Le bien paternel

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Éditions de l’Action Sociale Catholique (p. couv-31).

Lectures sociales populaires


SÉRIE À CINQ SOUS
No 2


LE BIEN PATERNEL
(Nouvelle canadienne-française)


par


JEAN DUTERROIR

Éditions de
l’Action Sociale Catholique
101, rue Ste-Anne, 101
QUÉBEC

1912

LE BIEN PATERNEL

C’est l’heure du couchant. Le soleil, en ce beau soir de novembre, semble vouloir disparaître trop vite derrière la crête empourprée des Laurentides. L’immense étagère qu’est la ville de Québec, vue du pont Dorchester, est inondée de lumière. Toutes les fenêtres flamboient. L’église Saint-Jean-Baptiste, le Patronage, le pensionnat des Sœurs de la Charité et l’Université paraissent être devenus la proie d’un gigantesque incendie. La rivière Saint-Charles, pleine jusqu’aux bords d’une de ses plus fortes marées d’automne, est en ce moment étale. Avec sa surface presque doublée depuis la marée basse, elle ressemble vraiment à un fleuve. On dirait qu’elle est fière de pouvoir offrir aux regards des flâneurs invétérés, que la brise plutôt froide de cette fin de jour de novembre n’a pas encore réussi à chasser du vieux pont, le spectacle magnifique de ses eaux rougies par les derniers feux du couchant. Maintenant, c’est la brunante : grisaille où tout se confond et où l’on commence à n’entrevoir plus que des ombres.

On est au samedi. Les charrettes des habitants de Charlesbourg, de Beauport et de L’Ange-Gardien avaient fini de défiler depuis une bonne demi-heure, la route de la Canardière allait reprendre son calme de la nuit, lorsque l’on entendit une voix crier un « bonsoir ! » retentissant au gardien de la barrière, et le roulement d’une voiture s’engageant sur le pont fit bientôt résonner le pavé. Contrairement à l’attente des promeneurs attardés, ce fut encore une charrette d’habitant dont les inélégants contours se dessinèrent vaguement à leurs yeux, blasés de cet interminable défilé. L’absence de capote permit, tout de suite, aux connaisseurs de distinguer dans la nouvelle venue une voiture de L’Ange-Gardien. Une lanterne, placée au fond de la charrette, permettait aux curieux de voir assez nettement les traits du conducteur de la voiture, un homme d’une soixantaine d’années qui semblait tenir les guides d’une main plutôt nonchalante, pendant qu’à côté de lui, disparaissant presque complètement sous les plis d’une épaisse couverture de laine, une femme paraissait comme écrasée sous le poids d’une fatigue très grande.

Quand la voiture fut arrivée à la partie mobile du pont qui s’ouvre pour livrer passage aux bateaux, l’homme tourna lentement la tête vers sa compagne. Celle-ci, toujours abîmée dans des réflexions qui paraissaient être pénibles, à en juger par les longs soupirs qu’elle laissait échapper de temps à autre, ne parut prêter aucune attention au mouvement de son compagnon. Tous les deux semblaient hésiter à rompre le silence, qui régnait entre eux depuis qu’ils avaient quitté le marché Jacques-Cartier.

Jérôme Michel et sa femme avaient le cœur plein, ce soir-là. Après de rudes commencements sur le bien du père, qu’il avait reçu, avec de lourdes dettes, en héritage, Jérôme Michel, par un travail opiniâtre de tous les jours et grâce à la sage économie d’une femme profondément dévouée, avait réussi enfin à libérer sa terre des charges nombreuses qui la grévaient depuis la mort du père Étienne Michel, de L’Ange-Gardien. Jérôme venait justement de payer, ce jour-là, 12 novembre, la dernière hypothèque. Très fier de ce superbe résultat, il aurait bien voulu causer un peu avec sa femme du grand événement. Il sentait un besoin profond de se réjouir avec celle qui avait eu une part si grande dans l’œuvre du relèvement.

Malheureusement, ce soir-là, Marie Latour ne semblait pas en veine de causer. Plusieurs fois déjà, depuis le départ du marché, Jérôme avait essayé de la tirer de sa sombre rêverie, sans y réussir. « Pourquoi cette tristesse ? Pourquoi ce silence obstiné ? » ne cessait de se demander Jérôme Michel.

Il ignorait, le malheureux, que sa femme était au courant, depuis le matin, grâce à l’indiscrétion d’une commère du marché, des visites que son mari faisait chez un médecin de Saint-Roch chaque fois qu’il venait en ville. Bien plus, elle en connaissait le résultat mieux que Jérôme lui-même. Prétextant, en effet, quelques emplettes à faire, elle s’était échappée, vers le milieu de la matinée, pendant que son mari restait à garder la voiture, pour courir chez le docteur Loizeau, dont Jérôme était le patient, dans le but de savoir « ce que son mari avait. »

Deux fois déjà, dans le temps des foins, — Marie Latour l’avait appris des voisins, — Jérôme avait eu une « faiblesse » dans son champ. Il s’était remis assez vite cependant et, après quelques minutes de repos, il avait pu, chaque fois, retourner à sa faucheuse. Seulement, depuis la dernière attaque, Jérôme ne manquait jamais de se rendre, tous les samedis, chez le docteur Loizeau.

Marie savait tout cela, depuis une heure. Profondément inquiète, elle s’était rendue chez le médecin, rue de l’Église, et là, à travers toutes les sinuosités d’une explication médicale extrêmement prudente et savamment dosée, son cœur d’épouse avait compris, mieux encore que sa raison, la gravité de la maladie dont Jérôme était frappé. « Il a trop travaillé, avait dit le docteur Loizeau. Le cœur est un peu affecté… Avec beaucoup de précautions et du repos, il y a encore de l’espoir. » C’est à peu près d’ailleurs, ce qu’il avait dit à Jérôme lui-même. Seulement, celui-ci, avec cet optimisme robuste de l’habitant, qui ne désespère jamais de sa puissante constitution et qui méprise la maladie, avait promis au médecin « qu’il ferait bien attention » et était sorti de la dernière consultation plus rasséréné que découragé.

Marie Latour, elle, avec ce sens divinatoire de l’épouse aimante, voyait déjà la famille privée de son chef. Que pourrait-elle faire, grand Dieu ! seule sur la terre ? De ses cinq filles, trois étaient mortes, très jeunes, et les deux autres, Germaine et Lucie, étaient mariées depuis assez longtemps et vivaient à Saint-François de l’Île d’Orléans, à la tête, chacune, d’une petite famille. De ses deux fils, Henri et Joseph, ce dernier, le plus jeune, affligé d’une claudication très pénible, était incapable de se livrer aux rudes travaux des champs. Sa mère ne pouvait pas compter sur lui. Tout l’espoir de Marie Latour reposait sur Henri, l’aîné. Seulement, pourrait-elle jamais l’arracher à ses études de droit, dont il venait justement de commencer la troisième année à Québec ?

Très ambitieux, voulant arriver aux plus hautes charges de la politique, Henri Michel, placé au Séminaire de Québec grâce à l’inépuisable charité du vénérable curé de L’Ange-Gardien, M. l’abbé Dompierre, avait remporté tous les premiers prix durant son cours classique. Ses études universitaires n’avaient pas été moins brillantes, et, dès les premiers jours de cette troisième année académique, il avait énergiquement formé le projet d’appliquer toutes les ressources de son talent à enlever le grand prix de fin de cours à son rival, Arthur Labranche, le fils du Juge Labranche. « Ah ! ah ! s’était dit Henri Michel, on m’a appelé “habitant” au collège et à l’Université. Je vais leur montrer ce que peut faire un fils d’habitant ! »

Jérôme Michel savait tout cela, et il était fier de son fils. Toute l’année durant, les livres de prix de ce dernier restaient ostensiblement rangés sur la table de la « chambre ». Et c’était toujours une nouvelle joie pour le père Michel de les faire voir aux parents et aux amis les jours de fête.

La mère, elle, éprouvait une joie beaucoup moins vive des triomphes de Henri. Toujours, depuis que son fils était dans le droit, elle avait nourri le secret espoir de laisser un jour la ferme au seul de ses enfants capable de la cultiver. Son regret de le voir partir pour le Séminaire avait fait place au désir de voir son fils monter un jour à l’autel, — honneur qu’en bonne mère canadienne-française, elle mettait avec raison au-dessus de tous les autres. Malheureusement, Henri s’était trouvé à la fin de son cours classique sans vocation sacerdotale, et, malgré les larmes de sa mère qui l’avait supplié alors de rester à la maison pour prendre plus tard la place du père, Henri Michel s’était lancé, fou d’ambition, dans l’étude du droit.

Marie Latour avait encore présente à la mémoire cette scène du 21 juin, qui lui avait brisé le cœur. Tous les détails étaient là, devant ses yeux. Il me semble le voir rentrer à la maison, pensait-elle en ce moment, chargé de prix. Le père est aux champs. Henri m’embrasse, tout fier de sa brassée de beaux livres. Je souris tristement. Il réprime à peine un mouvement d’impatience. La mère et le fils sont un instant sans rien se dire. Enfin, Henri, rompant un silence pénible :

— Pourquoi, maman, n’êtes-vous pas contente de mes succès ?

Oh ! comme la pauvre mère, en ce jour de sombres pressentiments, à la veille peut-être de les voir se réaliser, se souvient de chacune des paroles qu’elle dit alors à son fils aîné, très vite, sentant que l’heure était propice, mais que ce ne serait qu’une heure :

— Écoute, mon cher enfant. Tu as vingt et un ans ; on peut te parler comme à un homme. Dire que je ne suis pas contente de tes prix, je ne serais pas une mère si je n’étais pas fière de te voir le premier partout. Si tu savais, mon cher enfant, combien de fois j’ai prié pour toi pendant que tu t’échinais sur tes livres là-bas, au Séminaire. Des fois, le soir, je n’en pouvais plus d’avoir sarclé toute la journée, alors j’offrais ma fatigue au Bon Dieu pour toi. Mais tu sais, franchement, mon Henri, je ne pensais pas que c’était pour faire un avocat que tu te faisais quasiment mourir à travailler. Des avocats, va ! c’est comme les chicanes, il y en a toujours trop ! Je pensais que tu ferais un prêtre, vois-tu ! Tout d’un coup, v’là que tu décides à prendre l’avocasserie. Ça m’a fait de la peine, va ! Je me disais : Pourquoi donc qu’il ne vient pas avec nous autres s’accoutumer à travailler sur la terre pour prendre la place du père ? C’est si beau, la terre ! Ça sent si bon, le matin, là, quand on se lève à la p’tite rosée, avec un soleil qui vous ravigote et des p’tits oiseaux qui chantent partout ! Je suis pas comme nos voisins, eux autres, qui parlent toujours de la ville et des messieurs de la ville. Ils ont beau dire, tes petits messieurs de la ville, ils seraient pas grand’chose si on ne leur donnait pas de farine pour cuire leur pain. Et dire que ça croit nous insulter en nous appelant des habitants ! Des habitants !… Sais-tu bien ce que ça veut dire, mon enfant, ce mot-là ? Ça veut dire des braves gens qui sont maîtres et seigneurs sur la terre de leurs parents, sur la terre qui a été défrichée des fois par leurs pères ; qui mettent encore le pain qu’ils cuisent eux autres mêmes dans la huche de la grand-grand’mère ; qui ont toujours le même banc à l’église de père en fils, la même croix de tempérance pendue dans la chambre, et qui savent bien que le Bon Dieu, qui donne à manger devant eux tous les jours aux petits oiseaux, n’abandonne jamais ceux qui ont confiance en Lui. Ah ! que c’est donc beau, mon cher Henri, d’être habitant !

Marie Latour avait jeté ce dernier cri à son fils avec un tel accent de joie et de fierté, que celui-ci en fut bouleversé. Tout son instinct d’enfant de la terre s’était réveillé devant cette explosion de l’enthousiasme maternel. Il était empoigné. D’un bond, il allait se jeter, comme un petit enfant, dans les bras de sa mère pour lui dire qu’il voulait rester toujours sur la terre avec elle, lui aussi…

— Bonjour, madame Michel ! Bonjour, monsieur l’avocat ! On est toujours décidé à faire son dépôt le 1er juillet prochain ?

C’était Charles Latulippe, le fils du voisin, confrère de classe de Henri, qui était entré, tout fier, lui, le futur médecin, de venir causer un peu avec un futur membre du barreau de Québec.

Henri Michel resta cloué sur sa chaise. En un instant, l’ambition et le respect humain avaient vaincu le fils et le terrien.

Et Marie Latour, prétextant quelques occupations, s’était éloignée en refoulant ses larmes…

Oh ! comme ils étaient amers au cœur de Marie Latour, en ce soir de novembre où la mort de son mari lui paraissait prochaine, les tristes souvenirs de cette minute cruelle.

Imaginez ! Cette terre de L’Ange-Gardien appartenait aux Michel depuis deux cent quinze ans bien comptés. « On a les actes ! » avait dit avec fierté Marie Latour à ses voisines, au sortir de la grand’messe où le curé avait annoncé aux paroissiens qu’un comité s’était formé, à Québec, dans le but d’offrir une récompense durable à tous les chefs de famille qui pourraient prouver la possession deux fois centenaire du bien paternel. Depuis que la distribution solennelle de ces récompenses aux terriens avait eu lieu à Québec dans la salle des promotions de l’Université Laval, Jérôme Michel n’avait pas manqué, un seul dimanche, de se rendre à la grand’messe avec sa médaille des Anciennes Familles, fièrement épinglée sur la poitrine.

— Enfin, ma bonne vieille, nous voilà donc enfin délivrés de nos dettes ! venait de s’écrier gaiement Jérôme Michel, en se tournant de nouveau vers sa femme.

— Et où allons-nous aboutir avec tout cela, mon pauvre Jérôme ? repartit Marie Latour, sans quitter son air soucieux.

— Mais qu’est-ce que tu rumines donc comme ça, depuis qu’on est parti de Québec, ma pauvre femme ? Tu as une vraie mine d’enterrement. N’y aurait-il pas moyen de savoir enfin qu’est-ce que c’est qui ne va pas ?

Après un assez long silence, la femme releva lentement la tête et, fixant ses yeux remplis de larmes sur les yeux étonnés de son mari :

— As-tu jamais pensé, mon pauvre Jérôme, dit-elle en scandant lourdement chacune de ses paroles, qui est-ce qui prendra soin de ta terre quand nous n’y serons plus ?

— Ah ! bien, il paraît que tu penses loin, ce soir ! Chasse-moi toutes ces idées noires-là, va ! N’es-tu pas reconnaissante au Bon Dieu de ce que nous soyons venus à bout enfin de payer nos dettes ?

Marie Latour eut un mouvement de protestation :

— Tu sais bien que je ne manque jamais de remercier le Bon Dieu pour les bienfaits dont il nous a comblés. Mais, que veux-tu ?… Quand je songe que nous pourrions peut-être partir bientôt, et personne… personne après nous sur la terre… je ne peux pas m’en empêcher… le cœur me serre et les larmes m’en viennent aux yeux… Et puis, tiens, je te le demande, à quoi ça nous servira-t-il, en bonne vérité, d’avoir un garçon avocat, qui fera son p’tit monsieur en ville et qui ne pensera peut-être pas souvent à nous autres, pendant que notre bien sur lequel nous avons tant peiné, — et nos parents aussi, — passera aux mains des étrangers, qui mettront tout à l’envers en y arrivant ?

— Voyons voyons, ma pauvre Marie ; faut raisonner autrement que ça. Ça ne te fait donc pas plaisir de voir de temps en temps le nom de not’garçon sur la gazette ?

— Laisse-moi donc tranquille avec ta gazette ! Tu sais bien que je ne la lis pas. Et puis, je te demande, qu’est-ce que ça pourrait bien faire à nos récoltes, quand même je lirais le nom de Henri toutes les semaines sur la gazette ?

— C’est toujours pareil, les femmes ! Ça connaît rien dans la politique et ça parle tout le temps !

— Allons, allons, mon bon Jérôme, nous ferions bien mieux de prier le Bon Dieu que de nous chicaner. Nous allons être restés en arrivant à la maison, et nous aurons de la misère à faire nos prières. Prends ton chapelet.

Et bientôt Jérôme Michel et sa femme, accoutumés depuis longtemps à puiser leur force et leur consolation dans les suprêmes douceurs de la foi, retrouvaient dans la récitation pieuse des « Ave » le calme et la sérénité. Ce fut la dernière dizaine du chapelet qui marqua, ce soir-là, le terme de leur voyage…


* * *

— Tiens, bonjour, Henri.

— C’est toi, Arthur ?

— Tu sais la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ?

— Albert Lapointe, le secrétaire du premier ministre, te cherche depuis une heure.

— Tu badines ?

— C’est la vérité.

— Que me veut-il ?

Et les yeux de Henri Michel brillèrent au moment où il prononçait ces paroles. Songez donc ! c’était à son rival, Arthur Labranche, que le hasard d’une rencontre sur la rue Saint-Jean, en cet après-midi de juin, avait réservé la tâche, rendue moins agréable par la jalousie, de prévenir Henri que le premier-ministre désirait le voir. Sans trop savoir ce que lui réservait le chef du cabinet, Michel, après avoir triomphé de Labranche aux examens de fin de cours, sentait renaître son insatiable ambition rien qu’à l’annonce d’un nouveau succès.

— Tu as entendu dire, comme nous, reprit Labranche, que le premier ministre veut placer son secrétaire actuel.

— Et tu crois qu’il pense à moi pour le remplacer auprès de lui ?

— Je l’ai entendu dire, il n’y a pas une demi-heure.

Henri Michel avait toujours détesté la fausse modestie. Il était ambitieux, mais avec un fonds de rude franchise. Il ne crut donc pas nécessaire de se confondre en platitudes devant son confrère.

— Merci du renseignement, dit-il simplement. Au revoir !

— Au plaisir, répondit Labranche, ajoutant entre ses dents, au moment où il voyait Henri s’éloigner tout joyeux : Chanceux, va !

Henri Michel résolut tout de suite de tirer au clair ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans ce bruit de la rue. Comment faire ? Aller au Parlement ?… Ce serait gauche, indélicat même… Essayer de rejoindre le secrétaire du ministre ?… Mais où le trouver ?

Ce que j’ai de plus simple à faire, pensa Henri, c’est de retourner à ma maison de pension. C’est là qu’on a dû aller d’abord, et c’est là qu’on reviendra certainement, s’il est bien vrai qu’on désire tant me voir.

Il venait justement de dépasser la librairie Pruneau. Le tapage de la rue Saint-Jean à cette heure, — trois heures et demie de l’après-midi, — l’ennuyait. Il avait hâte d’atteindre la rue Couillard, pour se mettre à l’abri des questions indiscrètes. Sans prêter attention au caquetage de la brillante société qui paradait en ce moment, Henri, accélérant le pas, eut vite fait de s’engouffrer, en coup de vent, dans les sinuosités de la rue tire-bouchon. Trois minutes après, il tournait le coin de la rue Sainte-Famille à une allure toujours immodérée, s’y heurtait à un vieux fonctionnaire qui revenait lentement de son tour de Terrasse, bousculait, un peu plus loin, un laitier trop pressé d’en finir avec sa distribution quotidienne, et rendu, enfin, vers le milieu de l’historique côte, sans autre incident notable, s’arrêtait devant une maison de mine fort respectable, puis empoignait le bouton de la porte d’un air qui voulait dire : C’est moi qui rentre.

— Eh bien ! cria Madame Renaud, qui ne manquait jamais d’apparaître au sommet de l’escalier chaque fois que la porte de la maison s’ouvrait, il paraît qu’on va travailler pour le gouvernement, M. Michel ?

Henri ne put réprimer un mouvement d’impatience.

— Allons, allons, M. Michel, ne faites donc pas le surpris ! M. Lapointe, le secrétaire du premier ministre, paraissait avoir bien hâte de vous voir, quand il est venu demander si vous étiez ici, il y a une heure… Tenez M. Michel, regardez donc là, sur la table du passage, je crois qu’il a laissé un mot pour vous.

Henri aperçut, en effet, à l’endroit indiqué, une lettre à son adresse. Il la saisit fiévreusement et, l’enveloppe déchirée, se mit aussitôt à lire, comme le font souvent les gens absorbés, à mi-voix :


Hôtel du Gouvernement


Monsieur Henri Michel, avocat,
Québec.


Cher Monsieur,

Monsieur le premier ministre m’a chargé de vous dire qu’il désirait vous voir à son bureau, cet après-midi à 4 heures. Il s’agit d’une affaire importante.

Votre dévoué,
ALBERT LAPOINTE,
Sec.


Deux minutes après, Henri Michel grimpait la côte Sainte-Famille, pendant que Madame Renaud épiloguait sans fin, en compagnie des servantes, sur la « fameuse lettre du premier ministre » dont elle venait d’entendre si discrètement la lecture, et à propos de laquelle elle ne manqua pas d’exiger qu’on gardât le secret le plus absolu.

Henri Michel venait de laisser la rue du Parloir pour prendre la rue Saint-Louis. Le nez au vent, flairant le succès, les yeux brillants de joie, il marchait comme dans un rêve. Dans quelques années, ministre ! La porte Saint-Louis lui apparut de loin comme un arc-de-triomphe. Quatre heures sonnaient à la tour du Parlement, au moment où Henri frappait à la porte de l’antichambre du premier ministre et remettait sa carte à l’employé de service.

L’entrevue dura vingt minutes. Il y eut presque un attroupement de fonctionnaires au coin du corridor, à la sortie de Henri, lorsque l’on entendit la voix du premier ministre dire aimablement à ce dernier : « Au revoir, mon cher secrétaire, à demain ! »

Quant à Henri Michel, il se retrouva dans sa chambre de la côte Sainte-Famille, sans trop savoir comment ni par quelles rues il était revenu.

Le lendemain, dès sept heures, au moment où le brouillard, qui cachait le fleuve depuis deux ou trois heures commençait à s’amincir et laissait déjà voir la pointe des mâts des vaisseaux ancrés dans le port, Henri Michel arrivait sur la Terrasse. Depuis la veille, il brûlait de venir y étaler sa joie. Non moins ardent était son désir de jeter un coup d’œil sur la feuille du matin, qu’il venait d’acheter au kiosque du Château, pour y lire la nouvelle de sa nomination. Évitant donc les quelques groupes d’habitués, qui commençaient à se former ici et là, Henri s’empresse de gagner l’un des bancs les plus éloignés du Frontenac et s’y installe aussitôt, en déployant sur ses genoux le journal qu’il est si impatient de parcourir. À peine en a-t-il tourné la troisième page, qu’il se penche avidement sur le texte comme pour s’assurer qu’il n’a pas mal lu. Deux fois, trois fois, ses yeux parcourent le même entrefilet, puis brusquement, après être resté un moment comme stupéfié, il se lève tout droit et part en courant vers le Frontenac.

— Eh bien ! qu’est-ce qu’il a donc, notre Henri, ce matin ? Sa nomination comme secrétaire du premier ministre lui aurait-elle fait perdre la carte ? demanda un des étudiants à quelques amis qui l’accompagnaient, et devant qui Henri Michel venait de passer comme un fou.

— Il est bien assez content pour en perdre le sens ! repartit un autre… Tâche donc de savoir un peu, Robert, qu’est-ce qui vient de le prendre ainsi.

Celui qu’on venait d’interpeller se détacha du groupe des étudiants, qui se trouvaient en ce moment sous les fenêtres du Château, et se dirigea lentement vers la porte du Frontenac, par où Henri Michel venait de disparaître précipitamment. À peine l’étudiant avait-il fait dix pas dans cette direction, qu’il s’entendit interpeller de nouveau, cette fois par un ami qui se rendait sur la Terrasse :

— Dis donc, Robert, sais-tu que le père de Henri Michel est mourant, à L’Ange-Gardien ?

— Non. Qui t’as dit cela ?

— Tiens, lis.

Et le nouveau venu tendit à Robert Lavallée le journal du matin, ouvert à la troisième page…

— Une syncope, je suppose ?

— C’en a tout l’air.

— C’est bien triste ! Quelle pénible coïncidence !

À ce moment, Henri Michel, pâle, le visage défait, descendait rapidement l’escalier du Frontenac, sautait dans une voiture qui stationnait à deux pas de l’hôtel, et lançait au cocher un cri nerveux :

— Vite ! À la gare de Sainte-Anne !…

Il est quatre heures et demie du matin. La cloche de l’église de L’Ange-Gardien tinte lugubrement. Quelques hommes sont groupés devant la salle publique et causent à voix basse. Deux voitures sont arrêtées tout près des degrés qui conduisent à l’église, dont la grand porte s’ouvre en ce moment. Le curé de L’Ange-Gardien paraît, profondément recueilli, sur le seuil, s’avance vers l’une des voitures et, sans prononcer un seul mot, y monte rapidement. Déjà, les chevaux ont pris la côte à une vive allure. Le conducteur de la première voiture est seul. D’une main, il tient les guides pendant que, de l’autre, il agite une clochette. Sur toutes les galeries, malgré l’heure matinale, apparaissent des gens qui se prosternent avec une grande piété. Puis, quand la seconde voiture est passée, on entend des voix qui s’interpellent discrètement d’une maison à l’autre :

— Pour qui est-ce donc que Monsieur le curé va porter le Bon Dieu, si matin ?

— Il paraît que c’est pour le père Jérôme, sur la côte.

Jérôme Michel s’était senti frappé à quatre heures. Marie Latour, malgré la soudaineté du choc et la crainte horrible qu’il ne fût fatal, avait su garder, tout en prodiguant les premiers soins à son mari, assez de sang-froid pour envoyer son fils, Joseph, prévenir les voisins et demander du secours. En peu de temps, le curé et le médecin étaient appelés. Au moment où répondant à l’appel désespéré de Joseph, l’ami intime de Jérôme Michel, M. Hector Latulippe, entrait dans la chambre du malade, celui-ci commençait à respirer plus facilement : une accalmie s’était produite.

— Henri !… Prévenez Henri ! avait dit Marie Latour.

On courut au bureau du téléphone. Malheureusement, une correspondance défectueuse avait permis que la triste nouvelle fût communiquée au journal du matin, qui s’était empressé de l’insérer en « dernière heure ». Dans la précipitation du moment, la personne inexpérimentée, qu’on avait chargée du message, avait cru celui-ci rendu à destination et s’était empressée de courir de nouveau auprès du malade, pendant que les efforts du bureau central de Québec, pour mettre l’interlocuteur de L’Ange-Gardien en communication avec la pension Renaud, étaient restés sans résultat. Et voilà comment quatre lignes de journal avaient appris à Henri Michel que son père était mourant.

Aussi, le tramway qui emportait en ce moment le jeune avocat vers L’Ange-Gardien lui paraissait d’une lenteur désespérante. À tout instant, il se penchait à la fenêtre. Chaque arrêt était pour lui d’une longueur énervante. Quelle angoisse, mon Dieu ! Trouverait-il son père vivant ?… Aurait-il le temps de recevoir une dernière bénédiction ?… Et sa pauvre mère ?… Et le bien ?… Je ne peux pas ! Oh, non !… Moi, habitant ? Maintenant, c’est impossible !… c’est impossible !… jamais !

Puis, sans faire aucunement attention au voyageur assis à côté de lui, Henri se mit à égrener son chapelet avec ferveur, suppliant la Sainte Vierge de lui accorder la grâce de revoir son père vivant…

— L’Ange-Gardien ! L’Ange-Gardien !

Henri, en sautant du tramway, aperçut, tout près de la gare, la voiture qu’il avait mandée par télégraphe du Château Frontenac.

— Papa vit-il encore ? cria-t-il au cocher, dès qu’il fut sur le marchepied.

— Oui, M. Michel, on vient justement de me dire qu’il a repris un peu de force depuis que Monsieur le curé l’a administré.

— Vite, vite ! Mon Dieu !…

Bientôt, la voiture passait à une vive allure devant l’église. Une des portes latérales, restée entr’ouverte, laissait voir le tabernacle. Henri eut un regard de supplication ardente vers Notre-Seigneur.

La ferme des Michel n’était qu’à cinq minutes du sommet de la côte qui conduit à l’église. Le cœur de Henri se serra affreusement en apercevant la maison paternelle. Il vit de loin Joseph qui, se tenant au milieu de la route, lui faisait des gestes désespérés de se hâter. À peine la voiture s’était-elle arrêtée, que Henri courait vers la maison. Une minute plus tard, il était dans les bras de sa mère. Tous les deux mêlèrent un instant leurs sanglots, sans pouvoir prononcer une parole, pendant que, tout près d’eux, la porte de la chambre du malade s’entr’ouvrait doucement et que le docteur Roussel apparaissait sur le seuil, un doigt sur la bouche, comme pour supplier Henri de se contenir un peu…

Mais celui-ci était déjà aux genoux de son père.

— Papa, c’est Henri… Me reconnaissez-vous, papa ?

L’expression de joie qui se peignit, à ce moment, sur le visage défait de Jérôme Michel, fut telle, que les larmes de la mère cessèrent de couler.

— Henri !… Mon pauvre Henri ! Mon Dieu, ayez pitié de moi… Enfin, te voilà !… Et Lucie ?… Germaine ?…

— Tu les verras à midi. Sois tranquille, mon pauvre Jérôme : elles ne doivent pas être bien loin maintenant, murmura doucement Marie Latour.

— Papa, je vous demande pardon de ne pas vous avoir toujours écouté, de vous avoir fait de la peine… Donnez-nous votre bénédiction, papa.

Au moment où Henri sanglotait ces paroles, aux genoux de son père, le curé, pour la troisième fois, entrait dans la chambre du malade. Celui-ci eut un regard de confiance suprême.

— Monsieur le curé… ah ! que vous me faites du bien !… Merci… Merci…

— Allons, père Michel, un bon regard vers le crucifix ! Dieu est avec vous, dit le vénérable prêtre, de cette voix très douce qui avait le don de porter la paix jusqu’au fond des cœurs.

Jérôme Michel fit un effort :

— À genoux, mes enfants… je vous bénis… les présents… les absents… Lucie… Germaine… les petits enfants… au nom du Père… et du Fils… et du Saint-Esprit… Ainsi soit-il… Et toi, pauvre chère femme ?… Et Joseph l’infirme ?… Mon Dieu ! Mon Dieu !… Et le bien ?…

Et en prononçant ces dernières paroles, le vieillard levait, péniblement vers les assistants, de ses mains pâles et tremblantes, la médaille des Anciennes Familles, qu’il avait voulu qu’on lui attachât sur la poitrine pour mourir.

— Papa, ne craignez rien…

— Toi ?… Henri ?… Toi ? pauvre enfant… T’as étudié trop fort… pour laisser ta place… C’est trop dur… Non… jamais !… N’est-ce pas, Marie ?…

Un sanglot de la mère fut toute sa réponse.

Le curé, voyant que cet effort terrible usait rapidement les forces du malade, s’était mis à réciter les prières des agonisants. Henri, toujours à genoux, la tête dans les mains de son père, pleurait comme un enfant. Marie Latour ne cessait de faire répéter au mourant, qui ne parlait plus qu’à voix basse, les noms bénis qui sont la force suprême de la dernière heure : Jésus… Marie… Joseph…

Henri Michel souffrait atrocement. Une lutte terrible se faisait dans son âme. Lui aussi, il endurait une agonie… Abandonnerait-il sa carrière ?… après douze ans d’un labeur opiniâtre !… juste à l’heure où son ambition voyait la réalité succéder au rêve !… Ministre peut-être un jour !… Quitter tout cela… tout… pour quoi ?… pour être habitant !… toute sa vie… habitant !…

Soudain, rapide comme l’éclair, le souvenir des paroles maternelles traversa l’esprit de Henri Michel : « Ah ! que c’est donc beau, mon cher enfant, d’être habitant ! » Et il revit sa mère plaidant si fièrement, en cet après-midi de juin, la cause de la terre… Il l’avait trouvée si belle qu’il avait failli se jeter à son cou… Mais, l’ambition… Il se souvenait… Et chacune des paroles maternelles lui revenait à la mémoire : « Maître et seigneur sur la terre des parents… le même banc à l’église de père en fils… la même croix de tempérance… » Et dans les accents passionnés de sa mère, qui retentissaient encore à ses oreilles en cette minute suprême, Henri crut entendre la voix des morts, de tous ceux qui s’étaient courbés sur le sillon depuis deux cents ans, de tous ceux qui avaient fécondé la terre paternelle de leurs sueurs et de leurs sacrifices…

— Jésus !… Ma femme… Mes pauvres enfants… la terre… soupira le mourant.

Le médecin fit signe au curé que c’était la fin. Henri vit son geste. Il se leva tout droit.

— Papa, dit-il d’une voix ferme, c’est moi qui prends la terre.

Jérôme Michel parut rassembler ses forces dans un suprême effort. Ses yeux exprimaient un indicible sentiment de reconnaissance et de joie, quand ils se levèrent lentement vers son fils :

— Toi ?… Henri ?… toi ? prononça-t-il péniblement.

— Papa, je veux mourir avec votre médaille là, moi aussi !

Et Henri montrait fièrement sa poitrine, pendant que sa mère essayait de lui sourire à travers ses larmes et que le mourant murmurait à voix très basse, si basse que seuls la mère et le fils l’entendirent :

— Je meurs… ta mère… le… bien… paternel… merci… mon Dieu.

Ce furent ses derniers mots.