pages (2 sopr., 2 contr.).
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Les Pages (chœur : sopr., contr.).
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LOHENGRIN

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1er  Acte.

Scène i. — L’action a lieu au Xe siècle, en Brabant ; la première scène se passe sur les bords de l’Escaut, aux environs d’Anvers. Au second plan, à gauche, un énorme chêne plusieurs fois séculaire, derrière lequel coule le fleuve, qui décrit une vaste courbe, de sorte que l’on aperçoit une deuxième fois ses méandres tout à fait à l’arrière-plan.

Au lever du rideau, le souverain d’Allemagne, Henri l’Oiseleur, est assis sous le chêne, entouré des comtes de Saxe, de Thuringe et des seigneurs qui forment le Ban du Roi. En face d’eux se tiennent la noblesse et le peuple de Brabant, ayant à leur tête Frédéric de Telramund et son épouse Ortrude.

Le héraut d’armes, s’avançant, sonne l’appel du Roi et demande pour lui l’obéissance de ses sujets brabançons ; tous jurent fidélité. Le roi Henri se lève alors et expose à ses féaux la situation de l’Allemagne : il rappelle ses luttes acharnées avec les Hongrois, les fréquentes invasions du côté de l’orient, la trêve de neuf années qu’il a obtenue et employée à fortifier les frontières, à exercer ses armées ; mais, maintenant que le délai est expiré, l’ennemi, refusant toute conciliation, s’avance de nouveau, menaçant, et le souverain organise une levée en masse de son peuple pour repousser ses adversaires et leur imposer le respect de l’empire allemand, qu’ils ne songeront plus alors à insulter.

Mais à son arrivée dans cette province, à laquelle il venait demander assistance, quelle n’a pas été sa peine en apprenant les discordes à laquelle elle est en proie ! Que s’est-il donc passé, et pourquoi vit-elle sans prince et livrée aux luttes intestines ? Le souverain interroge à ce sujet Frédéric de Telramund, le chevalier vertueux qui répondra sans détour.

Frédéric, promettant à son roi et suzerain un récit véridique, expose ainsi les faits qui se sont écoulés :

Le vieux duc de Brabant, en mourant, a laissé deux enfants : une fille, Elsa, et un jeune prince, héritier de son trône, Godefroid, dont il avait confié l’éducation à son fidèle chevalier Telramund. Quelle n’a pas été un jour la douleur de celui-ci en apprenant que le jeune prince, pendant une promenade qu’il faisait avec sa sœur, avait disparu, sans que l’on puisse retrouver sa trace ! Saisi d’horreur à la pensée d’un crime que seule Elsa avait pu perpétrer, Frédéric s’est hâté de renoncer à la main de la jeune fille, qui lui avait été promise, et de s’unir à Ortrude ; à présent, il demande justice contre l’odieuse coupable, tout en rappelant au roi Henri que c’est lui qui maintenant a les droits directs à l’héritage du Brabant par sa parenté avec le vieux duc, et aussi par Ortrude, son épouse, issue de sang princier.

Tous les assistants, émus par l’accusation du chevalier, essayent de prendre la défense d’Elsa ; le roi lui-même doute de son forfait ; mais Frédéric, acharné, explique les noirs desseins de la jeune fille, disant qu’elle a au cœur un amour secret, auquel elle serait plus libre de s’adonner si elle restait maîtresse souveraine du Brabant à la place de son frère assassiné par elle.

Henri décide alors de faire comparaître l’accusée et d’instruire sans retard son procès. Il invoque l’aide de Dieu pour que la sagesse du Très-Haut l’éclaire dans cet instant solennel.

Scène ii. — Elsa s’avance lentement, d’un air grave et triste, suivie du cortège de ses femmes ; son aspect sympathique et doux gagne tous les cœurs ; le souverain lui demande si elle veut l’accepter comme juge et si elle sait de quel crime elle est accusée. Qu’a-t-elle à alléguer pour sa défense ? — À toutes ces questions elle n’a répondu que par des gestes de résignation, puis, les yeux perdus dans le vague, elle murmure doucement le nom de son frère. La curiosité de tous est excitée par cette étrange altitude, et, le roi l’engageant à s’expliquer, Elsa, se parlant plutôt à elle-même et plongée dans une sorte d’extase, se rappelle le jour où, accablée de douleur, elle adressait au Seigneur une arjdente supplication, et tomba dans un lourd sommeil ; dans ce sommeil, un chevalier vêtu d’une armure étincelante lui apparut, envoyé par le Ciel pour la protéger. C’est lui qu’elle attend ; il sera son défenseur et fera éclater son innocence.

Voyant la douce créature rêver ainsi, le roi ne peut croire à sa culpabilité ; Frédéric persiste pourtant dans son rôle d’accusateur, et, pour se faire mieux écouter, rappelle à tous sa vaillance passée, défiant ceux qui voudraient, prenant parti pour Elsa, combattre contre lui. Tous les nobles se récusent. Henri, ne sachant comment décider, en appelle au jugement de Dieu et demande à Elsa qui elle choisit pour défenseur ; elle répète encore une fois que, confiante en la protection du Seigneur, elle attend le chevalier qui doit combattre pour elle et auquel elle accordera, en récompense de son dévouement, son cœur et sa couronne.

Le roi fait sonner ses trompettes aux quatre points cardinaux et ordonne de proclamer le combat ; mais un silence lugubre répond seul à la proclamation. Elsa, tombant aux genoux du souverain, l’adjure de faire répéter de nouveau l’appel, que son chevalier n’a pas entendu de sa retraite lointaine. Henri accède à sa demande, et les trompettes sonnent encore une fois. Elsa, dans une ardente prière au Très-Haut, le supplie de ne pas l’abandonner.

Tout à coup, ceux des assistants qui se trouvent près du rivage aperçoivent au loin sur le fleuve une nacelle tirée par un cygne et portant un chevalier, debout, revêtu d’une armure d’argent. Ils appellent toute l’assemblée, chacun crie au miracle, l’admiration est à son comble ; cependant le cygne continue d’avancer en suivant les méandres du fleuve, et le frêle esquif dépose bientôt le voyageur sur la rive. Le roi contemple la scène de la place qu’il occupe ; Elsa regarde, ravie ; Frédéric est en proie au plus profond étonnement, et Ortrude, dont le visage est empreint d’une haineuse et inquiète expression, porte tour à tour ses regards de colère sur Elsa et sur le mystérieux arrivant.

Scène iii. — Le chevalier, en quittant sa nacelle, se penche sur le cygne et, lui adressant de touchants adieux, lui enjoint de retourner vers les contrées lointaines d’où ils viennent ; le cygne oriente la nacelle vers la route déjà parcourue et vogue majestueusement en remontant le cours du fleuve. Le mystérieux inconnu le suit des yeux avec mélancolie, puis, quand il l’a perdu de vue, il redescend vers le roi Henri et, le saluant avec respect, il lui annonce qu’il vient, envoyé de Dieu, pour défendre l’innocente jeune fille accusée injustement du plus noir des crimes. Ensuite, s’adressant à Eila, qui depuis son arrivée le suit du regard sans bouger et dans une sorte d’extase, il lui demande si elle veut lui remettre le soin de défendre son honneur et si elle aura confiance en son bras pour combattre son ennemi. Sur la réponse affirmative d’Elsa, que ces paroles ont enfin tirée de sa contemplation muette et qui se jette à ses genoux pour lui exprimer une ardente reconnaissance, il la prie, lorsqu’il l’aura défendue victorieusement, de consentir à devenir son épouse ; si elle lui accorde ce bonheur, il implorera une grâce de plus : c’est qu’elle ne cherchera jamais à savoir, soit par persuasion, soit par surprise, ni quel est son nom ni d’où il vient. Il insiste solennellement sur cette clause importante, et, la jeune fille lui ayant fait la promesse formelle de ne jamais essayer de percer le mystère qui a entouré sa venue, de ne jamais lui demander son nom ni son origine, il la presse tendrement sur son cœur, aux yeux du roi et du peuple charmés.

Puis il confie à la garde du roi sa fiancée, dont il proclame hautement l’innocence, et appelle le comte de Telramund au combat dont Dieu sera le juge.

Frédéric laisse voir un trouble profond ; son entourage, convaincu maintenant de l’injustice de sa cause, l’engage à refuser le combat ; mais, craignant de passer pour un lâche s’il se dérobe, il répond par une provocation à la provocation de son adversaire. Le roi désigne alors trois témoins pour chacun des champions, que le héraut d’armes met bientôt en présence, après leur avoir rappelé les conditions de la lutte. Les deux chevaliers engagent le fer, et, après plusieurs passes habiles, l’inconnu étend Frédéric à terre à la merci de son épée ; d’un coup il le pourrait transpercer ; mais, jugeant l’épreuve assez convaincante ainsi, il lui fait grâce de la vie et, se tournant vers le souverain bienveillant, il reçoit de ses mains Elsa émue et radieuse. Tous partagent l’allégresse du vainqueur ; les chevaliers et les nobles envahissent le champ clos, et, tandis que Frédéric se traîne douloureusement sur le sol en pleurant son honneur perdu, tandis qu’Ortrude poursuit l’élu de Dieu de ses murmures haineux, la noblesse saxonne élève le vainqueur sur son propre bouclier ; de même les Brabançons, plaçant Elsa sur le bouclier du roi recouvert de leurs manteaux, portent en triomphe les deux fiancés hors de la scène, au milieu des chants de joie et des clameurs enthousiastes de tout le peuple émerveillé.

2me  Acte.

Scène i. — Le théâtre représente la cour intérieure du burg d’Anvers. Au fond le Palas, ou demeure des chevaliers, dont les fenêtres sont vivement éclairées ; à droite, le parvis de l’église, et plus au fond la porte qui donne dans la ville ; à gauche, la Kemenate, ou demeure des femmes, à laquelle on accède par un escalier couronné d’une sorte de balcon.

Au lever du rideau, un couple sombrement et misérablement vêtu est assis sur les marches de l’église. Ce sont le chevalier de Telramund et son épouse. Frédéric se répand en imprécations contre sa compagne : que ne lui reste-t-il pas une arme pour la frapper et se débarrasser à jamais de son odieuse présence ! C’est elle qui l’a engagé dans ce combat et lui a fait perdre l’honneur ; elle qui, menteuse et calomniatrice, lui a affirmé avoir vu de loin, dans la forêt, Elsa accomplir son forfait ; elle encore qui, antérieurement, l’a engagé à renoncer à la main de la jeune fille pour briguer son alliance à elle, Ortrude, qui prétendait, comme dernier rejeton de la race des Ratbold, être bientôt appelée à régner sur le Brabant !

Ortrude répond à peine à ce flot de reproches et impute à Frédéric la honte de sa défaite ; que n’a-t-il su opposer une pareille rage à son adversaire ! il aurait bientôt vaincu ce soi-disant protégé de Dieu ! Mais, quoi qu’il en soit, dit-elle, tout peut encore se réparer, car les sciences occultes qu’elle a approfondies lui ont révélé ce qu’elle avait à faire et vont lui en fournir les moyens : que Telramund la laisse agir, et elle répond du succès. Il faut avant tout circonvenir Elsa et insinuer dans son cœur un ferment de curiosité à l’égard du passé de son époux S’ils peuvent obtenir que, manquant à sa promesse, elle le questionne sur son origine et la lui fasse divulguer, le charme qui protège le mystérieux chevalier sera rompu. D’ailleurs, pour le forcer à se révéler il suffirait d’accuser le héros d’avoir trompé le tribunal à l’aide d’un sortilège. À défaut de ces moyens, il en reste un autre : si pendant le combat Frédéric avait réussi à entamer le corps de son adversaire de la moindre parcelle, le charme protecteur aurait également cessé de le défendre. Il faudrait donc le provoquer de nouveau et tâcher de le blesser légèrement, car, quelque légère que fût l’égratignure, elle suffirait à rompre l’enchantement.

En écoutant ces perfides paroles, Frédéric, tout à sa haine, reprend courage et jure à son épouse de la seconder dans ses ténébreux desseins.

Scène ii. — À ce moment Elsa, vêtue de blanc, vient s’accouder au balcon de la Kemenate pour rêver à son bonheur. Ses deux ennemis sont toujours sur les marches de l’église, mais l’obscurité l’empêche de les apercevoir.

Ortrude s’approche sous le balcon et, appelant d’une voix humble et gémissante, se fait reconnaître d’Elsa ; elle implore sa pitié. Qu’a-t-elle fait pour être si cruellement frappée ? Elle se le demande en vain. Est-ce parce qu’elle a épousé celui qu’Elsa avait si dédaigneusement repoussé ? En quoi a-t-elle pu encourir une telle disgrâce ? Et, continuant ses hypocrites discours, elle excite la pitié de la douce Elsa, qui, émue d’une si grande infortune, lui promet sa protection et sa rentrée en grâce.

Pendant que la jeune fille quitte le balcon pour descendre auprès d’elle, Ortrude, voyant déjà sa victime entre ses mains, lance une farouche évocation aux dieux païens. Wotan et Freïa, auxquels elle sacrifie en secret, mais reprend son attitude suppliante au retour d’Elsa, qui la relève avec bonté, lui promettant de plaider sa cause auprès de l’époux qui va la conduire à l’autel; elle entend que son amie, sa protégée, parée elle-même d’atours magnifiques, accompagne ie cortège nuptial.

Ortrude, feignant la plus vive reconnaissance, dit vouloir lui témoigner toute sa gratitude en lui donnant un sage conseil : cet époux mystérieux auquel Elsa va lier son existence, il ne faut pas se fier aveuglément à sa parole ; un jour peut-être s’en retournera-t-il comme il est venu, délaissant sa trop confiante compagne. Elsa, troublée par le discours d’Ortrude, lui répond qu’elle ne peut douter de celui qu’elle aime, et repousse ces insinuations ; mais l’œuvre de perfidie germera quand même. Ortrude pénètre avec sa victime dans le palais, pendant que Frédéric, resté devant l’église, inaperçu, mais ayant tout en tendu, lance sa malédiction sur la douce créature.

Scène iii. — Le jour commence à poindre. Il se lève maintenant tout à fait ; les soldats sonnent le réveil et se répondent d’une tour à l’autre. Des valets, sortant du burg, vont tirer de l’eau à la fontaine, le gardien ouvre la porte massive, le mouvement populaire s’accentue. Quatre trompettes se montrent au seuil du palais et sonnent l’appel du roi ; les nobles et les chevaliers envahissent la cour et se saluent en causant.

Le héraut d’armes paraît et proclame, de par la volonté du roi, que Frédéric est banni de l’Empire pour avoir affronté de mauvaise foi le jugement de Dieu ; de plus, il menace du même sort quiconque lui donnerait asile ou protection. Puis, après une nouvelle sonnerie de fanfares, il déclare, toujours au nom du roi, que l’étranger envoyé de Dieu à qui Elsa fait le don de sa main, décline, en acceptant la couronne, le titre de duc, qu’il entend remplacer par celui de Protecteur du Brabant, et invite ses nouveaux sujets à se préparer sans retard aux combats où, accompagnant le roi dans ses expéditions guerrières, ils récolteront une nouvelle moisson de gloire.

Le peuple, qui a suivi avec attention la proclamation du héraut d’armes, partageant les sentiments du roi en ce qui concerne Telramund aussi bien que son enthousiasme à l’égard du chevalier inconnu, approuve avec joie ses projets belliqueux ; mais, tandis que la foule devise avec entrain, il se forme sur le devant de la scène un groupe de quatre nobles, mécontents des agissements du Protecteur et jaloux de sa nouvelle autorité. Voyant leurs malveillantes dispositions à l’égard de son ennemi, Frédéric s’approche d’eux sournoisement et leur révèle en quelques mots le projet de la lutte qu’il veut entreprendre contre l’étranger.

Le cortège nuptial s’avance, et Frédéric n’a que le temps de se dissimuler derrière les seigneurs qui le dérobent à la vue de l’assistance.

Scène iv. — Elsa paraît au milieu du cortège, vêtue de sa toilette de mariée. Ortrude la suit, également parée avec richesse ; mais, au moment où sa bienfaitrice va monter les degrés de l’église, elle laisse éclater sa colère et, se plaçant vivement entre Elsa et la porte du temple, elle prétend ne pas rester plus longtemps au second rang et reconquérir la place qu’un jugement trompeur lui a fait perdre. Quel est-il, cet inconnu qui a surpris la bonne foi de tous au détriment d’un chevalier jusqu’ici unanimement estimé ? Peut-il justifier de sa noblesse ? dire quelle est son origine et de quelle contrée il vient ? S’il a défendu à celle qu’il épouse de l’interroger à ce sujet, c’est sans doute qu’il a de graves motifs pour garder son secret. En vain Elsa cherche-t-elle à arrêter ce flot de paroles haineuses, Ortrude ne cesse le scandale qu’en voyant approcher le cortège du roi.

Scène v. — Le souverain, n’ayant entendu que de loin le colloque, demande quelle en était la cause, et le fiancé, apprenant ainsi la noirceur d’âme d’Ortrude, la chasse avec énergie. Après ce rapide incident, le cortège se reforme et se prépare à entrer dans l’église, lorsque Frédéric, à son tour, en arrête la marche et, malgré la foule qui veut l’écarter, s’approche du roi et profère l’accusation qu’il avait préparée contre son adversaire : il le déclare formellement coupable d’avoir surpris la confiance générale au moment du combat, et prétend vouloir au moins connaître le nom et l’origine de celui qui lui a ravi l’honneur. Le roi et toute l’assemblée attendent anxieusement la réponse du chevalier, qui, se défendant de toute déloyauté, refuse de révéler son origine à Telramund. Il n’est qu’une seule personne à qui il répondra si elle le demande, c’est Elsa, qui, troublée, ne pose pas néanmoins la fatale question ; mais on la sent inquiète au fond de l’âme, car le venin produit son effet. Le roi et les seigneurs brabançons ne doutent pas, eux, du parfait honneur du Protecteur du Brabant ; toutes les sympathies du souverain comme celles du peuple sont pour lui. Cependant Frédéric et Ortrude considèrent à l’écart leur victime, Elsa, et suivent sur ses traits les dangereuses pensées que leurs perfidies ont fait naître en elle. Tandis que le souverain prodigue à son protégé de nobles paroles de confiance, le traître s’approche à la dérobée d’Elsa anxieuse et effrayée ; il lui conseille, pour s’attacher à jamais son époux et se rendre maîtresse du charme qui le liera pour toujours, de consentir à accepter son appui à lui, Frédéric. Il lui déclare qu’il sera cette nuit même aux abords de l’appartement nuptial, prêt à répondre à son premier appel. Le fiancé d’Elsa, surprenant cet odieux aparté, marche menaçant vers son ennemi, dont il devine les ténébreuses menées. Il le chasse et demande une dernière fois à Elsa si elle a assez confiance en lui pour ne jamais chercher à pénétrer son origine ; sur la réponse affirmative et passionnée de celle-ci, il la conduit à l’autel, accompagné des vœux de tout le peuple. Les cloches sonnent à toute volée, les orgues se font entendre dans l’église, et la fiancée, qui, au moment de pénétrer dans le temple, a rencontré une dernière fois le regard menaçant d’Ortrude, franchit le portail en se serrant, effrayée, contre son époux.

3me  Acte.

Scène i. — La première scène nous fait entrer dans la chambre nuptiale, richement décorée. À droite, près d’une fenêtre largement ouverte sur des jardins, se trouve un lit de repos très bas. À gauche, porte donnant sur des appartements. Au fond, une autre porte par laquelle entre le cortège accompagnant les nouveaux époux, Elsa entourée de ses femmes, et le Protecteur escorté du roi et des nobles.

Les seigneurs et les femmes chantent un chœur, offrant leurs vœux au jeune couple, puis le roi présente Elsa à son époux ; des pages enlèvent ensuite au chevalier le riche manteau que portaient ses épaules, pendant que les suivantes ôtent également à Elsa le vêtement qui couvrait sa robe nuptiale ; puis l’assistance, après avoir salué les mariés, s’éloigne en continuant ses chants, qui se perdent peu à peu.

Scène ii. — Elsa, accablée par une douce émotion, tombe dans les bras de son amant, qui l’entraîne vers le lit de repos, où il la tient tendrement enlacée. Il murmure à son oreille des paroles d’amour, auxquelles elle répond avec ardeur : leurs cœurs, avant de se connaître, s’étaient déjà entendus et compris. Ne l’avait-elle pas déjà vu en rêve, celui que, dans sa détresse, elle avait appelé pour la défendre ? et lui, à cet appel lointain, n’était-il pas accouru, attiré par la force invincible de l’amour ?

Il redit alors passionnément le nom de la bien-aimée, qui déplore de ne pouvoir à son tour prononcer celui de l’époux auquel elle s’est donnée tout entière ; pourquoi ne consentirait-il pas à le lui révéler maintenant qu’ils sont seuls et que nulle oreille indiscrète ne peut les entendre ? Il feint de ne pas comprendre ces paroles et, l’embrassant avec tendresse, il l’entraîne près de la fenêtre pour respirer avec elle les parfums enivrants qui montent des fleurs. Mais Elsa, obsédée par la fatale idée que lui ont suggérée Orlrude et Frédéric, réitère sa question, se fait plus pressante ; en vain son époux la conjure-t-il d’avoir en lui la confiance absolue que lui a eue en elle alors que, sans preuves, il a cru en son innocence et s’en est porté garant, Elsa insiste ; le chevalier, pour la calmer, lui assure qu’elle n’a rien à craindre de son origine, qui est plus élevée même que celle du roi, et que la région d’où il vient est splendide et divine.

Ces paroles ne font qu’exciter la fièvre de curiosité d’Elsa, qui se change bientôt en un véritable délire : elle croit voir arriver le cygne venant lui ravir son héros, et, au comble de l’angoisse et de la déraison, elle formule nettement les questions fatales qu’elle s’était engagée par serment à ne jamais poser. Fût-ce au prix de sa vie, elle veut connaître le nom de son époux, savoir qui il est et d’où il vient.

À peine a-t-elle prononcé ces mots, qu’il a vainement essayé d’arrêter sur ses lèvres, que Frédéric et les quatre nobles brabançons qui l’accompagnent font irruption dans la pièce, brandissant leurs armes. Elsa, revenant à elle, se précipite sur l’épée de son chevalier, qu’il avait déposée sur le lit de repos, et la lui donne ; il fond sur Frédéric et l’étend d’un seul coup mort à ses pieds. Les compagnons du traître, effrayés, tombent aux genoux du héros, tandis qu’Elsa, épuisée, s’évanouit entre les bras de son époux, qui la considère avec douleur. Il ordonne alors aux quatre nobles de porter le corps de Telramund au tribunal du roi ; puis, appelant les femmes d’Elsa, il leur commande de parer leur maîtresse et de la conduire devant le souverain, en présence de qui il répondra aux néfastes questions qu’elle a eu la triste imprudence de lui poser.

Un rideau vient voiler toute la scène. On entend des trompettes et des fanfares guerrières.

Scène iii. — Quand la toile se relève, la scène représente de nouveau le cours de l’Escaut, la place où avait atterri la nacelle, la prairie et le chêne : le même décor qu’au premier acte.

Les nobles brabançons qui se réunissent pour aller combattre sous la bannière royale, défilent les uns après les autres, suivis de leurs écuyers et de leurs porte-étendard ; les comtes acclament l’arrivée du roi Henri, qui les remercie de leur noble ardeur. On n’attend plus que le Protecteur du Brabant ; mais soudain des exclamations d’effroi retentissent, à la vue des quatre nobles portant le cadavre de Telramund sur une civière. Elsa suit, pâle et défaite, et le roi, qui s’est avancé à sa rencontre, lui demandant la cause de son trouble, la conduit à un siège élevé disposé pour elle, puis il revient prendre sa place sous le chêne.

Le chevalier paraît alors, vêtu de son armure d’argent ; il s’avance seul et sans escorte ; son visage est empreint d’une profonde tristesse, et il répond au bienveillant accueil du souverain en exprimant la douleur qu’il éprouve de ne pouvoir conduire ses armées au combat. Il n’est venu à ce rendez-vous que pour remplir de pénibles devoirs : tout d’abord, se justifier d’un acte qu’il a dû accomplir pour défendre sa propre vie ; et il raconte le guet-apens dont il a failli être victime de la part de Telramund. Etait-il bien dans son droit en tuant son ennemi, et son souverain l’absoudra-t-il ? Henri le rassure sur la légitimité de sa cause et se détourne avec horreur du cadavre du traître exposé à sa vue.

Alors le héros, poursuivant sa triste mission, accuse hautement et devant tous la femme qu’il aime, d’avoir manqué à la promesse qu’elle lui avait solennellement faite à cette même place, et maintes fois renouvelée. Aveuglée par les perfides conseils de ses ennemis, elle a follement trahi son serment, et, puisqu’elle l’exige, c’est ici, en présence de tous, qu’il va lui livrer le redoutable secret dont tous deux payeront la révélation par la perte de leur bonheur :

Dans une contrée mystérieuse et lointaine, sur un sommet vierge de tout contact profane, s’élève, au milieu d’un château magnifique, un temple qui n’a son égal dans nul autre pays. Dans ce temple on garde un vase précieux apporté autrefois par une légion d’anges, et qui ne doit avoir pour gardiens, dans son tabernacle sacré, que des chevaliers de la plus pure et la plus noble essence. Ce vase est doué d’une force divine et miraculeuse, qu’une colombe, descendant des célestes régions, vient renouveler une fois l’an : ce vase, c’est le Saint-Graal.

Quiconque est élu son gardien reçoit par ce fait même un pouvoir surnaturel, mais à la condition expresse qu’il ne laisse pénétrer son secret par aucun être humain ; car, aussitôt sa qualité connue, s’il restait au milieu des hommes, il serait déchu de sa force et de sa puissance ; donc ce qui obligeait le héros à cacher si rigoureusement son origine, c’est qu’il est l’un des serviteurs du Graal. Son père, Parsifal[1], est le prince de ces chevaliers, à la légion glorieuse desquels il appartient, lui, Lohengrin.

À ce nom prononcé pour la première fois, toute l’assistance se sent envahie par un saint respect ; Elsa succombe sous l’empire de l’émotion, et Lohengrin, la retenant dans ses bras, lui fait de tendres et douloureux adieux. C’est en vain que l’infortunée, comprenant alors toute l’étendue de sa faute, veut retenir son époux bien-aimé et lui offre de racheter sa malheureuse curiosité par la plus dure des expiations ; c’est en vain aussi que le souverain et les guerriers conjurent le chevalier de rester à la tête de leurs armes : Lohengrin doit partir. Déjà le Graal s’irrite d’une si longue absence ; mais, avant de s’éloigner, il veut laisser une promesse consolatrice au monarque qui l’a accueilli avec une si noble confiance, et il lui annonce solennellement que plus jamais le sol allemand n’aura à subir la honte de l’invasion barbare. C’est à la pureté de leur souverain que les vassaux de Henri devront ce bonheur.

Tout à coup une clameur partant des bords du fleuve se fait entendre. Ce sont les assistants qui ont aperçu le cvgne conduisant la nacelle, vide cette fois, comme il l’avait tait au début en amenant le chevalier. Lohengrin s’approche de lui, le contemple avec tristesse, lui disant quel est son chagrin de le revoir dans de si pénibles circonstances, lui qui avait pensé le retrouver un jour dans des contrées meilleures, libre et dégagé du charme qui le tient enchaîné. Le sens de ses paroles échappe aux assistants.

Se retournant ensuite du côté d’Elsa, Lohengrin, en proie à un intense chagrin, lui dit combien il avait espéré pouvoir un jour lui ramener ce frère qu’elle croyait à jamais perdu. Cette joie lui est interdite, puisqu’il s’éloigne ; mais si jamais Godefroid est rendu à sa tendresse, qu’elle lui donne, au nom du chevalier disparu, ce cor, qui lui sera précieux dans le péril ; cette épée, qui le rendra invincible ; et cet anneau, qui rappellera à sa mémoire le défenseur de l’infortunée sans appui. Il dépose des baisers sur le front d’Elsa, qui tombe inanimée dans les bras de ses femmes ; puis il se dirige vers la nacelle, pendant que tous manifestent une douleur profonde.

Alors paraît Ortrude, donnant les signes d’une joie cruelle ; s’adressant à Elsa, elle lui révèle que le cygne mystérieux qui remmène à tout jamais le héros bien-aimé n’est autre que Godefroid lui-même, qu’elle a, par ses maléfices, transformé ainsi, et qui va maintenant être irrévocablement perdu ; que si Lohengrin était resté, il aurait pu, grâce à sa puissance, délivrer l’enfant et rendre à la tendresse de sa sœur l’héritier du Brabant.

Lohengrin, qui s’apprêtait à monter dans la nacelle, s’est arrêté en entendant cette nouvelle révélation de la noirceur d’Ortrude. Il tombe à genoux au bord du fleuve et élève au ciel une ardente et muette prière. On voit alors planer au-dessus de la nacelle une colombe blanche : c’est la colombe du Graal. Lohengrin s’approche du cygne el lui enlève la chaîne qui l’attachait à la nacelle ; le cygne plonge et disparaît, mais au même moment il est remplacé par un adolescent dans lequel tous les assistants reconnaissent le jeune duc de Brabant, Godefroid.

Lohengrin sélance alors dans la nacelle, dont la douce colombe prend immédiatement la direction.

Tandis qu’elle s’éloigne, Elsa, transfigurée par une joie fugitive, reçoit son frère dans ses bras, puis elle tombe inanimée, voyant que son bien-aimé l’a quittée à tout jamais. Ortrude, sentant ses sortilèges déjoués, se traîne agonisante, et expire de rage, pendant que les nobles, heureux de la délivrance de leur jeune suzerain, l’entourent de manifestations enthousiastes.



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  1. Tout comme les Templiers, les Chevaliers du Saint-Graal faisaient vœu de chasteté et de célibat. Seul leur Grand-Maître, le Prêtre-Roi, en était relevé, afin de perpétuer la dynastie.