Le Vrai Livre des femmes/15

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E. Dentu (p. 137-146).


CHAPITRE XV

LE FORMALISME ET LA VRAIE FOI.


L’humanité, quant à la foi, est à divers degrés de l’échelle des peuples. La morale varie, non-seulement selon les temps, mais selon les lieux. Plus les sentiments religieux s’élèvent, plus les peuples progressent. Des marmousets de Rachel, au Dieu des chrétiens, il y a toute la distance d’une grossière erreur à une vérité éclatante de lumière. Que, pénétrés de la majesté du soleil, les hommes primitifs l’aient adoré, il n’y a rien là que la raison repousse. Jacob, pour honorer Dieu, lui dressa un autel de pierre, que nous rappellent les anciens dolmens. Le culte des druides, fut un hommage aux splendides forêts dont les ombres couvraient la terre. Tandis que les Chaldéens adoraient les astres et en suivaient le cours, les Égyptiens adoraient les légumes, qu’ils voyaient se développer, puis les animaux. De là, ils passèrent au culte familier, jusqu’au bœuf Apis, point de départ de la religion du veau d’or.

À mesure que la race humaine s’est civilisée, elle a élevé de plus en plus le sentiment religieux. Dans l’isolement, chaque individu eut son fétiche, son dieu du foyer, qu’il remerciait ou mettait de côté selon que tournait sa fortune.

Par la tribu, réunie en patriarchat, les passions humaines, vices ou vertus, furent divinisées. De là l’Olympe, pluralité des Dieux, croyance sortie de la multiplicité des villes. Athènes, Corinthe, Sparte, Paphos, etc., etc., élevèrent des temples à la force, sous le nom de Jupiter ; au courage, sous le nom de Mars ; à la sagesse, sous le nom de Minerve ; à la beauté, sous le nom de Vénus. Chacun, alors, encensait ses propres passions et les servait en croyant servir Dieu.

Les nationalités puissantes devaient transformer un tel culte ; Moïse, pour un seul peuple, reconnut un seul Dieu, « le Dieu fort et jaloux, qui punit l’iniquité des pères sur les enfants, jusqu’à la troisième et quatrième générations, et récompense, jusqu’à mille générations, ceux qui l’aiment et gardent ses commandements. »

Le monothéisme juif, avec sa législation mosaïque, fut pour l’Égypte, dans ces temps reculés, une révélation divine, source première du Christianisme, culte du Dieu pur esprit, inauguré par le verbe fait chair. Et, depuis bientôt deux mille ans que les paroles de Jésus ont été recueillies, quelles diverses interprétations ne lui ont pas données les conciles, les pères de l’Église et les commentateurs ? De là les schismes, les dissidences, les controverses à ruiner la foi.

Dans son admirable prière du Pater, le Christ laissait pressentir que le règne de Dieu n’était pas sur la terre, et il en appelait la venue. Est-ce qu’en effet chacun de nous a son pain quotidien, et savons-nous pardonner à ceux qui nous ont offensés ? Créés à l’image de Dieu, à la fois amour, intelligence et force, ne faisons-nous à autrui que ce que nous voudrions qui nous fût fait à nous-mêmes ? Nous aimons-nous les uns les autres, agissant en cela, comme les premiers chrétiens, qui mangeaient et buvaient en commun, se regardant à l’égal d’une famille de frères ?

Certes, telle n’est point l’humanité… Elle a connu la religion du Dieu fort, le culte mystique du Dieu pur esprit ; quand pratiquera-t-elle la religion de l’amour, celle qui doit nous unir en une famille de frères ?

Chacun selon le culte auquel il appartient, est à peu près fidèle aux prescriptions de son Église. Le catholique va à la messe, le protestant au sermon, le juif à la synagogue ; mais tous ensemble, catholiques, protestants et juifs, s’en tiennent au froid égoïsme, et s’associent suivant la maxime dissolvante du : chacun chez soi ; chacun pour soi. C’est que, sur notre planète, le mal est invétéré. On s’apitoie en Europe sur le trafic de la traite des noirs, vendus, le plus souvent, par les rois de leur race ; on ne s’apitoie pas sur la traite des blancs, sur le marchandage, plaie si invétérée qu’elle semble incurable ! Chacun, sous son propre toit, en gravissant quelques marches, trouverait du bien à faire, des infortunes à soulager ; mais le luxe et la misère, quoique voisins, sont souvent étrangers l’un à l’autre. Parce que la foi, dont il est dit qu’elle transporte des montagnes, n’existe plus. Çà et là, la charité fait isolément son œuvre patiente ; mais on veut paraître au grand jour et, dans l’ombre, on cède à son égoïsme ; sauver les apparences, conserver le décorum, voilà ce qui suffit au plus grand nombre. On trompe tout le monde, et pour se donner gain de cause, on se persuade que l’on a du cœur lorsqu’on n’a que de la vanité.

Comment, dans de telles conditions, une génération serait-elle sauvée, sinon par un suprême retour sur elle-même et par un secours divin inattendu ? Le Souverain-Pontife, préoccupé de ses droits temporels, ne dégage pas le Christianisme des choses que le Christ dut taire, reconnaissant « qu’on ne saurait pas les comprendre. » Le règne du père qu’il appelait de ses vœux, n’est point venu. L’humanité n’est pas délivrée du mal, les tentations surabondent pour tous, à qui imputer le désordre ?

La société n’aime pas ce qui la gêne et repousse les préjugés parce qu’ils tiennent au passé. Mais qu’une grande vérité se produise, elle l’acclame et l’accepte. Où est cette vérité ?

Le Christ, humblement né dans une étable, emmené sur un âne par sa mère à Bethléem, n’eut pour disciples que des êtres obscurs, propagateurs de sa loi d’amour. Cette loi, qu’en ont fait les siècles ; qu’en ont fait les hommes appelés à la transmettre aux générations ? On observe les jours fériés, on prie du bout des lèvres ; mais le cœur reste indifférent, et c’est avec distraction que l’on suit les offices. Dans nos splendides basiliques, où l’art, appuyé sur la foi, avait ménagé la lumière et donné à ces voûtes entre-croisées un ton mystérieux qui pénétrait le fidèle de recueillement ; le chrétien, aujourd’hui, va par habitude. Ce n’est plus pour prier qu’il s’agenouille, c’est par respect humain. Si les orgues jouent, si de suaves voix se font entendre, il écoute comme il ferait à l’Opéra. La musique terminée, il entame avec son voisin une conversation mondaine ; entré par une porte, il sort par l’autre ; l’Église est pour lui un passage qui abrége son chemin et le met à l’abri des ardeurs du soleil, des inconvénients de la pluie ; a-t-il un rendez-vous ? il en attend l’heure à l’église, cela le dispense d’aller au café et d’y payer une consommation. S’il y a quête, il s’abstient de donner, ou montre un écu et met un gros sou dans la bourse de la quêteuse. Au sermon, il s’endort ; à la messe, il lance des œillades aux jolies femmes ; à la sortie, il leur présente de l’eau bénite pour toucher le bout de leurs doigts ; c’est l’homme du monde, ce n’est plus le chrétien.

A-t-on, dans chaque famille, maintenu la foi ? institué le culte domestique et fait distinguer aux enfants le divin de l’humain ! Que sont les prières usuelles sans la sublime interprétation qui les relève ! une formule, répétée comme une leçon. De l’onction ? il n’y en a pas, on se hâte de presser sa phrase pour en abréger la durée, comme le cheval qui du trot se met au galop afin d’arriver plus vite.

Consultez une à une cent femmes catholiques, toutes se diront attachées à leur religion. Voyez-les se conduire dans la vie, il n’y en aura pas dix pratiquant le culte selon les commandements de l’Église. Certes, la vraie piété se montre bien plus dans l’accomplissement rigoureux des devoirs sociaux que dans la formule d’une prière générale. Aimer en Dieu la suprême justice ; dans la vie pratique, se montrer fraternel envers tous, c’est prouver sa foi par ses œuvres et propager le bien.

Le baptême et la première communion sont sans fruit, si à la parole du prêtre ne se joignent ni celle du chef de famille, ni celle de sa compagne, pour ajouter à la sanction de l’Église la sanction intime du foyer.

L’enfance accepte les idées toutes faites ; la jeunesse les examine et les raisonne ! Pour que les premiers principes inculqués à l’enfant se gravent en traits ineffaçables dans son cœur, il faut ne lui dire que ce qu’il peut croire, évitant ainsi de fausser son jugement et de développer dans son esprit les arguties de la controverse, cet art de tirer parti du paradoxe. C’est parce qu’elle est mal comprise que la religion est mal pratiquée. Le jour où, vivante, elle aura son temple au cœur de l’humanité, le formalisme ne primera plus la vraie foi, Tartuffe quittera son masque hypocrite, les bigots se distingueront des dévots, le mensonge cédera le pas à la piété sincère. On comprendra la solidarité d’un lien commun à tous, et chacun, en travaillant à son propre bien-être, contribuera à la reversibilité générale, source divine de la prospérité humaine. Le curé de M. de Lamartine, dans Jocelyn, offrait les planches de son lit pour servir de cercueil à un juif ; Béranger fait dire par un presbytérien aux habitants du village :

« Quand vous pourrez, venez m’entendre,
« Et le bon Dieu vous bénira. »

Mais il ne leur dit point : Laissez la pluie perdre vos moissons, venez à la messe, aux vêpres le dimanche. Jeûnez, faites pénitence, gens de travail, tuez votre corps pour sauver votre âme !

Étrange interprétation des paroles du Christ, le corps et l’âme ne sont à perdre ni l’un ni l’autre. Dieu donne à chaque partie de notre être des fonctions diverses, mais il ne les a point unies pour l’antagonisme, et s’il y a lutte en nous, c’est que nous inclinons sur la pente du mal, sans écouter la voix de notre conscience, sentinelle appelée à veiller sur nous.

D’un ordre de choses imparfait quel parti tirer ? Faut-il creuser l’abîme ou le combler ? Essayons du bien, il y a si longtemps que le mal règne. La femme a une mission importante à remplir : bonne par son origine, qu’elle s’élève par sa dignité propre jusqu’au niveau de son compagnon d’existence. Encore mineure, elle a à conquérir sa majorité. Reine de la famille, si elle sait en tenir le sceptre, quelle puissance la dépassera ? Que le mérite de certaines femmes n’abuse pas les autres, mais qu’il les transforme. Au miroir de leur beauté, beaucoup pourraient se faire illusion sur leur propre valeur : ce ne serait là qu’une erreur, la beauté est un attribut humain, la femme a prisé ce don éphémère ; elle a tiré parti de ce qui passe, et négligé ce qui ne passe pas : l’intelligence et le cœur !

Vienne, pour elle, l’ère de régénération, où le mariage ne soit plus contracté en vue de la conquête d’une liberté dont elle ne sait pas faire usage.

Le mariage, lien d’un couple égal en droits, est la clef de voûte sociale ; nous essaierons de le démontrer par quelques exemples.