Le bracelet de fer/10

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (29p. 19-21).

Chapitre V

RÉJANNE


C’était le soir du diner chez les Trémaine.

Delmas Fiermont et son neveu étaient prêts à partir. Paul portait bien l’habit de cérémonie, dans lequel il avait l’air fort distingué, et il est assez de peu de gens de qui l’on peut dire la même chose. L’habit de cérémonie donne souvent, aux uns, la mine d’entrepreneurs de pompes funèbres, aux autres, celle de garçons d’hôtels ou de restaurants.

À sept heures précises, on arrivait à La Solitude ; ainsi se nommait la propriété des Trémaine. Une cordiale bienvenue attendait l’oncle et le neveu. M. et Mme Trémaine, en attendant l’heure de se mettre à table, causaient avec leur invités, dans la bibliothèque.

— N’est-ce pas bientôt l’heure du dîner ? demanda soudain Georges Trémaine.

— Oui, mon ami, répondit Mme Trémaine. Nous attendons… Ah ! tiens ! Voilà Anatole !

Un jeune homme venait d’entrer dans la bibliothèque. Petit de taille, blond, frisé, il faisait penser, se dit Paul, à une jolie petite demoiselle et, instinctivement, il ressentit pour le nouvel arrivé une sorte de méprisante tolérance. Anatole devait être un de ces « petits garçons à sa mère », types si désagréables, dont l’air inoffensif est presque toujours trompeur… Plus d’un préfère le lion qui mugit au serpent qui rampe dans l’herbe !

— Fiermont, dit Georges Trémaine à son vieil ami, je te présente mon neveu, c’est-à-dire le neveu de ma femme, Anatole Chanty. Paul, mon neveu Anatole.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, répondit Anatole, d’une voix flutée, qui eut l’heur de déplaire si grandement à Paul qu’il en fronça les sourcils ; même, il faillit hausser les épaules, en l’entendant.

À ce moment résonna le timbre de la salle à manger, et presque aussitôt, on entendit des pas légers dans le corridor.

— Voici Réjanne ! fit Mme Trémaine.

Réjanne !… Mais, oui ! Paul se souvenait de Réjanne Trémaine maintenant ! Elle avait été sa compagne de jeux, autrefois… Il la revoyait encore… Lorsqu’il était parti, elle devait avoir… onze ans… Très développée, pour son âge, les yeux trop grands pour son visage trop maigre, les cheveux noirs comme l’aile du corbeau, peignés très inartistiquement en deux longues tresses épaisses, lui allant jusqu’aux genoux… De plus…

La porte de la bibliothèque s’ouvrit, et Paul faillit crier, en apercevant la radieuse jeune fille qui venait d’apparaître sur le seuil. Même, il se leva debout, et les yeux étonnés, il regardait Réjanne.

Comme il arrive assez souvent, il avait commis une erreur assez commune ; depuis sept ans qu’il n’avait pas revu sa compagne de jeux de jadis, il était resté sous l’impression qu’elle était encore comme à l’âge de onze ans.

Celle qui venait d’entrer dans la bibliothèque était grande, élégante et svelte. Des yeux expressifs, surmontés de fins sourcils, animaient un visage presque parfait, aux traits délicats, aux joues légèrement rosées, à la bouche toute petite, qui faisait penser à un bouton de rose, se dit Paul.

Aussitôt entrée dans la pièce où se trouvaient ses parents et leurs invités, Réjanne se dirigea vers Paul, et avec un geste amical et simple dit :

— C’est M. Paul Fiermont, mon ancien compagnon de jeux, mon ami d’enfance.

Mlle Trémaine ! répondit Paul en s’inclinant profondément devant la jeune fille.

— Comment va, Réjanne ? demanda Delmas Fiermont, en s’avançant vers la fille de son ami, à laquelle il donna un paternel baiser.

— Merci, M. Fiermont, je me porte bien. J’espère que votre santé est excellente ?

— Eh ! bien, quand dinons-nous ? demanda Georges Trémaine, qui, assurément, n’avait pas envie de sauter son diner.

— Tout de suite, Georges ! répondit Mme Trémaine.

Anatole Chanty se leva, avec l’intention évidente de conduire sa cousine Réjanne à la salle à manger ; mais Paul Fiermont fut trop vif pour lui ; ce dernier offrit son bras à la jeune fille, qui l’accepta avec un ravissant sourire.

Anatole s’était mordu les lèvres, de dépit ; ce que voyant, par hasard, Paul se dit :

— Tiens ! Tiens ! Est-ce que le jeune Anatole (Anatole Chanty était de trois ans plus âgé que Paul) serait amoureux de sa cousine ?… Ça ne serait pas du tout surprenant, bien sûr ! Ce qui serait fort étonnant, par exemple, ce serait que cette exquise jeune fille partagerait les sentiments de son cousin ; c’est-à-dire qu’elle serait amoureuse de ce… freluquet !

Le diner fut très gai, nonobstant la mine déconfite d’Anatole, et ses soupirs, lorsque ses yeux rencontraient ceux de Réjanne… nous regrettons d’avoir à avouer que ces soupirs du jeune Chanty avaient le don d’égayer prodigieusement Paul.

Le neveu de Delmas Fiermont était le héros du festin. Georges Trémaine et sa femme ne se lassaient pas de le questionner sur sa vie d’aventures et sur les pays qu’il avait vus… et il en avait vu plusieurs.

— J’ai rapporté des trophées et souvenirs de mes voyages et aventures, dit Paul. Mon oncle Delmas va faire ajouter une aile à son « château » ; ce sera mon musée.

— Un musée ! s’écrièrent-ils tous.

Construire un musée, ce n’était pas une petite affaire ! Georges Trémaine sourit ; il comprenait si bien son vieil ami ! Il allait gâter son neveu, afin qu’il ne prît pas fantaisie à ce dernier de le quitter de nouveau. Au fond, c’était très pathétique.

— Oui, un musée… N’est-ce pas que ce cher oncle me gâte ? fit Paul, en posant affectueusement sa main sur l’épaule de Delmas Fiermont, qui était son voisin de table.

— Et nous ferons l’inauguration du musée, dit Delmas. Ce sera grande fête, je vous en avertis !

— Ce sera charmant ! s’exclama Réjanne.

— Et qu’en ferez-vous de votre musée ? demanda, d’un ton qu’il voulut rendre sarcastique, Anatole Chanty. Un lieu de curiosité pour les badauds des environs ?

— Oh ! j’y admettrai les badauds comme les autres… j’y admettrai même les imbéciles, M. Anatole Chanty.

— Oh ! Ah ! Oui… fit Anatole, d’un ton si stupide, que Réjanne partit d’un frais éclat de rire.

M. Trémaine, dit Paul, je désire me livrer à l’étude de la minéralogie et de la géologie. Le musée sera donc, plutôt, mon bureau de travail… un bureau intéressant d’ailleurs, car je suis à faire empailler dans le moment, quelques oiseaux, et même des bêtes fauves, qui paraîtront avec avantage, je vous le certifie.

— Nous avons bien hâte de voir tout cela, Paul ! fit Mme Trémaine, en se levant de table et donnant l’exemple à Réjanne.

Tous, installés bientôt dans le salon, causèrent avec animation.

— Vous chantez, sans doute, Mlle Trémaine ? demanda Paul à la jeune fille.

— Un peu… très peu… commença Réjanne ; mais Delmas Fiermont l’interrompit :

— « Un peu », dis-tu ? Quelle modestie, Réjanne, quand tu chantes comme une diva !

— J’espère que nous aurons le plaisir de vous entendre, Mlle Trémaine ? fit Paul. Ayez pitié d’un pauvre aventurier, qui, depuis sept ans, n’a jamais entendu d’autre chant que celui des oiseaux.

— C’est le plus beau ! répondit Réjanne en souriant.

— Mais non le plus varié ni le plus intéressant, riposta le jeune homme. Une chanson, n’est-ce pas ?

Sans se faire prier davantage, Réjanne se mit au piano. Ainsi que l’avait dit Delmas Fiermont, Réjanne chantait comme une diva ; elle eut fait fortune sur le théâtre, si elle eut été obligée de gagner sa vie.

Paul était dans l’admiration. Il eut été impossible aussi de ne pas admirer Réjanne, non seulement pour sa voix, mais à cause du charme qui émanait d’elle. On devinait qu’elle était douce autant que belle, et peut-on s’étonner que ce jeune homme, qui avait passé sept ans loin de la civilisation, pour bien dire, à parcourir forêts et dunes, fut ravi de trouver, en sa compagne de jadis, une si exquise jeune fille ?

— Eh ! bien Paul, demanda Delmas Fiermont, en revenant de chez les Trémaine, ce soir-là, as-tu passé une agréable soirée ?

— Certes, oui, mon oncle ! M. et Mme Trémaine sont si charmants, si hospitaliers !…

— L’hospitalité de La Solitude est presque proverbiale, Paul, répondit Delmas Fiermont. Puis il ajouta : Et Réjanne ?…

Mlle Trémaine est exquise, exquise, oncle Delmas !

Inutile de dire si ces paroles rendirent Delmas Fiermont heureux. Qui sait ?… Peut-être que son rêve se réaliserait un jour ? Quelle nièce idéale ferait Réjanne !

— Mais quel est cet Anatole Chanty, oncle Delmas ? fit Paul. Le neveu de Mme Trémaine… D’où vient-il celui-là ?

— Il demeure quelque part dans la province d’Ontario, je crois… Il a couru certains bruits, déjà : on a prétendu qu’il courtisait sa cousine Réjanne, et qu’il espérait l’épouser un jour…

— Qu’Anatole Chanty soit amoureux de Mlle Trémaine, cela se comprend ; mais pour croire que l’exquise Réjanne se laisserait courtiser par pareil imbécile !…

Delmas Fiermont sourit sous sa moustache. Cette exclamation de son neveu prouvait que celui-ci admirait déjà beaucoup Réjanne ; il en était rendu même à donner des petits noms à celui qui pouvait devenir son rival… Pas un rival bien dangereux cependant : Anatole Chanty, s’il n’était pas tout à fait imbécile, serait incapable, dans tous les cas, de lutter avec Paul Fiermont.

Enfin, nous le répétons, l’oncle Delmas était heureux. Son rêve se réaliserait un jour, bientôt peut-être : Paul épouserait Réjanne !