Le bracelet de fer/01

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Éditions Édouard Garand (29p. 3-4).


Le Bracelet de Fer


PROLOGUE

Chapitre I

À TRAVERS LES DUNES


Sur les bords du lac Huron, il y a des endroits fort sauvages, fort isolés ; des dunes, s’étendant à une longue distance : c’est la désolation. Quiconque s’aventurerait dans ces sortes de déserts, risquerait de n’en jamais sortir ; aussi, est-il assez rare qu’on y voit un être humain.

Cependant, vers le milieu du mois de mai de l’an 18…, deux hommes cheminaient à travers les dunes, sur les bords du lac Huron ; deux frères, évidemment, frères jumeaux aussi, probablement, car la ressemblance entr’eux était frappante. Tous deux étaient de haute stature, ils avaient les mêmes jeux de physionomie, les mêmes yeux bruns, la même bouche expressive, les mêmes traits. Ce qui les distinguait l’un de l’autre, c’était, d’abord, leurs vêtements : l’un d’eux était vêtu de bleu, l’autre de gris. Celui-ci portait toute sa barbe ; l’autre n’avait qu’une moustache ; mais on voyait que ce dernier ne s’était pas rasé depuis deux ou trois semaines, lorsque nous faisons connaissance avec lui, car une inculte barbiche lui couvrait le menton.

Vus de loin, ces hommes avaient des allures étranges, presque automatiques. À supposer qu’ils fussent frères jumeaux, l’attachement qu’ils paraissaient avoir l’un à l’autre, pouvait, en quelque sorte, s’expliquer. Ils ne se quittaient pas d’une semelle ; si l’un d’eux faisait un pas de côté, pour éviter un banc de sable ou autre obstacle, l’autre le suivait, et de si près, que c’en était curieux. Si l’un d’eux s’asseyait, l’autre faisait de même… En fin de compte, c’était assez singulier.

Mais, approchons un peu, et observons-les attentivement… Ah ! L’habit bleu, c’est un uniforme de policier, et ce policier est lié à l’habit gris par une paire de menottes.

Ce sont donc un policier et son prisonnier qui cheminent ainsi sur les dunes.

— À quelle distance sommes-nous encore d’un établissement ? demanda soudain, en anglais, le policier, qui se nommait Peter Flax.

À une quinzaine de milles, M. Flax, répondit le prisonnier, dans la même langue.

— À une quinzaine de milles dites-vous ? Ciel ! Nous n’arriverons donc jamais !… Le fait est que je suis presque totalement épuisé. Ce sable mouvant cela fait un dur cheminement !

— Il faut y être habitué, dit le prisonnier. Moi, je pourrais marcher encore longtemps ainsi. C’est que j’ai passé déjà bien des jours et des nuits à errer à travers ces dunes… par goût, s’entend.

— Et cette chaleur intolérable, quoique nous ne soyons qu’au milieu du mois de mai ! Durant le jour, on crève de chaleur, durant la nuit, on gèle. Quel climat, Seigneur !

— Affaire d’habitude, M. Flax, je le répète. Les dunes… on finit par s’y plaire.

— S’y plaire ! Vous badinez, Fairmount, assurément ! fit le policier. Ah ! que je voudrais en avoir fini ! Heureusement, au prochain établissement, nous pourrons nous faire conduire, par eau, au Cap Hurd. Que j’ai hâte !

— Pas moi ! répondit Fairmount, dont le prénom était Paul.

— Cela je le comprends sans peine ! dit, en riant, le policier. Vous savez ce qui vous attend, au Cap Hurd.

— Oui, je le sais ! Je serai conduit en prison, puis jugé et condamné, pour un crime que je n’ai pas commis.

Le policier haussa les épaules.

— Ils disent tout cela ! murmura-t-il.

— J’ai essayé, plus d’une fois, de vous expliquer les faits, M. Flax, et vous n’avez jamais voulu m’écouter, dit Paul Fairmount.

— À quoi sert ? Ce n’est pas moi qui vais vous juger… Mais, croyez-le, mon pauvre Fairmount, vous prouverez difficilement votre innocence.

— Hélas ! je le sais bien ! s’écria Paul. Pourtant, je jure, devant Dieu qui m’entend, que je n’ai pas poussé ce Sauvage dans l’abîme ! Voici : parti en chasse, je tuai un caribou, d’un seul coup de carabine. Lorsque je m’approchai de l’animal que je venais d’abattre, j’aperçus un Sauvage qui, un pied posé sur mon gibier, le réclamait comme sien. Le caribou, pré- tendait-il, avait été blessé par lui, la veille, et même, le Sauvage me montra une plaie qu’avait fait son tomahawk sur le cou de la bête. Je voulus lui faire entendre raison ; mais, au lieu de discuter la chose amicalement, il se rua sur moi, essayant de m’entraîner sur le bord de l’abîme. Nous étions à bien des milles d’ici, dans un endroit isolé et désolé, sur les bords du lac Huron. L’abîme près duquel nous nous débattions était très profond, ses parois très abruptes, surplombant le lac. À un moment donné, je crus que c’en était fait de moi, car le Sauvage me poussait de plus en plus près du bord. Je lui saisis le bras, que je tordis ; la douleur qu’il en ressentit lui fit lâcher prise, et il tomba dans le lac… Il ne revint même pas à la surface ; il dût s’assommer sur quelque rocher…

— Vous m’avez raconté ces faits déjà, dit le policier, et, encore une fois, je…

— Je sais ! Je sais ! C’est l’exacte vérité pourtant, je vous le certifie ! Aussitôt que le Sauvage eut disparu sous les flots, une vraie horde de peaux cuivrées se jeta sur moi, m’accusant hautement d’avoir tué le chef de leur tribu. En vain protestai-je ; on me garrotta, on m’emporta dans un sale wigwam, où, il y a trois semaines, vous vîntes m’arrêter.

— Si vraiment vous n’êtes pas coupable, Fairmount, répondit le policier, je suis peiné de ce qui vous arrive, d’autant que, jamais vous ne parviendrez à prouver que vous êtes innocent, jamais !

— Mon Dieu ! s’exclama le prisonnier.

— Moi, voyez-vous, reprit Peter Flax, j’ai reçu ordre de vous arrêter, pour le meurtre de Mollet-Nerveux, le chef Sauvage…

— Mollet-Nerveux… Oui, je me souviens que c’était là son nom.

— Je suis obligé de vous conduire au Cap Hurd, vous savez, Fairmount, et je vous y conduirai… si nous pouvons, une bonne fois, sortir de ces horribles dunes. En attendant, nous allons nous arrêter ici, et à l’abri de ce côteau, nous passerons la nuit. Je ne vous cacherai pas que je suis à moitié mort de fatigue. D’ailleurs, il est près de cinq heures du soir.

Bientôt, les deux hommes eurent établi un campement, puis le policier enleva la menotte, qu’il avait passée à son propre bras, et la glissa au poignet libre du prisonnier. Ensuite, il se mit à faire du feu et à préparer du thé, après quoi ils mangèrent.

C’est-à-dire que Paul Fairmount mangea. Quant à Peter Flax, il avala à peine quelques bouchées, mais il but une grande quantité de thé brûlant.

— J’ai assez soif ! dit-il. Je boirais, je crois, tout le lac Huron !

Lorsqu’ils eurent soupé, ils allumèrent leurs pipes. Le policier s’était, encore une fois, lié à son prisonnier. Pourtant, Peter Flax n’aspira que deux ou trois bouffées de tabac ; sa pipe s’éteignit, puis il s’endormit d’un profond sommeil.

— Cet homme est épuisé, se dit Paul Fairmount. Du train dont nous allons, nous n’arriverons pas de sitôt au prochain établissement… Moi, ça m’est égal : je n’ai guère hâte d’être parvenu à destination ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Quel sort est le mien !

Pour passer le temps, il prit un livre, dans son sac de voyage et se mit à lire. C’était un récit d’aventures, qui paraissait beaucoup l’intéresser. Mais au bout de deux heures à peu près, le livre s’échappa de ses doigts et il s’endormit, à son tour.

Bientôt, le silence se fit sur les dunes, silence qu’interrompaient seulement les sonores ronflements du policier et de son prisonnier.