Le bracelet de fer/46

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Éditions Édouard Garand (29p. 78-80).

Chapitre IX

L’ORAGE


— Ô Joël ! Te voilà de retour enfin !

Ce fut là l’exclamation de Nilka, aussitôt que le domestique eut mis pied sur le pont de L’épave.

— Je suis très en retard, je le sais, Mlle Nilka, répondit Joël ; mais…

— Nous commencions à croire que tu allais passer la nuit à terre, dit Alexandre Lhorians.

— Passer la nuit à terre ! Vous laisser seuls sur le bateau ! Il n’y avait pas grand danger que je fasse pareille chose ! s’écria Joël. Cependant, j’avoue que je suis en faute ; je n’aurais pas dû accepter l’invitation de Mme Brisant et rester à souper avec eux. C’est cela qui m’a retardé, car il passait six heures, lorsque nous nous sommes mis à table.

— Mais… Sais-tu quelle heure il est, Joël ? demanda Nilka.

— Oui ! Oui ! Je le sais ! Je vais tout vous expliquer, dans un instant, répondit Joël. D’abord, que je vous dise, Mlle Nilka, que j’ai acheté toutes les provisions dont vous m’aviez donné la liste, et voici un panier rempli jusqu’aux bords de succulentes choses, envoi de M. et Mme Brisant.

— Cette excellente Mme Brisant ! s’écria la jeune fille.

Lorsque le domestique eut pris une tasse de thé et mangé des biscuits, que Nilka insista à lui faire avaler, il dit :

— Maintenant, que je vous explique la raison de mon retard, M. Lhorians, Mlle Nilka.

— Nous t’écoutons, Joël, répondit l’horloger.

— Mais, tout d’abord, je tiens à vous remercier, Mlle Nilka, d’avoir allumé les fanaux ; leur lumière m’a guidé droit à L’épave.

— Je ne pouvais pas négliger d’allumer les fanaux, tu sais, Joël, puisque c’est afin que le bateau soit éclairé, la nuit, et les jours de brouillard, que M. Fiermont a mis un gardien sur L’épave, répondit la jeune fille.

— Je disais donc, ou plutôt j’allais dire, reprit Joël, que, lorsque je suis parti, vers les trois heures cet après-midi, je me suis dirigé à terre, en droite ligne, à force de rames. Mais, plus j’approchais du rivage, plus ce rivage me paraissait inconnu… De Roberval, pas de trace, et je compris que j’allais aborder beaucoup plus au nord.

— Comment se fait-il donc ? demanda Nilka. Tu avais mal calculé ta direction sans doute ?

— Pas du tout, Mlle Nilka ! Je m’étais dirigé en droite ligne… Seulement, c’est L’épave qui a fait des siennes, la nuit de la tempête.

— Tempête dont tu nous a parlé, mais dont je n’ai pas eu connaissance, fit Nilka.

— Ni moi, ajouta Alexandre Lhorians.

— Tant mieux alors, tant mieux ! s’écria Joël.

— Mais tu disais, Joël, que L’épave

— Avait fait des siennes, la nuit de la tempête. Aussi, ce fut une nuit terrible que celle-là ; je l’ai passée, entière, debout à l’arrière, en compagnie de Towaki, le Sauvage. Or, vers les trois heures du matin, L’épave se mit à chasser sur ses ancres ; alors…

— Chasser sur ses ancres ?… Qu’est-ce que c’est cela ? demanda Nilka.

— Un bateau chasse sur ses ancres, Mlle Nilka, quand les ancres glissent sur le fond d’une mer (ou d’un lac) sans mordre. L’épave, que ne retenait plus ses ancres, fut poussée par les vagues en furie, et dériva jusque vis-à-vis la Pointe Bleue…

— Vis-à-vis la Pointe Bleue ! Vraiment ? Si loin que cela !

Ces exclamations furent poussées par Alexandre Lhorians et sa fille.

— Plus loin que la Pointe Bleue j’aurais dû dire ; plutôt entre la Pointe Bleue et la Pointe des Sauvages. Voilà ! Je dus donc revenir en arrière, ce qui a beaucoup retardé mon arrivée à Roberval, ce qui a retardé aussi mon retour à L’épave.

— Je n’aime pas cela être entre ces deux réserves de Sauvages ! fit Nilka.

— Nous en sommes à plus de quatre milles pourtant, répondit Joël, et… Ah ! J’oubliais ! Mme Brisant m’a chargée de tendresses pour vous, Mlle Nilka.

— Cette bonne Mme Brisant ! Quand viennent-ils nous rendre visite ?

— Elle et M. Brisant doivent venir nous rendre visite dimanche et vous ramener tous deux à Roberval avec eux, dit Joël, en s’adressant à Alexandre Lhorians et sa fille.

— Dimanche ! Dans trois jours alors ! s’écria la jeune fille. Combien j’ai hâte, hâte !… Et ils vont nous ramener à Roberval, père et moi ! Quel bonheur ! N’est-ce pas, petit père, que c’est là une bonne nouvelle ?

— Cela fera très bien mon affaire, dit l’horloger, en s’adressant à Joël. Je disais à Nilka, avant ton arrivée, que j’avais affaire à terre… Un morceau de bois dont j’ai absolument besoin…

— Rien ne vous empêchera de passer quelques jours chez les Brisant, tous deux, fit le domestique. Moi, je m’arrangerai fort bien, tout seul, ici.

Mais, le dimanche, il fut évident, dès l’aurore, qu’on ne devait pas attendre M. et Mme Brisant, car, sur le firmament, noir comme de l’encre, courait de gros nuages gris, menaçants, précurseurs d’un orage électrique. Au loin, très au loin encore, le tonnerre grondait sourdement. L’atmosphère était lourde, sans doute, la pluie tomberait bientôt, torrentielle, puis, ce serait le grand branle-bas des éléments.

Vers dix heures de l’avant-midi, la pluie attendue arriva, puis, des éclairs aveuglants, de longs éclairs, se tordant, ondulant, comme des serpents de feu, zébrèrent le firmament, chaque éclair suivi presqu’instantanément par d’assourdissants coups de tonnerre.

C’était un de ces orages électriques qui jettent la terreur dans les cœurs des plus braves ; un de ces bouleversements de la nature où l’homme se sent bien petit, et où même le moins croyant se dit : « Que Dieu est grand ! Qu’il est infiniment puissant ! Et que nous sommes peu de chose, en fin de compte » ! Instinctivement, l’homme s’anéantit, car il sait que, si Celui qui commande aux éléments veut le foudroyer, Il saura bien l’atteindre, et que c’en sera fait de lui.

L’épave frémissait, gémissait et vibrait sous chaque coup de foudre. À chaque éclair, on entendait ce « click » sinistre, qui semble comme l’avertissement d’une catastrophe prochaine.

Nilka, blanche jusqu’aux lèvres, avait excessivement peur. Un orage électrique avait toujours pour effet de l’effrayer beaucoup, et sur L’épave, perdue au milieu du lac St-Jean, c’était pis encore. La jeune fille se disait que leur bateau était, sans doute, le seul point culminant sur cet immense bassin, et que c’était vers lui qu’allait se concentrer toute l’électricité de l’atmosphère, toute la férocité de l’orage. L’obscurité était devenue telle qu’on se serait cru au milieu de la nuit ; même, les canaris dans leurs cages, s’étaient cachés la tête sous leurs ailes et ils dormaient. Carlo s’était couché aux pieds de Nilka et, à chaque éclair, à chaque coup de tonnerre, il tremblait, puis il se mettait à haleter, comme un chien qui aurait bien chaud, ou qui aurait fait une longue course.

— Vois donc Carlo, Joël ; on dirait qu’il a peur du tonnerre, lui aussi !

— Bien des chiens ont peur du tonnerre et des éclairs, Mlle Nilka, répondit Joël. J’ai connu, moi, un énorme Terre-Neuve qui devenait littéralement fou de peur au premier signe d’un orage.

— C’est terrible aussi, n’est-ce pas ? cet orage, Joël ?… Et lorsqu’on se dit que L’épave est probablement le seul point culminant sur tout le lac St-Jean, en ce moment…

— Tut ! Tut, Mlle Nilka ! Il ne faut pas penser à cela ; il vaut mieux…

Un éclair, qui illumina tout le bateau, accompagné d’un assourdissant coup de tonnerre, interrompit le domestique. Ce fut un de ces coups de foudre où l’on dirait que, du haut du ciel, le Créateur précipite sur la terre des tonnes et des tonnes de cailloux et de rochers.

Instinctivement, Nilka et Joël se jetèrent à genoux, et tous deux se signèrent.

— Récitons le chapelet ! s’écria la jeune fille. Nous sommes dans un immense danger, je le crois fermement ! Prions ! Prions ! Et que Dieu nous préserve ! Père, ajouta-t-elle, en s’adressant à l’horloger, sur qui l’orage paraissait n’avoir aucun effet, nous allons dire le chapelet ; venez vous joindre à nous, je vous prie.

— Le chapelet ? demanda Alexandre Lhorians. Ah ! oui ! C’est dimanche aujourd’hui, en effet.

Le dimanche, à cause de l’impossibilité où l’on était de se rendre à l’église, on récitait le chapelet en famille, sur L’épave. Tous trois se mirent donc à genoux ; mais Nilka ne parvint pas à réciter le chapelet ; chaque éclair, chaque coup de tonnerre l’effrayait tellement qu’elle ne pouvait s’empêcher de crier ou de courir se cacher dans quelque coin de la salle, où, la tête enfouie dans des coussins, les mains collées à ses oreilles, elle essayait de ne pas voir les éclairs, de ne pas entendre le tonnerre.

L’orage fut de longue durée ; il semblait à Nilka que ça ne finirait jamais, et le jour entier le firmament resta couvert de nuages, tandis que la foudre continuait à gronder sourdement.

— Où donc est Carlo ? demanda Nilka, vers la fin de l’orage.

— Je ne sais pas, Mlle Nilka, répondit Joël. La dernière fois que je l’ai vu, il était couché à vos pieds et il tremblait de peur.

Tous deux appelèrent le chien.

— C’est singulier qu’il ait disparu ainsi, n’est-ce pas, Joël ?

— Il a dû se cacher dans quelque coin du bateau ; je vais le chercher, Mlle Nilka, fit le domestique.

Joël se mit à la recherche de Carlo ; il le chercha dans tous les coins du bateau, jusque dans la cale ; le chien n’était nulle part.

— Je ne puis pas trouver Carlo, Mlle Nilka, dit le domestique. Il n’est pas sur le bateau pour sûr.

— Il n’est pas sur le bateau dis-tu, Joël ? Mais… où peut-il bien être ?

— Ma foi, je n’y comprends rien ! À moins qu’il n’ait sauté par un des hublots de l’arrière-pont, que j’avais oublié de fermer, et qu’il serait allé chez les Brisant.

— Impossible ! s’écria la jeune fille. Carlo avait trop peur du tonnerre et des éclairs pour se risquer dehors, je crois.

— Qui sait ? fit Joël, en haussant légèrement les épaules. Qui sait ce que peut un chien dans telle ou telle circonstance ?… Dans tous les cas, Carlo n’est pas sur le bateau ; cela je l’affirme, Mlle Nilka.

Ce n’est que dans le courant de l’après-midi qu’on revit le chien. On n’eut pu dire d’où il venait, car il apparut tout à coup dans la salle à manger, à côté de Nilka.

— Tiens ! Voilà Carlo !

— Mais… D’où vient-il ? demanda Joël.

— Je n’en sais rien… Tout ce dont je suis convaincue, c’est que tu l’as mal cherché, cet avant-midi, car il n’a certainement pas laissé le bateau. Vois plutôt, Joël, Carlo a le poil sec ; conséquemment, il ne peut venir de Roberval, à la nage, hein ? fit, en riant, Nilka.

— Pourtant, se disait Joël in petto, j’ai cherché dans tous les coins et recoins du bateau et je n’ai trouvé le chien nulle part ; dans la cale, sur les ponts, dans les cabines, partout je l’ai cherché… Serait-ce vrai ce que disait Mme Brisant, que Carlo est un chien… singulier ?… Ça en a tout l’air vraiment… Mais, je vais laisser croire à Mlle Nilka que j’ai mal cherché le chien ; je n’irai certainement pas lui rappeler les paroles de Mme Brisant, car cela pourrait l’inquiéter, l’énerver peut-être la pauvre chère petite.

Lorsque sonna l’heure de se mettre au lit, Nilka soupira, en pensant que n’eut été de l’orage, elle et son père auraient couché à Roberval, sur la terre ferme, ce soir-là. Il y avait des moments où elle désirait ardemment sentir un terrain solide sous ses pieds ; à ces moments-là, le lac St-Jean lui paraissait être un gouffre immense, au-dessus duquel elle, son père et Joël n’étaient que suspendus ; un gouffre qui finirait par les attirer et les engloutir tous.