Le Voyage artistique à Bayreuth / IV- Analyse des Poèmes – (5/7) Les Maîtres Chanteurs

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Le Voyage artistique à Bayreuth (1897)
Librairie Ch. Delagrave (p. np-179).


LES MAÎTRES CHANTEURS DE NUREMBERG
 
PERSONNAGES
selon l’ordre de leur première entrée en scène.
1er  ACTE 2me  ACTE 3me ACTE
1er 
tabl.
2me  tabl.
SCÈNES : 1 2 3 1 2 3 4 5 6 7 1 2 3 4 5
La Communauté des Fidèles (Chœur : sopr., contr., tén., basses).
Walther de Stolzing (ténor). Jeune chevalier franconien, poète et musicien de génie, amoureux d’Eva, dont il obtiendra la main en triomphant au concours des Maîtres Chanteurs.
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Eva (sopr.). Fille de Pogner, est la précieuse récompense promise au vainqueur du concours. Aime Walther.
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Madeleine (sopr.). Nourrice, confidente et servante d’Eva ; fiancée au jeune apprenti David.
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David (ténor). Élève et apprenti de Sachs, fiancé de Madeleine.
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Les Écoliers (Chœur : contr., tén.). Bande d’étourdis toujours disposés au vacarme, et élèves des Maîtres des différentes corporations de la ville de Nuremberg.
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LES MAÎTRES CHANTEURS
Pogner (basse). Orfèvre, bourgeois de Nuremberg, et Maître Chanteur. Père d’Eva, qu’il a eu l’idée d’offrir comme récompense au concours.
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Beckmesser (baryton). Greffier. Personnage ridicule et antipathique, pédant, jaloux. Maitre Chanteur et Marqueur de la corporation. Aspire à la main d'Éva.
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Hans Sachs (baryton). Cordonnier et poète populaire. Maître Chanteur ; personnage d’une extrême bonté, doux et tendre philosophe, protecteur des amours de Walther et Eva, qu’il veut unir.
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Vogelgesang (ténor). Fourreur.
Membre de la corporation des Maîtres Chanteurs.
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Nachtigal (basse). Ferblantier.                    .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Kothner (basse). Boulanger.                       .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Ortel (basse). Savonnier.                            .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Zorn (ténor). Étameur.                                .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Moser (ténor). Tailleur.                               .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Eisslinger (ténor). Épicier.                         .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Foltz (basse). Chaudronnier.                        .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Schwartz (basse). Chaussetier.                   .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Le Veilleur de nuit (basse). Personnage comique et purement épisodique.
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Voisines (Chœur : sopr.). .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Compagnons (Chœur : tén., basses). .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Vieux Bourgeois (Chœur : basses). .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Les Cordonniers (Chœur : tén., basses). .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Les Tailleurs (Chœur : tén., basses). .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Les Boulangers (Chœur : tén., basses). .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..
Gens du peuple (Chœur : sopr., contr., tén., basses). .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. ..

LES MAÎTRES CHANTEURS

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Je crois bien faire en donnant moins d’extension à l’analyse du poème des Maîtres Chanteurs qu’à celles des drames, parce qu’ici, même pour une première audition, le spectateur a beaucoup moins besoin d’être renseigné.

C’est une comédie toute faite d’esprit et de tendresse émue ; et si l’ignorance de la langue allemande s’oppose à ce que l’on en comprenne les nombreux jeux de mots et les coq-à-l’âne, le caractère gai et enjoué de la musique, la mimique suggestive des acteurs en rend la compréhension presque aussi aisée que s’il s’agissait d’une simple pantomime.

L’essentiel est de bien saisir les caractères principaux : Sachs, c’est le type de la bonté, de la droiture, du bon sens ; Beckmesser, son antithèse, c’est le pédant ridicule et haineux ; Pogner trouve sublime l’idée de mettre sa fille au concours ; David est un gai compagnon, et Madeleine une brave servante ; Walther et Eva sont des amoureux, de nature avant tout poétique.

Les Maîtres Chanteurs en eux-mêmes ne sont nullement grotesques, parce qu’ils sont convaincus : ce sont de bons et honnêtes bourgeois qui se sont érigés en conservateurs de l’art du chant, et sont à cheval sur les règles traditionnelles, dont ils n’aiment pas qu’on s’écarte.

Tous leurs noms sont rigoureusement historiques, ainsi qu’il appert d’un écrit publié à Altdorf, en 1697, par J.-Christophe Wagenseil ; on y voit aussi que l’assemblée des Maîtres avait lieu, à l’issue de l’office de midi, en l’église Sainte-Catherine, aujourd’hui fermée. Les dénominations cocasses des divers modes et les règles de la tablature sont exposées dans ce même ouvrage, d’une extrême rareté.

Mais il y avait quatre marqueurs ; Wagner a dû les réunir en un seul pour composer le désopilant et antipathique personnage de Beckmesser, sur le dos duquel se joue toute la pièce.

1er  Acte.

Scène i. — L’action a lieu à Nuremberg, au commencement du XVIe siècle. La première scène se passe dans l’église Sainte-Catherine ; le décor, planté de biais, ne permet d’apercevoir que les derniers bancs de la nef, qui est censée se prolonger vers la gauche.

Les fidèles achèvent de chanter un psaume. Deux femmes, assises au dernier rang, fixent l’attention d’un jeune gentilhomme, le chevalier Walther de Stolzing, qui, adossé à un pilier, ne quitte pas du regard la plus jeune d’entre elles, Eva, la fille de Veit Pogner, orfèvre et bourgeois de la ville de Nuremberg.

Walther adresse une muette mais éloquente supplication à la jeune fille, qui lui répond timidement par une mimique discrète et un peu confuse.

Une fois l’office terminé, le temple se vide peu à peu, et le chevalier s’approche de celle qu’il aime. L’innocente enfant, malgré sa candeur, ne serait pas fâchée de se ménager un tête-à-tête avec le beau gentilhomme ; elle feint, avec une ingénuité charmante, d’avoir oublié sur son banc, dans l’église, un fichu, qu’elle envoie reprendre par sa nourrice. Pendant ce temps, Walther la supplie de décider de son sort et de prononcer le mot qui encouragera ses espérances ; depuis son arrivée à Nuremberg, où il a reçu une si cordiale hospitalité de Pogner, le père d’Eva, il adore la jeune fille et aspire à devenir son fiancé, si toutefois elle est libre.

La nourrice est revenue sur ces entrefaites, et Éva, pour pouvoir prolonger l’entretien, l’expédie encore à la recherche d’une broche, tombée en route probablement. Le tête-à-tête se continue à souhait pour les deux amoureux, car Madeleine à son tour a oublié son livre de psaumes et s’éloigne une troisième fois. Quand elle s’approche de nouveau et qu’elle voit le chevalier, elle le remercie vivement d’avoir gardé Éva en son absence et l’invite à revenir voir maître Pogner. N’a-t-il pas été bien accueilli dès son arrivée à Nuremberg, qu’on ne l’ait plus revu ? Mais le jeune homme déplore cette visite faite à la maison de l’orfèvre, car depuis qu’il a aperçu Éva, c’est fait de son repos. La nourrice se récrie à cette déclaration faite à haute voix en plein temple, et qui va compromettre sa jeune maîtresse ; elle veut partir, mais Eva l’arrête : elle ne sait comment répondre elle-même à Walther qui demande si elle est fiancée, et désire que sa compagne parle pour elle. Madeleine, un instant distraite par la vue de son amoureux, l’apprenti David, qui sort de la sacristie, Madeleine explique alors à Walther qu’Éva est promise… sans l’être : l’orfèvre Pogner a résolu d’offrir la main de sa fille comme récompense au vainqueur du concours qui va s’ouvrir entre les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Personne ne connaît donc encore l’heureux élu, que du reste Éva sera libre de refuser s’il lui déplaît.

La jeune fille appuie vivement sur cette dernière partie du récit de sa nourrice et déclare avec feu à celle-ci, pendant que Walther, en proie à une grande émotion, parcourt la salle à grands pas, qu’il faut absolument qu’elle obtienne le chevalier. Elle s’est sentie à première vue gagnée par lui ; d’ailleurs ne ressemble-t-il pas à David ?… — À David ? s’écrie la nourrice stupéfaite, pensant à son promis à elle. — Oui, réplique Eva ; le roi David, non celui que l’on voit sur la bannière des Maîtres, mais le David peint par Dürer et représenté par le peintre, le glaive au côté, la fronde à la main, et la tête auréolée de boucles d’or. — Quiproquo compliqué, amusant à la scène.

Ce nom de David plusieurs fois répété a attiré l’attention de l’apprenti, qui va et vient, préparant la séance qui va avoir lieu d’ici un instant dans la sacristie même. À cette séance de présentation, on doit émanciper, nommer Maître, l’apprenti qui n’aura pas manqué aux règles de la tablature. — Le chevalier arrive donc à point pour subir l’épreuve, réplique Madeleine. — Elle confie le jeune gentilhomme à David pour que celui-ci l’initie. Il est lui-même l’élève de Hans Sachs, aussi bien comme cordonnier que comme chanteur, et étudie depuis longtemps dans l’espoir d’obtenir quelque jour la maîtrise : il renseignera donc parfaitement le chevalier sur les difficultés à vaincre pour le concours du lendemain et l’épreuve préparatoire qui va avoir lieu immédiatement. Et les deux femmes se retirent chez elles.

Scène ii. — Il s’agit d’abord, explique David, de gravir le premier échelon et obtenir ses lettres de franchise. Mais l’accolade de Maître Chanteur ne se gagne pas si promptement, et il y a auparavant plusieurs grades à conquérir. Il faut apprendre à connaître et à chanter sans hésitation les mélodies et les timbres pour devenir chanteur. Et David, dans une longue énumération, cite à Walther tous les titres, parfois burlesques, des modes avec lesquels il devra se familiariser : le bref, le long, le traînard, l’aubépin parfumé, la tortue, la tige de cannelle, le veau, la grenouille, le pélican fidèle, etc. Ensuite il lui faudra composer des paroles s’adaptant exactement à l’un des modes déjà connus ; c’est ce qui lui vaudra le grade de poète.

Puis enfin vient la troisième et plus redoutable épreuve : l’édification d’une œuvre complète, poème et musique, dans laquelle le juge ne devra pas relever plus de sept infractions aux règles établies. Si Walther triomphe de cette difficulté dernière, honneur à lui, il recevra la couronne fleurie des vainqueurs et sera proclamé Maître Chanteur.

Les apprentis, qui pendant toute cette scène n’ont cessé de harceler et d’interrompre David, tout en aménageant la salle, ont finalement apporté au milieu du théâtre une estrade entourée de rideaux noirs ; puis ils dressent une chaire, un pupitre, et placent un tableau noir auquel est suspendu un morceau de craie au bout d’une ficelle. Accompagnés de David, ils souhaitent bonne chance au candidat, en le plaisantant et en dansant une ronde autour de lui, puis ils se reculent avec respect en voyant arriver, les uns après les autres, les Maîtres.

Scène iii. — Un des membres de la corporation, Beckmesser, personnage ridicule et antipathique, accompagne Veit Pogner et insiste auprès de lui pour obtenir la main d’Eva, qu’il convoite, mais dont il devine n’être pas aimé. L’orfèvre lui promet, sans toutefois s’engager à rien, sa bienveillance, ce qui ne suffit pas au grotesque personnage, inquiet sur l’issue de son projet ; aussi accueille-t-il à contre-cœur toute figure nouvelle venue et dévisage-t-il avec malveillance Walther lorsque le jeune chevalier s’approche de Pogner, étonné de le trouver dans la salle des délibérations, lui déclarant qu’il veut affronter l’épreuve et se faire recevoir tout à l’heure membre de la compagnie. Pogner, au contraire, est ravi à cette idée et promet un cordial appui au gentilhomme.

L’assemblée est maintenant au complet, Hans Sachs venant d’arriver ; l’un des Maîtres fait l’appel, ce qui donne lieu, dans le texte allemand, à une série de plaisanteries et de jeux de mots plus ou moins spirituels dont le sens échappe à la traduction.

Pogner alors prend la parole pour rappeler de quelle importance est la fête qui doit les réunir le lendemain, jour de la Saint-Jean. Des prix sont réservés aux vainqueurs du concours de chant, et lui, Pogner, voulant réagir contre la réputation d’avarice que l’on fait dans toute l’Allemagne à la bourgeoisie, voulant prouver qu’il ne met rien au-dessus de l’art, a décidé que ce qu’il offrirait comme prix au triomphateur, ce serait son trésor le plus précieux, sa fille unique, Eva, avec tout le bien constituant son avoir. Une seule restriction est faite à cet engagement : Eva sera libre de refuser le vainqueur s’il ne lui plaît pas ; mais elle ne pourra toutefois pas choisir un époux en dehors de la corporation des Maîtres Chanteurs.

Sur ce discours de Pogner, une foule de discussions s’élèvent, accompagnées des acclamations bruyantes des apprentis, heureux de manifester d’une façon tapageuse. Les uns approuvent l’orfèvre, d’autres critiquent son idée : parmi ceux-ci Beckmesser, qui, se croyant sûr de la victoire, sent combien cette condition dernière lui sera défavorable. Hans Sachs propose de joindre le jugement du peuple à celui des Maîtres, certain que, dans son simple bon sens, il saura donner de sages avis et se trouvera tout naturellement d’accord avec le sentiment de la jeune fille ; les apprentis applaudissent bruyamment à cette motion, mais plusieurs des Maîtres repoussent l’idée, ne voulant pas laisser le vulgaire s’immiscer dans leurs affaires. L’orfèvre ayant fait comprendre à Sachs combien de complications entraînerait cette nouvelle clause, il y renonce avec sa caractéristique bonne grâce. Une petite escarmouche a lieu alors entre le cordonnier et Beckmesser ; ce dernier, ayant voulu ridiculiser l’excellent Hans, s’entend dire par lui qu’ils sont trop vieux tous deux pour aspirer à la main de la jeune fille, ce qui vexe fort le grotesque personnage.

Enfin l’effervescence se calme, et Pogner présente à ses collègues le jeune chevalier, de la noblesse et de l’honorabilité duquel il se porte garant, qui demande à subir l’épreuve de Maîtrise. Beckmesser, voulant créer des difficultés à celui chez qui il pressent un rival, essaye d’ajourner l’examen ; mais les Maîtres passent outre et se préparent à écouter le candidat, lui demandant tout d’abord quel est l’artiste dont il a reçu les précieuses leçons.

Walther a étudié la poésie, dit-il, dans le silence des longues veillées d’hiver, en relisant cent fois le bouquin poudreux d’un des plus célèbres Minnesingers de l’Allemagne ; c’est donc ce vieux maître qui lui a enseigné l’art poétique. Quant à la musique, il l’a apprise en entendant chanter les oiseaux des bois, alors qu’au printemps la nature, débarrassée des frimas, s’éveille au souffle embaumé du renouveau.

Sur ces explications, les discussions recommencent. Les uns, Beckmesser en tête, qui n’a cessé de ricaner pendant les réponses du gentilhomme, déclarent les prétentions de Walther absurdes ; d’autres, aux idées artistiques plus larges, comme Vogelgesang, Pogner et Sachs, préjugent mieux du jeune candidat et décident la corporation à l’entendre. Walther accepte l’examen, et, pour gagner le bien précieux auquel il aspire, il tâchera de traduire poétiquement et mélodiquement les souvenirs de son enfance : il chantera sous l’invocation de l’Amour dans lequel il a mis toute son espérance. Beckmesser est désigné comme a marqueur » ; c’est lui qui s’enfermera dans la chaire entourée de rideaux apportée tout à l’heure par les apprentis, pour inscrire sur le tableau noir les fautes de l’aspirant ; il s’installe dans son tribunal, après avoir souhaité la meilleure chance à son rival, accompagnant ce souhait d’une grimace ironique et mauvaise.

Walther se recueille un moment, tandis qu’un des Maîtres, Kothner, qui s’est fait apporter par les apprentis un grand tableau accroché à la muraille, lui lit les règles de la tablature qu’il va avoir à appliquer s’il veut être reçu ; puis il monte dans la chaire réservée aux candidats, et, après avoir évoqué la gracieuse image d’Eva pour se donner du courage, il entonne la première strophe de son poème musical, dont il fait un hymne à la nature, au printeujps et à l’amour.

Pendant qu’il dit le premier couplet, on entend s’agiter Beckmesser dans la loge du juge et marquer avec rage les fautes sur le tableau noir. Le gentilhomme, un instant troublé, se remet et poursuit la deuxième strophe ; mais le greffier, sans lui laisser le temps d’entamer la troisième, ouvre les rideaux et déclare d’une voix criarde que le nombre des erreurs permises est de beaucoup dépassé, qu’il a perdu et n’a plus qu’à se retirer. Il montre alors à l’assemblée le tableau tellement criblé de l’ageurs coups de craie, que tous éclatent de rire. Le débat recommence alors, plus vif que jamais ; le jaloux greffier, triomphant, pérore au milieu de ses confrères, se moquant des efforts malheureux du jeune chevalier et ralliant à son avis tous les vieux Maîtres routiniers qui n’ont pas su comprendre quelle fraîche poésie émanait de l’œuvre de Walther ; de leur côté, les partisans du gentilhomme, Pogner et Sachs, défendent la forme nouvelle qu’il a adoptée ; Sachs réclame au moins pour son protégé que l’on veuille bien l’entendre jusqu’au bout : il a régulièrement le droit de terminer l’épreuve ; et d’ailleurs, ajoute le poète-cordonnier, est-il bien juste qu’il soit jugé par celui-là même qui est son rival en amour ?… À ces mots, le dépit de Beckmesser ne connaît plus de bornes. En vain Pogner veut-il calmer l’effervescence générale : la plupart des Maîtres prennent fait et cause contre Wallher, très énervé lui-même, et qui n’a guère pour le défendre que le bienveillant Sachs, dont l’âme d’artiste sympathise avec celle du jeune homme.

Beckmesser recommence avec un nouvel acharnement sa campagne de dénigrement ; tous se rangent de son côté, et c’est au milieu du tumulte général que Wallher, remontant à la tribune, entonne sa troisième et dernière strophe, dont il fait, dans l’excitation du désespoir, une critique amère à l’égard de ses persécuteurs.

Le bon Sachs admire la courageuse attitude du gentilhomme ; mais elle ne sert qu’à lui attirer plus encore le mécontentement des entêtés bourgeois, qui déclarent, à l’unanimité, qu’il a perdu, perdu sans appel. Tout le monde se sépare avec agitation. Les apprentis, se mêlant aux Maîtres, ajoutent encore au désordre et à la confusion. Ils entament de nouveau une ronde folle autour de la loge du marqueur et essayent d’entraîner dans leur sarabande Sachs, qui, resté enfin seul, témoigne par un geste expressif de toute sa déconvenue et de son découragement. Les assistants se dispersent.

2me  Acte.

Scène i. — La scène représente un côté de rue à Nuremberg, coupé au milieu par une ruelle qui va tourner à l’arrière-plan. Le coin qu’elle forme à droite est occupé par la maison de Pogner, riche habitation bourgeoise à laquelle on accède par quelques marches : en haut du perron, une porte à voussure avec des bancs de pierre. Devant la maison, un tilleul au milieu d’un massif d’arbustes, et devant le tilleul, un banc. Le coin de gauche est formé par la demeure, plus modeste, de Hans Sachs ; la porte de son atelier de cordonnier, divisée horizontalement en deux vantaux, ouvre directement sur la rue et est ombragée par un sureau touffu. La maison a, du côté de la ruelle, deux fenêtres, dont la première appartient à l’atelier, et la seconde à la chambre de l’apprenti David.

L’acte se passe pendant une belle soirée d’été, la nuit tombe peu à peu. David et d’autres apprentis ferment avec des volets les boutiques de leurs maîtres, tout en chantant et en célébrant d’avance la fête de la Saint-Jean qui doit avoir lieu le lendemain. Les garnements accompagnent de leurs lazzi leur camarade David en essayant d’imiter la voix de Madeleine, qui sort sans bruit de la maison de l’orfèvre, un panier au bras, et appelle à voix basse son amoureux, à qui elle apporte des friandises, mais auquel elle veut avant tout demander des nouvelles de l’examen de chant qui a eu lieu le matin. Le chevalier est-il sorti victorieux de l’épreuve ? Sur la réponse négative de David, elle lui retire vivement le panier, dans lequel il plongeait déjà : il n’y a pas de récompense pour le porteur de mauvaises nouvelles ; et elle rentre à la maison en manifestant sa désolation par des gestes expressifs. Les apprentis, qui avaient suivi la scène de loin, se rapprochent de leur camarade penaud, qu’ils félicitent de la bonne fortune qu’il a d’épouser une vieille fille, et dansent autour de lui ; David, furieux, va leur distribuer des coups, lorsque Sachs, sortant de sa boutique, demande la raison de tout ce bruit et renvoie dans sa chambre le jeune batailleur, qui, en punition de sa mutinerie, ira dormir sans avoir sa leçon de chant. Tandis qu’ils rentrent tous deux, les apprentis se dispersent, et l’on voit apparaître du côté de la ruelle Eva revenant de la promenade, appuyée sur le bras de son père.

Scène ii. — Pogner, secrètement préoccupé du concours du lendemain, du sort de sa fille, voudrait causer avec son ami Sachs, et regarde par la fente du volet si le cordonnier est encore éveillé ; la jeune fille, soucieuse aussi, sans en rien vouloir laisser paraître, garde le silence. Elle espère vaguement pour le soir même la visite de celui qu’elle aime et dont elle n’a pas eu de nouvelles depuis le matin ; aussi ne prête-t-elle qu’une oreille distraite aux propos de son père, voulant l’entretenir du tournoi qui se prépare et dont elle sera l’héroïne ; elle insiste pour quitter le banc où ils sont assis et pour regagner la maison.

Pogner passe le premier, et la jeune fille, restée sur le seuil, échange rapidement quelques mots à voix basse avec sa nourrice qui la guettait. Elle apprend de Madeleine l’échec du gentilhomme et forme le projet d’aller en cachette, après souper, demander de plus amples informations à son vieil ami Sachs. Madeleine a encore un message pour elle, de Beckmesser ; mais celui-là lui importe peu : Eva n’en prend pas note et remonte à son tour chez elle.

Scène iii. — Sachs, après avoir adressé à son apprenti quelques paroles de morale sur sa turbulence, lui fait installer près de la porte l’établi et l’escabeau et l’envoie dormir. Quant à lui, il s’installe avec l’intention d’avancer son ouvrage ; mais, à peine seul, sa rêverie l’envahit malgré lui ; il quitte son travail, et, s’accoudant au vantail de la porte, il donne le vol à ses pensées, qui se reportent sur l’épreuve du matin : Quelle poésie dans ce chant, formé cependant contre toutes les règles reçues ! comme cet hymne au printemps était nouveau, plein de fraîcheur ! comme il émanait d’une âme d’artiste, et qu’il a su gagner le cœur du bon Sachs !

Scène iv. — Pendant qu’il devise ainsi avec lui-même, Eva, qui est sortie de sa demeure, s’est approchée de la porte de l’atelier, regardant de tous côtés si on ne l’a pas aperçue ; elle souhaite le bonsoir à son vieil ami, et, s’asseyant près de lui sur le banc de pierre, elle cherche à amener la conversation sur le sujet qui la préoccupe tant : le concours du lendemain dont elle doit être la récompense. — Qui prendra part à ce concours, se demande-t-elle ? Le poète-cordonnier, qui a le grade voulu pour tenter l’épreuve, n’aura-t-il pas l’idée de se mettre sur les rangs ? — Elle l’interroge d’une manière détournée, mais est bientôt rassurée : l’excellent Sachs l’aime comme une enfant qu’il a vue naître, mais ne prendra pas pour femme une aussi jeune fille : ce serait folie de sa part ; d’ailleurs, n’a-t-il pas été marié et père de famille déjà ?… Et il repousse l’idée sur laquelle Eva insiste, et qui lui tient peut-être plus au cœur qu’il ne voudrait se l’avouer à lui-même. — N’a-t-il pas alors le projet de favoriser Beckmesser ? — Non encore, répond le digne homme, qui voit fort bien où veut en venir la fine mouche ; aussi quand, après quelques nouveaux détours, elle arrive à parler de l’examen du matin, demandant qui s’y présentait, ne peut-il s’empêcher, en songeant à l’amour fraîchement éclos dans ce jeune cœur qu’il chérit à son insu et qu’on ne lui donnera jamais, d’avoir un moment de tristesse, et se fait-il, malgré toute sa bonhomie, un malin plaisir de critiquer le chant qu’a produit Walther, en assurant que le jeune chevalier, avec ses idées baroques et nouvelles, n’arrivera jamais à rien et peut, dès à présent, renoncer pour toujours à l’espoir d’obtenir le grade de Maître.

Eva, à ces mots, ne peut retenir son dépit ; elle se lève vivement en déclarant que si Walther ne trouve pas grâce auprès des pédants routiniers de Nuremberg, il sera certainement apprécié ailleurs près des cœurs chauds, ardents et accessibles au progrès. Puis, sans plus attendre, elle s’éloigne avec Madeleine, qui est venue l’appeler à voix basse.

Le bon Sachs, à qui l’attitude de sa jeune amie a appris ce qu’il voulait savoir, la suit d’un regard pensif en la voyant partir boudeuse, et se promet généreusement de protéger de tout son pouvoir ses innocentes amours. Il s’occupe alors à fermer le vantail supérieur de sa porte, qui ne laisse plus passer qu’un mince filet de lumière pendant que les deux femmes, retirées à l’écart, discutent vivement à mi-voix. Madeleine essaye de faire rentrer Eva, que son père a appelée à plusieurs reprises ; mais la jeune fille est décidée à attendre sur la place le chevalier, qui ne peut manquer de venir et auquel elle veut absolument parler. La nourrice lui transmet alors le message de Beckmesser : ce ridicule soupirant demande à faire entendre à sa belle le chant avec lequel il concourra le lendemain, et qu’il va venir débiter avec accompagnement de luth sous ses fenêtres, ce soir même, pour le soumettre à son approbation. Eva, voulant se débarrasser de lui, envoie Madeleine se poster au balcon à sa place, à la grande désolation de la gouvernante, qui craint d’exciter ainsi la jalousie de David. Mais Eva n’écoute rien ; elle pousse sa compagne dans la maison, d’où Pogner ne cesse de l’appeler, et reste, malgré Madeleine qui cherche à l’entraîner aussi, sur le seuil, prêtant l’oreille à un bruit de pas qui annonce sans doute la venue tant désirée de Walther.

Scène v. — C’est en effet le jeune chevalier qui arrive par la ruelle. Eva se précipite à sa rencontre et lui déclare, très exaltée, que, quoi qu’il advienne, c’est lui qu’elle choisit, envers et contre tous, comme compagnon et comme époux. Walther, encore ému et indigné de son échec du matin, raconte à son amie avec quel mépris ces Maîtres arriérés l’ont accueilli, lui qui, plein de courage, réconforté par son amour, s’était prêté à leurs épreuves. Aussi voit-il bien que jamais il n’acquerra ce titre, condition indispensable, d’après la volonté de l’orfèvre, pour obtenir la main d’Eva ; une seule ressource leur reste, s’ils veulent être l’un à l’autre : c’est de fuir ensemble, de conquérir la liberté… Dans sa fièvre et son excitation, il croit entendre les railleries des Maîtres le poursuivant encore et proclamant leurs prétentions sur sa bien-aimée ; farouche, il met la main sur la garde de son épée ; mais le bruit lointain qu’il a entendu, c’est seulement la trompe du veilleur de nuit qui fait sa ronde et invite au repos les habitants de la ville. Les deux amoureux n’ont que le temps de se dissimuler à sa vue : Eva disparaît dans l’intérieur de la maison avec Madeleine, qui est revenue la chercher, et Walther se blottit derrière le tilleul pendant que Sachs, qui a surpris leur conversation, ouvre un peu plus sa porte et baisse sa lampe pour continuer d’observer sans être aperçu, se promettant bien de surveiller les deux imprudents et de les empêcher de commettre leur folie.

Le veilleur s’est éloigné, et Walther sort de sa retraite, attendant avec anxiété le retour d’Eva. Elle reparaît bientôt, affublée des vêtements de sa nourrice, qu’elle a pris pour se mieux cacher. Elle indique déjà à son ami le chemin par lequel ils vont fuir, lorsque Sachs, qui les guettait de l’intérieur de sa boutique, projette vivement sur eux la lumière de sa lampe à travers la porte grande ouverte.

Scène vi. — Les deux fugitifs ainsi éclairés ne savent à quoi se résoudre : prendre par la rue, c’est risquer de rencontrer le veilleur ; s’aventurer dans la ruelle sous les regards du cordonnier est impossible. Walther veut aller éteindre la lampe du voisin gênant, mais apprend avec étonnemeat qu’il n’est autre que ce Sachs qui l’a si bien défendu le matin même et qui, lui dit Eva, le dénigre maintenant tout comme les autres.

Sur ces entrefaites se présente pour eux une nouvelle difficulté, sous les traits disgracieux de Beckmesser venant donner sa sérénade. L’irritation du chevalier redouble en reconnaissant son ennemi déclaré ; mais Eva le calme en l’assurant que le personnage ridicule ne saurait rester longtemps là et partira une fois sa chanson chantée. Elle entraîne son ami vers le banc, et ils se cachent tous deux derrière le buisson.

Sachs, qui, à l’arrivée de Beckmesser, avait détourné sa lampe, projette de nouveau sa lumière dans la rue au moment où le greffier commence à accorder son luth pour chanter, et, s’installant à son établi, il entonne à tue-tête un chant populaire, tout en tapant à coups redoublés sur sa forme. Le grotesque Beckmesser, furieux, cherche cependant à faire bonne contenance et entame la conversation avec Sachs pour arriver à le faire taire et chanter à son tour ; mais le malicieux cordonnier ne se prête nullement à ses combinaisons ; il feint de croire que Beckmesser est venu le presser pour la livraison d’une paire de souliers, et se met à y travailler avec ardeur, en redoublant son vacarme. Le chant qu’il a choisi a pour but d’exaspérer l’horrible greffier, dont la fureur augmente d’une réjouissante façon, et de prévenir Walther et Eva qu’un ami est au courant de leur escapade et saura se mettre en travers de leur projet insensé. La jeune fille est désolée et a toutes les peines du monde à calmer l’irritation du chevalier, quand, par une heureuse diversion, la fenêtre d’Eva s’ouvre doucement et laisse apercevoir, confuse, une forme féminine qui n’est autre que Madeleine vêtue des vêtements de sa maîtresse. Ce tour joué à son prétentieux rival amuse Walther, qui maintenant suit la scène avec intérêt. Beckmesser, se croyant en présence de la bien-aimée, veut absolument lui roucouler sa mélodie ; aussi prend-il comme prétexte qu’il est venu la chanter à Sachs pour avoir son avis ; mais le rusé Hans décline toute compétence et s’acharne bruyamment sur les souliers du greffier, qui semblent concentrer entièrement son intérêt. Beckmesser insiste, s’emporte ; Sachs, sous une apparente naïveté, continue imperturbablement ses taquineries et s’entête à ne pas vouloir lâcher son assourdissant travail. La situation s’éternise de la façon la plus comique ; le greffier est sur les épines : pourvu qu’Eva impatientée ne quitte pas la fenêtre !… Enfin ils finissent par s’entendre tant bien que mal : Beckmesser, vaincu par la ténacité bonasse du cordonnier, accepte en soupirant d’être jugé par Hans, qui ne laissera pas pour cela ses chers souliers et marquera les fautes du poète en enfonçant à coups de marteau les clous dans les semelles. Le chanteur se place bien en vue de la fenêtre d’Eva qui s’est ouverte toute grande, et commence, après avoir préludé sur le luth que, dans sa fureur, il a accordé faux, son premier couplet, bientôt interrompu par un, puis par deux, trois coups. Il se retourne sans bruit, mais furieux, contre ce nouveau marqueur, qui l’arrête à chaque instant par des observations sur ses vers et finit par l’en gager tranquillement à recommencer de nouveau son chant. Dans ce chant, il célèbre la journée qui va bientôt se lever, le concours qui va avoir lieu, et la belle jeune fille qui en sera le prix. Au fur et à mesure que son œuvre se déroule, les coups de marteau de Sachs redoublent, s’accélèrent, se précipitent. À chacun d’eux, Beckmesser fait une grimace significative et, pour tâcher de les étouffer, il chante de plus en plus fort, donnant ainsi à son morceau, qu’il voulait langoureux et expressif, une allure bruyante, saccadée et tout à fait ridicule. Sachs alors lui demande, avec le plus grand sérieux, s’il a fini sa chanson : pour lui, Sachs, il a terminé son travail, grâce aux nombreuses fautes qu’il a eu à marquer ; puis, lui donnant en deux mots son appréciation peu flatteuse sur son œuvre poétique, il lui éclate de rire au nez et lui tourne le dos. Beckmesser exaspéré, mais qui n’en veut pas démordre, continue à chanter sous les fenêtres de sa belle, bien que celle-ci se soit retirée avec un geste de désapprobation ; il crie à tue-tête d’une voix de fausset et fait un tel bruit que les voisins réveillés commencent à se montrer aux fenêtres. David paraît comme les autres et, croyant comprendre que c’est à Madeleine, qu’il reconnaît de loin, que s’adresse la sérénade, il bondit dans la rue, un gourdin à la main, et, fondant sur le greffier, lui brise son luth et lui administre une volée qui continuera pendant toute la scène suivante. Les habitants du quartier descendent alors dans la rue à moitié endormis, et, sous prétexte de séparer les deux combattants, se querellent entre eux. Les apprentis accourent de toutes parts, enchantés de compliquer le tumulte, puis les compagnons tisserands, corroyeurs, bouchers, potiers, etc., etc. ; les Maîtres et les bourgeois de la ville, attirés par le bruit, arrivent à leur tour ; chacun se dispute et bataille avec son voisin : les femmes s’en mêlent en reconnaissant leurs maris, leurs frères ; la bagarre est à son combl», le tumulte général, tout le monde crie, est excité, on ne voit de tous côtés que nez qui saignent et yeux pochés. Madeleine, de sa fenêtre, est arrivée à faire lâcher prise à David, qui tapait toujours sur Beckmesser ; mais Pogner, qui croit voir en elle Eva, dont elle a les vêtements, la fait rentrer dans la maison et lui enjoint de se tenir tranquille, puis il descend au rez-de-chaussée et paraît sur le seuil de sa porte. Depuis le commencement de la bagarre, Eva et Walther, pleins d’inquiétude, sont restés blottis sous le tilleul ; mais, profitant du tumulte général, ils songent de nouveau à la fuite ; le chevalier s’avance l’épée à la main, suivi de sa compagne, pour se frayer un chemin parmi la foule à la faveur de la nuit, car la lampe du cordonnier n’éclaire plus la scène ; mais Sachs, qui n’a cessé de surveiller les tourtereaux et vient de faire lâcher prise à David en l’envoyant d’un coup de pied rouler dans la boutique, tandis que Beckmesser tout éclopé s’enfuit au plus vite, Sachs s’avance au milieu de la rue et pousse Eva vers sa maison, où l’orfèvre, croyant reconnaître Madelon, la reçoit et l’enferme vivement ; Hans alors saisit Walther par le bras et l’entraîne dans sa boutique, dont il ferme la porte derrière lui. À ce moment, les compagnes des belligérants ont l’idée, pour calmer ces furieux, de les arroser d’eau en criant : « Au feu ! » La déroute alors commence ; puis on entend au loin la trompe du veilleur de nuit qui se rapproche peu à peu ; les bourgeois, compagnons et apprentis prennent peur, se dispersent en un clin d’oeil et disparaissent dans leurs maisons, dont ils ferment rapidement fenêtres et portes, de sorte que, quand le veilleur arrive sur la place pour inviter les habitants au repos, le quartier a repris son calme accoutumé ; le bonhomme, croyant avoir rêvé lorsqu’il a entendu les échos lointains de la bataille, se frotte les yeux et ne trouve plus qu’une ville endormie dans la superbe clarté de la lune qui vient de se lever.

3me  Acte.

Scène i. — Nous entrons maintenant dans l’atelier de Sachs. Au fond, la porte de la rue, dont le panneau supérieur est ouvert. À gauche, une fenêtre garnie de pots de fleurs et donnant sur la ruelle ; à droite, une porte ouvrant sur un cabinet.

Le cordonnier est assis dans un grand fauteuil près de la fenêtre, éclairé par les rayons d’un soleil matinal ; il est absorbé dans la lecture d’un gros in-folio qu’il tient sur ses genoux, et n’entend pas arriver son apprenti, qui, de la rue, avance la tête avec précaution et jette un regard dans la pièce, puis, se voyant inaperçu, entre sur la pointe des pieds et dépose doucement derrière l’établi un panier qu’il avait au bras. Il en examine avec curiosité le contenu et en tire successivement des fleurs, des rubans, puis un gâteau et un saucisson, qu’il se dispose à entamer, lorsque, au bruit que fait Sachs en tournant une feuille de son livre, il tressaute et cache vivement ses richesses. Puis, redoutant la colère de son maître à l’égard de sa pétulante conduite de la nuit dernière, il entame sa justification en un flot de paroles que Sachs, toujours à sa lecture, n’entend pas. David, pénétré de son sujet, continue à plaider sa propre cause avec une ardeur touchante et comique à la fois, jetant de temps à autre un regard expressif et inquiet sur ses provisions, pour lesquelles il tremble. Le bon poète ferme enfin son livre et, sortant peu à peu de sa rêverie, est tout étonné de voir à ses genoux David, que la frayeur a fait trébucher et qui le regarde craintivement. Sachs, apercevant les fleurs et les rubans, se met à deviser, tranquillement et sans courroux, au grand plaisir de David, de la fête qui se prépare, et fait réciter à son élève sa leçon, le verset sur la Saint-Jean. Le jeune homme, dans son trouble, débite les paroles du verset sur l’air de la ridicule sérénade de Beckmesser, puis, à un signe d’étonnement de Sachs, il reprend dans le ton juste, cette fois, son cantique, qui a pour sujet le baptême d’un enfant de Nuremberg transporté sur les rives du Jourdain et nommé Johannès en latin ou Hans en allemand ; cette transition amène le chanteur à souhaiter la fête de son maître, en lui offrant avec élan les fleurs et friandises qu’il a dans son panier ; il termine en formant le vœu que Sachs, triomphant au concours et obtenant la main d’Eva, orne ainsi sa maison d’un gracieux visage qui y amènerait la gaieté. L’excellent homme lui répond doucement, mais d’une façon réservée, en ne lui livrant pas le fond intime de ses pensées, pensées tristes de renoncement à un bonheur entrevu et que, dans son courageux bon sens, il ne s’est jamais avouées à lui-même, et il l’envoie se parer pour la fête dont l’heure approche. David, tout ému et heureux d’avoir esquivé sa réprimande, baise avec respect la main de son maître et entre dans sa chambre, pendant que le poète-philosophe reprend le fil de sa rêverie, tenant toujours son in-folio sur les genoux. Il médite profondément sur la nature humaine, si prompte, hélas ! à la méchanceté, à la querelle. Comme un rien suffit à déchaîner les passions, à faire s’entrechoquer les hommes ! Pourquoi ces placides habitants de Nuremberg étaient-ils aussi enragés la nuit dernière ? Une cause inconnue, puérile à coup sûr, les a déchaînés les uns contre les autres : les effluves d’un sureau en fleur, l’intention malicieuse d’un kobold, la lourdeur de l’air en cette nuit de Saint-Jean peut-être ?… Cette idée de la Saint-Jean qui surgit tout à coup dans son cerveau lui rappelle qu’il a une tâche à accomplir en ce jour maintenant arrivé. Il s’agit de manœuvrer habilement et de mettre tout en jeu pour aboutir au bonheur des deux enfants dont il protège les amours.

Scène ii. — À ce moment la porte du cabinet s’ouvre et livre passage à Walther, qui reste un instant immobile à contempler Sachs ; celui-ci se retourne et laisse glisser l’in-folio de ses genoux à terre.

Walther, qui a reçu une cordiale hospitalité de son protecteur, a passé sous son toit une nuit réconfortante et réparatrice, pendant laquelle il a fait un rêve d’une idéale beauté. Hans l’invite alors à prendre ce rêve comme base de son Chant de Concours : car il veut lui voir tenter l’aventure, malgré sa déconvenue de la veille. Il ne faut pas garder rancune à d’honnêtes gens qui ont pu se tromper en toute sincérité et ont été un peu troublés par la forme nouvelle et impétueuse du lied qu’on leur présentait. Sachs ne perd nullement espoir de voir son protégé réussir ; sans cela n’aurait-il pas été le premier à favoriser la fuite et l’union des deux amoureux ? Allons, vite au travail, et que Walther compose un beau chant de Maître.

Mais d’abord, qu’entend-on par chant de Maître ? réplique le gentilhomme ; à quoi servent ces règles étroites qu’ils prétendent imposer à tous ? Le génie peut-il s’accommoder ainsi des entraves que l’on met à son essor ? — Certes, lui dit le bon Sachs, au printemps de la vie, alors que toute l’ardeur, la sève de la jeunesse affluent au cœur, au cerveau, le génie peut se passer des règles et réussit souvent sans leur secours à produire une œuvre belle et forte ; mais quand les ans, quand la vie avec son cortège de tristesses, ont glacé cet élan, refroidi ces ardeurs, celui qui n’est plus guidé par l’enthousiasme et par les illusions juvéniles ne saura rien créer s’il ne peut s’appuyer sur la science ; ceux qui se sont donné la peine de formuler, de grouper ces règles, ont été justement des hommes éprouvés par les misères de la vie et qui se sont rendu compte de la nécessité d’un tel soutien. Et Sachs, après une mélancolique allusion à son propre état d’âme, termine en engageant le jeune chevalier à commencer sans retard son travail ; il racontera son rêve, qui lui servira de base, de sujet, et son maître lui enseignera par quels procédés le mettre d’accord avec les règles des Maîtres Chanteurs, de façon à ce qu’il puisse être approuvé et couronné par eux.

Walther, dans une première strophe, chante d’abord, recueillant ses souvenirs, un merveilleux jardin parfumé des plus suaves senteurs et s’ouvrant à lui dans la clarté d’une aube éclatante.

À merveille, lui dit Sachs, qui l’engage à composer immédiatement la deuxième strophe, pour que la similitude soit parfaite. Walther continue, en un second couplet, à dépeindre le jardin enchanteur, puis, sur les conseils de son professeur, ajoute la conclusion, dans laquelle il célèbre une beauté radieuse qui s’offre à ses regards enivrés et le mène vers l’arbre de la vie. Sachs, ému de la poésie qui se dégage du premier bar[1], invite le jeune poète à en composer un deuxième, dans lequel Walther met encore toute son âme. Il en faudrait un troisième ; mais le chevalier saura bien l’édifier au moment même du concours ; il s’agit pour l’instant d’aller revêtir ses vêtements de fête, car l’instant solennel approche. Sachs, plein de confiance sur l’heureuse issue de l’épreuve que va aborder son protégé, lui ouvre la porte de la chambre et le fait passer, avec un air de grande déférence.

Scène iii. — Beckmesser paraît alors à la fenêtre et, ne voyant personne, se risque à entrer. Il est en grande toilette, mais a une démarche piteuse, qui se ressent encore de la volée que lui a administrée David la veille. Il boite, se frictionne les membres et paraît furieux ; il fait des gestes de colère en regardant la maison de Pogner et la fenêtre d’Eva, puis il va et vient, et tout à coup s’arrête en apercevant sur l’établi le papier sur lequel Sachs vient de griffonner la composition de Walther. Il la parcourt indiscrètement et laisse éclater sa fureur, croyant que le cordonnier est l’auteur pour son propre compte de cet essai poétique. Puis il cache précipitamment le papier dans sa poche, car il entend s’ouvrir la porte de la chambre ; c’est Hans qui arrive, paré aussi de ses habits de fête et qui, paraissant heureusement surpris de sa visite, lui demande, sur un ton de malicieux empressement, comment il se trouve des souliers terminés et livrés la veille. Hélas ! les semelles qui ont servi de cible aux coups du marqueur improvisé sont bien minces et ne préservent guère leur propriétaire des cailloux du chemin ; mais c’est bien de cela vraiment qu’il s’agit ! Le greffier déclare à Sachs qu’il voit clair maintenant dans son jeu et lui revaudra quelque jour sa traîtresse plaisanterie de la veille, plaisanterie destinée à le ruiner, lui, Beckmesser, dans l’esprit de la jolie Eva, et au contraire à servir les projets ambitieux du cordonnier près de celle dont il convoite et la personne et la richesse. Sachs a beau protester de son innocence et de son peu de prétentions sur la jeune fille, le greffier refuse de le croire et, voulant le confondre, lire de sa poche le feuillet sur lequel est écrite l’ébauche du morceau de Walther et le lui présente. Le cordonnier raille le vilain personnage sur le procédé peu délicat dont il vient d’user en dérobant cet essai poétique ; et, pour lui prouver le peu de cas qu’il fait de ce chiffon de papier, il le lui abandonne. Beckmesser est surpris et ravi de posséder une poésie de Sachs pour lui servir de Chant de Concours : quelle aubaine ! Il change absolument d’allure envers celui qu’il vient d’injurier si violemment, et, après s’être assuré que le morceau lui est bien donné en toute propriété, que Sachs n’en revendiquera jamais la paternité, il se fait bonhomme, patelin, flatteur, et s’en va, toujours clopin-clopant, mais triomphant, persuadé que son talent personnel de musicien, uni au travail de Sachs, lui vaudra haut la main le prix qu’il ambitionne et qu’aucun rival ne saurait lui disputer. Sachs le suit du regard en souriant et en songeant que l’acte indiscret de cette nature basse et vile va servir merveilleusement ses projets.

Scène iv. — À peine Beckmesser a-t-il le dos tourné que la mignonne Eva, exquise dans sa blanche toilette de fiancée, paraît à l’entrée de la boutique ; elle vient sous prétexte de montrer à son vieil ami les souliers qu’il lui a faits et qui, prétend-elle, ne lui vont pas et la blessent. Le bon Sachs comprend fort bien le manège de la rusée, mais feint de ne pas s’en apercevoir, non plus que du cri qu’étouffe la jeune fille à l’arrivée de Walther, qui se montre sur le seuil de la porte, vêtu d’un brillant costume ; Walther reste en extase devant la blonde beauté qui s’offre à ses regards. Sachs, oui tourne le dos, semble toujours absorbé dans l’examen du fin soulier ; il l’enlève, pour l’arranger, du pied de sa jeune amie, se dirige vers l’établi comme s’il n’avait rien vu, et philosophe tout en travaillant ; il exprime le plaisir qu’il aurait si, pendant qu’il accomplit sa besogne, quelqu’un voulait lui chanter de poétiques couplets. Qu’il en a entendu de jolis tout à l’heure et qu’il voudrait en connaître la suite ! Walther, qui a compris l’invite, se met à chanter le troisième bar de son Morceau de Concours, qui traite, comme les autres, de son amour, et de son culte pour l’objet de sa passion. Sachs, qui s’est occupé tout le temps de son travail, rapporte les chaussures et les remet à Eva, restée jusqu’ici immobile et comme en extase. Elle comprend alors ce qui vient de se passer ; troublée par cette musique si poétique, par la délicate bonté de son noble ami, par son dévouement à leur cause, vaincue par l’émotion, elle éclate en sanglots et tombe dans les bras de Sachs, qu’elle presse sur son cœur, tandis que Walther, s’approchant aussi, serre les mains de l’homme excellent qui a tant fait pour lui. Hans, pour cacher l’attendrissement qui le gagne, lui aussi, se livre, moitié riant, à quelques considérations plaisantes sur son difficile métier de cordonnier… et de confident de jeunes filles qui cherchent des maris ; puis, pour pouvoir laisser seuls les deux tourtereaux, il feint de chercher David ; mais Eva le retient ; elle veut lui exprimer toute la reconnaissance dont son cœur déborde et toute l’affection qu’elle éprouve pour lui, affection qui lui aurait fait le choisir pour époux si un autre amour plus violent n’avait pris place en son cœur. Le bon Sachs repousse cette pensée : s’il l’a eue un instant, la triste histoire de Tristan et Iseult et du roi Marke lui a servi d’exemple et l’a empêché de s’égarer dans un rêve téméraire. Il ne s’appesantit pas sur ces pensers dangereux et appelle vivement Madeleine, qui, en habits de fête, rôde autour de la maison, puis David, paré aussi, et propose de procéder au baptême du mode nouveau qui vient de naître de la poétique imagination du jeune chevalier. Il s’en déclare le parrain, désigne Eva comme marraine et David pour témoin ; mais, comme un Apprenti ne saurait être appelé à une telle dignité, il confère de suite à son élève le grade de Compagnon et lui donne, à la grande joie du jeune homme, l’accolade, sous la forme d’un vigoureux soufflet. Puis il offre à son filleul tous ses vœux de réussite, qu’il aurait voulu formuler dans une joyeuse chanson, si son pauvre cœur, un peu meurtri par toutes les luttes qu’il vient de soutenir, lui en avait laissé les moyens.

Eva et Walther unissent leurs voix et leurs vœux pour le prochain succès, qui les comblerait de bonheur. David et Madeleine, tout heureux de voir leurs affaires de cœur en si bon chemin, grâce au grade auquel vient d’être élevé le nouveau Compagnon, se mêlent à l’allégresse générale.

Tandis qu’Eva se rend chez son père afin de l’engager au départ pour la prairie où doit avoir lieu le Concours, et que David ferme les volets de la maison de Sachs, l’orchestre passe à un air joyeux, qui se résout en un rythme de marche, et le rideau se referme rapidement.

Scène v. — Quand il s’ouvre de nouveau, la scène représente la prairie à travers laquelle serpente la Pegnitz ; et on aperçoit dans le lointain la ville de Nuremberg ; le paysage est animé par des tentes sous lesquelles on vend des rafraîchissements, et par un va-et-vient continuel de bateaux qui déposent sur la rive les bourgeois et leurs familles en grande toilette. Sur le côté droit, une estrade, déjà pavoisée de trois côtés avec les bannières des corporations, est dressée et garnie de bancs. Les apprentis des Maîtres Chanteurs, en vêtements de fêtes, remplissent les fonctions de commissaires et font les honneurs aux nouveaux arrivants ; ils conduisent et font placer les corporations, parmi lesquelles on remarque surtout : les Cordonniers, qui chantent un couplet en l’honneur de saint Grépin, lequel volait le cuir pour faire des souliers aux pauvres ; puis, précédés des fifres et des fabricants d’instruments de musique pour les enfants, les Tailleurs, qui proclament, en un joyeux chant, la bravoure et la ruse d’un des leurs qui sut sauver la ville des attaques de l’ennemi en s’affublant de la peau d’un bouc. Les Boulangers succèdent ensuite aux tailleurs, vantant l’utilité de leur métier, sans lequel on mourrait de faim ; mais ils sont interrompus par l’arrivée d’une nacelle pavoisée et chargée de gracieuses jeunes paysannes, au-devant desquelles se précipitent, pour les aider à débarquer, les Compagnons et les Apprentis ; ces derniers l’emportent auprès des nouvelles venues, qu’ils entraînent pour les soustraire aux Compagnons et avec lesquelles ils se mettent à valser. David, qui fait partie de la bande joyeuse, prend une belle fille par la taille et danse avec entrain, effarouché un instant par la menace que lui font ses camarades de l’arrivée de Madeleine.

Enfin, les Compagnons, qui étaient restés en observation au débarcadère, signalent l’approche des Maîtres Chanteurs. Chacun quitte précipitamment sa danseuse ; David, en prenant congé de la sienne, lui donne un baiser enthousiaste, et tout le monde se range sur la rive pour laisser passer les Maîtres qui se rendent en cortège jusqu’à l’estrade, ayant à leur tête Kothner portant la bannière, et Pogner qui tient Eva par la main. La jeune fille est suivie de compagnes richement parées aussi et de Madeleine. Le peuple salue avec joie la docte Corporation et agite les chapeaux sur son passage. Eva et son père vont occuper les places d’honneur sur l’estrade ; Kothner plante bien en vue la bannière des Maîtres Chanteurs, et les apprentis invitent l’assemblée au silence.

Sachs alors s’avance pour parler à la foule ; mais le peuple, à la vue de son poète aimé, celui qui sait si bien chanter ses souffrances et ses espérances, fait retentir de nouveau des exclamations enthousiastes et, avec une touchante spontanéité, entonne un beau chant que Hans a composé jadis et qui est dans toutes les mémoires comme dans tous les cœurs. Sachs, qui pendant tout le temps est resté perdu dans une lointaine rêverie, abaisse, ému, ses regards sur ses compatriotes et les remercie de leur accueil. Puis, s’adressant aux Maîtres, il leur rappelle combien est élevé le but du Concours qui va s’ouvrir et comme est précieux le Prix réservé au vainqueur. Il demande que tout poète ait le droit de se présenter librement et sans conditions, pouvu qu’il puisse justifier de son passé sans tache, qui sera une sûre garantie de bonheur pour l’adorable enfant qui constituera une si haute récompense. Pogner remercie en termes chaleureux l’ami qui a bien voulu se faire l’exact interprète de ses sentiments, puis Sachs désigne, pour subir le premier l’épreuve, Beckmesser, qui depuis un long moment déjà s’efforce en cachette d’apprendre par cœur la poésie dérobée chez le cordonnier, et, n’y parvenant pas, s’essuie le front en donnant les marques du plus comique désespoir.

Il quitte l’estrade des Maîtres et se hisse tant bien que mal sur le tertre couvert de gazon qui doit servir de chaire aux concurrents, aidé malicieusement par les Apprentis, qui se moquent de lui, le bousculent et le font trébucher, en riant sous cape. Le peuple, voyant paraître ce disgracieux personnage, exprime son étonnement et plaisante à voix basse, tandis que le candidat, après avoir fait à Eva une prétentieuse révérence, commence sur le thème de sa sérénade une adaptation de ce qu’il croit être les paroles du manuscrit dérobé ; mais la mémoire lui fait défaut, il s’embrouille, perd toute suite dans les idées et se met à débiter un flot de paroles incohérentes qui constituent les coq-à-l’âne les plus ridicules et exorbitants.

La foule stupéfaite commence à chuchoter ; lui cependant ne perd pas son aplomb ni sa prétention, et continue de plus belle, confondant, interposant ou dénaturant tous les mots de la poésie, formant ainsi des phrases extravagantes ; les chuchotements du peuple s’élèvent et finissent par se fondre en un bruyant éclat de rire. Le greffier ainsi bafoué se retourne furieux vers Sachs et le dénonce à tous comme un fourbe et un traître qui est l’auteur de cette œuvre grotesque. Hans ramasse avec calme les feuillets que Beckmesser a froissés et jetés à terre, et, déclarant qu’il n’est pour rien dans cette poésie, désigne, en montrant Walther, son véritable père ; à l’appui de son dire, il enjoint en même temps au jeune chevalier d’en donner la preuve en chantant sur les paroles de ce poème la mélodie qui a été faite pour l’accompagner. Il passe aux Maîtres le manuscrit, et Walther, qui s’est élancé d’un pas délibéré vers le tertre, commence son Chant, formé de trois strophes.

La première de ces strophes célèbre le jardin merveilleux, resplendissant à la lumière du matin, dans lequel lui est apparue la femme qu’il aime, son Eva, qui résume pour lui les délices du paradis. La deuxième chante l’onde pure et la source sacrée vers laquelle l’a guidé sa muse, l’envoyée du Parnasse. Enfin la troisième exalte à la fois l’amour et la poésie, puisque c’est sous les traits de la bien-aimée que s’est montrée à lui l’inspiratrice, la muse au front divin, et que la douce inoage d’Eva est inséparablement unie dans son âme à la première manifestation de génie quelle y a fait éclore.

Les Maîtres émus écoutent avec ravissement ; le peuple commence à manifester librement son admiration pour le jeune poète, et, sans attendre la décision du tribunal, proclame avec enthousiasme sa victoire. Les Maîtres sanctionnent alors le jugement de la foule et décernent le prix à Walther, au milieu de la joie générale. Eva, qui depuis le commencement a écouté avec extase le chant de son bien-aimé, s’avance radieuse au bord de l’estrade et dépose sur le front du vainqueur, agenouillé devant elle, une couronne de myrtes et de lauriers ; puis elle le conduit à son père, devant lequel ils s’inclinent tous les deux et qui étend ses mains pour les bénir.

La foule acclame Hans, qui a si judicieusement su comprendre et défendre le poète méconnu hier et admiré maintenant ; mais la tâche du bon Sachs n’est pas tout à fait terminée : le jeune vainqueur, peu soucieux de la Maîtrise que veut lui conférer Pogner, dédaigne de s’enrôler dans la phalange des Maîtres Chanteurs et refuse la chaîne ornée de l’image du roi David qui est l’insigne de l’ordre. Hans lui fait comprendre quelle serait son ingratitude s’il agissait ainsi envers ces hommes qui viennent de lui décerner le Prix si précieux à son bonheur ; il lui rappelle aussi tout le mérite qu’ils ont eu de conserver intactes les nobles traditions de l’art allemand, et termine en faisant un chaud panégyrique du génie et de l’art national, qu’il sent menacés par les vicissitudes que traverse l’Empire et qu’il recommande au patriotisme et à la fidélité de tous.

À ces mots, les exclamations du peuple recommencent, plus enthousiastes que jamais ; Eva prend la couronne du front de Walther pour la poser sur celui de Sachs ; les deux fiancés l’entourent à l’envi, pendant que Pogner, pour lui rendre hommage, fléchit le genou devant lui. Toutes les mains applaudissent, les chapeaux s’agitent, et le rideau se referme sur une véritable apothéose du poète populaire que les Maîtres Chanteurs, dans un élan général, semblent désigner comme leur chef à tous.

Il est facile de voir dans le sujet des « Maîtres Chanteurs » une sorte de pendant gai et comique au poème de Tannhauser ; ce qui était, d’ailleurs, dans la pensée de Wagner.



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  1. « Chaque chant de Maître ou Bar a sa mesure régulière… Un Bar comprend le plus souvent différentes strophes… Une strophe se compose ordinairement de deux Stollen qui se chantent sur la même mélodie. Un Stoll se compose d’un certain nombre de vers ; lorsqu’il est terminé, on l’indique par une croix. Vient ensuite l’Abgesang (l’envoi) ; il comprend aussi un certain nombre de vers, que toutefois l’on chante sur une autre mélodie. » (Wagenseil [1697].)