Aller au contenu

Le Vrai Livre des femmes/13

La bibliothèque libre.
E. Dentu (p. 115-126).


CHAPITRE XIII

FUSION, NON CONFUSION.


La Tour de Babel, l’Échelle de Jacob, telle est la société, de sa base au sommet… D’une même origine, Dieu nous a tous appelés ses enfants ; pourquoi ne nous considérons-nous pas comme frères ? Le principe co-éternel, l’âme, vivifie l’humanité entière. Chacun de nous est une force mue par une intelligence. L’homme, à la fois agissant, aimant et pensant, est l’infiniment petit, modelé sur l’infiniment grand. Nous possédons, en effet, tous les attributs de Dieu, plus le mal, d’origine humaine.

Il nous a été dit : « Aimez-vous les uns les autres, ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait à vous-mêmes. » Avons-nous mis en pratique ces préceptes ? Sommes-nous une famille de frères ? de l’un à l’autre bout du monde, l’amour de l’or domine toutes les classes, la poule au pot de Henri IV ne satisferait plus aucun appétit. Jadis les fortunes, lentement acquises, se transmettaient des pères aux enfants ; aujourd’hui, on mène à grande vitesse les affaires, l’on s’enrichit ou l’on se ruine en une seule fois. De là, les hautes impudences, les grands désespoirs : les rangs se mêlent comme les cartes, ils ne se confondent pas… C’est le règne du chacun pour soi, la religion de l’égoïsme.

Les femmes ont-elles contribué à ce chaos moral ? Leur influence s’est-elle fait tyrannique ? Est-ce de leur côté que la soif de l’or est venue ? L’évidence prouve le contraire… Si le ministère de l’intérieur leur appartient, le ministère des affaires extérieures incombe aux hommes. C’est à eux que la loi confère le droit de vendre ou d’engager le bien de la famille, de signer pour la communauté, de se porter garant de son actif et de son passif, en un mot, de gérer la fortune matrimoniale, sans que la femme ait à intervenir pour demander des comptes. Elle apporte l’argent, le mari le palpe, l’encaisse, en dispose, l’augmente ou le perd, selon les chances de son commerce. Si le mariage a été accompli sous l’empire du régime dotal, l’époux est responsable de la fortune de sa compagne ; mais que de biais il trouvera, au besoin, pour la dissiper, et si la femme se porte caution des dettes conjugales, le bien de ses enfants passe aux créanciers de son mari. Celui-ci n’a-t-il pu obtenir, cette caution ? si une séparation de corps et de bien n’a été prononcée dans l’intérêt de la famille, la loi ne laisse à la femme séparée, que le revenu et non la gestion de ses biens ; le mari en est, quand même, l’administrateur.

Le législateur, en conservant aux enfants la fortune de leur mère, a voulu donner à cet acte la sanction morale de la société ; et, sans sous-entendre que si, par sa position, la femme est sous la tutelle du mari, elle est, par sa tendresse maternelle, la tutrice de ses enfants. En effet, depuis les ménages pauvres, où la dot n’a point à être conservée, jusqu’au ménage, riche où la fortune vient de la femme, la sollicitude de celle-ci a pour objet l’avenir de ses enfants. Le père dirige le timon des affaires ; la mère, veille à ce que les petits aient à point leur becquée. Dans les familles d’ouvriers, où chacun prend sa part de la tâche commune, c’est surtout la ménagère qui a charge des petits : elle gagne peu, et sur son petit gain tous ont quelque chose. Le père, sur le prix d’une journée, paie son tabac, ses verres de vin extra, et diminue la part des marmots ; la mère n’en distrait rien ; tout en travaillant elle allaite celui-ci, berce celui-là, veille sur tous, et la nuit, tandis que la marmaille dort, à la pâle lumière d’une petite lampe, elle raccommode ou blanchit le linge.

Dans chaque grande maison, regardez aux bas étages, vous y verrez, la nuit, des lueurs de veilleuses ; regardez aux mansardes, vous y devinerez la lampe du travail. Au bout de sa journée, le père se repose ; quand elle a fini la sienne, l’ouvrière reprend sa tâche ; le mari, son labeur terminé, peut donner une heure de loisir à son instruction ; si elle veut lire, l’ouvrière doit le faire pendant ses repas. Il n’y a point de loisirs pour elle, il n’y a que des devoirs.

Juliette a vingt ans, Joseph en a trente ; ils se sont aimés ; ils se sont unis ; une parfaite égalité existait entre eux, ils ne possédaient rien… On eût dit deux tourtereaux roucoulant dans leur cage. La cage eut un nid, un enfant y vint ; chacun prit la moitié de la tâche, tout marcha bien, l’amour rend le travail si facile ! Le soir, en rentrant, Joseph sifflait, du bas de l’escalier, pour se faire entendre : on courait au devant de lui. Avant de bégayer un nom, l’enfant s’élançait dans les bras de son père, lui souriait, jouait avec ses favoris, avec les boutons de son gilet, rendant caresse pour caresse.

— Qu’as-tu fait, femme ? demandait Joseph.

— J’ai travaillé, en chantant, pour amuser Jacques ; il a joué, il a dormi ; puis, je suis allée, lui sur un bras, mon panier sur l’autre, acheter les provisions. J’ai apprêté le dîner, voilà ma journée, le meilleur est le moment de ton retour ; nous nous aimons, y a-t-il personne de plus heureux que nous ?

— Non, personne ; nous sommes jeunes, notre courage est grand ; le travail abonde, c’est de quoi conserver notre indépendance et notre gaîté ! Je vois, au chantier, des camarades qui se disputent ; d’autres, qui perdent leur temps à boire et dissipent leur prêt avant de l’avoir touché. Ceux-là, en rentrant chez eux, y trouvent la guerre, leur intérieur est un enfer ; ils le désertent pour éviter les cris des enfants, les plaintes de la mère. Que viendraient-ils chercher au logis ! Le foyer est froid, les marmots affamés, ils retournent au cabaret ou même ne rentrent pas ; les enfants, privés de pain, en implorent de la charité publique, font de petits vagabonds sans ressources, qui recourent pour vivre à toutes sortes de ruses, et s’acheminent, par les sentiers tortueux du vice, vers la police correctionnelle. Chez nous, rien de cela n’est à craindre, Juliette, nous sommes deux à travailler pour Jacques ; qu’il y ait un chômage, une morte-saison, le maître renverra les mauvais ouvriers et gardera les bons. Je suis donc sûr de mon gain. Ceux qui ne travaillent pas en conscience sont les premiers renvoyés, les derniers repris ; ils ont le temps de crier misère. Moi, je ne manquerai pas de pain. J’ai des économies, un livret à la Caisse d’Épargne, si une maladie survient nous en triompherons… Je travaille à mes pièces, j’ai intérêt à allonger ma journée, le patron ne perd pas son temps à me surveiller.

— De mon côté, je fais ce que je peux, Joseph, le ménage est en ordre, l’enfant bien portant, Dieu nous a bénis !

— Oui, et pour distraire, j’apporte, ce soir, un bon livre, l’Ouvrière, de M. Jules Simon, un écrivain qui s’intéresse à vous autres femmes, et qui, pour son beau travail, a obtenu un prix de 20 000 francs.

— Bravo ! le souper fini, tu amuseras Jacques en fumant ta pipe ; tu lui montreras les images de ton Buffon, je mettrai tout en ordre, puis je coucherai le moutard ; tu liras, je raccommoderai ; la bonne soirée que nous allons passer !

Et les époux faisaient ce qu’ils avaient dit, et leur ménage était gai comme un nid de fauvettes, si bien que, doucement élevé, leur enfant grandissait sous l’influence salutaire des bons exemples, pénétré de respect pour le père et la mère qui l’avaient rendu si heureux !

Joseph et Juliette ne sont pas des créations de notre fantaisie, ce sont des types vrais, heureuses exceptions à la règle commune. Pour ce couple, l’éducation de l’enfant n’était pas livrée au hasard ; ils avaient compris que le chêne vigoureux est dans le gland comme l’épi dans l’humble grain de blé : et pour que le chêne poussât droit, ils veillaient sur le gland.

En général, on dit : quand mon enfant sera en état de comprendre, je raisonnerai avec lui. Erreur et folie, du père au fils le principe d’autorité doit être absolu. Soumettez doucement vos enfants à ce que vous croyez utile à leur développement matériel, intellectuel et moral, sans vous inquiéter d’une première larme qui leur sauvera de continuelles souffrances. Ce n’est pas le père qui doit céder à l’enfant ; c’est l’enfant qui doit céder au père ; l’un a sa raison pour guide ; l’autre n’a que son caprice.

Comme direction, les femmes sont encore loin de ce qu’elles devraient être. Presque toutes aiment leurs enfants, mais beaucoup d’entre elles les aiment d’une tendresse aveugle. Aux premiers cris d’un nouveau-né, elles le prennent dans leurs bras, le bercent, lui donnent de mauvaises habitudes, et, pour n’avoir pas su se résister à elles-mêmes, se mettent dans l’obligation de céder toujours. Que les mères n’attribuent pas ces faiblesses à l’affection, mais à l’égoïsme : l’enfant crie ? pour ne le plus entendre, on le prend ; or, dès qu’on a fléchi une fois, il faut fléchir incessamment, l’instinct du despotisme est inné en nous. Et de quel droit prétendrions-nous être associées à la tâche de l’homme, si nous ne savons ni nous réformer, ni transformer l’enfance, ce premier échelon des générations ? L’harmonie des couples, en vue de la famille, est pour l’amélioration des races le levier d’Archimède. Juliette et Joseph n’avaient pas associé leurs capitaux, ils avaient uni leur amour… L’enfant né de leur tendresse, grandit sans presque connaître les larmes, n’enviant point de sortir de sa sphère, il s’y trouvait si bien ! On lui donnait l’exemple du courage, on lui inspirait le goût du travail ; il était ce qu’on l’avait souhaité.

On a dit : Les enfants pauvres s’élèvent tout seuls. Triste vérité, équivalant à : ils ne s’élèvent pas du tout. En effet, une plante sans direction pousse mal. L’ouvrier actif veille sur ses enfants, les dirige, les envoie à l’école, vit avec eux comme faisaient Juliette et Joseph, et les prépare à une existence laborieuse. Chez lui, l’exemple appuie la leçon, il a connu le travail, il n’a pas connu la misère, un modeste logement lui a suffi.

Mais sous d’autres toits, entassés pêle-mêle, de nombreux enfants grouillent comme des chiens, ne se doutant point que la pudeur a ses lois. Élevés seuls, ils glissent sur la pente du vice, faute d’avoir su ce que c’est que la vertu…

À ceux-ci, la société ouvrira-t-elle un compte sévère et les condamnera-t-elle sans pitié ?

Jeanne a connu les privations jusqu’à quinze ans ; un amant s’est présenté, elle l’a écouté, ils ont vécu ensemble. De leur amour, un enfant est né. Jeanne l’élèvera-t-elle ? ils sont pauvres, le petit innocent ira à l’hospice.

Si, au contraire, on le garde, que n’aura-t-il pas à souffrir, le séducteur de Jeanne l’ayant abandonnée ? ambitieuse, elle deviendra facilement lorette, et d’avilissement en avilissement, finira par se prostituer. Pour elle, alors, de la maison publique à la prison, il n’y aura qu’un pas. Enfreindre une ordonnance, franchir une limite, passer en un lieu défendu, seront choses à la mettre dans le cas d’un emprisonnement par ordre de police.

Interrogez les plus abjectes de cette classe, toutes accuseront l’amour de leurs malheurs.

— « À seize ans j’ai eu le cœur pris, nous disait une femme publique détenue à Saint-Lazare[1] ; à vingt ans j’étais lâchement trahie ; à trente, je n’aimais plus rien et je menais la vie à grandes guides, à quarante, je me cachais pendant le jour ; le soir, comme la chouette, je cherchais ma proie dans l’ombre… »

Et cette femme ajoutait :

« Il y a ici, d’ordinaire, cinq cents femmes détenues comme moi par mesure de police. Demandez-leur d’où elles sont parties ? toutes s’accuseront d’avoir aimé d’abord, puis d’avoir été vaines ou ambitieuses. Pas une ne vous dira : — Je suis calme en présence de mon abjection.

Pour se dégrader au prix d’un morceau de pain, il faut s’enivrer d’eau-de-vie, se griser de mauvais propos, s’exalter de vices. »

Ô société ! si la famille était un sanctuaire, l’honneur des jeunes filles deviendrait-il la proie des libertins, et le cœur des jeunes hommes la pâture des femmes folles ? L’exemple du bien manque. On discute sur tout, pour se dispenser de raisonner sur rien. La morale, selon les uns, c’est le paradoxe déguisé ; selon les autres, c’est le caoutchouc dans sa plus grande élasticité, autorisant ici la polygamie, là interdisant le divorce.

Que chaque peuple se préoccupe moins de ce qui se passe chez ses voisins et regarde plus à ce qui se fait chez lui. Dans les bas-fonds il verra grouiller le vice ; des hauteurs, il verra rayonner la lumière, autour de laquelle ont place les grands et les petits, les jeunes et les vieux, les riches et les pauvres. Centre, où tout diverge pour tendre à l’unité qui nous rendra solidaires les uns des autres, en une fusion fraternelle.

Le Christ, dans son admirable prière, en appelle au règne de Dieu ; si nous le voulions, ce règne serait proche.



  1. Nous portions alors des secours et des consolations dans cette prison.