Le bracelet de fer/40

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Éditions Édouard Garand (29p. 69-70).

Chapitre III

LA VIE SUR L’ÉPAVE


Vraiment, Paul Fiermont avait accompli des merveilles et en bien peu de temps, car il avait fait de L’épave, rude bateau de cabotage, un véritable palais flottant.

Aussitôt qu’il avait été certain qu’Alexandre Lhorians acceptait la position de gardien de L’épave, Paul, accompagné d’une armée d’ouvriers, de peintres et de décorateurs, était parti pour Roberval, en route pour l’endroit où était ancré le bateau, et vite, sans perdre une heure, on s’était mis à l’œuvre. Les ouvriers, les peintres et les décorateurs travaillaient nuit et jour presque, sachant bien que la paye serait bonne, et qu’il y aurait un joli bonus à recueillir, si tout était prêt à temps, c’est-à-dire dix jours avant l’arrivée des Lhorians.

Quand tout fut terminé enfin, Paul se déclara parfaitement satisfait : L’épave était devenue un nid coquet dans lequel L’Oiseau Bleu trouverait tout le confort désirable.

Lorsque les employés, grassement payés, étaient retournés à la ville de Québec, Paul Fiermont s’était retiré chez les Brisant, où il passa deux jours à se reposer. Lorsqu’il partit, il avait été décidé que les époux Brisant donneraient l’hospitalité aux Lhorians et à leur domestique, lors de leur arrivée à Roberval ; de plus, le jeune homme emportait à Québec l’assurance que ces braves gens (les Brisant) veilleraient sur Nilka, qu’ils s’occuperaient d’elle tout particulièrement ; qu’ils seraient ses amis enfin.

Ni Nilka, ni Joël (nous ne parlons pas d’Alexandre Lhorians, qui se fut trouvé à l’aise sur un radeau, du moment qu’on ne l’aurait pas séparé de sa chère horloge de cathédrale), ni Nilka, ni Joël donc n’avaient eu aucun soupçon en apercevant le luxe de L’épave. Tous deux se disaient :

M. Fiermont est millionnaire ; conséquemment, il possède les moyens de faire de L’épave un palais, si bon lui semble. De plus, le bateau est à vendre, et son propriétaire a voulu le rendre le plus attrayant possible, afin de trouver plus facilement acquéreur.

La vie s’écoulait régulière (trop régulière peut-être) mais agréable, sur L’épave. L’avant-midi, Nilka était occupée aux soins du ménage, à la préparation du diner, etc. L’après-midi, elle reprisait son linge, celui de son père, de Joël, ou bien elle travaillait à quelque ouvrage de fantaisie, quand elle n’allait pas faire une promenade en chaloupe avec Joël, ne s’éloignant jamais jusqu’à perdre L’épave de vue cependant. Le soir, après le souper, on se réunissait sur l’avant-pont et l’on causait, puis, l’obscurité venue, et après que Joël eut allumé les fanaux aux verres lenticulaires à l’avant et à l’arrière du bateau, on se retirait dans le salon ; Nilka faisait un peu de musique, chantait quelques romances, ou bien elle faisait la lecture à haute voix.

Depuis dix jours qu’on demeurait sur L’épave, le temps s’était toujours maintenu au beau fixe ; mais, le dixième jour, à l’heure du midi, il se mit à pleuvoir, et alors Nilka se dit que ce n’était pas gai sur le bateau quand le temps était pluvieux. La pluie, c’est déprimant partout, « sur terre comme sur mer », à la ville, à la campagne ; nous le répétons, partout. Sur une rivière ou sur un lac, c’est infiniment triste. Dans les eaux du lac St-Jean se reflétait le firmament chargé de nuages… Pas un brin d’herbe, pas un arbre, pas un rocher, pas une motte de terre sur lequel l’œil pouvait se poser… Des nuages, des nuages partout, au-dessus de sa tête, à ses pieds ; seules, les gouttelettes de pluie tombant du ciel, troublaient l’uniformité !…

Des larmes vinrent aux yeux de la jeune fille ; en fin de compte, ils étaient bien seuls, bien abandonnés, elle, son père, et Joël, sur L’épave ! Oh ! pour voir entendre tout à coup l’aboiement d’un chien, autre que Carlo, ou le bruit d’une voiture roulant sur un terrain raboteux ! Pouvoir apercevoir une maison, une clôture, un signe d’habitation quelconque ! Pouvoir se dire que, non loin, d’autres êtres humains, bien abrités derrière des fenêtres bien closes, regardaient, eux aussi, les petits rigolets formés par l’eau du ciel, courant, ici et là, sur le chemin !…

Au lieu de cela, on était à quatre milles du rivage, ancré, en plein lac !… Ce lac, dont les eaux avaient revêtu une teinte grisâtre, blafarde, causèrent à Nilka, soudain, une sorte de superstitieuse terreur… Que de légendes avaient été tissées déjà sur le lac St-Jean ! sur ce bassin immense, au milieu duquel il sembla à la jeune fille tout à coup, qu’ils étaient les seuls êtres humains !… Oui, il était étrange ce lac… Jamais on n’y apercevait de bateaux de plaisance… Jamais on ne voyait passer de chaloupes contenant des excursionnistes, parlant, riant, ou chantant joyeusement… Seulement, de temps à autre, des barques de pêcheurs, ou bien des pirogues, dans lesquels on pouvait distinguer un Sauvage, maniant fiévreusement les avirons comme s’il eut hâte de fuir les parages de L’épave… Est-ce que vraiment on fuyait L’épave ?… Et pourquoi ?…

— Mais, allons ! Je ne vais pas me livrer au spleen, sûrement, parce qu’il pleut, n’est-ce pas ? se dit Nilka. Le temps ne peut être toujours beau… même dans les régions du lac St-Jean… Et puis, si une simple… ondée m’impressionne à ce point, que serait-ce si nous avions un orage électrique ou une tempête de vent ?…

Pour chasser ses pensées importunes, elle monta au deuxième pont, à l’avant duquel Joël s’était fait une sorte d’atelier. Joël était excellent menuisier ; il travaillait le bois comme s’il eut fait son apprentissage. Dans le moment, il était à construire une petite embarcation, mi-chaloupe, mi-pirogue, pour Nilka.

— Je viens voir si la chaloupe avance, Joël, dit la jeune fille, en entrant dans l’atelier. Oh ! Mais ! ajouta-t-elle, ça va bien ! Que c’est joli déjà !

— Ce sera solide, en même temps que bien balancé, dans tous les cas, Mlle Nilka, répondit Joël, tout fier, à coup sûr, des exclamations de sa jeune maîtresse. Ce sera léger aussi, au prix des chaloupes de L’épave, et maintenant que vous savez si bien manier les avirons, vous pourrez faire de belles petites promenades sur le lac, aussitôt que votre chaloupe sera prête… du moment que vous ne chercherez pas trop à vous éloigner de… la maison, Mlle Nilka.

— Je m’en promets de l’agrément, dans la jolie chaloupe, tu sais, Joël !

— Savez-vous, Mlle Nilka, reprit le domestique, je vais demander à M. Lhorians de peindre un nom à l’avant de cette chaloupe. M. Lhorians est vraiment un artiste, à ses heures, et…

— Il faut lui trouver un nom alors… à la chaloupe, je veux dire, répondit la jeune fille.

— Nous la nommerons « Nilka »… Il n’est pas de plus beau nom…

— « Nilka »… Pour une chaloupe, je te dirai bien que je n’aime pas cela, Joël. Cherchons un autre nom !

— Un autre nom ?… Moi, je ne sais pas, chère Mlle Nilka !

— Oh ! J’ai trouvé ! s’écria la jeune fille en battant des mains ; nommons ma chaloupe « L’Oiseau Bleu » !

— Mais, oui ! « L’Oiseau Bleu » ! Vous ne pouviez trouver mieux, Mlle Nilka ! Et, écoutez, je peinturerai la chaloupe en bleu, un beau bleu, couleur du firmament ou des flots du lac St-Jean. Sur le fond bleu de la chaloupe, son nom, à l’avant, en lettres noires, ressortira avec avantage. « L’Oiseau Bleu » ; c’est précisément le nom qui lui convient ! fit Joël.

« L’Oiseau Bleu »… Ce nom rappelait à Nilka un passé peu éloigné, un passé tissé de sourires et de larmes.