Le Vrai Livre des femmes/23

La bibliothèque libre.
E. Dentu (p. 222-245).


À MES LECTEURS ET LECTRICES.


Je suis pour vous une étrangère ou une indifférente ; lecteurs et lectrices, pardonnez-moi donc la témérité de ce livre, et pour mieux vous en faire apprécier l’intention, laissez-moi vous dire qui je suis, afin d’être jugée sur l’ensemble des actes de ma vie bien plus que sur la valeur d’un ouvrage qui, par son importance même, me rend humble devant vous. Je connais mes imperfections. Critiques honnêtes, frappez, ne tuez pas.

Votre estime m’est chère, lecteurs et lectrices ; sans cela, prendrais-je la peine d’écrire ce qui suit :

Je relève d’une famille lettrée, d’origine genevoise. Mon aïeul, Pierre Mouchon, analyste de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, s’était assimilé ce bel ouvrage par un travail de patiente érudition. Ce même Pierre Mouchon avait épousé la fille du célèbre physicien Lesage, qui, le premier, fit à Genève sa patrie, en 1750, l’application de l’électricité à la télégraphie. Mon père, élève de la Faculté de médecine de Montpellier, épousa la fille d’un pasteur du Gard. La France en ce temps-là travaillait à sa régénération sociale. Mon père, enfant de Genève, accepta les idées nouvelles. Né libre, il acclama la liberté sans en excuser les excès, et bientôt, poursuivi comme modéré, il eût payé de sa vie l’austérité de ses principes, sans l’impénétrable refuge que lui assurèrent les Cévennes.

Lorsque l’échafaud eut cessé son œuvre fatale, mon père, rentré dans ses foyers, y éleva ses fils dans le respect et l’amour du vainqueur des Pyramides. Successivement mes trois frères servirent la France. Le premier, Louis Mouchon, aide de camp du général Teste, périt dans la première redoute de la bataille de la Moscowa. Le troisième, Émile[1], officier de santé, fut, avec la garnison de Dresde, envoyé prisonnier au fond de la Bohême :

Après la rentrée des Bourbons, on tenait pour suspects tous les partisans de l’Empire. Lyon, que nous habitions, était, par sa position topographique, soumis à une active surveillance policière. Les arrestations s’y succédaient, les prisons y regorgeaient de citoyens honorables. Presque tous mes parents y furent mis, et je n’oublierai jamais l’impression, qu’enfant, je reçus en pénétrant avec ma mère sous les voûtes tortueuses de l’Hôtel-de-Ville, où nous allions visiter, en un lieu dit la cave, des êtres chéris qu’on y avait précipités. En ce temps-là ma religion c’était l’Empire, mon idole Napoléon premier.

Napoléon, pour se rendre à l’île d’Elbe, passa par Lyon. C’était la nuit ; mon père et mes frères veillaient. Ils coururent à la Guillotière, attendirent le passage de l’illustre voyageur, et, grimpant sur les deux marchepieds de sa voiture, lancée au galop : Sire, lui crièrent-ils, au revoir ! — Oui, mes amis, au revoir ! » répéta l’Empereur, en serrant ces mains inconnues qu’il sentait amies.

Au retour de l’île d’Elbe, la troupe soldée par Louis XVIII stationnait sur notre place et sous les portes cochères ; il pleuvait. Le peuple se mêlait aux soldats, on se sondait, on prenait langue. Une dame, zélée pour ses convictions, s’approcha d’un groupe de soldats et leur dit : « Mes amis, vous défendrez votre roi, qui vous paie bien, et point l’autre, qui ne vous paierait pas ! » — « Qu’est-ce que cela vous fait, » — répondit un vieux de la vieille, — « si nous voulons lui faire crédit ? »

Le mot courut et fit fortune, quelques heures après, Napoléon, escorté au flambeau par toute la population, faisait son entrée triomphale dans Lyon, splendidement illuminé. Les Cent-Jours étaient commencés.

À ce moment d’élan patriotique, mon second frère, jusque-là paisible négociant, courut à l’état-major, s’équipa, fournit un cheval, et fit, officieusement, le service d’adjudant de place.

Waterloo, en soumettant la France à l’étranger, ruina les espérances de mon père, alors chargé, avec un de ses amis, d’une grande entreprise du gouvernement. Napoléon se livrait aux Anglais, Louis XVIII revenait de Gand, la légitimité reprenait son empire. les héros de la Loire regagnaient, un à un, leurs foyers : les Cent-Jours finissaient.

Quelques années s’écoulèrent. Enfant de l’Empire, je ne pouvais épouser qu’un impérialiste. Mon beau-père, Jean Niboyet, anobli en 1810 pour avoir pris et défendu Pampelune, avait, en 1814, rejoint à Valence le bataillon sacré. Nommé par Napoléon, qui l’estimait, commandant du département de l’Ardèche, il fut ruiné par une troupe armée qui s’abattit sur ses propriétés, et les dévalisa, à Viviers, tandis qu’il commandait à Privas.

À la chute de Napoléon, Niboyet rentra dans ses foyers pour ne les quitter qu’en 1830. À l’avénement au trône de Louis-Philippe, il vint au nom de sa province complimenter le nouveau roi.

J’habitais alors Paris, où j’étais arrivée le jour de la fête du roi Charles X, 4 novembre 1829. La Charte de 1830 donnait à la France des garanties de liberté qui réveillèrent le patriotisme national et remplirent d’ardeur la jeunesse. Diverses écoles philosophiques surgirent, qui élevèrent des chaires où d’habiles professeurs, par le charme de leur entraînante parole, faisaient acclamer leurs doctrines : ils étaient si convaincus, si convaincants, ils ouvraient à l’esprit des horizons nouveaux. Chacun, en ce temps-là, étudiait, discutait les théories qui élevaient Moïse au-dessus de Jéhova, et le Christ au-dessus de Moïse, pour remonter à Dieu, force co-éternelle de laquelle tout diverge et vers laquelle tout converge.

Ce courant d’idées nouvelles eut son apogée ; mais la politique gouvernementale modéra bientôt ce qu’elle avait autorisé d’abord, et l’activité humaine, forcée de se créer un autre point d’appui, socialisa l’industrie et lui imprima ce grand mouvement qui a élevé au double de leur valeur les objets de consommation.

C’est en 1830 que je commençai à me créer, par ma plume, des moyens d’existence : quelques essais m’encouragèrent. La société de la morale chrétienne, sous la présidence du marquis de La Rochefoucauld-Liancourt, mettait, pour la dixième fois, au concours, un ouvrage sur cette question : « Des Aveugles et de leur éducation. » Le prix, d’abord de 500 francs, fut porté à 1 000 francs, plus une médaille en or, donnée par la reine et Madame Adélaïde. La difficulté de ce travail me tenta, je concourus et je partageai le prix avec M. Duffaut, professeur à l’Institut des jeunes aveugles, dont plus tard il est devenu le directeur. Mon ouvrage, successivement couronné par quatre sociétés différentes et traduit en allemand, puis en anglais, eût partagé la récompense académique accordée à M. Duffaut, si je ne fusse arrivée trop tard au concours.

Le jour où j’obtins ma première couronne littéraire, la Société de la morale chrétienne me décerna un second prix sur cette question : « De la nécessité d’abolir la peine de mort. » J’eus M. de Lamartine pour rapporteur.

Ce double succès me fit connaître M. Eugène Cassin, l’honorable agent de la Société qui venait de me couronner. Invitée par lui à prendre part à une œuvre qui comptait dans son sein tant de membres illustres, je sollicitai et j’obtins ma nomination. Bientôt je devins secrétaire-général d’un comité de bienfaisance, sous la présidence de madame la comtesse de Montalivet, qui, sans jamais siéger, répondait à nos appels chaque fois qu’au nom du malheur nous recourions à ses sympathies.

Successivement, dans cette Société, je devins membre du Comité des orphelins, du Comité de la paix, du Comité des prisons, et chargée de porter des secours et des consolations aux femmes détenues dans les prisons de Paris, je ne fus pas sinécuriste de mon titre, et, loin de prêcher l’humilité à des créatures repoussées par la société, frappées par la loi, je cherchai à les protéger sans distinction d’âge ou de culte, m’en prenant au sentiment de famille, qui vibre toujours au cœur d’une femme.

Dans cette œuvre où, d’une part, j’étais aidée par notre comité des défenses gratuites ; d’autre part, par l’administration des prisons, j’ai dû au concours des deux comités, protestant et catholique, une force que je n’eusse pas eue seule. Mon action sur les prisonnières me procura la connaissance de la célèbre réformatrice de Newgate, madame Élisabeth Fry. C’est aussi dans les prisons que j’eus l’honneur de voir et le bonheur d’apprécier une femme remarquable, entre toutes, par l’élévation de son esprit, la bonté de son cœur, la simplicité charmante de ses manières, madame de Lafayette de Lasteyrie, fille du célèbre général auquel l’Amérique a dû sa liberté ! Par le concours de cette femme modeste et sous son inspiration angélique, j’entrepris de fonder, en la maison de Saint-Lazare, au quartier des nourrices, une école des enfants… Jamais je n’ai vu unis tant de mérite et de simplicité qu’en madame de Lasteyrie ; elle s’effaçait pour chacune de ses collègues ; mais toutes disparaissaient derrière elle, sauf madame de Lamartine, présidente de l’œuvre, et quelques autres, parmi lesquelles je placerai mesdames de Lagrange et Chevalier, comme dans le comité protestant, je signalerai mademoiselle Dumas et, surtout, la digne et justement vénérée madame Émilie Mallet, connue par ses nombreuses œuvres de bienfaisance. Cœur naïf, esprit supérieur, celle-là aussi sema le bon grain et fut heureuse de le voir fructifier au profit de tous. Je dus à ses conseils éclairés quelques travaux utiles, notamment mon troisième ouvrage couronné « De la réforme du système pénitentiaire en France ». Le séjour d’Elisabeth Fry à Paris m’avait stimulée ; madame Mallet me décida, concurremment avec madame Juillerat-Chasseur, à écrire sur les prisons. Les événements m’ont éloignée de madame Juillerat, mais mon cœur reconnaissant lui est resté fidèle et je lui paie ici un tribut de souvenir !

J’ai eu successivement douze ouvrages couronnés, dont l’un : « Dieu manifesté par les œuvres de la création, » m’a valu un prix ex æquo de 4 000 francs ; un autre « Sur le Régime cellulaire dans ses rapports avec la santé des détenus, » m’a fait obtenir le titre de membre correspondant de la Société de médecine de Bordeaux.

Tous ceux de mes écrits publiés sur les prisons, leur régime, etc., etc… font partie d’un grand ouvrage, quatre fois couronné par fragments, et qui ne sera jamais édité parce qu’il faudrait le publier à mes frais, luxe que mes ressources ne me permettent pas.

J’ai fondé plusieurs journaux, savoir :

À Lyon :

Le Conseiller des Femmes ; la Mosaïque lyonnaise.

À Paris :

L’Ami des Familles ; la Paix des deux Mondes ; l’Avenir ; la Voix des Femmes.

Ce dernier, publié en 1848, marque l’époque la plus douloureuse de ma vie.

En 1835 j’avais pris, à Lyon, l’initiative d’un Athénée des arts. À Paris, je contribuais plus tard à la formation d’une Société active de la paix ; d’une Association des artistes et des gens de lettres ; mais, découragée bientôt par l’impuissance de mes efforts, je me bornais à travailler pour vivre, lorsque les journées de février vinrent changer la face des choses. J’aimais Madame la duchesse d’Orléans, que j’avais vue, jeune mariée, arriver souriante, épanouie, dans ce palais des Tuileries que dorait à son entrée un splendide soleil !… Ses malheurs, ses vertus, son courage, m’avaient mis au cœur, pour cette noble femme, un dévouement dont je tentai de lui donner des preuves en 48.

La réforme électorale avait armé le peuple. Le roi vaincu abdiquait. On proclama la suspension des hostilités et la régence. — « La duchesse d’Orléans, — répétait-on de bouche en bouche, — va se rendre au Corps législatif avec le comte de Paris.»

D’intuition, une voix me disait : elle court à sa perte.

Prenant donc conseil de mon courage, je tentai de gagner les Tuileries, à travers les troupes échelonnées qui barraient les rues. À la hauteur de la Madeleine, le passage devint difficile ; plus bas, il ne fut plus possible, et je rentrai, la tête basse, ignorante des destinées réservées à la France. Selon mon sentiment, il s’agissait bien moins, pour Madame la duchesse d’Orléans, de se faire reconnaître au Corps législatif qu’acclamer par le peuple… Si du haut de son balcon, dominant la foule, cette princesse eût pris dans ses bras le filleul de notre capitale ; si elle eût demandé au peuple et à l’armée réunis, appui pour la veuve, protection pour l’orphelin, le peuple et l’armée eussent accueilli la mère et veillé sur le fils : Quelques instants plus tard, il était trop tard, la république surgissait des barricades, le souverain c’était la nation !

Dans le mois de janvier de cette même année j’avais publié un roman sous ce titre : Catherine II et ses Filles d’honneur. Les journées de février passées, mon imprimeur vint me trouver :

— Comment, Madame, — me dit-il, — vous ne faites rien en ce moment de crise ?

— Non, j’attends.

Le lendemain je traversais le faubourg Saint-Honoré, vis-à-vis de l’Élysée. J’accompagnais chez elle ma meilleure amie. Une foule armée de fusils, de fourches, de bâtons, s’avançait vis-à-vis de nous. Pour leur faire place, nous nous effaçâmes. Il y avait dans cette foule un assez grand nombre de femmes.

— Pourvu, — dis-je à mon amie, — qu’une république si sagement inaugurée n’ait pas le pendant des anciennes tricoteuses ? Il conviendrait de centraliser les femmes, de les éduquer. Un cœur droit, un vrai courage pourrait faire cela.

J’avais le cœur droit, j’eus le courage ; ce fut mon malheur, la tâche était au-dessus de mes forces… Ce même jour, mon imprimeur revint, me pressa, me sollicita, je fis un numéro spécimen de la Voix des Femmes. Il le prit, le publia, et, le succès dépassant toutes nos prévisions, avant la fin du jour mon salon fut érigé en tribune, mon appartement en salle de conférences. Je fus alors effrayée de la grandeur de mon œuvre, et je demandai à toutes ces femmes de me seconder, ne disant plus : mon journal, mais notre journal.

D’heure en heure le nombre des auditrices croissant. Celle-ci devenait secrétaire ; celle-là caissière ; d’autres enseignaient, organisaient ; nous cherchions à assurer du travail aux ouvrières. Là eût dû se borner notre action ; mais dans une administration naissante, où chacune se croyait des droits égaux, rien ne se régularisa. J’avais fait quelques enseignements intimes, numéro 12, rue Taranne. La salle contenait cent personnes, elle nous coûtait dix francs par séance, on payait dix centimes en entrant, l’enseignement était donc gratuit de notre part ?

Quelques impatientes ne se tinrent pas pour satisfaites de ces réunions, et, visant au club (je ne sais dans quel but), allèrent, sans me prévenir, louer une salle (la salle des spectacles-concerts), en arrêtèrent le prix, fixèrent le jour de la première réunion, et vinrent m’informer de ce qu’elles avaient fait.

Le produit des séances devait nous fournir les moyens d’organiser le travail. Je n’étais appelée qu’à présider. Vaincue par la majorité, je m’inclinai et, à deux jours de là, je tenais la première séance d’un club violemment attaqué, que j’eus le courage de présider avec calme, bien que le trouble fût dans mon âme, le découragement dans mes esprits.

Le premier jour j’hésitai entre m’en retourner ou rester ; la crainte de manquer à un devoir ou de commettre une lâcheté, me livra au public… De toutes ces femmes qui avaient promis de me seconder, quatre ou cinq, je crois, furent là, qui laissèrent peser sur moi la responsabilité de notre tentative. Que de clameurs, que de tumulte ! Une heure de pilori m’eût paru moins douloureuse que cinq minutes de cette violente lutte. Nos ennemis, à ma vue, se frottaient les mains et cherchaient, par tous les moyens, à m’intimider… qu’ils aient eu raison parfois, c’est possible ; qu’ils aient triomphé toujours, oseraient-ils le soutenir ?

Et quelle ne fut pas ma douleur, lorsque la question du divorce, qu’entre toutes j’eusse voulu éviter, fut celle que l’on souleva !

J’ai toujours considéré le divorce comme une triste mais absolue nécessité en face des mariages mal assortis ; mais je tenais à m’occuper spécialement du sort des ouvrières, pour lesquelles il reste tant à faire.

Les journées de juin mirent fin à nos orageuses séances. Nous n’avions pas gagné d’argent ; toutefois, nous avions conquis des sympathies et une société auxiliaire se formait dans notre sein, qui eût porté de bons fruits, si elle n’eût, dès sa naissance, été frappée de mort… Déjà, sur un registre qui me fut soustrait, plus de quatre cents noms honorés étaient inscrits, Nous touchions à la réalisation d’un fait, les luttes sanglantes où périt l’archevêque, où succombèrent tant de victimes, brisèrent nos espérances.

Le journal la Voix des Femmes cessa de paraître et je restai seule chargée des frais qu’il m’avait occasionnés. Toutes ces clubistes disparurent comme la feuille sous le vent et, certes, ce ne furent ni les recettes du club[2], ni la vente du journal, qui couvrirent les dépenses générales d’une œuvre commencée au profit de toutes avec mes faibles ressources.

Dès ce moment, je rentrai dans ma vie paisible, et seule j’acquittai, successivement, jusqu’à la dernière, les dettes d’un journal dans lequel, à plusieurs reprises, des articles, envoyés en mon nom à l’imprimerie, avaient paru, qui n’eussent jamais obtenu d’être insérés de mon consentement.

Je ne renie ni mes paroles ni mes actes et j’affirme que si mes intentions eussent été jugées avec impartialité, le ministre qui m’a privée de l’indemnité littéraire annuelle dont je jouissais (cette indemnité m’avait été accordée, après vingt ans de travaux honorables, par M. de Salvandy), eût récompensé le dévouement de la femme, en la personne de l’humble écrivain.

Le sentiment de dignité personnelle, inné en moi et fortifié par l’éducation que j’avais reçue dans ma famille, où chacun était libre et solidaire à la fois, m’a fait supporter, avec courage, les injustices dont j’ai été l’objet.

Depuis quatorze ans, je n’ai pas cessé d’écrire ; mais je n’ai pas signé dix articles de mon nom. La vie, de jour en jour, m’eût pesé davantage sans une amie qui s’est constituée ma providence ! Celle-là n’est pas de mon pays, elle diffère avec moi de convictions ; mais son âme à toutes les vertus, son esprit tous les charmes, son cœur toutes les bontés, et si Dieu, dans sa mansuétude, accorde parfois l’appui d’un bon ange à ceux qui sont travaillés et chargés, cette amie est certainement l’ange de ma destinée ! J’ai dû à sa douce influence mon courage dans l’adversité, comme j’ai dû au souvenir de mon père et de ma mère les sentiments d’honneur qui sont en moi. Malgré les difficultés de mon existence, j’ai goûté dans la famille, près de mes sœurs chéries, de mon frère, de mes neveux et nièces, toutes les joies intimes du cœur !

Mon fils, à la fois mon espoir et mon orgueil, s’est déjà fait un nom, comme écrivain. Trop jeune, en 48, pour avoir pu m’arrêter sur la pente où je m’étais lancée ; mais témoin depuis de mes douleurs, c’est dans le camp de la littérature fantaisiste qu’il a pris place. Esprit fin, la critique, sous sa plume, n’a jamais été empreinte de fiel. Il la revêt des formes de sa douce et charmante nature, en vue de corriger, non de flageller. Jamais dans cette âme honnête un mauvais sentiment ne s’est fait jour, il est de ceux qui disent : Périsse mon bonheur plutôt que mon honneur.

Dans le cours de ma carrière littéraire, j’ai eu la bonne fortune de connaître un nombre infini de personnes de pays, d’âges et d’opinions différentes. Les unes ont abjuré leurs croyances et servi successivement divers dieux ; les autres, fidèles à leurs convictions, les ont gardées. Celle-là, pour ne point brûler du même feu que moi, n’en sont pas moins restées fidèles à mon foyer ; et, de mes bonnes relations avec elles, j’ai dû tirer cette conséquence : que si, dans chaque parti, il y a d’honnêtes et de très-honnêtes gens, les malhonnêtes sont ceux qui les condamnent. Nos convictions sont nos tyrans ; ou nous les acceptons de nos pères, ou nous nous les formons. Dans l’un et l’autre cas, il ne dépend pas de nous de les détruire. Entre esprits qui veulent s’éclairer, la discussion peut amener à la lumière ; entre gens obstinément rivés à leurs croyances, la discussion dégénère en dispute. Il y a des gens invulnérables à tous les degrés de l’échelle sociale. Les légitimistes, appuyés sur le droit divin, fusionneront-ils avec la démocratie ? Et s’ils ne le font pas, faut-il que les majorités les violentent ? Plus un parti est fort, plus il a de clémence ; la persécution grandit les minorités turbulentes, les minorités supportées, l’oubli les tue.

Quant à moi, je déplore toutes les violences et, lorsqu’après les journées de février on mettait en question la rentrée des exilés ; j’allais, me mêlant aux groupes, soutenir leurs droits de citoyenneté, quelle que fût la nuance de la bannière sous laquelle ils se présentaient. La république s’inaugurait forte, elle devait se montrer clémente ! La patrie, comme une mère, est pleine de pardon pour ceux de ses enfants qui reviennent ! Et le prince Napoléon, qui de sa voix éloquente soutient la démocratie, qui, par ses alliances, a prouvé au monde ses sympathies pour la cause italienne, n’est-il pas un de ces dignes rappelés dont la France doit être fière.

À son tour, Napoléon III a rendu la France grande à l’intérieur, forte à l’extérieur ; la paix, qui consolide toutes choses, semble garantie à notre pays. Les peuples marchent à la liberté ! Pour la mériter, que l’égoïsme renonce à son œuvre de cupidité mesquine. On a socialisé l’argent et l’esprit, il faut socialiser les cœurs, et ce qu’un seul ne peut faire, tous l’accompliront.

D’un bout à l’autre de l’Europe, l’exemple de la France a porté ses fruits. La terre est en travail de progrès, en travail de régénération sociale. La cause des femmes gagne ; les entraves qui les rivaient aux préjugés se dégagent, elles obtiendront l’égalité devant la loi qui n’enlève au mérite ni son autorité ni sa suprématie. Il faut semer la science pour en récolter le fruit.

Constamment préoccupée du sort des femmes, je me suis demandé, dans le calme de ma solitude, par quel moyen on pourrait efficacement leur venir en aide, et contribuer à leur bien-être commun. Il m’a paru démontré que la publication d’un bon journal atteindrait ce but. Cette conviction acquise, j’ai essayé de la faire partager à d’autres. J’aurais pu, sans peine, organiser une prudente et sage rédaction. Le journal établi, j’en aurais assuré le succès ; ce qui m’a manqué, ce sont les capitaux.

Le journal que je souhaitais fonder, que je commencerais demain, si demain une âme sympathique venait me prêter le concours de ses lumières et un appui d’argent, je lui donnerais le titre de Journal pour toutes. C’est, en effet, à toutes qu’il s’adresserait et, afin de m’en réserver la propriété, j’ai fait au ministère de l’intérieur ma déclaration légale, par le spécimen qui suit :

« Les journaux adressés aux femmes sont de simples courriers de modes qui traitent tout du haut de leur légèreté, sans le moindre examen. Le Journal pour toutes, dans sa partie sérieuse, étudierait les questions d’intérêt commun au point de vue moral, intellectuel et matériel, discuterait sans aigreur pour concilier non pour irriter. Sa rédaction prendrait à tâche d’être claire sans pédantisme, sage sans austérité.

« La femme, à tous les degrés de l’échelle sociale, est la conservatrice du type humain, l’ange ou le diable du foyer. Il lui appartient de faire le cœur de ses enfants comme elle a fait leur sang. Sa mission est donc dans la famille, sa tâche est la maternité.

« Comme associée de l’homme et sa compagne, l’éducation qu’elle reçoit est insuffisante. Au sortir de l’école ou du pensionnat, que sait-elle de ses devoirs futurs ? le plus souvent rien.

« La grâce lui est naturelle. Le désir de plaire développe en elle la coquetterie, c’est là son art de charmer. Ingénieuse à comprendre sans savoir, à deviner sans apprendre, son babil charmant l’élève jusqu’à celui qui, en réalité, la trouve tôt ou tard son inférieure.

« Le Journal pour toutes ne serait point une tribune pédagogique, mais un conseiller, un ami, soigneux de simplifier les formules pour les faire comprendre. Il prendrait pour devise : Instruire en amusant, amuser en enseignant.

« Examens de livres nouveaux, comptes-rendus des théâtres, littérature, beaux-arts, sciences, commerce, industrie, chaque chose aurait sa place dans le journal, qui ne laisserait rien en dehors de ses recherches et toucherait, ici, aux questions de morale sociale, là, aux intérêts privés. Dire Journal pour toutes ne serait pas exclure les hommes de la lecture, non plus de la collaboration de cette feuille. Commerçants et commerçantes y trouveraient un bulletin financier ; enseignants et enseignantes, l’analyse des méthodes qui peuvent leur être utiles ; lecteurs et lectrices de tous rangs, un attrait de diversité dont chacun s’approprierait quelque chose.

« Si le gouvernail de l’État incombe à l’homme et la direction de la famille à la femme, tâchons que la douce influence du ministre de l’intérieur réagisse sur les actes du ministre des affaires extérieures.

« Le Journal pour toutes n’appellerait ni une monstrueuse transformation, ni une liberté dégénérant en licence. Il voudrait la femme femme ; mais il la voudrait à la hauteur du dix-neuvième siècle, digne compagne de son conjoint, et non cette poupée articulée qui grimace le rire ou la douleur.

« L’influence de la femme, si elle avait eu pour but constant le bien, aurait dès longtemps vaincu le mal.

« Depuis dix-huit cent soixante-deux ans l’homme gouverne seul. Rien n’est pour le mieux, qui sait si l’élément féminin, plus actif dans la famille, ne contribuerait pas à exercer sur l’ensemble social, une influence salutaire. Il faudrait au moins le tenter. »

Tel est le spécimen en vertu duquel j’ai obtenu l’autorisation de publier le Journal pour toutes. J’ajouterai que le sot orgueil du titre de directrice, ne m’a point éblouie. Il m’importe peu de paraître, il m’importe de me rendre utile. Le Journal pour toutes ne serait que l’organe d’une moitié de la société française travaillant à son amélioration. Ce que je tiens en réserve, ce sont les moyens pratiques à l’aide desquels il me serait permis de transformer une simple publication hebdomadaire en organe de l’avenir. Il y a place dans le siècle pour une œuvre sérieuse de femmes. Que les mieux intentionnées y pensent. Le monument impérissable du progrès appelle à son édification l’humanité entière, édification à laquelle chaque individualité peut concourir dans la mesure de ses forces. Travaillez, prenez de la peine, tout labeur a sa récompense.

Du sein de ma demeure solitaire, puissé-je voir la lumière sociale resplendir sur l’humanité, l’illuminer, la diriger, et moi, rendre grâce à Dieu, promoteur éternel du progrès dans le temps et dans l’éternité !


FIN.
  1. Émile Mouchon, chimiste distingué, membre de plusieurs Sociétés savantes, a été président de la Société de pharmacie de Lyon, jusqu’au moment où sa santé l’a condamné au repos. Il est l’auteur de plus de cent Mémoires publiés dans les journaux scientifiques.
  2. La première séance du club s’éleva, pour la Société de la Voix des Femmes, à 115 fr. ; la plus forte recette, pour nous, n’atteignit pas 225 fr.. Le propriétaire de la salle, par son traité, prélevait d’abord 50 fr. puis partageait la recette : le personnel du contrôle était à lui.