Le Voyage d’un homme heureux

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LE VOYAGE
D’UN
HOMME HEUREUX.

À MADAME DE COURBONNE.

Je n’ai pas oublié, madame, que vous m’avez permis de vous écrire, et véritablement vous m’avez accoutumé à tant de bonté et d’indulgence, que je serais bien ingrat et bien mal élevé si vous n’aviez pas au moins cette marque de mon souvenir et de mes respects. D’ailleurs j’ai été si heureux pendant ces deux dernières semaines, j’ai oublié si fort le travail et l’agitation de chaque jour, le midi de la France et l’Italie se sont emparés si complètement de mon ame et de mon cœur, qu’il faut absolument que je dise à ceux qui sont restés à la ville les heureuses et charmantes émotions de ce voyage. Donc je suis parti de Paris le 24 août, un peu bien triste il est vrai, car j’aime tant tous ceux que j’aime et je suis si bien le lendemain l’homme de la veille, que renoncer, même pour un mois, à mes amis, à mon travail, à mes beaux rêves, à ma douce flânerie à travers les émotions contemporaines, cela me coûte bien plus que je ne sais vous dire. Cependant nous voilà partis en toute hâte, tout d’un coup, sans plus de précautions, que le héros du Voyage sentimental. — Nous ferons notre valise en chemin et nous nous dirons adieu dans la forêt de Fontainebleau. — Adieu donc, et voilà la grande route qui s’empare de nous comme de sa proie. Nous marchons vite, à quatre chevaux et comme des gentilshommes en vacances, faisant claquer notre fouet, il fallait voir. Le mouvement, le bruit, la poussière, le soleil, les joyeux hennissemens du chemin, tout nous charme. Le plaisir d’aller tout droit devant soi, c’est si bon ! Voici déjà Fontainebleau, la ville royale ; nous saluons cet entassement de châteaux qui se prélassent dans leurs jardins français. Le soir venu, nous faisons halte dans une vieille auberge dont le jardin est entouré d’eaux murmurantes ; de la fenêtre encadrée de lierre, nous voyons passer dans la rue une nouvelle mariée du village ; cette nouvelle mariée, ce n’était rien moins qu’une jeune et belle personne parisienne, naguère encore l’honneur de l’Opéra, des Italiens, des bals et des fêtes, de tous les lieux où il s’agit d’être belle et parée, et qui, renonçant au monde, au Satan parisien, à ses pompes et à ses œuvres, venait d’épouser modestement le maître de poste de l’endroit, un beau jeune homme qui avait l’air de lui dire — Vous n’en serez pas fâchée, ma belle comtesse. Ainsi va le monde. Autrefois c’étaient les princes qui épousaient les bergères. La jeune et belle dame nous fait en passant un aimable sourire, nous vidons nos verres à sa santé, et puis en voiture ! Cependant le ciel s’était chargé d’orage ; dans le nuage grondeur brillait l’éclair innocent du mois d’août ; notre bonne hôtesse, qui nous avait adoptés parce qu’après tout elle nous avait trouvés faciles à vivre, nous disait : — Ne partez pas ! vous allez avoir la tempête ; restez ici cette nuit, vous partirez demain après l’orage. — Non pas demain, tout de suite ; Paris n’est pas déjà si loin qu’il ne puisse nous atteindre ; partons, car déjà il me semble que je vois s’allumer les lustres du théâtre ; il me semble que j’entends les accords de l’orchestre ; cette voix rauque qui gémit sous la porte cochère, n’est-ce pas, je vous prie, le tragédien qui déjà lance ses vers ? Partons donc, et vive l’orage !

Une seule lumière brillait dans cette profonde nuit, un seul bruit se faisait entendre, c’était la jeune Parisienne qui déjà préparait de son mieux toutes choses dans son petit Glandier, où elle était fort décidée à se laisser être heureuse. À travers la glace brillante de sa fenêtre se pouvait distinguer son pâle et gracieux profil. — Mais bientôt le dernier accord du piano se perd dans le lointain ; les chevaux se précipitent, l’éclair aussi ; du pavé jaillit l’éclair et aussi du nuage : quelle tempête ! quel fracas ! Le vieux postillon (hélas ! le pauvre homme se mourait de la phthisie pulmonaire) nous supplie de ne pas aller plus loin ; il assure qu’il ne distingue plus le chemin pavé du précipice, et il disait cela d’une voix grelottante ! Nous nous sommes arrêtés au milieu de la route jusqu’au jour. C’étaient des éclairs comme on n’en voit guère qu’au sommet du mont Sinaï, dans la Bible ; c’était un bruit à tout briser. Mais, ô surprise, le matin venu, soudain tout ce feu brûlant n’est plus que la douce lueur du crépuscule ; ce bruit de nuages qui s’entrechoquent fait place aux accens de l’oiseau matinal ; cet ouragan devient rosée ; le vieux postillon asthmatique est remplacé par un beau jeune homme de vingt ans. Encore une fois en avant. On passe à Pouilly ; ce n’est pas tout-à-fait le véritable Pouilly, mais on y boit un honnête petit vin blanc, et l’on rêve le reste. Nous traversons une mer sablonneuse, et l’on nous dit que c’est la Loire ; c’est bien le cas de dire comme je ne sais quel démon de M. Hugo : — Capricieuse ! Le soir, nous étions à Moulins. Là on se repose, on s’habille, on se fait beau, et six heures après on se met en route ; mais pourquoi aller si vite ? qui vous presse ? qu’avez-vous à faire ? Eh ! le plaisir d’aller vite ; pour quoi donc le comptez-vous ? Un postillon chante d’une voix rauque une de nos chansons nationales.

Monsieur la Palice est mort ;
Un quart d’heure avant sa mort
Il était encore en vie.

— Postillon, nous sommes à la Palice ? — Et il me montre du fouet le vieux château accroupi sur la falaise. Êtes-vous comme moi ? il me semble qu’en fait de gloire, rien n’est à négliger. Cette singulière chanson, Monsieur la Palice est mort, qui a dû bien chagriner dans son temps les sires de la Palice, est maintenant une joie pour leur mémoire. À coup sûr, tout braves gens qu’ils étaient dans cette maison, ils ne valaient pas mieux qu’un grand nombre de chevaliers, de gens d’armes et nobles dames dont nous ne savons plus les noms, carent quia vate sacro, comme dit Horace, parce qu’ils n’ont pas été chantés par un poète. Le poète qui a chanté, même de cette façon grotesque, le sire de la Palice, lui a donc rendu le plus grand des services. Il a fait éclore ce nom-là dans la langue vulgaire ; il l’a rendu aussi populaire que le nom des barons les plus connus ; M. de la Palice et M. de Marlborough seront chantés jusqu’à la fin du monde et quand il ne sera plus question de la question d’Orient. Or, quelle est la maison souveraine dont on puisse en dire autant aujourd’hui ?

Nous visitons le château de la Palice, tout en fredonnant la chanson ; en sa qualité de château, c’est une maison qui s’en va croulante ; la cour d’honneur est dépavée, l’herbe est partout ; les vaches du château ont remplacé les varlets et les trouvères ; la servante est la seule dame du lieu ; les enfans jouent sans se douter des grandeurs qu’ils foulent à leurs pieds ; on traverse la cuisine pour descendre dans le village. — De là nous allons à Roanne ; mais cependant quelles belles montagnes ! quel grand ciel ! Marchons moins vite. L’industrie n’est pas là encore. Marchons moins vite ; la houille n’a pas paru dans ces campagnes, elle n’a pas jeté dans cette verdure sa poussière et son souffle empesté. Marchons moins vite, car la vie des champs s’arrêtera bientôt tout au bas de ces rocs cultivés, car avant peu vous allez trouver le fer, la houille, les rails-ways, les métiers, tout l’attirail des forges et des fourneaux. — Un jeune homme de quinze à seize ans gravissait péniblement le sentier ; il nous dit bonjour dans le patois du pays. — Veux-tu une place — Il dit oui ; il monte ; il arrive avec nous à Roanne, sa ville natale. Le pauvre enfant avait entrepris son tour de France, il y avait six mois à peine, il avait quitté le toit paternel, tout rempli d’espérances et de vastes pensées. Mais, hélas ! il avait eu la fièvre en chemin, l’ouvrage lui avait manqué, et, sans aller plus loin que deux cents lieues, il revenait en poste pour conter toutes ses déceptions à sa mère. On disait, le voyant passer dans la rue : — C’est lui, c’est Pierre, c’est notre ami le forgeron ! — Les jolies filles lui envoyaient de gros baisers ; seulement on ne s’expliquait guère comment, parti à pied, il revenait si vite en berline ; lui, cependant, il saluait à droite et à gauche avec une bonne grace infinie, et comme il a été embrassé par sa mère ! La bonne et digne femme, elle n’avait pas vu la chaise de poste ; elle n’avait vu que son enfant.

À Feurs (Forum Romanorum, pardon, madame de tout ce latin, mais on est si pédant lorsque l’on est en belle humeur), à Feurs, je vais saluer sur son piédestal la statue du colonel Combes, notre brave compatriote. Il est mort comme un héros à l’instant où lui aussi il allait revenir à sa mère, mais tout chargé de gloire et d’honneur. Heureusement un pareil homme est utile, même après sa mort. Il devait faire tout d’un coup la décoration de cette ville oubliée ; à peine mort, il devient à la fois l’enseignement et l’orgueil de ses concitoyens les plus pauvres ; il est là, debout, veillant au milieu des siens ; et, ce qui ajoute encore à l’intérêt de cette statue c’est que le statuaire, aussi bien que le héros qu’il a représenté, est un enfant de ces montagnes. L’un et l’autre ils ont connu, comme nous tous au reste, la vie misérable des enfans pauvres. Et qui leur eût dit cependant qu’à cette même place, celui-ci devenu un héros, et celui-là un grand artiste, celui-ci élèverait un monument de bronze à celui-là.

Enfin, à quelques lieues plus loin, dans un tourbillon de feu et de fumée, par toutes sortes de bruits effroyables, au battement des métiers, aux éclats du marteau, aux brûlans soupirs du soufflet dans la forge, au milieu des vagues fumantes de la fonte qui bouillonne, quand toute la ville est en ébullition, quand tout est bruit, fracas, fumée, feu, incendie, pompe, charbon qui brûle, charbon qui sort de la terre, minerai devenu fonte, fonte devenue fer, fer devenu barre ; quand chacun lime, aiguise, repasse ou tisse ; quand le satin blanc comme la neige se mêle dans ce bruit aux fusils et aux boulets, quand le chemin de fer arrive, jetant sa dernière étincelle fatiguée de travail, quand le gaz traverse toute la ville, moins pour l’éclairer que pour montrer dans toute leur étendue ces ténèbres profondes, à cette heure de bruit, de fumée, de tumulte, moi aussi je suis entré dans ma ville natale, à Saint-Étienne, cet admirable monceau de charbon et de satin dont j’ai parlé si souvent, dont je parlerai toujours.

Au milieu de cette tempête de toutes les heures, rien n’est charmant à réciter ou à relire comme une page de l’Astrée, ce beau roman écrit, inspiré, pensé au milieu de ces montagnes, au-dessus de ces volcans, par ce gentilhomme de tant d’esprit et d’élégance, nommé d’Urfé. Figurez-vous donc, au milieu de ces rues populeuses et bruyantes, parmi ces hommes à la figure toute noircie, parmi ces femmes que l’on prendrait pour des hommes, à leurs bras nus comme leur poitrine, figurez-vous une page de la tendre pastorale chantée là, il n’y a pas encore si long-temps :

« Vous dirai-je tout le bonheur de Filandre ? Il m’a protesté depuis que, malgré toute l’impatience de ses désirs, il n’avait jamais été plus heureux. Toutes ces privautés, si innocentes de ma part, redoublèrent son amour. Il descendait dans le jardin pendant la nuit, et il en passait une partie sous les arbres. Daphné, qui couchait dans la même chambre, s’en aperçut, et, comme d’ordinaire on soupçonne plutôt le mal que le bien, elle pensait qu’Amidor et lui se donnaient des rendez-vous. Pour s’en assurer, un soir que la fausse Calcirée sortit suivant sa coutume, elle le suivit de si près qu’elle le vit entrer dans un jardin qui était sous les fenêtres de ma chambre, puis s’asseoir sous des arbres, et elle l’entendit dire à haute voix :

« Ainsi, ma Diane surpasse
« En beauté les autres beautés,
« Comme de nuit la lune efface
« Par sa clarté toutes clartés. »

Vous ne sauriez croire, encore une fois, madame, le singulier contraste de cette belle prose si limpide du bon d’Urfé, de ces honnêtes sentimens si amoureux, de ces noms poétiques si sonores et si charmans, avec le spectacle que vous avez sous les yeux, en traversant cette lave et ce bitume qui ne se reposent ni jour ni nuit, comme les eaux dans le Chantilly du grand Condé. On dirait, à entendre la prose de l’Astrée, murmurée là, cette goutte d’eau suspendue au doigt de Lazare que demande le mauvais riche au milieu de l’enfer. Où donc êtes-vous, en effet, Dorinde, Macilli, Périandre, Merindor, Adamas, Florice, Palinice, Circine ; où êtes-vous, Céladon, Mélampe, Phylis, Lycidas, beaux yeux vifs et doux, tresses mêlées de perles, pasteurs qui chantez et qui rêvez sur l’herbe ? qu’a-t-on fait de Galathée, de l’Astrée, de Tyrcis ? Parlez-moi, je vous prie, d’Alcippe, d’Alcée, d’Amaryllis, de Stilvane et d’Hylas, et Celine, et Melinde, et Lygdamas ; ô les beaux rêves de ces beaux lieux, ô les beaux lieux de ces beaux rêves, qu’êtes-vous devenus ?

Hélas ! la poésie s’est enfuie pour ne plus revenir ; l’idéal est parti, le labeur est resté ; le gazon a été desséché tout comme les fontaines ; le Lignon jaseur, oisif, amoureux et tant soit peu libertin, est devenu une bête de somme qui travaille la nuit, qui travaille le jour, et tout comme cela se passe aux galères, on a changé même son nom, et il s’appelle maintenant le Furens, et véritablement c’est là un furieux travailleur. Oui, mais, je vous prie, quel est le lieu de ce monde qui a conservé sa poésie ? Dans quel coin de terre si reculé la spéculation ne s’est-elle pas arrêtée ? On a bâti un hôtel garni et un café entre les deux avalanches de la cataracte du Niagara ; en 1814, il y avait, sous les fenêtres des Tuileries, des spéculateurs qui, pour 10 francs, vous montraient l’empereur Napoléon, en criant : Vive l’empereur ! Malheur donc au sol fécond qui porte dans ses entrailles plus de richesses qu’à sa surface ! Et puis, à tout prendre, l’intelligence vaut la poésie. Mille fusils que l’on va fabriquer chaque jour sont tout autant les bien-venus que les plus beaux poèmes érotiques ; avec ces mille fusils, pardieu, on ira chercher de la pâture aux poètes à venir. Tout est pour le mieux dans le monde ; il ne faut nier aucune force ; il faut reconnaître toutes les puissances intelligentes, et surtout la puissance du charbon. Gardons pour nous les vers et la prose de l’Astrée, nous chanterons plus loin :

Les bergers tendres et fidèles
Qui n’ont d’autre bien en aimant
Qu’une bergère seulement.

La ville une fois saluée, bonjour à nos amis des premiers ans, bonjour aussi aux amis de notre père, aux vieilles amies de notre mère, bonjour à la famille, aux enfans qui vous regardent comme un étranger ; et la ville parcourue, et le collége salué, beau collége dont on a coupé l’ombre, dont l’étang s’est tari, bonne maison où le naïf fabuliste Jauffret, mon vieux maître, nous récitait les mêmes fables qu’il avait dédiées à Mme la duchesse d’Angoulême. — Allons, encore une fois, il faut partir. — Mais au moins jusqu’à demain, mon frère ! — Non pas jusqu’à demain ; si je reste demain, je resterai huit jours, et il faut que je marche ; encore une fois, adieu. Une heure après nous étions loin du bruit et de la fumée ; nous entrions véritablement « dans cette contrée la plus délicieuse de toutes les contrée que renferment les Gaules. L’air qu’on y respire est tempéré, son climat est si fertile, qu’il produit au gré de ses habitans toutes sortes de fruits. Au milieu est une plaine enchantée qu’arrose le fleuve de Loire, et que différens ruisseaux viennent baigner. » D’Urfé ajoute, et il faut bien le croire sur parole : « Sur les bords de ces admirables rivières, on a vu de tout temps grand nombre de bergers, qui, par leur douceur naturelle et la bonté du climat, vivaient d’autant plus heureux qu’ils connaissaient moins la fortune. » Nous n’avons pas vu un seul de ces nombreux bergers, mais nous avons retrouvé les sombres forêts, les torrens qui tombent, le vent qui gronde, les hautes montagnes sévères et tristes ; nul n’y passe, et cependant ce jour-là nous étions deux à y passer, son éminence l’archevêque de Bordeaux, M. Donné et moi, deux enfans de ces montagnes. Nous allions revoir, chacun de nous, le village maternel, et la maison, et la rue, et le bois de saules où nous avons rencontré notre premier amour. Toute la contrée était en fête pour recevoir le saint prélat ; on attendait à la fois le compatriote et le pasteur ; on cherchait en même temps la bénédiction et la poignée de main fraternelle ; chaque maison se faisait belle ; ce sera demain dimanche à coup sûr. Entendez-vous dans le lointain retentir les cloches du soir ? Entendez-vous l’angélus qui monte et qui va se percher dans les arbres ? Dans la basse-cour du fermier, c’est un massacre général ; dans l’église doucement illuminée, ce sont des chants de fête qu’on répète ; toute l’armée catholique accourt de toutes parts pour contempler et pour saluer le pasteur ; c’est que de son antique poésie cette belle contrée a gardé la croyance. Elle croit, elle espère ; elle obéit à l’Évangile, comme à la plus touchante des idylles, comme au plus imposant des poèmes. Voilà sur quelles hauteurs elle a placé l’héroïsme, qui est sa gloire et sa force. Elle veut bien fabriquer le satin qui couvre le corps profane des belles dames, mais à condition qu’elle-même, elle portera de la bure ; elle veut bien fabriquer des fusils, mais à condition qu’elle fera aussi des charrues ; interrogez tous ceux qui passent en si grande hâte, ils vous diront qu’ils sont plus fiers d’être les frères d’un archevêque que d’un général d’armée. Demandez-leur aussi quels sont les poèmes qu’ils chantent en chœur, quel est le livre qu’ils lisent encore dans les mois de l’hiver. Est-ce l’Astrée ? est-ce le livre du gentilhomme d’Urfé ? Non pas ! Le seul poète dont ils sachent les vers, c’est un prêtre de ces contrées nommé Chapelou. Chapelou est, en effet, un grand poète. Il était enfant de bonne maison pour l’endroit, il était le fils d’un coutelier. Il vint au monde vers les dernières années de Louis XIV, à cette heure suprême de la fin de la monarchie où un autre prêtre, l’archevêque de Cambrai, jetait un si triste regard sur les destinées de la France. Messire Chapelou avait senti de bonne heure une grande passion pour les beaux arts. Il aimait naturellement la poésie, la musique. Il apprit en même temps les opéras de Lulli et les vers de Virgile. En ce temps-là nous étions encore bien plus près du Lignon qu’aujourd’hui ; l’abbé Chapelou trouva dans le fleuve sacré une dernière goutte de cette eau fécondante ; il y plongea sa tête jeune et bouclée, et il devint ainsi un poète sans le savoir, sans le vouloir. La poésie le poussa en Italie : l’Italie est si proche ! De Turin il vint jusqu’à Rome, et à Rome son premier soin ce fut de trouver un compatriote. Mais comment faire ? il entre à Saint-Pierre de Rome, et, les yeux fixés sur le chef-d’œuvre, il répète le shibolet stéphanois, un gros mot s’il en fut, un mot à faire crouler la voûte de Michel-Ange, s’il n’eût pas été prononcé par une bouche si honnête. Le mot fut entendu par un homme qui venait tout droit du Forez, et voilà nos deux voyageurs qui se reconnaissent et qui se récitent à leur façon le dulcia linquimus arva. — De Rome, il s’en fut à Paris, la ville des poètes. La grande poésie du XVIIe siècle y retentissait encore, ou plutôt elle marchait plus que jamais triomphante et tête levée ; notre Stéphanois obéit à cette influence toute puissante ; il prêta à recueillir avec respect les derniers bruits de Racine et de La Fontaine ; et enfin, après avoir vu tout ce qu’il pouvait voir, il s’en revint dans ses montagnes pour mourir où il était né.

Son retour fut une grande joie pour sa famille, pour ses amis, et bientôt pour la contrée tout entière, car il apportait avec lui toute une poésie, la poésie du sol natal, la langue forésienne, le patois que parle le peuple de ces rivages, espèce d’italien rauque et entêté qui se plie cependant à toutes les exigences de la passion. Chapelou est donc un poète patois, et voilà pourquoi sa renommée n’a pas été plus loin que ses montagnes. Mais aussi, dans ces montagnes, nulle renommée n’est comparable à celle de Chapelou ; le dernier paysan qui passe, récite ses vers en patois ; la jeune fille la plus agaçante chante ses noëls ; les grandes autorités villageoises répètent ses épigrammes ; il n’est pas de bonne fête où ses chansons ne soient les bien-venues : il est tout à la fois l’Homère et l’Anacréon de notre rivage ; il a des chants pour toutes les positions de la vie, il a fait des sonnets, des romances, des épîtres, des bouts rimés, des épigrammes, des noëls ; il a fait des fanfares, il a fait des épitaphes, il a fait des bouquets à Chloris. Chapelou mieux que personne, dans ce siècle peut-être et dans cette province à coup sûr, avait mis en œuvre les derniers reflets du XVIIe siècle, et ainsi il avait pu embellir cette langue naïve qu’il parlait si bien, ce patois dont il est le sauveur, des tours heureux, incisifs, tout nouveaux, qu’il avait appris à l’école des écrivains du grand siècle. — Lisez plutôt quelques-uns de ces vers :

Do tion que j’êra amant, fazin bin mes farettes
J’aïn toujours tréy ou quatrou courettes ;
Mais à presen je soi devenu vió,
J’ó connusses à mon chaviò,
Me sociou plus d’iquelles amourettes.
J’amour ben mió bère queuque fouliettes :
Quand j’ai,
Quand j’ai l’argent d’un pot de vin
Soi plus content qu’un échevin.

Ses noëls sont charmans. Il y a surtout un petit duo entre l’ange et le pâtre, dans le genre du gratus eram d’Horace, qui est d’un effet des plus pittoresques. Figurez-vous que l’ange parle la belle langue française, et que le pauvre berger lui répond en patois. — Mais nous lisions cela sur le haut de la montagne qui conduit au bourg Argentai où nous devions coucher.

Entre un ange et un pâtre de Montagni :

L’ANGE.

Berger, ta paresse est étrange,
Et tu dors bien tranquillement ;
Va-t-en voir, au fond d’une grange,
Ton souverain logé bien pauvrement ;
Il recevra ton petit compliment
Avec un beau visage d’ange.

LE PÂTRE.

Sabe pas co que voulez faire ;
Pourquoi m’empatchiaz de dourmi ?
Qu’en sioz vou ? vau sauna mon paire, etc.

Je m’arrête ; il faudrait peut-être vous traduire cette chanson et ces noëls.

Chapelou a écrit son testament ; c’est tout-à-fait le testament d’un pauvre diable qui n’a rien et qui veut à toute force laisser quelque chose à ses amis. Ce testament se compose de deux cent soixante petits legs, qui réunis ne valent pas une pièce de vingt-quatre sous. Il laisse, par exemple, un plat ébréché à celui-ci, un rond de tabac à celui-là, à l’un des noyaux de pêche, à l’un un moineau, à l’autre la cage en osier ; et quand il a légué ces vingt-quatre sous à tant de personnes, il ajoute :

« Ce n’est pas tout, je dévoun à l’hôtessa trenta séy so, qu’éy ma fat poulitissa de me préyta… »

Un jour, il y a déjà long-temps, comme qui dirait douze années, je racontais à M. Charles Nodier (j’étais bien jeune, mais lui il l’est toujours) le testament de Chapelou ; Nodier me supplia de lui tout dire ; je lui dis ce que j’en savais, et lui, le voleur ! il s’en fut du même pas ajouter un charmant chapitre à l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux. Ce chapitre, tout rempli de grace, de cœur et d’esprit, c’est le testament de Chapelou.

Vous voyez bien, madame, que je n’écris pas un voyage, à Dieu ne plaise ; j’écrirai un voyage lorsque vous me direz dans quel lieu, dans quelle planète, ne sont pas allés les voyageurs. Non, pas de voyages ! J’écris un peu au hasard, comme les choses me viennent à l’esprit. Tout à l’heure, l’archevêque de Bordeaux faisait vibrer les cloches de nos villages, maintenant les vers de notre poète Chapelou font vibrer les cordes de mon cœur. Chaque tour de roue amène ainsi son émotion, son sourire, sa chanson ou sa complainte. La nuit est profonde, nous descendons au bourg Argental, et la première personne que nous trouvons, pour nous recevoir, c’est un Parisien de Paris. Le Parisien de Paris est comme le vin de Bordeaux ; on en rencontre dans toutes les latitudes. Chacun de ces deux compatriotes est affable, bienveillant, souriant ; il est toujours le bien-venu pour vous, vous êtes toujours le bien-venu pour lui. Notre Parisien nous a fait souper en un clin d’œil ; il nous installe dans une grande chambre qu’il a disposée lui-même, il nous demande des nouvelles de Paris et du boulevart de Gand. — Et comment va M. Malitourne, messieurs ? c’est celui-là qui a de l’esprit ! — Depuis que j’ai entendu monsieur maître Chaix-d’Est-Ange, je suis sûr que La Roncière n’était pas si coupable. — J’ai beaucoup connu Talma. — Que de cigares j’ai fumés avec M. Alexandre Dumas ! — Tel que vous me voyez, j’ai donné le mal de mer au prince de Joinville, qui est pourtant un crâne marin. — Et puis, tenez, les Parisiennes ont cela de beau et de bon qu’elles ont des jambes divines. Ce sont des gazelles ! — Et il nous parlait en connaisseur du pied de Mme de F…, de la jambe de Mme de R… — Vous savez que Mme S… a quitté M. Prosper ? — M. Alphonse Karr m’a promis de parler de moi dans ses Guêpes. — Il savait toutes les têtes brunes ou blondes, tous les sourires, tous les bonheurs, tous les chagrins ; il savait toutes les maladies de l’ame et du corps ; il avait assisté à tous les enterremens, à tous les mariages ; il avait vu naître et mourir tout le beau monde parisien. — Hélas ! disait-il, j’étais à ce duel. J’ai vu ces deux jeunes gens marcher l’un sur l’autre, la colère dans les yeux, le fer à la main ; ils se sont porté de furieuses bottes ; le petit était plus vif, le grand était plus fort ; ils ont d’abord marché avec précaution, puis bientôt le choc des épées a fait jaillir la colère du cœur ; celui-ci attaquait, celui-là parait ; et tout à coup, hélas ! le grand jeune homme est tombé dans mes bras en disant : Ce n’est rien. — Une minute après il était mort. Disant ces mots, notre hôte s’essuyait les yeux avec un reste de mouchoir.

En l’entendant parler ainsi, nous nous regardions l’un l’autre, mon ami et moi, sans nous pouvoir expliquer comment cette innocente chronique scandaleuse était venue se loger dans ces rustiques montagnes. — Messieurs, nous dit-il (et il m’appelait par mon nom, je suis propriétaire ici d’une hôtellerie, je suis propriétaire là-bas d’un cabriolet et d’un fiacre ; je passe ici l’été, l’hiver là-bas, et voilà comment vous me voyez si instruit. Au reste, j’écrirai mes mémoires quelque jour.

À cinq heures du matin, je suis réveillé par un bruit de sérénades. La cornemuse des montagnes, cette outre soufflée dont on n’a jamais pu tirer que trois ou quatre notes plaintives, se fait entendre. Je me jette à bas de mon lit, et par la fenêtre entr’ouverte je vois défiler devant moi toute une procession, prêtres, femmes, enfans, vieillards, jeunes gens à cheval, et par tout le chemin on dressait des arcs de triomphe, on jetait des fleurs. Quelle joie, mon Dieu ! d’être ainsi reçu, dans le pays où vous avez marché nus pieds ! En même temps, le Parisien, armé de son fouet, m’annonce qu’il faut partir si je veux arriver de bonne heure à mon village. — Hâtons-nous, dit-il, car avant peu les routes seront couvertes de peuple, et il vous faudra marcher à pied à la suite de l’évêque. — Ainsi je me hâte, et me voilà foulant le premier les rameaux verts, me voilà passant modestement sous les arcs de triomphe ; certes, j’arriverai à mon village avant que l’archevêque touche le sien ; et, en effet, il s’était arrêté en son chemin pour tout voir, pour tout bénir, pour distribuer la consolation et l’aumône, pour reconnaître dans la foule quelques visages amis et honteux. Bon prélat ! il allait tout joyeux au hameau natal, comme s’il avait dû y retrouver son père jeune encore, et ses jeunes frères, et sa mère à quarante ans ; il allait à son village, comme s’il eût été attendu sur le bord du chemin, à la croix de pierre, par la vingtième année, souriante et fleurie ; et moi, cependant, à mon retour, retrouvant le saint prélat sur ma route, et la tête courbée sous sa bénédiction bienveillante, j’étais tenté de lui dire : Si vous tenez à vos rêves, n’allez pas plus loin, monseigneur ; tout est vieux là-bas, ou démoli, ou ruiné, ou mort. N’allez pas plus loin, car vous allez prendre votre sœur pour votre grand’mère et votre grand’mère pour quelque spectre échappé de la tombe. N’allez pas plus loin, car vous ne trouverez plus le beau village où s’est passée votre enfance heureuse et pauvre. Hélas ! hélas ! vous aussi bien que moi, vous ne vous serez pas assez méfié de vos souvenirs. Vous aurez agrandi, embelli, paré toutes ces misères, vous aurez jeté sur ces masures toutes les fleurs brillantes de la jeunesse et de la poésie. N’allez pas là-bas, monseigneur, n’y allez pas, par pitié pour vous ; car vous ne trouverez plus que des ruines, des misères, des tristesses, des douleurs, des tombes. N’allez pas au village, ils sont tous morts, et ceux qui ne sont pas morts sont si vieux ! Vos jolies cousines, que vous aimiez tant et qui couraient avec vous si légères, hélas ! elles sont devenues si sérieuses, que vous pourriez à peine les baiser sur une joue. N’allez pas là-bas, gardez vos rêves. Le jardin n’a plus de fleurs, le grand ruisseau n’a plus d’eau, le verger est sans fruit, la vigne où vous grimpiez si lestement s’est retirée tout là-haut sur la montagne ; l’île chargée de saules a été emportée par le courant dans la mer italienne, et elle a laissé un banc de sable à sa place verdoyante ; dans le cimetière, les morts ont accompli leur révolution de juillet, et vous aurez grand’peine à retrouver la tombe la plus aimée. Par pitié pour vous, par pitié pour eux, n’allez pas par là, n’allez pas par là, monseigneur, c’est un triste voyage. Voilà ce que j’aurais pu lui dire. Et lui cependant, comme je revenais de toutes ces misères, je le vis qui parcourait cette route de ronces et d’épines aussi heureux que je l’étais moi-même tout à l’heure. Je le laissai passer, car, pour renoncer à ses rêves, il les faut briser soi-même, sinon l’on y revient toujours.

De ce village sur les bords du Rhône, dont vous avez vu quelques doux aspects dans un livre que vous aimez, le Chemin de Traverse, nous tombons sur Valence, sur Montélimart, jusqu’à Nîmes, côtoyant ce beau Rhône, mon fleuve chéri, qui semblait me suivre en aboyant de joie comme un dogue fidèle. Ce jour-là, l’eau était rare ; le lit du fleuve était à sec, les collines se montraient à notre droite, chargées de la prochaine vendange enveloppée sous son feuillage jauni ; tout était joie et gaieté et bonne humeur sur ces rivages qui vous fascinent au loin en chantant. Nulle part, ni dans le fleuve, ni hors du fleuve, vous n’auriez pu voir l’inondation de l’hiver. À chaque instant, dans cette sécheresse, on se demandait pourquoi donc les villes étaient bâties si loin du rivage ? Maintenant que ce même fleuve s’est déchaîné, maintenant que l’inondation a passé sur ces beaux rivages, maintenant que la dévastation est partout, partout la ruine, qui pourrait, qui voudrait les reconnaître, ces heureuses et tranquilles campagnes, ces fières cités, ces rives nonchalantes ?

Levez la tête. Cette montagne découpée à jour, c’est un pont jeté par les Romains sur un torrent auquel nous autres nous ferions tout au plus l’honneur d’une planche. Il me semble que je vois encore se dessiner dans le ciel les arcades immenses du pont du Gard. Pour bien faire, il faut arriver là par le soleil couchant, qui resplendit à travers ces arches triomphales. Vous approchez de cette merveille dans le plus grand recueillement ; vous avez à peine levé les yeux au ciel, et déjà vous avez le pressentiment de quelque chose d’étrange. Votre admiration, pour être confuse encore, n’en est pas moins vive et puissante. — Nous passons le pont du Gard, aussi petits que si nous l’avions traversé à genoux. Ces grands Romains, quels hommes ! Il leur fallait un pont là, ils en élèvent trois. Ici rien n’est à décrire, car la plus petite pierre, le moindre gravier tombant de ces hauteurs sur la plus magnifique des descriptions, vous la briserait comme verre, puis, une fois écrasé, achève-moi si tu peux ta phrase commencée, mon pauvre ami. Seulement il faut vous dire une barbarie de ce pays-ci. Ils ont donc en toute propriété le pont du Gard ; ils ont à eux ces trois chefs-d’œuvre superposés l’un sur l’autre ; ils ont tout ce silence environnant ; ils ont ce flot brutal qui bruit entre ces roches sauvages, pendant que les roches même, toutes chargées de leurs arbres noirs et vues à travers les grandes arches, vous produisent l’effet de ces pots de réséda que place la jeune grisette parisienne sur la fenêtre de sa mansarde. Ils ont donc tout cela, toute cette terre ferme bâtie par les Romains sur un torrent qui ne méritait certes pas tant d’honneur. Eh bien ! eux, les mortels d’Arles, eux, les mortels de cinq pieds et quelques pouces tout au plus, qui le croirait ? ne se sont-ils pas avisés de construire de leurs frêles mains un pont de leur façon pour faire concurrence au pont du Gard ! C’est une dérision bien étrange ! Et cela sous quel prétexte ? sous prétexte qu’on gagne une demi-lieue. Gagner une demi-lieue et ne pas passer sur le pont du Gard ! Mais, en ce cas, pour quoi donc comptez-vous la grandeur des chefs-d’œuvre, le respect et la majesté du passé ? À quoi donc peuvent servir ces merveilles du monde, si des mirmidons doivent leur faire concurrence ? de quel droit, quand les Romains ont placé ces longues arcades entre le ciel et la terre, vous amusez-vous, vous, pygmées, à parodier ces blocs de pierre par ces misérables planches suspendues à des fils gros comme le doigt et qu’un souffle emporte ? Je sais bien que vous faites des monumens à votre taille ; mais puisqu’enfin vous en avez là, dans vos champs, qui ont été faits à la taille des Romains de César, pourquoi donc ne pas vous en servir ? Vous gagnez une demi-lieue, c’est vrai ; mais aussi vous perdez le respect et la contemplation du passé.

Nous avons traversé le pont du Gard, la tête nue et dans une contemplation muette ; une lieue plus bas, nous avons à peine regardé cet autre pont chancelant qui vacille sur ses quatre morceaux de fer. — La ville de Nîmes est toute remplie de ces vestiges des Romains, mais ici vous tombez dans un autre excès : hors de la ville, on ne veut plus se servir du pont du Gard ; dans la ville même, on se sert beaucoup trop des arènes, de la Maison Carrée et du bain des Dames Romaines. Il faudrait, pour que tout respect leur fût rendu, que ces grands monumens ne fussent pas exposés nuit et jour à l’insipide bourdonnement des hommes ; l’homme rapetisse ces immensités lorsqu’il les approche de trop près. Ainsi, dans la Maison Carrée, ils ont installé une exposition de peintures modernes et de broderies ; cette Maison Carrée est un élégant édifice isolé d’autres monumens qui l’entouraient. La maison est ornée d’un gardien qui s’est fait antiquaire, moins par goût que par métier. Une fois antiquaire, ce digne gardien s’est cru obligé d’écrire deux gros volumes sur la Maison Carrée, et ces volumes une fois imprimés, malheur au visiteur ! on lui demandera sa petite souscription pour ce bel ouvrage. Or, véritablement, deux volumes pour prouver ou pour ne pas prouver que deux clous fichés dans le mur extérieur signifient ou ne signifient pas princeps juventutis, prince de la jeunesse, c’est abuser de la permission d’écrire, même aujourd’hui où tout le monde en abuse. Ces deux clous ont fait passer bien des nuits blanches aux savans de la contrée. L’un dit : les clous représentent un L. — Non, dit l’autre, c’est un M. — Celui-ci dit : c’est un C. — Celui-là : c’est un M. M. Pelet, qui est le plus habile représentant de ces fragmens antiques, et dont vous avez vu, à la dernière exposition de l’industrie, les arènes de Nîmes en gros blocs de liége, M. Pelet est persuadé que cet M est un C, pendant que M. Séguier, autre antiquaire, homme excellent et bienveillant s’il en fut, est mort convaincu, jusqu’au jour de la résurrection éternelle, que ce C est un M. Est arrivé sur l’entrefaite, à la Maison Carrée, un homme qui possède plus d’esprit à lui seul que tous les antiquaires réunis de ce monde, M. Mérimée, l’inspecteur de ces reliques du vieux temps, et, avec cette bonne grace qui ne le quitte jamais, M. Mérimée a mis d’accord les M et les C, — car, dit-il, cet M n’est pas un C, et ce C n’est pas un M ; il s’agit d’un L, Lucius Verus, prince de la jeunesse ; personne n’a raison, ni M. Pelet, ni M. le président Séguier. — À ce mot de président Séguier, inadvertance bien innocente d’un honnête Parisien tout habitué à ne reconnaître qu’un seul Séguier dans le monde, celui qu’on appelle tout court monsieur le premier président Séguier, voilà le portier de la Maison Carrée qui s’emporte dans son livre contre M. Mérimée ; j’ai vu le moment où il allait lui dire : — Président vous-même ! De bonne foi, pour en revenir à notre dire, si ce monument du beau temps romain avait été plus éloigné de la ville, pensez-vous qu’il eût donné lieu à cette dispute de clous, de portier et de président ? Non ; le monument eût été protégé par le silence, par l’espace, par la douce clarté de l’astre pâle dans le ciel, par le vent du soir qui soupire dans les bois.

Autre exemple encore. Rien n’est curieux à voir, à Nîmes, comme les bains des dames romaines, dans le jardin public de la ville. Ce sont des galeries voûtées, des chambres spacieuses, des bas-reliefs, des statues, tout le bien-être élégant et riche de cette civilisation asiatique, si savante dans les délices de l’Orient. Eh bien ! dans ces jardins où la poussière tourbillonne, tout rempli de ces eaux peu limpides, exposé à cet ardent soleil, le bain des dames romaines a perdu toute sa poésie. Il est impossible, en effet, de se les représenter, ces grandes dames, dans ces marbres mutilés, dans ces eaux fangeuses, dans ces grottes sans mystères, dans cette poussière, dans ce soleil. En vain vous les appelez de la voix en récitant les plus vifs passages de l’Art d’aimer d’Ovide, ou les plus molles élégies de Tibulle, rien n’obéit à ces évocations magiques ; rien ne vient, ni la maîtresse, ni l’esclave, ni la causerie romaine, ni le repas, ni les cosmétiques, ni les parfums ; ce bain, creusé là par les vainqueurs des Gaules, n’est plus qu’une école de natation à l’usage des Nîmois les moins lavés. Non certes, parmi ces baigneurs, pas un ne ressemble au protégé de M. Mérimée, Lucius Verus, prince de la jeunesse en effet, car si celui-là ressemblait à son buste, il était le plus beau des Romains.

Il y avait aussi, tout au sommet du jardin, une espèce de mausolée sans nom, une masse informe, mais belle, à force d’être grande, qui était placée là comme un vaste problème. Pour ce monument étrange et sans explication possible, chacun avait à part soi son explication, son commentaire. Mais le voisinage des hommes a été funeste à la tour Magne. Le jardinier, plus curieux que les autres antiquaires, a voulu savoir enfin ce que renfermait cette masse, et il l’a éventrée, c’est le mot, à coups de pioche. Vous pouvez voir encore cette large plaie ; heureusement le maçon n’a pas trouvé l’ame cachée dans ce corps ; il en a été pour ses peines ; cependant, ainsi démantelée et percée à jour, la tour Magne reste debout, ruine qui défie les siècles, protégée comme elle l’est par le nom et surtout par le ciment romain.

Mais le plus beau monument de la ville, le plus rare et le plus admirable mille fois, puisque le pont du Gard est à deux lieues de là, ce sont les arènes. Voilà encore une œuvre de géans. Cela s’étend au loin sous votre regard ému et charmé. Au dehors les murs éternels ont été dépouillés de tout ornement, au dedans on dirait que le monument vient d’être achevé. Voici les galeries sonores, voici les gradins élevés, voici le vomitoire immense ; ici se pressaient les sénateurs, ici les chevaliers, là s’asseyait le peuple souverain, et tout là haut la populace, et plus haut encore les étrangers. Regardez ce banc dont les ornemens peu chastes vous feraient rougir, madame, si vous y reconnaissiez quelque chose ; ce banc était destiné aux courtisanes, et tout en face des courtisanes se tenaient les vestales, enveloppées dans leur chaste linceul. Voici encore le siége redouté du proconsul et le cercle des licteurs ; sous ces antres sonores rugissaient les lions ; les gladiateurs attendaient sous ces voûtes ; dans ces immenses corridors, quand tombait la pluie pour rappeler aux Romains qu’ils étaient dans les Gaules, le peuple se mettait à l’abri. Tout était prévu dans cette myriade de places, chaque place était marquée ; pas de confusion possible ; pas de désordres ; il y avait, ce qui est impossible à trouver dans nos théâtres, des portes pour entrer, des portes pour sortir ; cette immensité se vidait et se remplissait comme par enchantement ; il faut cent fois plus de temps aujourd’hui pour faire évacuer la salle de l’Opéra ; et une fois alors à votre place, tous ensemble, passions contre passions, cœur contre cœur, peuple contre peuple, quelles joies ! quelles émotions vous attendaient ! Ici même sur ce sable, ceux qui allaient mourir vous saluaient de leur cri de joie : Morituri te salutant. Les vaincus s’arrangeaient pour bien mourir, non pas sans se rappeler le doux ciel de l’Argolide, reminiscitur Argos.

Or, devinez-le si vous pouvez, mais jamais, non jamais votre fantaisie n’irait jusque-là, devinez, madame, quel spectacle m’attendait au milieu des arènes de Nîmes, dans ce noble amphithéâtre, dans cette œuvre de géant, Pélion sur Ossa ? J’arrive, j’accours, je prends un billet au bureau, je pénètre dans ces voûtes mystérieuses, je monte tout là-haut aux places les plus viles où l’on est si grand, et tout là-bas, tout là-bas, à mes pieds, dans un abîme éclairé, comme un point noir, je découvre quelque chose qui s’agite ; qu’était-ce donc ? On eût dit une paillette d’or faux que le vent emporte. Cinq ou six trompettes du régiment jouaient leur air favori dans ce silence. Devinez donc qui c’était ? Je fus obligé de descendre la montagne ; j’étais sur Pélion, me voilà sur Ossa, je vais plus bas encore, je saute dans l’arène et j’arrive… Ô surprise ! j’arrive à une corde raide, et sur cette corde tendue je découvre une vieille petite femme de cinquante-sept ans, la plus vieille parmi les plus vieilles comédiennes de ce monde, Mme Saqui en personne. C’était bien elle. Elle avait sur la tête une petite perruque frisée ; elle portait une tunique bleu céleste rehaussée d’or ; elle avait à ses pieds des sandales ; ses deux petits bras enfantins, tout raccornis comme le reste, lui servaient de balancier, et dans cette position difficile, elle s’agitait, elle se démenait, que c’était une véritable pitié. La pauvre malheureuse créature humaine ! comme s’il n’eût pas mieux valu pour elle se suspendre à cette corde par le cou, plutôt que d’en faire l’imbécile champ de bataille de sa décrépitude bondissante ! Surtout de ses beaux jours de gloire et de renommée, elle avait précieusement gardé un certain geste qui devait la faire singulièrement applaudir, il y a de cela une quarantaine d’années. Ce geste ne consistait à rien moins qu’à relever sa tunique et à montrer tout à l’aise une pauvre cuisse vieillotte et rembourrée qui avait vu des temps meilleurs. Mme Saqui courait ainsi de ville en ville, si l’on peut appeler cela courir. Elle venait exercer une dernière fois sa légèreté et son courage dans cette arène où les lions les plus affamés du cirque auraient dédaigné de donner un coup de dent à cette cuisse dont elle était si fière encore. Encore une fois, quel spectacle lamentable ? et se peut-il que les arènes de Nîmes en soient venues là !

C’était à en pleurer des larmes de sang ou bien à en rire à gorge déployée. J’ai pris le dernier parti, et j’ai quitté la place ne sachant à qui donner la palme, aux Romains qui avaient construit ces galeries sans fin pour s’y divertir une fois ou deux chaque année, ou bien à nous autres, qui, pour nous amuser, impitoyables que nous sommes, faisons sauter et grimacer sur une corde cette épouvantable ruine d’une femme. Et nous appelons les Romains des barbares parce qu’ils applaudissaient des athlètes de vingt ans, des étrangers, des ennemis, qui se battaient à outrance dans ce magnifique champ clos entourés de l’enthousiasme universel, pendant que nous autres, sans respect pour le plus beau monument de ce pays, nous allons nous divertir des derniers et douloureux bondissemens d’une malheureuse petite vieille dont nous pourrions être, mais à Dieu ne plaise ! les arrière-petits-enfants.

Non pas que tout en donnant au passé sa part d’éloges je veuille être ingrat pour le présent. Au contraire, j’avouerai volontiers que toute cette pompe extérieure des œuvres antiques peut être égalée par l’utilité des ouvrages modernes. Il y a à Nîmes même un travail achevé d’hier, et dont les Romains eux-mêmes seraient bien fiers. Ceci est, pour ainsi dire, le travail d’un seul homme nommé Paulin Talabot. Figurez-vous un esprit fort, une volonté ferme, une audace à toute épreuve, une science infinie. En parcourant les montagnes qui entourent la ville, terrains dévastés, fleuves débordés, misères, néant, ravages de tout genre, l’idée est venue à celui-là qu’il pouvait tenter, lui aussi, une œuvre romaine ; qu’il pouvait à son tour combler ces vallons, aplanir ces rudes sommets, dompter ces torrens rapides, en un mot lier au Rhône les arènes et la ville de Nîmes. Et ce qu’il a entrepris, Paulin Talabot l’a hardiment exécuté. Et non-seulement il n’avait pas à ses ordres toute une armée de Romains, maîtres, souverains des matériaux et de l’espace, mais encore il avait contre lui l’habitude, le préjugé, le mauvais vouloir, la propriété, cet aveugle et égoïste despote ; bien plus, il avait contre lui une puissance extraordinaire et extravagante qu’on appelle les ponts-et-chaussées. Cette puissance occulte arrive ordinairement dans toutes les entreprises du travailleur, critiquant ceci et cela, imposant les conditions les plus dures, indiquant les moyens les plus coûteux, quand ce n’est pas elle qui paie. C’est à elle que nous devons nos tristes routes, et si nous n’avons encore que quelques lignes de chemins de fer, c’est à elle seule qu’en doit revenir tout l’honneur. Heureusement que notre savant ingénieur a méprisé tant qu’il a pu cette exigeante compagnonne (pardon du mot, il est dans Ruy-Blas). Il a tracé, malgré les ponts-et-chaussées, le parcours de son chemin ; il n’a obéi à aucune des pentes indiquées, ce qui eût ruiné les actionnaires, et à toutes les criailleries de l’administration, il a répondu comme ce philosophe grec à qui l’on niait le mouvement, il a marché. Il a donc accompli en moins de dix-huit mois, à travers des difficultés incroyables, cette œuvre immense. Son chemin traverse la montagne tout droit, comme ferait une flèche ; il ne tourne pas les obstacles, il les brise. Il s’enfonce sous terre avec une frénésie incroyable ; soudain il se montre de nouveau, alerte et radieux. Le premier jour, Paulin Talabot nous a menés à la Grand’-Combe, une montagne de charbon. Vous arrivez là oppressé, abîmé de tristesse, n’en pouvant plus. Tout le paysage d’alentour, mais c’est profaner le mot paysage, est nu, désolé, aride, inerte, mort. Déjà cependant un village s’est élevé sur le penchant de la colline, pour l’habitation des mineurs ; mais dans ce village pas un chien n’aboie, pas un enfant ne pousse son joyeux petit cri, pas une femme ne chante et aussi pas un oiseau. En ces lieux, tout étonnés d’être rattachés au monde vivant, la vie et le mouvement commencent à peine. Et encore est-ce sous la terre qu’il vous les faut chercher. Entrez donc, si vous l’osez, dans cette mine profonde, que Virgile semble avoir décrite quand il parle du Ténare. Vous pénétrez de plain-pied dans la montagne. La mine étend tout au loin ses rues innombrables, à peine si vous apercevez la vacillante clarté dans la main du mineur. De temps à autre vous entendez un grand bruit ; c’est la houille qui tombe, masse détachée de la masse universelle. Si vous levez la tête, vous pouvez suivre à ses ondulations immenses ce vaste manteau de charbon dont les franges seront à peine découpées quand toute cette génération ne sera plus de ce monde. Mais cependant quelles ténèbres ! quel silence ! Quelques ouvriers suffisent à tracer ces tristes sillons, des sillons sans soleil, sans rosée fécondante, sans verdure et sans ombrage ; mais aussi, une fois que cette triste récolte sera faite, que de forces amoncelées cette masse inerte vous va représenter ! Que de bras ! que de travailleurs ! que de vaisseaux qui vont partir au loin ! Dans cet antre ténébreux est enfermée la vie et la puissance des peuples modernes ; c’est de là véritablement que part la force nouvelle qui les pousse ; et quelle grande idée, savez-vous, d’avoir été chercher cette montagne perdue là, pour la placer sur les bords de la Méditerranée, où chaque navire lui viendra demander le mouvement !

Non-seulement par ce chemin de fer vous allez à la Grande-Combe, mais encore vous allez à Beaucaire. Le Rhône prend à Beaucaire le charbon qui vient de la mine, et de là il le porte à la mer. Ainsi, Beaucaire, pauvre ville, d’une existence douteuse, qui vivait par hasard et de hasards, qui n’avait guère qu’un mois d’existence dans l’année, a fini par vivre de la vie du commerce de chaque jour. Sur le quai, nous trouvons un pont suspendu que le Rhône doit avoir emporté depuis, et nous voyons passer en même temps, mais d’un pas bien inégal, le bateau à vapeur et la galiote, triste bateau tiré par un cheval étique ; c’était là toute notre civilisation il y a vingt ans, et nous n’avions pas d’autres armes pour nous battre contre le Rhône, ce renverseur de villes, ce ravageur de provinces. À notre gauche, voici le château de Beaucaire, tout en ruines ; la place forte d’autrefois est devenue une étable à bœufs ; à notre gauche, voici Tarascon, et plus haut le château bâti par le roi René ; nous sommes reçus par un pauvre crétin qui se chauffe au soleil.

Et maintenant que nous voilà sur la grande route, allons plus vite ; Arles n’est pas loin. Saluez cette charmante ville, et cependant ne craignez rien, je ne vous mène pas aux arènes, à ces arènes plus belles et mieux conservées, s’il est possible, que les arènes de Nîmes, et surtout silencieuses et désertes ; je n’ai rien à vous dire du théâtre, où se représentaient les comédies de Plaute et de Térence, spectacle plus digne d’une nation policée que tous les combats de gladiateurs ; je laisse de côté l’art gothique, les tombeaux des saints et des martyrs, et l’admirable tête de Diane, et la tête d’Auguste ; je ne suis pas un antiquaire, je ne veux pas l’être : c’est le plus pénible des métiers pour l’écrivain d’abord, pour le lecteur ensuite ; mais, cependant, venez avec moi, nous allons entrer, s’il vous plaît, dans le cloître de Sainte-Trophime. Eh ! vous l’avez vu, madame, par une nuit d’été, ce beau cloître, vous l’avez vu, d’abord sous le crépuscule fiévreux de la lune des morts, et ensuite tout étincelant de la musique de Meyerbeer. Vous avez admiré ces arceaux gothiques, ces grêles colonnades, l’herbe de ces dalles sonores, la mousse qui grimpe sur le beau visage de ces pâles statues enveloppées de leurs robes traînantes. C’est, en effet, le même cloître, c’est le même aspect ; mais peut-on comparer la toile peinte à de vieilles et saintes pierres ? Qu’ont-ils fait d’ailleurs, nos décorateurs d’opéra, des deux autels, et du clocher que soutiennent ces quatre pilastres, et de la tour romane à trois étages, et de toutes ces fines colonnettes qui sentent leur XIIe siècle d’une lieue, et surtout de ce beau portail tout chargé de ces innombrables figurines ? Comme aussi ne cherchez pas la croix de pierre où s’agenouille la gentille Alice ; cette croix n’est pas à Sainte-Trophime, elle s’élève sur les hauteurs du Hâvre, dans le cimetière de l’abbaye de Graville.

Non, une fois dans Arles, ce n’est pas de ces antiques murailles que je veux vous parler ; non, ces Romains, ces évêques, cet empire qui s’en va en laissant de si nobles vestiges, cette croyance qui se fonde par de si grands miracles, ce n’est pas là seulement tout ce qui nous frappe dans ces murs. Tenez, madame, regardez ! À chaque porte, à chaque fenêtre chastement entr’ouverte, sur les bords du Rhône grondeur, sous les vieux arbres, dans les églises où elles prient d’une façon charmante, voyez-vous, admirez-vous ces belles filles à l’œil si noir, à la peau si blanche, au maintien si noble ? Elles ont tout-à-fait le geste, le sourire, la dignité des jeunes grandes dames romaines ; elles savent qu’elles sont belles par droit de naissance, et elles ont soin de leur beauté, comme la ville a soin de ses arènes, par un orgueil national bien entendu. Et cette beauté dont elles sont fières à si juste titre, elles la parent de leur mieux, simplement, noblement, avec une bonne grace unie et charmante. Des pieds à la tête, il n’y a rien à reprendre. Remarquez, je vous prie, ce bas bien tiré sur cette jambe mignonne, ce pied vivement attaché à la jambe et cette main au bras, et comme le bras se replie noblement à l’ombre naissante de cette gorge que recouvre le plus fin mouchoir. Dans leur vêtement, tout est simple et naturel comme dans leur beauté ; point de couleurs tranchées, des robes noires et du linge blanc, moins blanc cependant que leur blanc visage. Leurs cheveux sont immenses, touffus, de cette belle couleur noire par laquelle le soleil a passé, et c’est à peine si ce large velours les peut couvrir. Ce velours est la seule coquetterie apparente de ces coquettes personnes ; il est de toutes couleurs, noir, rouge, nacarat ; les manchettes, elles en ont toutes, sont invariablement de la toile la plus fine, et avec tout cela des sourires ingénus, des regards honnêtes, une assurance calme. — À bas les antiquaires ! ils travaillent la nuit et le jour à étudier des misères ! ils perdent la vue sur des inscriptions effacées ; ils ramassent dans la poussière des temps toutes sortes de débris pour nous prouver que les Romains ont passé par-là. — Oui, certes, les Romains ont passé par-là avec des Romaines ; les princes ont passé par là tenant par la main les princesses de la jeunesse ; les uns et les autres, ils sont venus respirer cet air si pur, et, en témoignage de leur passage, ils ont laissé là mieux que des amphithéâtres, mieux que des tombeaux et des musées ; ils ont laissé ce noble sang qui n’a pas encore menti à son origine illustre. Belles filles qui passez si légères avec vos dix-huit ans et votre antique origine, vous êtes certainement le plus fier héritage et le don le plus précieux que nous aient laissé les Césars.

Au reste, tous ces conquérans passagers ont laissé ce qu’ils ont pu dans ces contrées trop voisines de l’Italie pour n’être pas quelquefois l’Italie. Charles Martel, qui a brisé tant de choses, comme c’était son métier, et comme son devoir le voulait, a laissé en ces lieux une race de petits chevaux qui descendent, dit-on, des chevaux que montaient les Sarrasins avant leur défaite. Mais ces chevaux arabes n’ont pas tenu autant que les filles romaines. Les jeunes filles ioniennes sont aussi belles qu’aux premiers jours ; sur l’échelle des êtres rêvés ou créés, elles tiennent le milieu entre les Parisiennes et la Vénus d’Arles ; les chevaux des fiers Sarrasins sont devenus d’horribles petites bêtes qui tiennent le milieu entre l’âne et le mulet.

Il était nuit quand nous avons traversé la ville d’Aix, si fière aujourd’hui d’avoir donné le jour à cet élégant et passionné plébéien d’une si haute éloquence, d’un si grand courage, ferme et honnête volonté qui a déjà renversé tant d’obstacles. De pareils hommes sont les oracles de l’avenir. Tout vivans qu’ils sont encore, on voudrait voir la maison où ils sont nés, le gazon qu’ils ont foulé, le coin du ciel où ils ont deviné leur étoile, cachée derrière l’étoile éblouissante de l’empereur. Mais nous verrons cela plus tard ; hâtons-nous, car voici notre grand orage qui va nous reprendre ; hâtons-nous, car au point du jour nous verrons Marseille. Voici Marseille, mais, dans cet admirable coin de terre qui a été long-temps une terre grecque et long-temps une terre romaine, ne cherchez aucun vestige de la Grèce ou de l’Italie. Marseille est uniquement et tout-à-fait une ville française ; elle a l’esprit, l’activité, le courage, l’énergie, le bon sens de la France ; elle s’inquiète peu d’art et de poésie ; elle sait bien qu’elle n’a pas été placée là pour rêver, mais pour agir. Aussi échappe-t-elle aux antiquaires et aux touristes ; aussi méprise-t-elle de tout son cœur ces méchantes petites reliques à l’usage des villes qui n’ont rien à faire. Elle a renversé tout son passé, elle ne vit que dans le présent. Elle a oublié ses origines, elle ne veut pas remonter plus haut que la France. Elle sait toutes les langues, elle porte tous les habits, elle connaît toutes les monnaies, elle a le secret de toutes les marines, elle est plus fière de son port que d’avoir produit l’Iliade ; de cette belle mer qu’elle domine, elle ne sait d’autre histoire, sinon ce que la mer emporte et ce qu’elle rapporte. C’est une ville qui chante victoire depuis le soir jusqu’au matin ; ne la dérangez pas.

J’ai vu à Marseille un triste spectacle. Mme Dorval, cette ame en peine, était venue avec sa pacotille, bien usée depuis cinq ans, de drames modernes, et, entre autres, elle avait apporté dans son bagage Angelo, tyran de Padoue. Vous savez comment elle joue la Thisbé, avec quel désespoir et combien de larmes touchantes ! Elle paraît, elle est reçue avec acclamations, le parterre est heureux de la revoir ; mais bientôt les transports font place au silence, le silence à l’ennui ; le peuple de Marseille, avec son bon sens de chaque jour, ne peut pas supporter long-temps ce pêle-mêle de poison, de contre-poison, de portes secrètes, de mensonges, et, afin de concilier toutes choses, son dédain pour le drame, son admiration pour l’actrice, ils applaudissent la grande comédienne avec fureur, et ils sifflent en même temps de toutes leurs forces le drame malencontreux. Ma foi ! vive le bon sens ! il n’y a que cela pour bien juger les œuvres de l’esprit !

Quelle rage a-t-on, je vous le demande, de s’arrêter dans tous les lieux où il y a quelque souffrance à voir ? Pourquoi ne pas laisser de côté ces misères qu’on ne peut soulager, les larmes et les crimes, la prison et l’hôpital ? Te trouves-tu donc trop heureux, toi qui voyages ? Mais non, il faut obéir à l’instinct qui vous pousse malgré vous à tout voir. D’ailleurs le bagne a été si fort à la mode pendant dix ans, qu’en bonne littérature il n’est guère permis de ne pas lui faire une petite visite. Ainsi, à peine arrivés dans Toulon, on nous mène au bagne ; vous entrez avec un grand effroi ; mais bientôt, tout entier à un spectacle si nouveau, vous admirez ce vaste espace, cette mer emprisonnée et obéissante, ces travaux immenses, ces détails infinis. Ceci vu, nous avons enfin cherché les forçats. Hélas ! ces tristes costumes, ces tristes chaînes, ce bruit de fer, cet accouplement forcé, cette contrainte dans le travail, tout cela, il faut bien le dire, disparaît dans le bruit et dans le mouvement du port. On ne songe plus aux crimes ni à la peine ; on regarde, on se retourne, on étudie, on va d’un détail à un autre détail ; on visite ces vieux vaisseaux impotens, debout après tant de combats, et qui portent encore dans leurs flancs les boulets qui les ont blessés ; on veut voir, de la cale au dernier pont, le vaisseau en construction, machine innocente encore, bientôt achevée, et alors citadelle vivante qui va partir toute chargée de palmes et de gloire. On comprend à de pareils spectacles, à ces forces lentement créées sur un coin de la mer par des bandits accouplés l’un à l’autre, on comprend ce que c’est qu’un grand peuple ; et lorsqu’enfin on laisse tomber un regard de pitié sur les forçats du bagne, savez-vous pourquoi on les trouve à plaindre ? Ce n’est pas pour leur misère, pour les coups, pour les chaînes, pour la peine, pour le désespoir, c’est pour l’ignorance où ils sont. Ils ne savent pas ce qui se fait autour d’eux, ni pourquoi ce soudain redoublement de travail, ni d’où vient ce vaisseau qu’ils réparent, ni où va cette frégate qu’ils construisent ; ils ne savent rien, ils n’entendent rien ; ils sont retranchés du peuple, retranchés de ses joies et de ses douleurs.

Mais, ma foi pourquoi nous attendrir ? et qu’y faire ? À chacun sa peine, à chacun sa joie ! Songez donc, songez donc que l’Italie nous attend, que je vais la voir, qu’elle est tout proche, ma transparente et chantante vision.

L’Italie ! C’est qu’aussi sa tête est si belle, son geste est si charmant, son regard est si tendre, son œil si noir, sa robe est si peu attachée, elle vous montre son épaule brune avec tant de complaisance et d’orgueil ! Je vous fais grace du chemin et de l’impatience et des vallons et des montagnes, et du cirque de Fréjus caché dans l’herbe ; je suis bon pour vous, je vous mène à Nice en droite ligne ; mais, s’il vous plaît, après cette course haletante, reposez-vous quelque peu sur ces divines hauteurs.

Ciel ! que la nuit est belle ! Dans quelles splendides clartés s’enveloppe l’Italie ! Que l’air du soir est rempli de parfums et d’harmonie !

Au pied de cette haute terrasse où nous marchons lentement, la mer, la mer italienne, la mer d’Ionie, cette mer qui conduisait du golfe de Naples à la ville d’Athènes, du Vésuve au Parthénon, nous accompagne de son doux et phosphorescent murmure. C’est alors ou jamais le moment de se rappeler les plus beaux vers des poètes, les drames les plus touchans, les passions les plus saintes, les rêves de la vingtième année qui reviennent en foule aux murmures de cette mer, à la clarté de ces étoiles, aux bruits charmans qui tombent de ces montagnes éclatantes. — Devant nous passent, comme autant d’ombres, de pâles jeunes gens, des jeunes filles moribondes ; ils sont venus là, ces pauvres malades, pour se rattacher à la vie, à la jeunesse, à ces deux trésors qui s’enfuient de leur poitrine brisée. — Dans le lointain, une voix fraîche et pure, quelque belle voix guérie par le vent embaumé qui se respire en ces lieux, chante doucement la complainte de la Desdemona d’Otello. C’est encore la mer, mais elle est calme ; c’est le même ciel, mais il est pur ; c’est peut-être au fond de ce jeune cœur qui chante, la même passion, mais elle dort. Il faut bien cependant que ce soit là l’œuvre souveraine d’un grand génie, pour que cette romance d’Otello, séparée du drame, ait encore ce grand retentissement dans votre ame et dans les lointains attentifs de la montagne et des flots !

Le son des cloches d’un jour de fête vint bientôt remplacer cette première nuit de l’Italie. Le soleil se montre radieux et comme un conquérant légitime qui s’empare de ses domaines aux acclamations universelles. En même temps le bruit reparaît dans les rues de la ville, et avec le bruit le mouvement. Les soldats réveillés sortent de leurs casernes au bruit de la musique. Dans toute église, dans toute chapelle, la prière éclate, non pas cette prière du bout des lèvres de nos belles dames parisiennes, une prière timide et qui se cache dans l’ombre ; la prière italienne monte tout droit et fièrement jusqu’au ciel ; elle parle à haute voix ; elle se met à genoux devant tous, dans les rues, au grand soleil, elle se frappe la poitrine de ses deux mains ; il faut les entendre chanter leur complainte, ces heureux chrétiens, on dirait d’une lamentation de Jérémie hurlée sous les murs croulans de Babylone ! Il faut les voir marcher en procession dans l’admirable pêle-mêle de cette immense oraison dominicale. Vous parlez d’égalité, de fraternité ; l’égalité, la fraternité, les voici qui passent, protégées par la même bannière. L’évêque, le diacre, l’enfant de chœur, le mendiant qui étale ses plaies, la noble dame qui étale ses diamans et ses perles, la cohue du peuple les pieds nus, le capitaine chargé de sa cuirasse, le mendiant et le gouverneur, le forçat libéré et le magistrat qui l’a châtié, ils marchent tous à cette heure les uns près des autres, chantant à l’envi, dans un chœur unanime, les saintes litanies.

Le lendemain au matin, de bonne heure, nous entrions dans cet admirable sentier, sur les Appenins, appelé la rivière de Gênes. Figurez-vous que vous passez en revue la terre et le ciel dans leurs plus doux aspects. Ce grand bleu nous éblouit et nous charme, les douces vapeurs du matin s’arrêtent à nos pieds, le soleil brille là-haut d’un vif éclat. Pardonnez-moi si c’est toujours la même description, mais c’est toujours le même délire.

Où montez-vous ? Dieu le sait, que vous importe ? Montez encore, montez toujours. Ne dirait-on pas que la montagne s’étend sous vos pieds comme ferait une plaine chargée d’ombrages et de murmures ? Voyez ! la culture est partout comme est partout la poésie. Le roc même est devenu fertile ; le torrent dompté travaille le matin comme un père de famille dans son usine, et le soir venu, il chante comme un jeune homme sous les fenêtres de sa maîtresse. Le sillon fertile gagne les hauteurs, enveloppé dans sa robe encore printanière moitié verdure, moitié fleurs ; à vos pieds, sur vos têtes, à droite et à gauche, les blanches villas vous provoquent sous leurs verts orangers. À chaque pas, ce sont des surprises nouvelles. La montagne se présente à vous menaçante, hérissée, toute chargée de la cascade qui gronde ; vous cherchez d’un œil inquiet par quel sentier perdu vous tournerez cet obstacle ; soudain, ô miracle ! la montagne recule et vous fait place, ou bien elle s’entr’ouvre devant vous, vous passez triomphant sous ces voûtes solennelles. Malheureusement, on a beau aller au pas, on a beau s’asseoir à chaque détour de la montagne, on a beau chercher à chaque instant une place favorable pour y dresser la tente d’ÉIie, celle de Moïse et sa propre tente ; on a beau s’arrêter sur le bord de la mer pendant que les pêcheurs ramènent leurs grands filets tous remplis de l’abondante moisson, on ne peut pas aller de Nice à Gênes en plus de deux jours. Trois heures suffisent à traverser le grand royaume de Monaco ; à Oneglia vous passez la nuit sur la montagne, c’est Nice encore, mais plus grande et plus calme. Cependant nous fîmes si bien, qu’il était nuit lorsque nous entrâmes dans Gênes, la ville de marbre, la ville des palais et des grands souvenirs, des grands peintres et des grands architectes. J’ai déjà parlé de Gênes, et bien souvent, mais lorsqu’en me promenant sur les remparts, je viens à penser aux pages que j’ai écrites il y a deux ans (qui donc y penserait si non moi ?), je sens la rougeur me monter au front, tant je me trouve froid, ingrat, terne et peu éloquent à propos de cette merveille de l’Italie. Oui, la voilà encore une fois sous mes regards. Voilà le port, voilà les chefs-d’œuvre, voilà toutes ces grandeurs évanouies. Visitons encore une fois ces grands seigneurs hospitaliers, les Durazzo, les Brignole, les Balbi, les Doria ; que je vous revoie encore, jardins, fontaines, terrasses suspendues dans les airs, beaux marbres aux couleurs infinies, chefs-d’œuvre sans nombre du Corrège, de Léonard de Vinci, de Pâris Bourdonne, du Guide, de Vandick et d’Holbein, chefs-d’œuvre dignement abrités dans les maisons royales élevées sur cette mer par Galéas Alessi, Barthélemy Bianco, Tagliafico et tant d’autres ! — Le palais Balbi, antique s’il en fut, s’était paré de toute la grace, de toute la jeunesse, de tout le bonheur qu’apporte avec elle la jeune fille mariée au jeune homme qu’elle aime. Aussi la vieille maison avait-elle un air de fête inaccoutumé. Seulement toute une partie du palais, consacrée à la vieille mère, reste morne, silencieuse et sévère comme autrefois. — Dans les jardins Doria (un homme de la douane veille à la porte du Doria !), dans les jardins Doria, l’herbe a cessé de pousser, les rosiers ont été taillés par une main secourable, les vieux arbres ont été émondés ; déjà les marbres des allées se débarrassent de leur mousse épaisse ; bien plus, bien plus, ô quelle joie ! l’écusson des maîtres reparaît au fronton du noble édifice, le Doria est attendu, le Doria va revenir, l’aigle à deux têtes le précède, et comment séparer long-temps ces deux grands noms, Gênes et Doria ! — Revenez cependant, revenez, qui que vous soyez, vous qui portez encore ce grand nom qui a été le signal de la liberté de tout un peuple. Revenez, car pour quelques fleurs qui vont se montrer de nouveau dans votre maison de la ville, votre maison des champs est en grand désordre. Savez-vous que l’avenue de votre château est encombrée de vignes grimpantes ? Savez-vous que le vent a emporté le toit de la maison, que les murailles gémissent et se dépouillent chaque jour des derniers vestiges de leurs fresques anéanties, que vos tableaux ont été achetés par le spéculateur, que vos beaux meubles ont été vendus à l’encan ? Accourez, accourez, prince Doria, si vous voulez rapporter à vos orangers des fruits et des fleurs, le mouvement et la limpidité à vos eaux, et quelques pas de jeunes femmes et d’enfans rieurs sur le sable de vos désertes allées. Hâtez-vous ! Dieu est grand, et le soleil est puissant sans doute, mais ni Dieu, ni le soleil ne sauraient tout faire, ils ne sauraient rétablir, malgré lui, la grandeur de Doria !

Vous quittez Gênes tout comme vous avez quitté Nice, en traversant la montagne. Aussi, ce nouveau chemin-là s’appelle la rivière d’Orient ; c’est tout-à-fait le même aspect ; mêmes villages, mêmes cris de joie, même beauté, même grandeur dans le paysage, et toujours et à chaque instant cette belle mer qui vous sert de cortège royal. Seulement, à Chiavari, le soir, notre mer avait fait mine d’être en colère ; mais figurez-vous la colère d’un bel enfant, qui sourit même au milieu de ses larmes. — Dans le lointain éclate le golfe de la Spezzia. — Plus loin, se présente un torrent, la Magra, et nos Italiens, nous voyant arriver, de lever les mains au ciel ! Le torrent était terrible, il roulait des montagnes, il était profond, il était perfide, nous marchions à la mort à coup sûr. Oh ! les poètes ! De braves moines étaient assis sur le rivage, la besace pleine et les mains jointes, et ils attendaient patiemment que toute la Magra fût écoulée. — Eh bien ! m’écriai-je, le sort en est jeté, nous passerons ! — Qu’à cela ne tienne, excellence ! dirent les bateliers, et les voilà à l’eau qui traînent la barque. — Ce terrible torrent avait tout au plus assez d’eau pour nous porter.

Au reste, il n’en faut pas trop vouloir à la Magra de ces admirables histoires de dangers et de précipices : Ce torrent, qu’il faut traiter sans respect, fait vivre de temps à autre, lorsqu’il fait sa grosse voix, les hôteliers de la rive droite, et le seigneur Bibolini, l’hôtelier de la rive gauche. Rien n’était plus facile et plus dans les goûts de sa majesté le roi de Sardaigne que de jeter un pont sur cette terrible Magra, mais le roi de Sardaigne n’a pas voulu déplaire au seigneur Bibolini ; parlez-moi des rois absolus, pour avoir de ces complaisances-là.

Mais silence ! soyons recueillis et attentifs ! En fait de royaumes, en voici un qui est pour moi, après la France, le plus beau royaume de ce monde, — le royaume de Lucques. — Ce beau pays s’annonce de la façon la plus verdoyante et champêtre. Vous marchez à travers toute sorte de prairies chargées d’arbres ; la pluie qui tombe depuis le matin a ranimé toute cette verdure, balayé ces beaux sentiers, rendu le mouvement et le murmure à tous ces ruisseaux jaseurs. Mais la pluie en Italie ! c’est le voile transparent qui cache le soleil ! Ainsi vous allez de la montagne à la vallée, de la vallée à la plaine, inquiet, ému, heureux, et le cœur vous bat bien fort. — Et pourquoi ce grand battement, je vous prie ? — Pourquoi ? parce qu’il y a dans ce tout petit royaume du bon Dieu un tout petit coin de terre qui est à vous, que le hasard vous a donné, que vous n’avez pas vu encore, et parce que vous allez le voir ! Cependant, madame, rendez-moi cette justice, que pendant deux grandes années j’ai noblement supporté ma fortune. J’ai mieux fait que la supporter, je n’y ai pas songé plus de huit jours chaque année quand il y avait ici grand soleil, grand labeur, grand tumulte, et force livres nouveaux. Alors je m’écriais comme notre poète : — Ô mon petit coin de terre, quand te verrai-je ? O rus quando te aspiciam ! M’y voilà donc. Marchons avec précaution, de peur que mon pas trop hâté ne fasse fuir mon domaine dans le nuage. À la fin la ville capitale se présente à nos regards ; Elle est là-bas, fièrement retranchée dans ses remparts de gazon et de tilleuls. Ces beaux arbres, ce sont les forts détachés de la ville ; cette belle source, voilà les fossés qui la protègent ; ces vignes grimpantes, ce sont les murailles, les bastions et les ouvrages avancés. Ce jour-là, la ville de Lucques était en fête, c’est-à-dire qu’à la fête de chaque jour s’ajoutait une fête nouvelle. Les courses de chevaux venaient à peine de finir, le bal de la ville renvoyait à peine ses danseuses, le dernier concert remplissait l’air de ses mélodieux accords, les plus grands noms de l’Italie se ruaient dans l’heureuse ville, une princesse aimée de la Russie, la princesse Hélène, noble dame, venait à peine de quitter le duché ! Moi, à mon tour, je me hâte. Cet homme si calme pendant deux ans, il est tout impatience et tout feu. — À combien de lieues sommes-nous des bains de Lucques ? dis-je à l’hôte. — Vous y serez en deux heures, me dit-il. — Hâtons-nous donc, et du même pas me voilà parti pour mon château.

Cette fois encore la scène change. De riante qu’elle était, elle devient austère. En effet, pour aller aux bains de Lucques, il vous faut traverser cinq ou six montagnes d’une physionomie tout allemande ; une rivière assez peu paisible coupe en deux cet entassement de verdure. La rivière occupe le bas-fond du vallon ; elle gronde, elle s’élance, elle écume, elle s’irrite tout à l’aise ; nul n’y prend garde ; on dirait quelqu’une de ces puissances sans pouvoir de la chambre des députés que chacun laisse hurler et que personne n’écoute. Le sentier va çà et là en zig-zag, un peu au hasard, comme un honnête sentier qui ne mène à rien, sinon à la fête et aux plaisirs, quand tout à coup, par un beau pont précédé d’une avenue de vieux arbres, vous pénétrez dans une gorge de montagnes. Contenez-vous, mon cœur ! Voilà les bains de Lucques. Tenez, cette grande maison au bout du pont, c’est l’hôtellerie du seigneur Pagnini, le maître de céans, on peut le dire. Sa maison est tout un village d’Anglais et d’Allemands, et tout à côté la vallée que vous voyez, c’est le palais des Jeux. Le jeu est en effet, après le seigneur Pagnini, le bienfaiteur des bains de Lucques. Le jeu a tracé ces beaux sentiers, il a jeté là ce beau pont, il a arrondi la vallée, il a doné de l’espace et de l’air à ce beau petit coin de terre ; enfin il s’est élevé à lui-même dans cette place difficile, ce vaste palais où l’on dirait qu’un roi va venir. Dans cette maison royale, rien ne manque. Vaste salon de lecture où l’on peut lire à journal ouvert, même les folies les plus violentes ; vaste salon de bal qui, le soir, n’est jamais sans un peu de musique, un peu de danse, un peu d’épaule nue, un peu d’esprit, un peu d’amour ; un jardin de vingt pieds vaste pour le lieu, et enfin une modeste petite roulette qui apporte un peu d’or sur cette heureuse terre où l’or est si rare. En un mot, il y a de tout à ces bains de Lucques, même des bains tout en marbre, même une eau sulfureuse qui guérit sans peine toutes les maladies que peut guérir l’art moderne. Et tout cela est si frais, si mignon, si charmant, si joli, si reposé, si calme ! Cependant je n’étais pas content encore, une chose manquait à ma joie ; je voulais voir ma maison, la maison du hasard, cette fameuse palazzina Lazzarini, qui m’a fait tant d’ennemis mortels ; ce grand problème que j’avais inventé, disait-on, pour me faire électeur, membre de la chambre des députés et pair de France. Ma maison, où est-elle ? Il faut bien que je la devine, il faut bien que je la trouve tout seul, car le moyen d’aller demander à cet homme qui passe : — Mon ami, où est ma maison, s’il vous plaît ? Cependant autour de moi les maisons ne manquaient pas ; mais fi donc ! est-ce que je puis me contenter de ces chaumières ? C’est un palais que m’a donné le hasard, il me faut un palais ; qu’on m’apporte mon palais ! Or, en ce lieu des profondes modesties, il n’y a que le jeu qui ait un palais ; le duc de Lucques lui-même, ce Bourbon d’Espagne, bourbon par le sang, Bourbon, par le goût et par l’élégance, n’a qu’une simple maison des champs aux bains de Lucques. Ah ! ma foi, je parie encore tout ce que vous voudrez, tenez, tout là-haut, à côté du jeu, et dominant la vallée, voici ma palazzina, je la reconnais à sa forêt de quatre acacias ! Ainsi posée sur la colline, dominée par les bains et dominant la vallée, l’aimable petite maison se donne de petits airs penchés qui sont à mourir de rire. Elle a été bâtie avec soin, et surtout avec une recherche plus qu’italienne, par un paresseux d’Italien qui est mort de fatigue après avoir accompli cette œuvre immense. Ma maison est située entre ma terrasse aux acacias et mon jardin, qui est beaucoup, mais beaucoup plus grand que votre salon, lorsque je suis seul à vous raconter si heureusement les toutes petites misères de ma vie. Dans ce jardin, prenez garde de vous heurter, vous avez à votre droite un bosquet de lauriers (ce n’est pas moi qui l’ai planté), et à votre gauche un bosquet de roses ; dans le fond de la grotte (il y a une grotte), l’eau coule à grand bruit ; des deux côtés, vous avez des lacs jaillissans comme nous en avons vu au palais Doria, ni plus ni moins. Certes, il eût fallu me voir faisant gravement en trois pas le tour de mes domaines. Quant à la maison, voici comment elle se compose ; nais je vous avertis qu’elle n’est pas à louer ni à vendre et que je la garde l’an prochain pour y recevoir tous ceux que j’aime : le rez-de-chaussée contient la salle à manger, les cuisines et deux fontaines ; le premier étage (nous avons deux étages et un grenier) est distribué à merveille, et si vous saviez quel beau salon dont la vue se perd tout au loin ! La maison, toute magnifique que je l’ai vue, est petite et modeste. Sans trop d’efforts de générosité, les envieux que je puis avoir, qui n’en a pas ? me pardonneraient cette bonne fortune. Tout petit qu’il est cependant, mon palais de Lucques renfermait un illustre membre de la pairie anglaise, sa femme, ses enfans, toute sa famille. Ils étaient venus là les uns et les autres pour y passer cinq ou six mois de calme et de repos. La dame avait apporté avec elle ses tableaux et sa tapisserie commencée, le lord ses revues et ses livres, ses enfans leurs plus beaux jouets, les servantes leurs plus beaux habits. La maison se ressentait à merveille de pareils hôtes. Elle s’était parée tant qu’elle avait pu de ce bien-être inutile, de ce luxe élégant, de ces souvenirs de la patrie jetés çà et là sur les murailles, sur les meubles, par un heureux hasard. Même vous, madame, qui êtes grand’mère déjà, vous qui êtes entourée d’une si charmante famille d’enfans jaseurs, ces pies blondes et roses aux caquets joyeux comme leur pensée, vous ne sauriez croire combien les jolis enfans que j’ai trouvés là ont embelli notre maison, le petit garçon surtout, un morveux tout animé de l’enthousiasme de ses cinq ans qui venaient de commencer. Il est venu à nous, nous tendant sa main et sa joue. Il portait un manteau d’évêque violet, et il disait gravement la messe. J’avais peur d’abord que ce ne fût une messe protestante, mais non ; et quand le petit évêque fut retourné à son autel, j’eus le plaisir de l’entendre nous dire : Dominus vobiscum, et j’eus l’honneur de lui répliquer : Et cum spiritu tuo, à quoi il répondit par une bénédiction que j’acceptai bien pieusement. Eh quoi ! la bénédiction de l’enfant n’est-elle pas aussi bonne et aussi sainte que celle du vieillard ?

Et le soir de ce grand jour, j’étais de retour dans la capitale de mon royaume. J’allai voir, dans une belle, et grande salle tout éclairée à giorno, l’opéra nouveau du prince Poniatowski, Procida. Le prince Poniatowski vient d’avoir vingt-cinq ans ; Bellini n’a pas, que je sache, un meilleur disciple dans toute l’Europe. Il y a dans cet opéra de Procida de bouillans accès de colère et de désespoir ; mais aussi que d’amour, que de plaintes touchantes ! C’est Ronconi qui chante le rôle principal. Ronconi, figurez-vous Duprez à ses débuts de l’Opéra, mais Duprez avec sa voix quand elle était jeune et sonore, et non pas brisée par ces abominables efforts auxquels pas une poitrine humaine ne saurait résister bien long-temps. À la fin de l’opéra, le public enchanté a voulu revoir le jeune et noble maëstro ; le prince Poniatowski a reparu, et c’était plaisir de l’entendre applaudir si franchement par tant de belles Italiennes à l’œil ardent, aux épaules brillantes, dont la salle était remplie. Quelle fête, rien que de les voir, ces jeunes femmes d’un si noble sang ! quelle musique de les entendre vous parler avec les plus admirables câlineries de la terre ! Rien n’est à comparer, parmi nos plaisirs de chaque soir, à cette soirée italienne ; non, rien ne ressemble, dans nos froides et insipides assemblées, à cette franche bonne grace, à ces honnêtes sourires, à ce complet oubli de chaque femme pour sa beauté. Petit royaume, dites-vous, le duché de Lucques, petit royaume il est vrai, mais royaume intelligent, savant, amoureux des beaux-arts ; petit prince, sans doute, mais petit prince qui porte l’un des plus grands noms de l’Europe, un petit-fils de Louis XIV, un Bourbon d’Espagne, fils de roi à qui l’on peut dire comme Horace à Mécène : — Thyrrhena regum progenies, — descendant des rois d’Étrurie ; un jeune homme du plus noble cœur, de la plus exquise politesse, si affable que le dernier paysan de son royaume le peut accoster et lui dit : — Soverino, je paie deux sols d’impôt, est-ce juste ? — Et lui alors, il donne à son humble sujet de quoi payer son impôt pendant vingt ans. Ainsi il vit parmi ses livres, parmi ses sujets, aimé et respecté, bien qu’il soit peut-être le plus pauvre de ce pauvre royaume. À celui-là, parlez-lui de la France, il la sait par cœur ; parlez-lui des beaux-arts, il est versé dans tous les beaux-arts ; venu au monde avec toutes les passions des fils de rois, il a conservé ces nobles passions, il leur a obéi tant qu’il a pu ; puis, un beau jour, il a renoncé tout d’un coup à ces coûteuses passions qui ne sont plus permises qu’aux hommes riches de nos jours. C’est ainsi que cette belle et riche galerie, composée par les soins de son altesse royale le duc de Lucques, achetée à ses frais, et pour laquelle il avait arrangé une aile de son palais, hélas ! à l’heure où je vous parle, toute cette galerie est en vente ; c’est même, en comptant la question d’Orient et ces guerres qui s’agitent dans le lointain, la plus sombre nouvelle de l’Italie. — La galerie de Lucques est en vente !

Heureuse terre celle-là, pour qui les destinées de quelques tableaux célèbres, de quelques marbres glorieux, sont autant de questions sérieuses et solennelles ! Quoi donc ! la madone de Raphaël, cette belle vierge qui est la digne rivale, la rivale authentique et reconnue de la madone della Segliola, celle-là dont M. Ingres, qui s’y connaît, car il est un peu de la famille, disait qu’elle n’avait rien à envier à ses sœurs les autres anges ? Oui, elle-même, la Vierge aux Candélabres, elle a dit adieu à ce beau ciel pour lequel elle était faite. Encore un chef-d’œuvre de moins dans cette Italie qui aime les chefs-d’œuvre avec une passion si bien sentie ! Encore une vierge de Raphaël qui s’en va et pour ne plus revenir ! Certes, l’Italie a raison de pleurer la plus belle de ses plus nobles filles, et ce n’est pas nous qui la voudrions consoler.

Cependant, parce que son Altesse royale le duc de Lucques est obligé de se séparer de ces chefs-d’œuvre qui représentent une grande partie de sa fortune, est-ce bien là une raison, même une raison italienne, pour l’accabler de reproches ? Ce prince, si bienveillant et si bon, d’un esprit si distingué et si fin, affable et loyal comme il l’est, pouvait-il s’attendre, de bonne foi, à tant de récriminations cruelles ? Peu s’en faut que dans les autres parties de l’Italie on ne l’appelle un tyran, lui le plus aimable des aimables tyrans de l’Italie, parce qu’il n’est plus assez riche pour garder ces belles toiles qui le rendaient si heureux et si fier. Eh ! mais alors, que dirait-on, si lui, de son côté, il accablait de ses reproches les tyrans ses confrères, parce qu’ils n’ont pas été assez riches pour acheter ces mêmes tableaux qu’il leur a proposés bien avant qu’il se fût décidé à les offrir aux autres princes de l’Europe et même à ceux qui ne sont pas des princes ? Car, hélas ! par cette incroyable démocratie qui nous déborde, quand chacun se peut dire à soi-même : Te voilà roi, Macbeth, il n’y a plus que les très riches qui soient assez heureux pour pouvoir payer les chefs-d’œuvre ce qu’ils valent. Que de fois, à une vente publique, où sont en jeu quelques-unes de ces rares merveilles dont l’Europe entière sait les noms, arrivent d’un côté les rois, les princes, les républiques, les royaumes, timides acheteurs, pendant que de l’autre côté se tient le valet de chambre de quelque Rotschild ! Presque toujours c’est le valet de chambre qui, à la fin de la vente, emporte sous son bras le chef-d’œuvre tant débattu, ce chef-d’œuvre qui, entre les mains d’un roi ou d’un peuple, appartenait un peu à tout le monde, et que personne ne revoit plus.

Ceux qui ont eu l’honneur d’approcher le prince de Lucques, et qui peuvent dire avec quelle passion éclairée et sincère son altesse aime les beaux arts, ceux-là seulement pourraient dire que la nécessité, de sa main de fer, a seule fermé ce beau musée, ouvert à tous d’une si hospitalière façon. Mais si le duché de Lucques est peut-être le plus frais, le plus limpide, le plus charmant des petits royaumes, en revanche il en est peut-être le plus pauvre. Dans ce calme et paisible domaine, où tout est repos, fraîcheur et verdure, où l’herbe pousse dans les fossés du château, qui ne dédaigne pas cette humble récolte, même avec les habitudes et le cœur d’un grand prince, il est difficile d’en conserver toujours les allures. Tous les accessoires des existences royales, les vieux monumens, les marbres, les tableaux, l’armée stipendieuse et glorieuse des artistes, n’appartiennent plus de nos jours qu’aux grands seigneurs assez riches pour les payer dignement. Le temps est passé où les princes de la maison d’Est et de Ferrare, et les Médicis eux-mêmes, avaient à leur solde avare, et souvent pour bien peu d’argent, les plus grands peintres, les plus grands poètes, les plus habiles sculpteurs, les plus excellens architectes de l’Europe au XVIe siècle. Aujourd’hui, chaque vers d’un poète populaire est d’un prix inestimable, chaque tableau d’un maître illustre représente une fortune ; les musiciens eux-mêmes, qui ont été de pauvres diables bien plus long-temps que les autres artistes leurs confrères, ont singulièrement augmenté le prix de leur génie ; à ces causes, il n’est plus possible d’être un Mécène à bon marché, il n’est plus possible d’encourager les beaux arts et de n’être pas immensément riche ; à peine a-t-on le droit de les aimer. Et d’ailleurs, comme la possession des chefs-d’œuvre a cela d’étrange et de singulier, qu’elle vous pousse toujours et malgré vous à acheter de nouveau de belles choses ; comme un beau tableau appelle un beau tableau, aussi puissamment, mais plus honnêtement sans doute, qu’un louis d’or appelle un louis d’or, il arrive qu’après avoir lutté longtemps, après s’être imposé d’immenses sacrifices, l’amateur le plus passionné des beaux arts finit par s’avouer un jour à lui-même qu’il ne peut pas aller plus loin, qu’il est allé trop loin déjà, qu’il lui est impossible non-seulement d’acheter de nouvelles toiles, mais même de garder toutes celles qu’il a achetées déjà. En haut et en bas de l’échelle des heureux, cette histoire est la même histoire. Par exemple, quel est l’amateur de beaux livres, parmi ceux que nous connaissons, qui ne se soit pas vu obligé de vendre une partie de ses livres pour sauver le reste ? Une fois arrivé à cette révélation suprême, l’homme sage, s’il est un simple particulier, a parfaitement le droit de pousser jusqu’au bout la noble passion qui l’anime, et de se ruiner de fond en comble ; mais l’amateur qui est le maître d’un royaume, quelque petit que vous supposiez son royaume, n’a d’autre parti à prendre qu’à rompre tout d’un coup avec cette passion pour les chefs-d’œuvre ; c’en est fait, il y renonce tout de suite pour n’être pas tenté d’appeler à son aide quelques-uns de ces moyens d’avoir de l’argent, que les princes souverains ont toujours en leur puissance. Sans contredit, c’est fort beau d’avoir à soi une galerie de tableaux dont bien des capitales de l’Europe seraient fières ; mais cela est encore plus beau mille fois de sortir le matin de son palais sans gardes, de se promener à pied dans les champs de son duché, d’être salué par chacun et par tous, et de se dire à chaque pas : je n’ai plus de tableaux, c’est vrai, mais à coup sûr pas un de ces arpens de terre, si admirablement cultivés, ne sera surchargé d’un centime additionnel.

Ainsi a fait le prince de Lucques. Son altesse a lutté jusqu’à la fin contre la mauvaise fortune, et elle ne s’est arrêtée que lorsqu’il lui a été impossible d’aller plus loin. Aujourd’hui, entreprendre un musée de vieux tableaux, c’est une tâche que bien peu de rois en Europe, même les plus riches, oseraient entreprendre. Sa majesté le roi de Bavière elle-même, malgré tant de ressources en tout genre, va lentement dans l’exécution de cette œuvre impossible. À plus forte raison le prince d’un petit duché toscan dont la principauté doit retourner au grand-duc de Toscane, et qui lui-même est attendu, dans un avenir certain, par ces deux beaux et riches duchés de Parme et de Plaisance ; à plus forte raison aussi un Bourbon d’Espagne, les Bourbons les plus malheureux et les plus pauvres de la maison de Bourbon, même en comptant Mme la duchesse de Berry, qui, elle aussi, a vendu ses Van Dick et ses Terburg. N’avez-vous pas entendu dire qu’autrefois il y avait en France la galerie d’Orléans, splendide entre toutes les galeries princières ? La révolution française a dispersé la galerie d’Orléans ; c’est la révolution d’Espagne qui disperse la galerie de Lucques. Il n’y a pas encore une année que rien n’annonçait, dans le palais du duc de Lucques, que le musée serait vendu. Au contraire, la plus belle partie de ce palais, qui fut le palais d’Elisa Bonaparte, c’était le musée. Le prince, dans son ardeur tout espagnole, avait fait construire une vaste galerie à la plus noble place de sa maison, et déjà, dans cette galerie et dans des cadres magnifiques, sous un jour admirable, vous pouviez admirer les trois Carrache, le Fra-Bartolomeo, l’Albert Durer, le Baroccio, le Dominiquin, le Gérard Dow, le Guerchin, toutes ces belles toiles dont la renommée est grande dans toute l’Italie. Quant à la Vierge aux Candélabres de Raphaël, l’admirable et sainte madone, même dans le musée du prince de Lucques, n’avait pas de place qui lui fût propre ; on la venait admirer de Saint-Pierre de Rome, même après avoir contemplé la Transfiguration ; on venait pour la voir du palais Pitti, même après s’être agenouillé devant la Madone à la chaise, devant la Madone du Voyage ; chacun la pouvait contempler face à face, visage contre visage, cœur contre cœur, pour ainsi dire ; et elle, la noble dame, bien assurée de sa beauté éternelle, elle posait complaisamment devant ceux qui la voulaient étudier avec respect, avec soumission, avec amour.

Donc, cette admirable galerie est en vente tout entière. Le sacrifice sera complet, car pas une seule toile, grande ou petite, n’a été conservée, pas un seul de ces chefs-d’œuvre n’a été mis à part ; leur noble maître leur a dit adieu à tous ; les beaux fleurons de sa couronne ducale, il leur a dit adieu d’un œil sec, mais son cœur saignait bien fort. Hélas ! c’est le cas encore une fois de réciter vers par vers l’églogue de Virgile, quand le pasteur Ménalque s’en va au loin chercher un peu d’ombre et de verdure pour son troupeau : — Nos patriam fugimus ; — nous quittons, disent les chefs-d’œuvre, nous quittons la terre natale, l’air limpide, le ciel bleu, le grand soleil, la passion italienne, le regard italien ; nous quittons les bois, les prairies, les fontaines, et mieux encore les voûtes dorées, les glaces brillantes, les murailles princières ; nous allons, Dieu sait dans quel exil, dans quelles régions, dans quelles brumes épaisses et chez quels bourgeois ! — Certes, quelque chose de pareil se sera passé dans l’ame du prince se séparant de ces flatteurs honnêtes et respectés de sa fortune, et lui-même il aura gémi sur leur exil.

Cette galerie du château ducal à Lucques est assez célèbre pour que nous n’en fassions pas l’histoire. Elle était un des plus riches débris de cet éphémère royaume d’Étrurie, qui fut un des premiers trônes élevés par Bonaparte, premier consul, comme s’il eût voulu se faire la main à ce métier tout nouveau pour lui et qu’il devait apprendre si vite. Dans le souvenir de ces tableaux de Lucques, on retrouve au premier rang un tableau important du Pérugin, le prédécesseur et le maître de Raphaël ; un Gherardo delle Notti, le plus bel ouvrage de Gherardo ; le peintre illustre l’avait fait pour le prince Giustiniani, qui fut aussi le protecteur des trois Carrache. Nous autres Français, parmi les maîtres de l’école italienne, tout resplendissans de santé et de lumière, à côté de l’embrasement poétique de Gherardo, nous étions fiers de saluer le Massacre des Innocens par Nicolas Poussin. C’était là une des perles les plus admirées de la galerie de Lucien Bonaparte, quand le neveu promettait de marcher sur les traces de son oncle le cardinal Fesch ; mais le neveu s’est un peu arrêté en chemin, comme un homme sage qu’il était, pendant que l’oncle a marché jusqu’à la fin de sa passion, comme un homme riche qu’il était. Plusieurs tableaux du Dominiquin, de Frédéric Baroccio, de Simone da Pesaro, la Samaritaine du Guerchin, de sa plus belle manière ; un enfant Jésus de Luini, dont les œuvres sont rares ; un Fra-Bartolomeo, remarqué même à Lucques, où le grand peintre a laissé tant de marques de son passage ; une Naissance du Christ dans l’étable, par Mazzolino de Ferrare ; un Hercule, par Alexandre Allori, le digne frère du peintre de la terrible Judith du palais Pitti (je vois encore sa robe jaune et ses terribles yeux noirs) ; une sainte Famille de Rubens ; un saint François de Cigoli, signé par l’auteur ; Hylas enlevé par les Nymphes, charmante composition de Furini, et d’autres tableaux vénitiens, hollandais, allemands, de toutes les époques des beaux arts, composent le fonds principal de cette galerie. Avec un peu de soin et de travail, vous pourriez suivre la filiation de ces belles toiles ; chacune d’elles a son histoire authentique, sa filiation reconnue. Les unes ont été commandées aux peintres eux-mêmes par des personnages historiques ; le contrat de vente et d’achat a été conservé. Les autres arrivent en droite ligne de Rome, de Sienne, de Livourne, de Bologne, d’Espagne, de Gênes, de Flandre. La galerie de Giustiniani, la galerie du marquis Boccella, du comte Ghivizanni, en ont fourni plusieurs ; la galerie Citadella, la galerie Esterhazy, la galerie Sardi, la galerie Joseph Bonaparte quelques-uns, et aussi la galerie Buovisi, un Lucquois de la vieille roche, sans oublier la galerie du prince Borghèse, dont le nom se retrouve dans tous les musées de l’Europe. Les églises et les couvens de l’Italie ont aussi cédé quelques-uns de leurs tableaux à la galerie de Lucques. Par exemple le couvent des nonnes de San-Giovanetto, l’église de San-Fridiano, qui ne sont plus que des ruines, protégent de leur souvenir vénéré un tableau d’Annibal Carrache et un tableau de Francia, comme aussi le nom de la reine d’Étrurie se rattache à plusieurs des tableaux de cette galerie commencée par elle. Triste destinée des monarchies modernes ! les trônes des rois durent encore moins que les galeries qu’ils ont commencées. Mais la galerie et le trône, tout s’en va à la fin, hélas !

Nous avons conservé, pour le nommer le dernier, le plus rare et le plus excellent tableau de cette galerie, si nous mettons à part la Vierge aux candélabres ; ce tableau admirable, c’est le Christ de François Francia. Voilà un homme, voilà un artiste des plus belles époques de l’art. Esprit, génie, fidélité à ses maîtres, constance, courage, honneurs et fortune, gloire et renommée, rien ne manque à celui-là. Il était né à Bologne, au milieu de la philosophie et de la théologie amoncelées à cette place savante, et tout d’abord il avait été un grand orfèvre dans le temps des grands orfèvres, puis un célèbre graveur en médailles, puis il avait traité l’émail comme un maître. C’est pourtant le même homme dont quelques tableaux, et entre autres le Christ de Lucques, se peuvent comparer aux plus beaux ouvrages de Raphaël en personne. Quand Francesco eut achevé ce tableau qui est à Lucques, cette sainte Anne, cette Vierge, ce Christ mort, toute l’Italie du XVIe siècle battit des mains et poussa des cris de triomphe. En ce temps-là Raphaël était à Rome, à recevoir les hommages universels, comme s’il se fût appelé Léon X. À ce sujet, le Sanzio écrivit une lettre de louanges à Francia, cet autre Raphaël qui donnait à Bologne le mouvement et la vie ; et même quand lui, Raphaël, il eut achevé la sainte Cécile qui est à Bologne, il chargea Francia de placer ce chef-d’œuvre dans un jour convenable : — En même temps, si vous trouvez quelque chose à réparer, faites-le, maître, disait Raphaël. À peine eut-il ouvert la caisse qui contenait la sainte Cécile, Francia tomba à genoux en versant d’abondantes larmes ; le tableau fut placé par ses mains tremblantes non loin du tombeau de la sainte Elena dell’Olio ; huit jours après (sa mort est digne de sa vie), Francia était mort, écrasé par la contemplation de la sainte Cécile de Raphaël !

Telle est cette galerie du prince de Lucques. Elle peut ajouter de grandes richesses à celles que possède le musée du Louvre. Sans nous réjouir du deuil de l’Italie, nous avons le droit d’en profiter. Nous avons en cette affaire des nations rivales qui sont plus riches que nous peut-être, mais qui aiment les chefs-d’œuvre moins que nous. Il faut donc que nous nous rappelions cette fois tout ce que nous avons déjà perdu à des ventes célèbres, l’André del Sarto à M. Laffitte, le Congrès de Munster au duc de Berry, l’Amiral Trump de Rembrandt, et surtout l’admirable Claude Lorrain qui appartenait à M. Erard ; à cette heure, le musée du Louvre ne possède pas un seul Raphaël digne d’être comparé à la Vierge aux candélabres. Songez aussi que c’est là désormais la seule manière dont nous puissions nous procurer ces merveilles. La victoire ne donne pas, elle vous prête pour vous reprendre à l’instant même ce qu’elle vous a prêté, et alors que de regrets, que de douleurs, que de places vides dans les musées du conquérant !

M. Thiers, qui est bien, quand il s’y met, le plus admirable et le plus charmant enthousiaste des beaux arts, qui les aime avec la passion d’un grand seigneur ; mais d’un grand seigneur qui n’est pas assez riche pour payer les chefs-d’œuvre, M. Thiers m’entendant un soir lui raconter cette histoire des tableaux de mon prince le duc de Lucques : — Que sont devenus, me dit-il, le Raphaël et le Francia ? — Mon Dieu ! répondis-je, à l’heure qu’il est, par cette pluvieuse nuit de l’automne, vous ne devineriez jamais, avec tout votre génie, en quel triste lieu la vierge de Raphaël repose sa belle tête, dans quelles horribles ténèbres est plongé cet étincelant Francesco ?… Figurez-vous que Raphaël et Francesco sont déposés à la douane ; ils sont là, les malheureux exilés, au milieu des soieries, des sucres, des flanelles, des savons, des indigos et des tabacs ; ils sont là, ne comprenant rien à ces sombres voûtes, à ces bruits étranges, à ces horrible odeurs. C’est encore et toujours l’églogue de Virgile, que je vous citais tout à l’heure :

....Ah ! silice in nudâ connixa reliquii !

À ces mots, je vis M. Thiers tout ému ; il écoutait mon récit avec une profonde stupeur : — Serait-ce par hasard à la douane de France qu’on aurait retenu Raphaël et Francia ? — À la douane de Paris, monsieur le ministre ! La douane, de ses grosses mains stupides, a pris au collet le grand Francesco, elle a retenu la sainte Vierge divine par le pan de sa robe ; elle leur a demandé leur passeport, comme si ces grandes beautés ne devaient pas passer partout dans un pays comme la France, et gouverné par M. Thiers !…

Ici, le ministre se leva, il demanda son chapeau, et il allait pour sortir. Notez bien qu’il était une heure du matin…

— Où allez-vous ? lui dit une petite voix toute-puissante ; où allez-vous si tard ?

— Eh ! je vais à la douane, reprit-il, je vais délivrer le Francesco et le Raphaël.

En effet, le lendemain, nos deux chefs-d’œuvre, rendus au soleil, un pâle soleil français, il est vrai, mais enfin, nous donnons notre soleil tel que nous l’avons, faisaient leur entrée triomphale dans cette étroite et misérable auberge qu’on appelle le ministère des affaires étrangères. Là, grace au maître qui l’habitait, les deux exilés furent entourés d’égards et de respects ; les plus grands seigneurs de Paris, c’est-à-dire les hommes les plus intelligens, venaient en toute hâte pour saluer les deux chefs-d’œuvre. Des hommes de tous les partis, pour rendre leurs devoirs au Raphaël, au Francia, sont accourus à l’hôtel du ministère des affaires étrangères, bien étonné de les y voir. Plus d’une fois M. Thiers, au milieu de ces immenses travaux dont personne n’a l’idée, au plus fort de cette ardente improvisation qui ne se repose ni la nuit, ni le jour, venait saluer le Francia et le Raphaël. Qu’il était heureux et fier de les recevoir ! qu’il était inquiet de ses illustres hôtes ! comme il en faisait les honneurs à la France ! quel démenti il donnait à la douane ! comme il se prosternait devant le Francia !… Jamais vous n’avez vu de passion plus vraie et mieux sentie. Eh bien ! M. Thiers a laissé partir la vierge de Raphaël. « Seigneur, lui disait-elle, l’adorable Vierge, comme disait cette belle Hortense Mazarin à Louis XIV : — Vous êtes roi, vous m’aimez, et je pars ! » M. Thiers a même laissé partir le Francia, non pas sans regret, je vous assure, non pas sans s’être bien consulté lui-même pour savoir si enfin, à la rigueur, il n’achèterait pas cette dernière toile qui lui faisait tant d’envie, et il y a renoncé. C’est qu’en effet celui-là aussi il est véritablement un grand seigneur, moins la richesse. Si ceux-là qui l’accusent tout bas, ceux-là qui lui reprochent une fortune imaginaire, qui parlent si bien de l’or entassé dans les prétendus coffres de M. Thiers ; si ceux-là avaient pu le voir, comme je l’ai vu, lui le maître, résistant à la tentation du Francia, et se contentant enfin de quelques copies maladroites, ceux-là auraient bien compris, et plus qu’on ne saurait le dire, tout le désintéressement d’un ministre tout-puissant, qui, en fin de compte, ne se trouve pas assez riche pour donner 20,000 francs d’un chef-d’œuvre qui lui convient.

De Lucques à Pise, il n’y a qu’un pas, le temps de dire adieu à cet adorable petit coin de terre, le temps de se préparer à revoir les grands monumens, le Campo Santo, le Dôme, la Tour penchée. La ville s’est retirée pour laisser plus d’espace à ces trois idées jetées là. Cette tour qui nous menace jusqu’à la fin des siècles d’une chute éternelle, cette église qui se sent de Byzance et qui précède la renaissance, comme Dante précède Michel-Ange ; ce vaste cimetière qui a dévoré ses morts, laissant intacts leurs noms et leur gloire, tout ce passé qui repose là et qui se tient debout par la seule force des souvenirs, savez-vous rien de plus poétique ? Mais, hélas ! cette ville de Pise s’est enrichie, peut-on dire enrichie ? d’un autre monument funèbre. Voyez-vous sur l’Arno, encore tout chargé des débris de l’orage de la veille, ce vieux palais qui s’avance gravement ? Les portes en sont fermées, les fenêtres fermées ; tout est mystère et silence autour de ces murailles ; la petite église de la Sainte-Épine, ce mignon chef-d’œuvre du grand Nicolas de Pise, semble regarder le sombre palais avec un profond désespoir. Qui que vous soyez, voyageur, quelle que soit la couleur de votre drapeau, découvrez-vous devant ce palais, car c’est là qu’elle est venue mourir, loin de sa patrie, loin de sa famille, cette jeune, belle et adorée princesse Marie d’Orléans, ce grand artiste. Sur ces bords, dans ces murs, entre ces vieux monumens dont elle creusait tous les secrets, dans le silence de cette ville qui ne vit plus que par les souvenirs, elle est venue s’éteindre, jour par jour, heure par heure, cette noble personne que la France avait adoptée d’un amour unanime, cet illustre défenseur de la Jeanne d’Arc, insultée par Voltaire. Malheureuse jeune femme ! Elle était toute la poésie du château des Tuileries ; elle était la popularité incontestable, incontestée de cette famille royale ; elle était l’honneur de ce musée de Versailles, ouvert à tant d’œuvres médiocres, elle était l’espérance et l’amie de ses confrères les artistes et les poètes, qui ne la remplaceront jamais… La ville de Pise, qui ne pleure plus guère, elle a tant pleuré ! a pleuré cependant cette illustre étrangère ; elle l’a adoptée comme un de ses martyrs. Maintenant, quand vous passerez par ces rivages, les artistes italiens, ces ingénieux copistes de tous les chefs-d’œuvre, vous offriront la copie du Baptistère, ou bien la copie du Dôme, de la Tour penchée, du Campo Santo, ou enfin la main de la princesse Marie, cette main pâlie, effilée, mourante, si remplie d’aumônes et de chefs-d’œuvre qu’elle commençait à répandre… De tous ces souvenirs de gloire et de destruction, est-il besoin de vous dire le souvenir que j’ai choisi ?

Entendez-vous, voyez-vous là-bas quelque chose qui chante et qui brille, c’est Florence ! Enfin donc, je la revois, je la tiens, je l’entends, je la reconnais à son élégant murmure, à sa bonne grace naturelle, à son hospitalité souriante, c’est bien elle, c’est Florence ! la ville de la fête éternelle. C’est la cité neutre où viennent s’ébattre toutes les intelligences vagabondes de l’Europe. Florence, c’est le musée ouvert à tous. Une fois dans ces nobles murs, vous êtes chez vous. Rien ne vous gêne, rien ne vous presse, pourquoi partir ? Où donc aller pour être mieux ? Où trouverez-vous plus d’esprit, plus de beauté, plus d’effusion, plus de bienveillance ? Allons, battons des mains, et s’il se peut, ô mon cœur, contenez-vous. Patience, allons un peu, nous reconnaîtrons toutes choses, une à une. Certes, l’Arno arrose toujours les mêmes bords ; certes, le Michel-Ange et le Benvenuto vont encore une fois venir au-devant de nous ; certes, rien n’est changé ni dans le vieux palais, ni au palais Pitti, dignes demeures de ces grands marbres et de ces nobles toiles, l’honneur du génie des hommes dans tous les siècles. Hâtons-nous lentement, nous retrouverons en entier notre admiration et notre enthousiasme et notre bonheur d’il y a deux ans déjà. Et en effet, j’ai retrouvé Florence tout entière, peut-être même plus belle et plus sereine ; car à coup sûr les arbres des Cascines sont plus touffus, les bronzes des places publiques sont plus durs, les marbres des musées ont gagné peut-être une vie nouvelle. Non certes, jamais le Michel-Ange n’a été plus grand, jamais le Titien n’a jeté un éclat plus vif, jamais la jeune femme adorée d’André del Sarto ne m’avait paru plus charmante ; oui, vous voilà, toujours enveloppée dans votre beauté éternelle, vous qui êtes la Vénus pudique ! Voilà l’Apollon debout encore sur son piédestal ; à Paris, on le disait brisé par le Charles-Quint ; le Charles-Quint et l’Apollon sont encore les deux gloires de la Tribune ; la Vénus du Titien est restée transparente et calme comme au premier jour ; la Vierge à la chaise et le Léon X sont encore aujourd’hui les plus excellens représentans du génie de Raphaël ; à sa place ordinaire, le Salvator Rosa éclate et gronde. Les trois parques filent encore les destinées des mortels ; cette fois, plus de soie et plus d’or dans ces fils sévères, le chanvre même de cette trame tissée par Michel-Ange est rude à la vue, rude au toucher. Sur les places publiques s’élèvent aussi haut que jamais les chevaux et les héros de Jean de Bologne. Savez-vous qu’ils ont découvert là-bas un nouveau portrait de Dante leur fondateur ? Il était déjà bien beau comme le peintre l’avait rêvé. Comme aussi le cloître tant soit peu profane de Santa-Maria-Novella se parfume encore des plus suaves et des plus coquettes odeurs ! Honneur et gloire à Florence ! Elle est immuable, elle est immobile, elle se repose dans sa paix et dans son bonheur de chaque jour ; elle a tant payé son tribut aux révolutions passées, qu’elle se sent à l’abri des révolutions à venir. Vive la Florence de Dante, vive la Florence de l’Arioste, vive la Florence de Michel-Ange, et vive la Florence de Raphaël ! Seulement, effacez la Florence des Gibelins et des Guelfes ; elle ne veut plus vivre que pour les beaux arts, pour la sainte poésie, la grande sculpture, pour les toiles chargées de couleurs et de génie ; puisque Savonarole est dans le bûcher, qu’il y reste ; nous autres, le soir venu, à la douce clarté de la lampe, nous relirons, s’il vous plaît, les histoires amoureuses du Décaméron.

Quand j’arrivai à Florence, la ville entière était occupée d’une heureuse nouvelle. Deux enfans de son adoption, la princesse Mathilde Bonaparte de Montfort et le comte Demidoff venaient d’être fiancés le matin même ; la joie était universelle. Cette Florence, qui a de la sympathie pour toutes les grandeurs, ce riant exil des rois sans trône et sans patrie, s’était éprise d’amour pour la jeune et belle fille de l’ancien roi de Westphalie. Elle l’avait reçue tout enfant dans ses bras ; et lorsque l’enfant eut perdu sa noble mère, Florence l’avait adoptée comme sienne. Ainsi, la princesse Mathilde avait grandi dans tous les enchantemens, ou du moins dans toutes les consolations de l’Italie. Et maintenant, à dix-huit ans tout au plus qu’elle peut avoir, Mathilde de Montfort n’est pas seulement la plus belle princesse du monde, ce ne serait pas assez dire, elle est tout simplement la plus belle personne de l’Europe. Elle a le front, elle a le regard, elle a la démarche d’un Bonaparte ; elle a les pieds, les mains, la taille, la grace parfaite, le teint charmant d’une Parisienne. Même quand elle n’est qu’une jeune fille ravissante et s’abandonnant au bonheur de l’heure présente, regardez-la, et vous trouverez quelque chose de l’aigle qui perce tout au travers de cette dix-huitième année innocente et naïve. Ajoutez qu’elle est la plus noble dame du monde. Par son oncle Napoléon Bonaparte (et comme il l’eût aimée, le vieux soldat ! comme il eût abrité sa tête grisonnante à l’ombre de tous ces printemps chargés de roses !), la princesse Mathilde marche légèrement à la tête de la noblesse moderne ; pas une origine nouvelle qui ne se rattache à son origine, pas un bâton de maréchal qui ne porte ses armoiries, pas un gentilhomme de l’épée qui n’ait été un des soldats de sa famille ; en même temps elle appartient par sa mère à ce que la vieille noblesse a de plus antique et de plus auguste. Figurez-vous cette noble personne, ainsi chargée de cette double auréole, entrant tout d’un coup à Paris par l’arc de triomphe de l’Étoile ! Elle cependant, elle n’a jamais songé à de si grandes destinées. Elle a été tout simplement une jeune fille ; elle en a eu la modestie, la grace décente, l’aimable réserve, le bon cœur ; elle a arrangé ses espérances, non pas selon sa fortune passée, mais selon sa fortune présente ; elle a modéré, par son exemple et par sa profonde soumission à la Providence, les inquiétudes d’un père qui ne peut pas oublier qu’il a été le frère de l’Empereur, et que lui-même il a été long-temps un roi obéi et écouté. Aussi, de toute cette grande famille d’illustres exilés, c’est cette enfant qui a porté le plus légèrement ce grand nom de Bonaparte. Elle a jeté sur tout cet exil je ne sais quel parfum d’innocence de jeunesse qui eût sauvé les Bonaparte de bien des erreurs, s’ils avaient voulu comprendre tout ce qu’il y avait de providentiel dans la résignation ingénue de leur belle parente. Et quand enfin, dans cette même Florence qui est sa seconde patrie, la princesse eut rencontré le jeune homme qui la devait aimer, sa destinée fut accomplie, elle rendit graces au ciel, qui lui donnait ainsi une grande position dans le monde sans que ce fût là une position politique ; elle rendit grace au ciel, qui lui ouvrait les portes de la France, de cette France tant aimée, sans appeler à son aide les révolutions et les batailles ; ainsi, satisfaite des chances heureuses du présent, elle laisse aux hommes de sa famille les chances de l’avenir. — Toute la ville de Florence a battu des mains à cet heureux mariage. Les deux jeunes fiancés ont paru dans la même loge au théâtre, où des fleurs ont été présentées à la princesse ; et que de bonheur elle avait dans les yeux ! C’est là, au reste, une des plus aimables coutumes de l’Italie, ces fiançailles qui précèdent le mariage. Cet amour à ciel et à terre ouverts est un touchant spectacle. Une fois fiancés, les jeunes gens vont ensemble, bras dessus bras dessous, suivis d’assez loin par les grands parens ; ils peuvent se voir et s’entendre tout à l’aise. En France, au contraire, on vous montre d’abord les jeunes filles à marier tant qu’on peut vous les montrer ; puis, à peine avez-vous l’intention de leur parler de mariage, aussitôt la jeune fille disparaît jusqu’au grand jour du serment solennel. Jusque-là, tout le monde peut la voir, excepté celui qui prétend à sa main, si bien que le malheureux en question fait, à vrai dire, la plus piteuse des figures. Parlez-moi, au contraire, des fiancés en Italie ; ils arrangent leur vie à l’avance, ils disposent toutes choses pour leur bonheur à venir, ils apprennent à connaître leur caractère réciproque, ils ne cachent pas leur amour comme un crime, mais au contraire ils s’en glorifient comme de l’accomplissement d’un devoir. — J’ai eu l’honneur d’assister à ces fiançailles presque royales. À la maison de campagne du prince Jérôme Bonaparte, à Quarto, une aimable maison autrefois habitée par M. Thiers, toute la ville s’est portée : les plus grands seigneurs, les plus belles dames, et les plus jeunes. Du haut de ces jardins suspendus sur la ville, l’œil enchanté parcourt Florence tout entière, ses jardins, ses dômes, ses campagnes, sa verdure éternelle, son beau ciel, ses sombres monumens, tout ce qui est resté sa poésie, tout ce qui a été son histoire. — De ces hauteurs, vous descendiez dans les beaux jardins de San-Donato du comte Demidoff. Depuis deux ans, les jeunes arbres sont devenus de vieux arbres, le palais s’est achevé et complété ; déjà les vastes salles étaient toutes disposées pour la fête, déjà le statuaire et le peintre avaient accompli une grande partie de leur tâche ; la maison se remplissait, comme par enchantement, des plus vieux meubles de la république florentine, ramassés çà et là dans les splendides débris du passé. La royale fiancée elle-même faisait déjà les honneurs de ces salons, de ce palais, de ces jardins, de cette table opulente où venaient s’asseoir les plus grands noms de l’Europe. Dans les bosquets, la musique militaire jouait toutes sortes de mélodies italiennes, sans oublier l’air de Guillaume Tell : ô Mathilde ! Ah ! certes, voilà comment il fait bon être un jeune amoureux ! Voilà à quoi vous servent les palais, les marbres, les toiles peintes, les meubles somptueux, les eaux jaillissantes, les diamans, les perles, les chefs-d’œuvre de tout genre ! et surtout voilà à quoi vous sert l’amour et la jeunesse ! Ah ! certes, dans un pareil bonheur on peut laisser toute l’Europe se diviser pour la question d’Orient. Et que vous importent toutes les questions de l’Europe, quand vous emportez de toute la vitesse de vos chevaux anglais, au milieu de la bénédiction des pauvres, des vers du poète, des vivat de toute l’Italie, à la barbe de tous les princes à marier sur cette terre, la plus belle, la plus jeune, la plus charmante, la plus noble jeune fille de l’univers ?

Bien à regret, après quatre ou cinq jours de tous ces enchantemens, je quittai Florence ; je la laissai au milieu de ses joies et de ses fêtes. La ville se préparait, pour le lendemain, à une course de chevaux, qui fut brillante et dans laquelle se distingua le beau cheval de M. de Lowemberg. — La sortie de Florence est austère et triste ; vous jetez à chaque instant un dernier regard de regret sur cette ville encore endormie : adieu, lui dites-vous tout bas, adieu à ces amis de la patrie italienne toujours prêts à vous recevoir ; adieu à ces jeunes femmes qui sont restées ou qui sont devenues des Florentines ; adieu à ces grands noms si bien portés ; adieu à ces musées de chaque maison qui vous sont ouverts la nuit et le jour ; surtout adieu à vous, mon bon et cher Orloff, homme de tant de verve et de tant d’esprit, la plus tendre et la plus franche hospitalité de Florence ; adieu, adieu, je reviendrai l’an prochain, si Dieu le veut.

Personne ne va plus vite qu’un homme triste. Il n’a rien à voir en son chemin, rien ne l’intéresse, rien ne lui plaît ; il en veut au cheval de poste d’aller si lentement. Hélas ! il n’est pas seulement triste de n’être pas arrivé, il est malheureux d’être parti. Le même soir, nous étions à Bologne, et nous trouvions que la ville était sombre, que les monumens étaient grêles, que sa tour penchée était misérable. Rien n’allait bien dans la ville à notre sens. Notre premier soin, ç’a été de demander des nouvelles de Giacomo Rossini, qui s’est enseveli, on ne sait pourquoi, dans sa mauvaise humeur et dans Bologne. Singulier tombeau ! et j’imagine qu’avec de bons yeux vous pourriez lire cette inscription funèbre sur la pierre tumulaire : Robert-le-Diable par Meyerbeer. — Quoi qu’il en soit, Rossini s’est réfugié dans cette ville ; là il dépense dans le plus misérable des farniente les restes précieux de ce beau et fertile génie qui en fera à tout jamais l’une des gloires de l’Europe moderne. Là il vit obscurément, ou plutôt il meurt en détail, ne se doutant guère que le bon Dieu ne met pas au monde des hommes comme lui sans leur imposer pour condition le travail, l’amour de la gloire, l’obéissance à l’inspiration, la reconnaissance pour l’humanité tout entière, qui répète votre nom avec toutes sortes de louanges. Hélas ! cette boutade de Rossini, cet exil volontaire, ce retranchement de la vie publique, Rossini a fini par les prendre au sérieux. Il s’est oublié lui-même dans ce désert. Il a renoncé au bruit, au mouvement, aux amitiés illustres ; que dis-je ? il a renoncé à la gloire. On le cherche en vain dans tout Bologne ; vous diriez, quand vous demandez : où est-il ? que vous demandez un homme mort depuis des siècles ! Cet homme si riche, qu’il pourrait acheter sans trop se gêner deux ou trois des principautés souveraines de l’Italie, il a vendu par économie sa maison de Bologne, se réservant une petite place dans les combles, sous le toit, comme il faisait sous le toit du Théâtre-Italien. C’est là qu’il habite lorsqu’il vient à la ville pour acheter lui-même son poisson et ses légumes ! Et pas un pauvre ne sait son nom ! et pas une jeune cantatrice ne sait où le trouver quand elle a besoin d’un conseil ! Et la France elle-même lui écrirait à genoux pour sauver son Opéra qui se meurt, pour lui demander une messe des morts pour son empereur qui revient, ou tout simplement une marche guerrière pour les batailles à venir, la France entière aurait beau affranchir sa lettre à Rossini, elle n’en recevrait pas de réponse. Voilà donc comment elle est payée de tant d’adoration et du grand nom qu’elle a fait à ce grand artiste, et de la fortune qu’elle lui a donnée ! Passez en revue toute l’histoire, relisez la biographie des poètes couronnés au Capitole, des généraux vainqueurs dans les champs de bataille ; bien plus, faites-vous redire l’histoire des plus belles courtisanes de la Grèce et de l’Italie, quand la beauté était toute une croyance, et vous verrez que pas un de ces privilégiés de la poésie, de la bataille ou de l’amour, n’a été payé et adoré comme l’a été en France Rossini.

Nous faisons donc en sorte, nous qui l’avons vu dans sa gloire, de ne pas rencontrer le maître dans Bologne et dans son humiliation volontaire. On nous eût dit : venez par là, sous les arcades, vous allez le voir, que nous eussions passé de l’autre côté. Heureusement que cette ville du pape possède encore, pour accueillir dignement les étrangers, un hôte affable et bienveillant, dont la gloire va grandissant toujours, un habitant illustre, qui est venu se fixer dans cette ville pour lui donner un peu de mouvement et de vie ; un être fêté en France autant que l’a été Rossini, et qui doit se souvenir de la France avec orgueil, car il a été logé en plein Louvre : un musicien enfin, un moins grand musicien que Rossini, il est vrai, mais dont l’inspiration ne s’est jamais arrêtée, dont l’enthousiasme sortira vainqueur de tous les nuages, divin génie à qui rien ne résiste, qui marche environné d’harmonieux concerts, qui subjugue toutes choses, qui renverse tous les obstacles, d’une beauté éternelle ; cet hôte bienveillant, ce pouvoir souverain dans Bologne, ce génie que nul n’a jamais vainement invoqué, vous l’avez déjà nommé sans doute, c’est la sainte Cécile de Raphaël.

Comme aussi nous saluons les trois Carrache, nous respirons à la hâte cette odeur de poésie, de théologie et de médecine, nous parcourons ce cimetière tout neuf, tout disposé, et qui n’attend plus que des morts ; nous grimpons dans certains greniers de la ville tout remplis de tableaux à vendre et que personne n’achète, tristes débris des galeries qui ne sont plus. Et quand nous avons pris congé encore une fois de la sainte Cécile, nous quittons Bologne, nous traversons le duché de Modène, où la révolution de juillet n’est pas reconnue ; c’est bien le cas de s’écrier que l’exception prouve la règle. Nous passons la nuit à Parme, dans une auberge qui place un marbre noir sur sa porte, à chaque tête couronnée ou découronnée qui l’habite, même une heure. Pour le nombre des rois détrônés, en comptant la souveraine de Parme, l’hôtellerie des sept rois détrônés, à Venise, l’hôtellerie de Candide ne saurait se comparer à l’hôtellerie de Parme. — Nous traversons le Pô dans un bateau mouvant, l’eau était sombre et grondeuse ; nous saluons au loin le port et la plaine de Lodi ; toute notre histoire d’Italie se montre à nous, un peu effacée par les bois, par la verdure, par cette immense culture qui la couvre de son riche manteau. Voici enfin Milan, la ville à la couronne de fer ; ce n’est plus l’Italie tout-à-fait, c’est un je ne sais quoi d’italien et de français tout à la fois, très beau, très grand, et fort triste à voir. Là, tout se fait en silence, tout obéit, et même la fantaisie ; le soldat allemand, le meilleur bon homme de la terre, devient morose et taquin en Italie. Ce beau soleil lui porte sur les nerfs, cette vivace population l’attriste, toute cette joie l’afflige ; il monte la garde devant des idées, devant des espérances, devant l’avenir. Or, le moyen de se plaire à son qui vive ? quand on s’entend répondre : — qui vive ? — c’est la liberté ! — qui vive ? — c’est l’espérance ! — qui vive ? — c’est l’Italie ! — qui vive ? — c’est l’avenir, qui marche et emporte toutes choses. Belle et sainte Italie ! comme on l’aime quand on la voit heureuse ! Comme on l’aime, quand on la voit souffrante ! Qu’elle est vive dans sa joie ! qu’elle est grande dans sa douleur, et comme un peu de liberté lui va bien !

À Milan, nous courbons la tête ; on nous demande qui nous sommes ; nous disons tout bas notre profession d’écrivain dont nous sommes si fier ; et quand la police nous vient demander : — Quand partez-vous ? — nous répondons, en relevant la tête : Tout de suite, tout de suite, rien que le temps de monter sur le dôme à travers toute cette armée de marbre qui se tait encore, mais qui entonnera quelque jour l’Hosanna in excelsis de la liberté italienne. Ce dôme peuplé de tous les caprices des siècles chrétiens, de toutes les croyances des siècles politiques ; ce dôme dont la statue de l’empereur Napoléon n’est pas descendue, même quand elle descendait de la colonne ; ce dôme, c’est toute une histoire à écrire, que dis-je, c’est tout un poème ; mais laissons ce noble poème se dénouer convenablement dans les régions de l’infini. — Ainsi, encore une fois nous voilà partis. En vain Venise nous réclame et nous appelle de sa voix stridente sous le masque. — Nous irons te saluer dans ta misère un autre jour, ô Venise ! — Nous quittons Milan le même soir, non sans nous raconter toutes les beautés du Mariage de la Vierge, ce grand drame de Raphaël, non sans visiter le Léonard de Vinci de la bibliothèque, non sans nous arrêter à cet arc de triomphe du Simplon, qui s’appelle l’Arc de la Paix. À la bonne heure ! élevez des arcs de triomphe à la paix. C’est elle qui a sauvé l’Europe. C’est elle qui a protégé, relevé, ranimé, défendu, éclairé toutes ces ruines. C’est elle qui a remis en honneur tous ces chefs-d’œuvre. Elle a tracé ces grands chemins élevés par la guerre et détruits par elle. Elle a aplani les montagnes, comblé les vallées, taillé les marbres ; elle seule peut tout faire, elle sera quelque jour la liberté ; elle est la paix aujourd’hui. Élevez des arcs de triomphe à la paix ! — Nous sommes à Turin en deux jours ; Nice n’est pas loin, mais elle n’est plus sur notre route ; hélas ! elle est tout proche, qui nous jette à l’ame son souffle embaumé. Ce jour-là, toute la ville de Turin était en rumeur ; pas une chambre n’était vacante dans les auberges ; ainsi le voulait le congrès scientifique. Messieurs les savans patentés du roi de Sardaigne s’étaient réunis, non pas pour voir l’Italie, non pas pour s’abandonner à cette facile et transparente oisiveté de la poésie et des beaux arts, mais le dirai-je ? pour parler, chacun de son côté, de la science ; celui-ci de la géologie, celui-là de l’étoile qu’il a retrouvée, cet autre d’une plante rapportée d’Amérique, cet autre enfin de quelques vieux livres tout poudreux arrachés à la pourriture. Les insensés et les ingrats ! comme s’il y avait dans le monde une autre terre que la terre de l’Italie, d’autres étoiles et d’autres soleils que les étoiles et le soleil de l’Italie ! comme s’il y avait quelque part des fleurs plus belles et une autre poésie divine dans les livres ! Des savans en Italie ! des géologues, des astronomes, des pédans ! quelle misère ! Des gens qui se réunissent pour discuter quand ils pourraient tout voir et tout entendre et tout admirer sans rien dire ! les malheureux !

Cette fois en quittant Turin, dites adieu à l’Italie. Vous allez passer bientôt de cette affable et enivrante nature dans une nature austère et quelquefois terrible. Encore quelques pas, et vous touchez aux neiges et aux glaces du Mont-Cenis ; encore quelques pas, et tout va disparaître, même les dernières et pâles violettes dans le gazon attristé. Jamais transition ne fut plus brusque. Vous arrivez à Suze le soir, l’arrivée est triste. Vous frappez à la porte de l’auberge, la porte s’ouvre à regret, l’auberge est maussade, son vin est amer, son hospitalité est silencieuse, son lit est froid. La nuit, votre sommeil est inquiet, vous entendez toutes sortes de bruits étranges. Je le crois bien ; ce ne sont déjà plus les bruits de l’Italie. Le jour venu, vous voyez tomber sur vous un pâle rayon de soleil, tout blême et tout grelottant, enveloppé dans son manteau de neige Pour la première fois, vous aussi, vous vous mettez à grelotter. Malgré vous, votre regard attristé se reporte en arrière, et vous voilà poussant un grand soupir de regret en vous rappelant les arts, la poésie, la beauté, l’amour, les palais, les chansons et le soleil de là-bas. — Quoi donc ! moi qui reviens de Nice et de Gênes, de Lucques et de Florence, moi qui étais naguère Toscan et Lombard, il faut que je gravisse ces rudes sommets ! Voilà donc là-haut les neiges et la froidure qui m’attendent ! — Cependant on prend son manteau, et l’on se met péniblement à gravir ces roches pénibles. Quels rochers ! Certes, ceux-là ne vont point s’aplanissant sous vos pas comme la rivière d’Orient ou de Gênes ; mais plus vous marchez, et plus ils se dressent devant vous, mystérieux, sombres, silencieux. Nous étions encore loin de l’hiver, il est vrai, mais nous parcourions les domaines de l’hiver. Dans ces montagnes, tout appartient à l’hiver, même la fleur dans l’herbe, même le fruit sur l’arbre, même le flot dans le lac. La fleur est pâle et mourante, le fruit est vert, l’eau du lac est glacée. La glace est si près de nous, la neige est si proche ! La glace et la neige se sont éloignées de quelques pas à peine, et au premier signal de leur maître et seigneur, l’hiver, elles vont recouvrir toutes choses, maisons, vergers, fondrières ; la vie s’arrêtera tout d’un coup, tout d’un coup la vallée sera comblée, et vous n’aurez plus qu’une masse de glace sans mouvement, sans bruit, sans couleur. Ô l’Italie ! ô le soleil ! ô la couleur ! ô l’Arioste ! ô Raphaël ! ô la Fornarina divine ! Ainsi, vous marchez tout le jour comme marchent les ombres dans Virgile. Le cheval ne hennit plus, le chien n’aboie plus, l’homme ne pense plus, on marche et voilà tout. Seulement, car le bon Dieu est si bon, de temps à autre, à l’abri de la montagne, dans le coin le plus calin du côteau, vous rencontrez encore un petit jardin presque verdoyant, un buisson chargé de ses baies éclatantes, une poule qui se chauffe au soleil, et sur le toit de la chaumière, à côté de la transparente fumée, un coq qui chante ses triomphes, dont il est étonné lui-même. En même temps, du haut de la montagne, descendent à pas lents d’immenses troupeaux de bœufs, des moutons bêlans, des chèvres capricieuses, des bergers joufflus ; les uns et les autres, ils ont vécu pendant six mois là-haut, tout là-haut, au-dessus des glaces et des neiges, dans une herbe épaisse, dans une rosée bienfaisante, sur les bords d’un lac nourricier, heureux, libres et riches comme on ne l’est pas. Mais en même temps que l’hiver descendait ici, l’hiver remontait là-haut ; l’hiver a chassé de leurs pâturages et de leur toit de chaume ces troupeaux et ces bergers ; aussi faut-il voir l’étonnement et la terreur des jeunes taureaux, et des génisses nés près du soleil, sous les doux abris du printemps, et tout d’un coup se trouvant transportés dans ces sentiers difficiles, au bruit des torrens et des avalanches. — Rude journée, cette journée consacrée à franchir la montagne ; mais prenez patience, demain, pas plus tard, je vous conduis dans un beau petit endroit où le soleil est chaud, où l’air est tiède comme l’eau, où de vieux arbres se balancent doucement sur la mousse épaisse. Nous sommes à Aix en Savoie, en effet ; le charmant village est encore tout habité par les baigneurs, la cavalcade matinale est partie, chaque sentier est rempli de cris de joie, le lac transparent est chargé de ses légères barques. Au sommet de la montagne, les anciens maîtres de la Savoie ont choisi leur sépulture. Ce lac du Bourget est une œuvre inspiratrice. Il reflète de la façon la plus calme toute cette belle nature ; assis sur ses bords, je résumais de mon mieux tout ce voyage, et je me disais, au souvenir de ces honnêtes enchantemens. — Est-ce bien possible, ô mon Dieu, que je sois si heureux ? Est-ce bien moi qui me trouve encore tant de bonnes passions dans le cœur, moi qui viens de voir tant de chefs-d’œuvre, qui ai traversé tant d’avenues et de paysages, moi qui ai foulé tant de nobles ruines ? Le moi d’hier dans les neiges, est-ce donc le moi d’aujourd’hui sur ce beau lac ?

Que vous dirai-je ? Voici Genève et son lac, et ses montagnes ; nous saluons le Jean-Jacques Rousseau de Pradier, dans son île de verdure. La statue est belle et grande, elle est admirablement placée ; elle a donné une grande popularité à l’artiste des mains duquel elle est sortie. De Jean-Jacques Rousseau, nous allons à Voltaire ; mais Voltaire n’a pas de statue à Ferney, la statue de Voltaire est placée sous le vestibule du Théâtre-Français, où elle manque d’air. Ferney ! quelle ruine sans grandeur, sans majesté ! quelle misère ! Dans ce dernier séjour du plus grand esprit qui ait agité et réveillé le monde, il n’y a rien qui parle ni à l’ame ni aux regards ; figurez-vous une ferme mal tenue, la maison est de la plus chétive apparence. La fameuse chapelle élevée à Dieu par Voltaire : Deo erexit Voltarius, est une grange, ou, pour dire plus vrai, un chenil. Vous pénétrez dans un rez-de-chaussée humide et sale ; une servante assez éveillée pour l’endroit vous montre, en se moquant de vous, un mauvais tableau représentant l’Apothéose de Voltaire. Ce tableau avait été commandé par Voltaire lui-même à quelque barbouilleur du hasard ; mais si l’exécution est exécrable, la pensée n’est pas modeste : Voltaire est conduit au temple de l’immortalité par Zaïre, Alzire, Mahomet, Mérope, la Henriade, par la Pucelle d’Orléans elle-même, qui certes y met de la complaisance ; chemin faisant, le héros foule ses ennemis sous ses pieds, Fréron, Nonotte, Patouillet. — La chambre à coucher est digne du salon, un lit où je ne ferais pas coucher ma jolie chienne, une tapisserie de Catherine-le-Grand, qui devait être un mauvaise brodeur ; des magots médiocres, dont nos marchands de curiosité ne voudraient pas pour vingt-quatre sous ; un grand tuyau en terre cuite représentant, dit-on, un tombeau vide, et, pour compléter ce triste ensemble, un registre de visiteurs, mais un registre si bête, que ce serait à faire sortir Voltaire de son tombeau, si on ne s’était pas avisé de l’enterrer au Panthéon. — Messieurs, nous dit la soubrette, vous n’écrivez rien sur notre livre ? — Eh ! qu’en voulez-vous faire ? lui dis-je, vous avez assez de quoi lire, Dieu merci. C’est que, messieurs, ajouta l’égrillarde fille, ma jeune maîtresse est là-haut qui voudrait bien savoir quelles bêtises vous écrirez.

Tenez, madame, cette promenade à Ferney m’a convaincu que la gloire, comme tout le reste, a besoin d’être parée. Voltaire, de son vivant, vaniteux grand seigneur comme il était, pouvait bien se contenter de ces colifichets méprisables ; mais Voltaire mort est logé trop à l’étroit dans ces quatre mauvais murs. Ceci me rappelle un mot innocent de Mme Hamelin, cette femme dont l’esprit était redouté même de l’empereur Napoléon, qui n’avait peur que de l’esprit. J’étais un jour à côté d’elle au théâtre, et je lui montrais, tout en face de nous, une des plus grandes renommées féminines de ce siècle. Mme Hamelin regarda la dame avec cette attention maligne qu’elle prête à toutes choses, après quoi elle me dit sérieusement :

— Savez-vous ce que cela prouve ? Cela prouve qu’il n’y a pas une seule femme à qui il soit permis de porter un chapeau fané ?

Trois jours après, à sept heures du soir, deux hommes descendaient de voiture sur le boulevart des Italiens, au plus éclatant moment de la soirée, à l’instant où tout l’esprit, tout l’argent et tout le vice de Paris s’agitent sur le boulevart. — Que s’est-il passé en notre absence ? demandaient les deux voyageurs. Nous venons de Genève en passant par Florence. À quoi il leur fut répondu : — Que n’êtes-vous allés à Naples pour y rester ? Nous avons eu ici un terrible tremblement de terre qui dure encore ; vous auriez été plus en sûreté sur le Vésuve.

Ne trouvez-vous pas, madame, que ceux-là en parlent bien à leur aise ? Le tremblement de terre ! Mais la terre tremble-t-elle jamais quand on a tous ceux qu’on aime auprès de soi ?


Jules Janin.