Le Vrai Livre des femmes/20

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CHAPITRE XX

IL DÉPEND DES FEMMES D’AMÉLIORER LEUR SORT.


À examiner la société dans son ensemble, elle paraît marcher aussi bien que faire se peut ; mais, prise en détail et famille par famille, on découvre dans chaque petit cercle des symptômes de trouble, les mêmes partout. Si ce n’est pas le désordre, ce n’est pas l’harmonie. Dans les ménages riches, chacun vit de son côté ; mais à certaines heures, on se retrouve pour les convenances que le monde impose. Dans la bourgeoisie, le mari a sa fonction ; la femme veille aux soins du ménage ; on se réunit aux heures du repas et la bonne entente a le droit de siéger au foyer ; s’il n’en est rien, c’est que, par notre temps d’amours-propres exhubérants, on ne sait guère vivre ensemble sans se froisser, et il est rare que l’on se dise in petto : Pour être libre, reconnaissons à chacun son droit de liberté. Lorsque la société européenne se composait de maîtres et d’esclaves, le seigneur, c’était la loi, usait jusqu’à l’abus de ses vassaux, et tous courbaient la tête ; mais du sein des masses opprimées s’élevaient des murmures qui, sourds d’abord comme le mugissement des vagues, allaient croissant et se répercutaient d’échos en échos, de fief en fief, de village en village. En ce temps-là, les seigneurs se bouchaient les oreilles pour ne point entendre ou riaient, s’inquiétant peu des bruits qu’ils entendaient, tant ils les croyaient éloignés. Et pourtant, un jour, l’affranchissement qu’ils avaient demandé comme une grâce, les serfs le réclamèrent comme un droit et se firent justice. Il n’y a pas deux tiers de siècle de cela ; les parchemins restèrent, mais la féodalité tomba, et les affranchis de la veille prirent place le lendemain qui, parmi les bourgeois ; qui, parmi les paysans ; quant aux femmes, les jeunes furent quittes du droit du seigneur : les autres continuèrent de subir la condition de leurs maris. L’histoire nous dit bien les amours des preux et des tendres châtelaines ; les chroniques nous ont rapporté les chants des trouvères et des troubadours. À travers le prisme du souvenir, nous voyons les chevaliers ceindre l’écharpe brodée de la main de leur dame. La légende de Gabrielle de Vergy, celle de Clémence Isaure et quelques autres, sont restées dans notre mémoire ; mais des classes mixtes, on ne sait rien, des fragments épars lui ont seuls survécu. La femme alors avait une sorte d’empire, il n’y a que la politique qui l’ait isolée, et encore derrière Louis XIV ne voit-on pas Madame de Maintenon ; à côté de Napoléon Ier, Joséphine ? Le Christianisme, en faisant table rase des faux dieux, n’a pu effacer le souvenir des druidesses, des pythonisses et des vestales ? Notre sexe, élevé par le sacerdoce, fut de là, relégué dans la famille, son temple naturel. Lorsqu’il l’a voulu, il a exercé dans ce sanctuaire intime le pouvoir que son titre de maternité lui conférait ; mais subalternisée par l’époux, son seigneur et maître, la femme trop souvent a justifié l’infériorité que celui-ci lui a supposée. Le mensonge et la ruse ont été ses armes, et si, de nos jours, le mariage est une chaîne au bout de laquelle tiennent deux boulets ; c’est que l’équilibre conjugal ne saurait s’établir que sur les bases d’une égalité parfaite entre époux. Traiter légèrement de l’union des couples, c’est violer la loi morale et religieuse de l’humanité. Au point de vue de la filiation, quelle importance ne faudrait-il pas accorder à cette union non-seulement sous le rapport des sentiments, mais au point de vue des tempéraments ? Le caractère primitif de l’homme, est celui qu’il tient de sa constitution originelle. Un vieux proverbe dit : « Tel père, tel fils. » Ce dicton traditionnel est juste : L’homme sain génère des enfants sains. Nos défauts ne procèdent pas tous de notre éducation, ils résultent de notre état normal aussi bien que des conditions physiques, intellectuelles et morales dans lesquelles nous vivons. Le sang fait le caractère ; l’hygiène fait le tempérament. Ce que les générations anciennes possédaient en forces musculaires, les générations modernes l’ont acquis en facultés intellectuelles. Il n’y pas eu équilibre vital, il y a eu absorption. Mais comme la volonté a son siége dans le cerveau, les forces nerveuses aidant, la famille humaine, physiquement amoindrie, s’est intellectuellement développée. Les physiologistes pourraient dire mieux que nous, s’il n’y aurait pas lieu de reconstituer la santé des peuples par des moyens normaux tendant à pondérer les facultés de l’espèce sans en compromettre aucune. La science s’occupe du perfectionnement des races animales ; quant à l’amélioration de l’humanité, il n’y a ni concours ouverts ni prix proposés. On ne dit pas régénérons nous. L’humanité réagit sur sa planète, dont elle résume en petit les principes constitutifs et, avec laquelle, incessamment, elle échange ses gaz vitaux. Si le globe est malade, c’est que les races qui le peuplent sont malades à leur tour. De cette action et réaction simultanées résulte le trouble anormal que les saisons constatent.

On fait des troupeaux de progression qui changent en races pures des races bâtardes. Dans un monde plus récent que le nôtre, en Amérique, on transforme les nègres en mulâtres, les métis en quarterons et les quarterons en blancs. Ce sont là des moyens naturels que devront faciliter ces grands réseaux de voies ferrées, dont le globe déjà sillonné, sera bientôt couvert. Les physiologistes ont de tout temps considéré la fusion des races comme le plus puissant moyen de régénération de l’espèce. La froide habitante du Nord, unie à l’habitant du Midi, tempère par son calme la fougue ardente de son conjoint ; et de cette association de tempéraments extrêmes, une génération se forme équilibrée en forces physiques intellectuelles et morales, que chacun peut voir se développer dans l’intérêt de tous. Le couple, dans l’œuvre commune de la procréation, donne à l’embryon de sa race le cachet de sa double nature, unifiée par le mystère de l’amour. Admirable incarnation qu’il dépend de la mère de faire fructifier ou périr.

Comme entre les mains de Dieu est le sort de l’humanité, entre les mains de la mère est le sort de l’enfant, sans lequel il n’y a pas d’humanité possible. La mère, type générateur, passive quant à l’époux, est active quant à l’enfant, dès qu’elle le sent en son sein elle peut travailler pour lui. Ce n’est pas à apaiser les vagissements du nouveau-né que doit s’appliquer sa tendresse, mais aux soins raisonnés qu’il exige. À voir la plupart des mères étouffer leurs petits sous leur amour inintelligent, on se demande si, sous de telles directrices, il n’y a pas à désespérer de l’humanité ? Certes, il faudrait prendre le monde en dégoût et jeter au feu son impuissante plume, si, du sein de ces aberrations maternelles, ne s’élevaient de temps à autre, des femmes qui ont senti qu’à leur tour, comme citoyennes, elles doivent des hommes à la patrie ; comme mères, des fils intelligents, aimants et forts à la famille. Celles-là, regardant autour d’elles et frappées de l’inertie de leur sexe, ne se sont pas dit : Tout va mal, laissons faire ; mais, fortes du sentiment de leur devoir, elles ont rempli dans la famille la tâche qui leur incombait, régénérant en détail ce que toutes pourraient ensemble transformer. À celles-là, à leurs tentatives, le progrès dans la famille au nom de l’humanité. Elles ont compris que chaque mère, en améliorant ses fils, travaille individuellement à une œuvre collective, et si toutes, comme elle, prenaient à tâche leur mission d’éducatrices maternelles, dans vingt ans une génération forte de santé, droite de cœur, sincère de bouche, s’élèverait pour commencer sur la terre le règne de Dieu, qui sera le règne au profit de tous.

Femmes, il dépend de vous d’améliorer votre condition, d’être dans l’humanité les égales des hommes, de régner dans la famille, d’y exercer une influence salutaire sur l’époux et sur les fils ; honorez Dieu bien plus par la pratique des devoirs sociaux que par un formalisme impuissant. Qu’est-ce que réclamer des droits que l’on n’a pas su mériter, sinon une prétention ridicule ? Femmes du monde, distrayez de votre vie oisive quelques heures pour les consacrer à l’amélioration de vos fils ; mères bourgeoises, tournez du côté grossissant, la lunette qui vous laisse apercevoir dans un vague lointain l’avenir de vos filles, et si vous ne pouvez, impuissantes, les élever vous-mêmes, choisissez, mais choisissez bien, celles que, pour vous suppléer, vous appelez à former leur cœur. Souvenez-vous qu’il ne suffit pas d’orner l’esprit, de savoir beaucoup, mais qu’il convient d’établir toute science sur des bases morales. Femmes du peuple, ouvrières, artisanes, qui n’avez ni le temps ni les moyens d’élever vos filles, c’est vers elles plus particulièrement que se tourne notre sollicitude, car nous sommes effrayée et des piéges qu’on leur tend et des fautes qu’elles commettent : que leur enseigne-t-on pour les laisser ainsi accessibles à la séduction et inhabiles à la résistance ? Elles ne connaissent de la vie réelle que ses misères ; on leur a appris qu’il y a un Dieu, une religion pour l’honorer, des églises pour le prier, des prêtres pour le servir ; mais la foi du serment, le caractère de sainteté dont la mère doit être entourée, on en a parlé sans s’y arrêter, au lieu d’y revenir comme à la base de toute éducation rationnelle.

Et vous, pauvres institutrices, la pédagogie est-elle un sacerdoce vous conférant l’apostolat de l’éducabilité ? La société prévoyante vous a-t-elle assuré le pain du corps, en vous chargeant de donner à l’enfance le pain de l’âme ? Vraiment, nous n’en sommes pas là, l’enseignement, comme tout le reste, se vend, se marchande et s’achète. Le père en veut pour son argent ; le maître, pour en donner longtemps, en fait petites les doses, et l’élève qui, dans l’école, devrait retrouver un second père, ne trouve plus qu’un mercenaire qu’il craint le plus souvent, qu’il ne respecte jamais. Ainsi l’a voulu notre société imprévoyante et parcimonieuse. L’institutrice, qui devrait avoir un caractère sacré, n’inspire plus aux parents que la défiance ; aux élèves, que l’insubordination. Les trésors de l’esprit sont au rabais, et la domesticité est aussi rétribuée que les maîtres d’études ou les maîtresses de classes. Triste état des choses, que changera l’avenir, sans doute, et qu’il faut déplorer comme tout ce qui est mauvais.

Mais plus le mal étend ses racines, plus il y a lieu d’y porter remède. On ampute la jambe corrompue, et l’humanité ne trancherait pas dans le vif de son être pour le régénérer ? Voici bientôt six mille ans que l’homme a pris possession de sa planète et qu’il en jouit ; l’a-t-il si sagement administrée qu’il n’ait que de bons comptes à rendre à ses mineurs ? Et ceux-ci, relevés de leur déchéance, ne sont-ils pas en droit de demander des comptes à leur tour ?

Nul ne possède seul la terre, chaque peuple en exploite à son profit une partie, s’en approprie les richesses intérieures et vit de son revenu ; mais dans cette concession temporaire, le seul usufruitier c’est l’homme. L’homme, qui a usé et abusé sans que sa compagne se soit demandé : dois-je intervenir ? Ici, pour éviter toute interprétation malveillante, posons nettement la question, et disons bien qu’intervenir n’est pas accaparer. L’homme, sans perdre ses droits, s’élèverait en réclamant la réforme de celles de nos lois qui ne sont plus dans nos mœurs. Il n’appellerait pas un sexe ennemi de la guerre à ceindre la cuirasse ou le bouclier ; il ne descendrait pas lui-même aux soins minutieux du ménage : tant que la lutte existera, lui seul fera la guerre, et c’est peut-être le prélude d’une ère pacifique prochaine que ce cri d’appel à la justice et à la liberté proféré par les femmes.

Si toutes le veulent sagement, fermement, leur voix sera entendue ; mais de l’échelon le plus bas au plus élevé de la société, qu’il n’y ait entre elles qu’une même pensée, s’améliorer pour réagir.

Grandes dames, bourgeoises, ouvrières, veuves, femmes mariées, célibataires, que de bien vous feriez si vous entrepreniez sur vous-mêmes ce travail de régénération après lequel viendrait votre égalité. Vous êtes le cœur du couple, un et une de l’être, à la fois amour, intelligence et force dans ses manifestations ; à vous l’initiation, à l’homme l’action. Individuellement, votre vie est souffrance et sacrifice ; collectivement, vous n’êtes qu’un nombre ; devenez un être, travaillez pour votre sexe et pour vous, l’humanité mâle en profitera. Jeunes filles, ne vous vendez plus, les marchandeurs transigeront ; que votre beauté vous soit un titre, non une étiquette ; aspirez à valoir plus par les qualités du cœur que par les séductions de l’esprit.

Femmes mariées, soyez des mères intelligentes, aimez vos enfants pour eux ; ne cachez pas leurs défauts sous vos faiblesses, et souvenez-vous que si le roseau plie, le chêne casse. La mère est l’ange du foyer, l’âme de la famille, et si chaque famille est harmonisée la société sera-t-elle troublée ? Vieilles femmes et vieilles filles, veuves ou célibataires, ne dormez pas à votre tour sur votre égoïsme. Dans un travail commun chacune a sa place, Dieu vous voit, travaillez. Le règne de paix approche, les chemins de fer ont abaissé toutes les frontières, les peuples jadis rivaux se tendent la main, la famille humaine se constitue ; les esclaves conquièrent leur liberté ; les femmes, dernière œuvre sortie de la main de Dieu, dernières affranchies de l’homme, feront cesser dans le temps l’antagonisme, et le jour où chacune, égale à chacun, se rendra témoignage de son amélioration, l’humanité entière, dans un chœur immense, reconnaîtra qu’il dépendait de la femme d’améliorer son sort.