Le bracelet de fer/49

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Éditions Édouard Garand (29p. 83-86).

Chapitre XII

NILKA FAIT DES CONNAISSANCES


Sous un vieux pommier, dont les branches chargées de fruits, tombent jusqu’à terre, Nilka est assise. À ses côtés est Cédulie, Mme Brisant ; elle écosse des pois. Toutes deux causent ensemble ; elles continuent, évidemment, une conversation commencée déjà.

— Ne craignez pas de me déranger, chère Mme Brisant, disait Nilka. Je ne lisais pas… je n’essayais même pas de lire. Voyez mon livre plutôt ; il est fermé, je ne l’ai seulement pas ouvert… Dire qu’il y a déjà deux jours que nous sommes en visite chez-vous ! continua-t-elle. Que le temps passe vite !

— J’aime à vous entendre parler ainsi, Nilka, croyez-le ! répondit Cédulie. Les distractions ne sont pas nombreuses ici, il est vrai ; mais…

— Ah ! que parlez-vous de distractions, Mme Brisant ! s’écria Nilka. Je suis parfaitement heureuse, sachez-le, car je ne puis me lasser de regarder et contempler les arbres, l’herbe, les rochers, les fleurs… Nous ne voyons jamais de ces choses, voyez-vous, dans les environs de L’Épave, fit-elle, en riant.

— Vous aimez L’Épave cependant, n’est-ce pas, Nilka ?

— Certes oui, je l’aime ! Mais, je préférerais voir notre beau petit palais flottant érigé au milieu de la verdure et des fleurs, plutôt qu’au milieu du lac St-Jean… qui me fait un peu peur parfois.

— Le lac St-Jean vous fait peur, dites-vous, Nilka ? Mais… c’est un lac splendide, admirable, imposant…

— Je sais, Mme Brisant ! Tout de même, je trouve que le lac St-Jean n’est pas un lac… comme un autre… Voyez plutôt comme il est désert… Pas une voile, pas une chaloupe même, sur ses ondes… Savez-vous, je me dis parfois que la Mer Morte doit être ainsi.

— Il faut vous chasser ces idées de la tête, chère petite, conseilla Cédulie. Moi, voilà près de quinze ans que je suis sur les bords du lac St-Jean et je l’aime…

— Peut-être finirai-je par l’aimer, moi aussi, Mme Brisant.

— Il ne pourrait se faire autrement, j’en suis sûre… Mais, j’allais oublier de vous dire, Nilka, que vous allez avoir la visite de deux jeunes filles, tout à l’heure…

— Deux jeunes filles ! Vraiment !

— Oui. Les demoiselles Laroche, Leona et Ève…

— Ève ?… Quel nom singulier ! s’écria Nilka. J’ai connu plusieurs Eva ; des Ève, jamais.

— Leona et Ève sont charmantes.

— Je n’en doute pas, Mme Brisant.

— Les Laroche sont nos voisins ; leur ferme n’est qu’à un mille d’ici. Leona et Ève sont institutrices, dans un village, à trente milles seulement de la ville de Québec, dit Cédulie. Vous aimerez à les rencontrer, Nilka, et si vous désirez les inviter à aller vous rendre visite sur L’Épave, je sais qu’elles accepteront votre invitation et que ça leur fera plaisir d’y aller.

— Et ça me fera excessivement plaisir de les inviter et de les recevoir, n’en doutez pas, répondit Nilka.

— Elles seraient venues hier, si elles n’avaient été absentes de Roberval ; elles étaient allées à la pêche au lac aux Couleuvres. Elles passent ici le temps de leurs vacances de l’été seulement.

— J’ai bien hâte de connaître les demoiselles Laroche !

— Je les attends d’une minute à l’autre… Tiens !… « En parlant du soleil on en voit les rayons ». C’est le cas de le dire, car voilà Leona et Ève qui s’en viennent sur le chemin. Allons à leur rencontre, voulez-vous, Nilka ?

— Avec grand plaisir, Mme Brisant.

De loin, les deux jeunes filles qui s’avançaient sur la route, faisaient des signes de la main à Mme Brisant. Elles étaient vêtues toutes deux de robes en indienne rose, retenues à la taille par des ceinturons de velours noir ; même dans ces simples toilettes, elles paraissaient élégantes.

— Deux jolies brunettes ! dit Nilka, en souriant à Mme Brisant. Qu’il me tarde de faire connaissance avec elles !

— Bonjour, Mme Brisant ! firent les jeunes filles, d’une voix claire, lorsqu’elles se furent approchées de la clôture, près de laquelle Cédulie et Nilka les attendaient.

— Bonjour, Leona ! Bonjour, Ève ! répondit Mme Brisant. Je vous présente Mlle Nilka Lhorians, ajouta-t-elle. Nilka, voici Mlles Leona et Ève Laroche.

Les trois jeunes filles échangèrent des sourires et des poignées de main ; la connaissance était faite.

Bientôt, toutes étaient assisses sous le vieux pommier et causaient ensemble, comme si elles eussent été de vieilles connaissances.

Mme Brisant, fit soudain Ève, nous désirons vous inviter, ainsi que M. et Mlle Lhorians, à une soirée — un bal plutôt — que nous donnons chez-nous, après demain soir, c’est-à-dire jeudi. Vous viendrez n’est-ce pas ?

— Bien sûr que nous irons ! répondit Cédulie.

— Et c’est bien gentil à vous de nous inviter père et moi, dit Nilka.

— Nous tenons beaucoup à ce que vous soyez des nôtres, Mlle Lhorians, dit Leona.

— Merci, Mlle Laroche.

— C’est en l’honneur de Leona, ici présente, que nous donnons un bal, annonça Ève. Je dois vous dire, Mlle Lhorians…

— Dites : « Nilka », toi et Leona, plutôt que « Mlle Lhorians », et Nilka vous adressera par vos prénoms, vous aussi, conseilla Mme Brisant.

— Nous ne demandons pas mieux, répondit aimablement Ève ; n’est-ce pas, Leona ?

— Je trouve charmant le conseil que vient de nous donner Mme Brisant, fit Leona en souriant. Qu’en pense… Nilka ?

— J’en pense exactement ce que vous et Ève en pensez, rit Nilka.

— Mais, pardon de t’avoir interrompue tout à l’heure, Ève, ma chère, dit Cédulie. Tu allais nous expliquer l’occasion de ce bal, jeudi soir…

— Oui, Mme Brisant. Leona a reçu son diplôme modèle, et nous voulons célébrer dignement l’évènement ; voilà.

— C’est charmant, et je vous félicite, Leona ! s’écria Nilka.

— Merci, chère Nilka !

Mme Brisant, reprit Nilka, nous irons à ce bal, n’est-ce pas ?

— Nous n’y manquerons pas, chère enfant, et je suis bien contente qu’une pareille occasion se présente pour vous procurer de l’amusement. Et maintenant, moi aussi, j’ai quelque chose à vous proposer, à toutes, pour demain.

— Qu’est-ce ? Qu’est-ce donc ? s’écrièrent les trois jeunes filles.

— Une excursion à la Pointe Bleue…

— Oh ! Quelle belle idée vous avez là, Mme Brisant !

— N’est-ce pas ?… Nous venons d’acheter une belle grande express à trois sièges : il y a donc place pour six. Je compte : M. Lhorians et Nilka ; Leona et Ève ; Raphaël et moi.

— Vous n’êtes jamais allée à la Pointe Bleue, Nilka ? demanda Leona.

— Non, jamais. Ça doit être intéressant ?

— Ça l’est, assurément ! Ève et moi, nous y sommes allées, il y a deux ans et ce n’était pas la première fois que nous y allions. Les Sauvages de la Pointe Bleue ne sont guère dangereux ; seulement, le mieux, c’est de n’avoir l’air étonné de rien. Ce sont des Montagnais, tribu paisible entre toutes.

— Ainsi, ça vous va, tout plein, l’excursion à la Pointe Bleue, hein, mes enfants ? demanda Mme Brisant.

— Si ça nous va ? Certes !

— Nous partirons entre neuf et dix heures, demain matin. C’est un assez long trajet de Roberval à la Pointe Bleue, et Raphaël n’aime pas à surmener ses chevaux, comme vous le savez. Nous arrêterons vous prendre en passant, Leona, Ève ; tenez-vous prêtes.

— Nous serons prêtes, ne craignez rien, chère bonne Mme Brisant.

— Nous apporterons des paniers et dinerons sur l’herbe… Je connais un bon endroit…

— Ce sera charmant ! s’exclama Nilka, qui n’avait certes pas été gâtée en ces sortes d’amusements.

— À demain donc ! dit Leona, en se levant pour partir.

— Vous partez ? s’écria Cédulie. Je croyais que vous alliez rester à souper avec nous ce soir !

— Rien ne nous serait plus agréable, Mme Brisant, répondit Leona, et merci de votre invitation. Malheureusement, nous ne pouvons pas l’accepter, car il nous reste des invitations à faire pour jeudi soir.

À ce moment, Alexandre Lhorians arrivait dans le jardin ; il vint aussitôt se joindre au groupe qui se tenait sous le vieux pommier.

— Ah ! M. Lhorians ! fit Mme Brisant. Mlles Leona et Ève Laroche, M. Lhorians, ajouta-t-elle, faisant la présentation à sa manière.

— Je suis très heureux de faire votre connaissance, Mlles Laroche, dit l’horloger, en s’inclinant devant les jeunes filles.

— Qu’il a l’air distingué ce M. Lhorians ! se disait Leona.

— Il fait penser à ces ducs et marquis de la vieille France, pensait Ève.

Mlles Laroche sont venues rendre visite à Nilka, dit Cédulie.

— C’est bien aimable à vous, Mesdemoiselles, dit Alexandre Lhorians, et j’espère que vous deviendrez amies, toutes trois, ajouta-t-il. Ma fille n’a fait aucune connaissance encore, en ces régions, à part nos très excellents amis M. et Mme Brisant.

— Nous sommes amies déjà, M. Lhorians ; n’est-ce pas, Nilka ? dit Ève.

— Oui, certes ! répondit Nilka.

— Nous profitons de l’occasion de notre visite à Nilka pour vous inviter à un bal que nous donnons chez-nous, jeudi soir, M. Lhorians, dit Ève.

— Et nous tenons beaucoup à ce que vous accompagniez M. et Mme Brisant et Nilka ; nous y tenons infiniment, fit Leona.

— Merci, Mesdemoiselles, répondit l’horloger, en s’inclinant de nouveau. Si mes occupations me le permettent, j’accompagnerai ma fille, avec plaisir.

— Au revoir donc ! À demain ! dit Ève. Nous serons prêtes, Mme Brisant.

Mais les jeunes filles devaient se rencontrer avant le lendemain, car vers les sept heures et demie, ce soir-là, Leona et Ève, accompagnées d’une autre jeune fille et de deux jeunes gens, arrêtèrent chez les Brisant. Nilka, qui était dans le jardin, accourut au-devant d’eux.

— Nilka, dit Leona, nous venons vous chercher ! Mais auparavant, que nous vous fassions faire la connaissance de nos amis ; voici Mlle Thérèse Lanthier et son frère, M. Louis Lanthier, puis voici aussi mon frère Pierre, que je vous présente. Mes amis, ajouta-t-elle, en s’adressant à ses amis, je vous présente Mlle Nilka Lhorians.

— Il y a si longtemps que je brûle du désir de connaître « la demoiselle de L’Épave » ! dit Pierre Laroche, en souriant.

— Et nous aussi ! s’écrièrent Thérèse Lanthier et son frère.

— Merci, répondit Nilka, en souriant. Quant à moi, je ne saurais vous dire combien il m’est agréable de faire d’aussi aimables connaissances ; moi qui ne connaissais personne ici, excepté M. et Mme Brisant.

— Leona vous a dit, tout à l’heure que nous venions vous chercher, Nilka, dit Ève ; nous allons cueillir des roses sauvages, par là… Il y en a en extraordinaire quantité, parait-il. Venez-vous avec nous ?

— Si père me le permet, j’irai avec le plus grand plaisir du monde.

La permission lui ayant été accordée, Nilka eut vite rejoint l’essaim joyeux de jeunes gens. Tout en marchant, ils parlèrent de l’excursion projetée pour le lendemain.

— Leona nous dit, Mlle Lhorians, que vous allez à la Pointe Bleue demain ? demanda Pierre Laroche.

— Oui, M. Laroche. Ça doit être curieux, cet établissement de Sauvages !

— Vous n’avez pas peur des Sauvages, à ce que je vois, dit Thérèse Lanthier, en riant.

— Peur ?… Pourquoi en aurais-je peur ?… Le seul Sauvage que j’aie rencontré, venait de me sauver la vie, alors que j’allais me noyer.

— Vraiment ! Oh ! racontez-nous cela, Nilka ! s’écria Ève. Tenez, asseyons-nous sur cette pierre plate, tandis que Mlle Lhorians va nous raconter sa grande aventure, ajouta-t-elle, en s’adressant aux autres jeunes gens.

Aussitôt dit, aussitôt fait, et bientôt, Nilka racontait à ses auditeurs attentifs l’accident qui lui était arrivé, un jour, alors que sa chaloupe « L’Oiseau Bleu » avait chaviré.

— Et comment se nomme-t-il ce jeune Sauvage qui vous a sauvé la vie ? demanda Thérèse Lanthier.

— Il se nomme Towaki-dit-Fort-à-Bras.

— Towaki ! Mais, nous le connaissons bien Towaki, ici, à Roberval ! Il vient souvent vendre des légumes, et aussi des paniers, que confectionne sa mère, la vieille Yatcha.

— Towaki est un Sauvage… civilisé, si je puis m’exprimer ainsi, lit Leona, en souriant.

— Instruit par un prêtre missionnaire, ajouta Pierre Laroche, Towaki est, affirme-t-on, un vrai puits de science.

— Père prétend, pourtant, que c’est une grave erreur que de… civiliser un Sauvage, intervint Ève.

— Il vaut mieux les laisser vivre et mourir dans leur ignorance, tu crois, Ève ? demanda Leona.

— Bien… Je ne sais trop… Chose certaine, c’est que leur instruction ne leur sert pas à grand’chose ; elle les rend prétentieux et pédant… Voyez Towaki…

— Towaki est un charmant Sauvage… si je puis m’exprimer ainsi, à mon tour, dit Pierre Laroche. Il a une infinité de qualités, vous savez ; de plus, il pourrait en remontrer à plus d’un d’entre nous, car on prétend qu’il dépense la plus grande partie de son argent en livres instructifs. Oui, Towaki a plus d’un bon point en sa faveur, mes amis.

— Sans doute, répondit Thérèse Lanthier ; cependant, il y a ceci à son détriment : c’est que Towaki-dit-Fort-à-Bras a honte de sa vieille mère.

— Oh ! s’exclama Nilka. Mais, c’est affreux cela ! Avoir honte de sa mère.

— Si vous connaissiez la vieille Yatcha, la mère de Towaki, Mlle Lhorians ! intervint, en riant, Louis Lanthier. Elle est… Elle est…

— Terrible, repoussante, acheva Thérèse. De plus, elle est dangereuse, très dangereuse même, car elle jette des sorts.

— Pour cela, c’est vrai, affirma gravement Pierre Laroche ; Yatcha jette des sorts.

— C’est un fait reconnu que la mère de Towaki jette des sorts, amplifia Louis Lanthier, non moins gravement. Malheur à qui refuse d’acheter un des paniers de la vieille Yatcha ; pour le punir, elle lui jette quelque horrible sort.

Nilka jeta sur les deux jeunes gens et sur Thérèse un regard étonné, puis ses yeux rencontrèrent, pour un instant, ceux de Leona et d’Ève ; toutes deux sourirent, mais elles baissèrent aussitôt la vue, se mordillant les lèvres. Nilka comprit : les gens des environs étaient superstitieux ; ils croyaient aux jeteurs de sorts et choses de ce genre ; ils devaient croire aussi aux loups-garoux, aux feux-follets, etc., etc. Mais Leona et Ève avaient secoué leurs préjugés et superstitions il y avait beau jour. N’habitant plus les régions du lac St-Jean, depuis leur enfance, et n’y venant que pour les vacances de l’été ; côtoyant, à cause de leur position d’institutrices, des gens plutôt éclairés, elles avaient dû essayer, plus d’une fois, mais sans y réussir, d’éclairer leurs parents et leur frère. C’est pourquoi elles n’osaient rien dire, en ce moment ; pour Nilka, cependant, le silence des deux sœurs était assez éloquent.

La cueillette de roses fut splendide ; mais on ne tarda pas trop de revenir chacun chez soi, car il était entendu qu’on se coucherait de bonne heure chez les Brisant et chez les Laroche, afin d’être frais et dispos pour l’excursion du lendemain à la Pointe Bleue.