Le bois, voilà l’ennemi !/Colon et science agricole

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Société de la Revue Franco-Américaine (p. 10-13).

III

Colon et science agricole

Allons plus loin ! Et, au risque de heurter de front certaines opinions fondées sur le plus pur et le plus ardent patriotisme, nous n’hésitons pas à dire que nous sommes hostiles à toute idée de colonisation intensive, car il y aurait cruauté à diriger vers les bois, dans la situation actuelle de nos voies de transport, le meilleur de notre jeunesse.

Nous ne sommes pas prêts.


D’abord, comme on vient de le voir, le plus grand obstacle à la colonisation, c’est l’éloignement du marché et l’absence de communications faciles et rapides pour le commerce et les affaires. Il n’y a plus de terre disponible dans le voisinage des lignes de chemins de fer. Dans ces conditions, inutile de songer à faire des établissements sérieux et prospères. Qu’on le veuille ou non, c’est là le point culminant de la question, on n’en sortira pas.

Et nous ne craignons pas d’ajouter, nos jeunes gens ne sont pas préparés à faire du déboisement profitable, ou au moins qui ne soit pas nuisible à d’autres intérêts. Ce n’est peut-être pas une raison majeure, cependant elle n’est pas à mépriser. Qu’on veuille bien se rappeler la campagne entreprise par Mgr Laflamme pour la conservation de nos forêts ! On sait quelle importance il attache à leur conservation. Elle lui parait même supérieure à celle de l’agriculture, car celle-ci peut se renouveler, mais la forêt une fois disparue, il est presqu’impossible de la faire revivre. Et cependant ; sans forêt, pas de bois de feu, ni de bois d’œuvre, et impossible d’assurer le régime des eaux.

La valeur du bois est peut-être moins méconnue aujourd’hui ; il y a progrès sous ce rapport, mais pas assez. On a vécu si longtemps sous l’impression que l’arbre était un ennemi et la forêt une armée envahissante, que la réaction est bien difficile à faire. Hâtons-nous de faire l’éducation forestière de notre jeunesse, sinon se renouvellera partout la désolation des vieilles paroisses.

Mais voici une autre raison bien plus grave et qui nous permettra de toucher du doigt l’une des plaies dont souffrent l’agriculture et la colonisation. C’est que nous ne sommes pas préparés à faire fructifier ce sol si riche.


Le colon, jeune ou vieux, apporte avec lui les errements et l’ignorance de ses ancêtres en matière agricole, et les méthodes surannées en usage dans son canton. C’est souvent tout ce qu’il sait, et pour le mettre en pratique, il lui faut les larges espaces et l’énorme étendue du sol, dont le tiers ou la moitié pourrait suffire à ses besoins. Il lui faut travailler longtemps pour abattre les arbres, nettoyer le sol des souches, des pierres, et des broussailles qui poussent si rapidement ; et il demande à ce sol les mêmes moissons et de la même manière qu’autrefois. Sans doute, dès les premières années, grâce à la cendre des bois brûlés, et l’humus accumulé depuis tant de siècles, il peut toujours vivre, mais dans dix ans, quand il devrait pouvoir vendre des produits riches, variés et nombreux pour subvenir aux besoins d’une famille qui grandit, il est encore dans la situation d’un homme qui fait toujours de la terre neuve, et qui mourra avant de jouir du fruit de son travail.

Cette perspective si peu encourageante est bien connue de ceux qui s’essaient à faire de la colonisation, car il s’en fait de la colonisation dans la Province de Québec, mais elle se fait sans entrain et sans enthousiasme. Ceux qui en font ne tardent pas à voir tomber ce beau feu devant de si maigres résultats ; beaucoup se découragent, et finissent par émigrer quand même. Quant aux autres ils font de la colonisation comme pis-aller, pour ne pas s’expatrier, la vie américaine n’ayant aucun charme pour eux.

C’est à ce genre de colonisation que nous devons les paroisses si pauvres et qui abondent dans certaines parties de la province, à vingt ou trente milles des chars. Il y a dix, vingt, trente ans qu’elles sont ouvertes, et quand nous en parcourons les rangs, nous ne tardons à nous faire une idée des souffrances endurées là, grâce aux traces qui en sont restées, et qui disent bien haut que l’heure de l’aisance n’a pas encore sonné. En effet, ils sont encore loin le confort et le bien être dans ces maisons au mince tuyau qui perce le toit, sans lambris ni doubles fenêtres, ni fausses portes en hiver. Et puis, quel isolement ! Loin des églises, et des écoles, et des voisins, le mari est absent, au bois pour gagner ; on n’a pas toujours pour sortir ni la voiture ni les vêtements nécessaires.

Et pourquoi cette apparence si pauvre, et cette pauvreté si réelle ?

Ce n’est pas le résultat de la paresse, le colon est actif et vaillant ; ce n’est pas le vice non plus, on ne boit pas ou très peu dans ces campagnes, et la conduite y est généralement bonne ; mais c’est la distance et l’éloignement du marché, et puis l’ignorance du cultivateur. Son mode de culture n’est pas assez pratique, ni assez rationnel, ni assez payant. En un mot, il ne connaît pas les secrets de son métier.

« Spectacle, désolant, disait l’auteur de Jean Rivard, que celui d’un homme intelligent et courageux qui épuise sa vigueur sur un sol ingrat »[1], mais combien plus désolant celui d’un homme intelligent et courageux qui épuise son intelligence et sa vigueur sur un sol riche et fertile, qu’il ne sait pas cultiver, parcequ’on ne le lui a pas enseigné. »

Alors, à quoi bon grossir le nombre de ces paroisses ? L’agriculture s’y trouve dans une souffrance extrême. Puis, le colon n’a plus qu’à se faire le serviteur du lumberman qui après avoir accaparé nos dépouilles s’enrichit encore des sueurs et du sang de notre travail, presque toujours rétribué par un salaire de famine.

« C’est là l’origine de cette classe d’hommes, moitié bûcherons, moitié agriculteurs, classe ignorante, sans ambition et souvent, malheureusement, sans fierté, habituée qu’elle était à courber l’échine devant le maître qui lui servait sa maigre pitance. »[2]

C’est bien vrai, mais peut-il en être autrement ? Le salaire est au moins assuré ; c’est beaucoup, pour une famille qui ne peut que difficilement compter sur la terre, car les produits de la ferme ne viennent, ni si tôt, ni si vite, et ne rapportent pas si sûrement. Et puis, n’oublions pas que le goût et l’habitude de la vie du bûcheron ne peuvent manquer de faire tomber l’arbre du côté qu’il penche.

  1. Jean Rivard, p. 22.
  2. Le « Nationaliste », 18 oct. 1908.