Le brigadier Frédéric/11

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J. Hetzel et Cie, éditeurs (p. 145-157).
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XI

Une fois retirés sous les roches du Graufthâl, j’espérais que les Allemands nous laisseraient tranquilles. Que pouvaient-ils nous demander encore ? Nous avions tout abandonné, nous vivions dans le plus pauvre hameau du pays, au milieu des bois ; bien rarement leurs escouades venaient dans ce coin, si pauvre qu’on y trouvait à peine de quoi réquisitionner quelques bottes de foin ou de paille. Tout me paraissait donc pour le mieux, et nous pensions n’avoir plus rien à démêler avec cette mauvaise race.

Malheureusement on se trompe souvent, les choses ne vont pas toujours comme on pense.

Bientôt le bruit courut que Donadieu, le grand Kern et d’autres gardes avaient passé les Vosges, qu’ils se battaient contre les Allemands du côté de Belfort, et tout de suite l’idée me vint que Jean voudrait aussi partir. J’espérais que Marie-Rose le retiendrait, mais je n’en étais pas sûr. Cette crainte ne me quitta plus.

Chaque matin, pendant que ma fille faisait le ménage et que la grand’mère dévidait son chapelet, je descendais fumer une pipe dans la grande salle, avec le père Ykel. Koffel, Starck et les autres arrivaient prendre leur verre d’eau-de-vie ; on parlait des visites domiciliaires, de la défense de sonner les cloches, de l’arrivée des maîtres d’école allemands, pour remplacer les nôtres, des réquisitions de toute sorte qui augmentaient chaque jour, des malheureux paysans réduits à labourer pour nourrir les Prussiens, et de mille autres abominations, qui vous indignaient contre ces imbéciles de Badois, de Bavarois, de Wurtembergeois en train de se faire massacrer pour le roi Guillaume, et de se battre contre leurs propres intérêts. Le grand Starck, fort dévot et qui ne manquait jamais d’assister à la messe les dimanches, criait qu’ils étaient tous damnés sans miséricorde et que leurs âmes brûleraient jusqu’à la consommation des siècles.

Cela nous aidait à passer le temps.

Un jour, Hulot nous amena son petit-fils Jean-Baptiste, un grand garçon de seize ans, en pantalon et veste de toile, les pieds nus, hiver comme été, dans ses gros souliers, les cheveux pendants en longues mèches jaunes sur la figure, et le sac de contrebande sur sa maigre échine. Ce garçon-là s’étant assis près de feu, nous raconta que du côté de Sarrebrück et de Lanuda les landwehr étaient furieux, qu’on les entendait crier dans tous les cabarets contre la République, cause de la continuation de la guerre depuis Sedan ; qu’on venait d’apprendre qu’une bataille près de Coulmiers vers Orléans, avait été livrée ; que les Allemands se sauvaient en déroute, et que l’armée de Frédéric-Charles courait à leur secours ; mais que nos jeunes gens allaient aussi rejoindre l’armée de la nation ; et que les hauptmann avaient établi 50 francs d’amende par jour, contre les parents de ceux qui s’échappaient du pays, ce qui ne l’empêcherait pas, lui, Jean-Baptiste, d’aller au secours de la patrie comme les camarades.

À peine avait-il fini de parler, que je montais quatre à quatre, pour raconter ces bonnes nouvelles à Marie-Rose. Je la trouvai sur le palier ; elle descendait à la buanderie, et ne parut pas donnée du tout :

« Oui… oui… mon père, dit-elle, je pensais bien que cela finirait de cette manière ; il faut que tout le monde s’en mêle, il faut que tous les hommes partent. Ces Allemands sont des voleurs, ils reviendront en déroute. »

Sa tranquillité m’étonnait, car l’idée devait aussi lui venir que Jean, un homme hardi, ne resterait pas au pays dans un moment pareil, et qu’il pouvait tout à coup s’en aller là-bas « malgré toutes les promesses de mariage.

Enfin, songeant à cela, je rentrai dans ma chambre, pendant qu’elle descendait l’escalier, et deux minutes après le pas de Jean Merlin retentit sur les marches.

Il entra tranquillement, son large feutre rabattu sur les épaules, et dit de bonne humeur :

« Bonjour, père Frédéric. Vous êtes seul ?

— Oui, Jean, Marie-Rose vient de descendre à la buanderie, et la grand’mère est encore au lit.

— Ah ! bon… bon… » fit-il en posant son bâton derrière la porte.

Je devinais quelque chose à sa mine. Il se promenait de long en large, et tout à coup s’arrêtant, il me dit :

« Vous savez ce qui se passe du côté d’Orléans ? Vous savez que la débâcle des Allemands commence et qu’on appelle tous les hommes de bonne volonté. Qu’est-ce que vous pensez de ça ? »

J’étais devenu tout rouge, et je répondis un peu embarrassé :

« Oui, pour ceux qui sont là-bas, de l’autre côté de la Loire, c’est bon ; mais nous autres nous aurions du chemin à faire, et puis les Prussiens nous arrêteraient en route ; ils gardent tous les chemins, tous les sentiers.

— Bah ! dit-il, on les croit plus malins qu’ils ne le sont. Je parierais bien de passer les Vosges à leur barbe. Le grand Kern et Donadieu ont bien passé avec beaucoup d’autres ! »

Aussitôt je compris qu’il voulait partir, que c’était en quelque sorte décidé dans son esprit ; cela me donna un coup, car une fois en route, Dieu seul savait quand le mariage se ferait ; l’idée de Marie-Rose me troublait.

« Sans doute, lui dis-je ; mais il faut aussi penser aux vieux, Jean ! Que dirait votre mère, cette bonne vieille Margrédel, si vous l’abandonniez dans un moment pareil ?

— Ma mère est une bonne Française, dit-il. Nous avons causé de ça, brigadier ; elle consent ! »

Alors les bras me tombèrent, je ne savais plus quoi répondre, et seulement au bout d’une minute je dis :

« Et Marie-Rose !… Vous ne pensez pas à Marie-Rose ! Vous êtes pourtant fiancés… c’est votre femme devant Dieu !…

— Marie-Rose consent aussi, dit-il. Nous n’avons plus besoin que de votre consentement ; dites oui ! tout sera bien. La dernière fois que je suis venu, pendant que vous étiez en bas à fumer votre pipe, j’ai raconté la chose simplement à Marie-Rose, je lui ai dit qu’un garde forestier sans place, un vieux soldat comme moi devait être au feu ; elle a compris, elle consent. »

Ce qu’il me racontait là, Georges, était trop fort ; je criai : « Ce n’est pas possible ! » Et ouvrant la fenêtre, J’appelai :

« Marie-Rose… Marie-Rose… Monte… Jean est ici. »

Elle étendait le linge sous le hangar, et tout de suite, laissant son ouvrage, elle monta.

« Marie-Rose, lui dis-je, est-ce vrai que tu consens à ce que Jean Merlin aille se battre contre les Allemands, du côté d’Orléans, derrière Paris ? Est-ce vrai ? Parie sans gêne, »

Alors elle, toute pâle et les yeux brillants, dit :

« Oui !… C’est son devoir… Il doit partir ! Nous ne voulons pas être Prussiens, et les autres ne doivent pas se battre seuls pour nous sauver… Il faut être des hommes… il faut défendre son pays ! »

Elle dit d’autres choses pareilles, qui me bouleversaient le sang et me faisaient penser :

« Quelle brave enfant j’ai, là !… Non je ne la connaissais pas encore… C’est la fille des anciens Bruat !… Voilà maintenant que les vieux ressuscitent et qu’ils parlent par la bouche des enfants ! Ils veulent qu’on défende la terre du vieux cimetière où reposent leurs os ! »

Je me levai, les bras étendus.

« Embrassons-nous, leur dis-je, embrassons-nous ! Vous avez raison. Oui, c’est le devoir de tous les Français d’aller se battre. Ah ! si j’avais seulement dix ans de moins, j’irais avec vous, Jean, nous serions deux frères d’armes. »

Et nous nous embrassâmes tous les trois.

Je pleurais ; j’étais fier d’avoir une fille si brave, si honnête. La résolution de Jean et de Marie-Rose me paraissait donc naturelle. Mais comme nous entendions la grand’mère venir à tâtons de la chambre voisine, en s’appuyant au mur, je leur fis signe de se taire ; et la pauvre femme étant entrée, je lui dis :

« Grand’mère, voici Jean, que monsieur l’inspecteur envoie du côté de Nancy ; il restera là-bas quelque temps.

— Ah ! fit-elle. Il n’y a pas de danger ?

— Non, grand’mère, c’est une commission pour les registres forestiers ; ça ne regarde pas la guerre.

— Allons, tant mieux ! dit-elle. Combien d’autres sont en danger !… On doit être bien heureux de se tenir dehors ! »

Puis, s’étant assise, elle commença, selon l’habitude, à prier.

Maintenant, Georges, qu’est-ce que je puis encore te dire sur ces choses, qui me déchirent le cœur quand j’y pense ?

Jean Merlin passa toute la journée avec nous, Marie-Rose fit un aussi bon dîner que possible, dans notre position ; elle mit son beau bonnet et son fichu de soie bleue, pour être agréable aux yeux de celui qu’elle aimait.

Il me semble encore la voir assise à table près de la grand’mère, en face de son fiancé, lui souriant comme en un jour de fête. Il me semble entendre Jean parler des nouvelles d’Orléans, des chances heureuses de la guerre, qui ne sont pas toujours pour les mêmes.

Ensuite, après le dîner, pendant que la grand’mère rêve dans son fauteuil, je vois les enfants assis l’un à côté de l’autre, près de la petite fenêtre, se regardant, se tenant par la main, et causant à voix basse, tantôt tristes, tantôt gais, comme il arrive aux amoureux.

Moi, je vais, je viens, je fume des pipes, songeant à l’avenir. J’écoute le bourdonnement du cabaret ; et me rappelant le danger de partir, les peines établies par les Allemands contre ceux qui veulent rejoindre nos armées, il me semble entendre en bas marcher de grosses bottes et traîner des sabres, Je descends, je jette un coup d’œil, en entr’ouvrant la porte de la salle pleine de fumée, et puis je remonte, un peu rassuré, me disant qu’il ne faut pas trembler, qu’on traverse des lignes ennemies plus difficiles, que des hommes énergiques se tirent toujours d’affaire.

Ainsi se passa toute cette après-midi. Puis au souper, à mesure que le moment du départ approchait, une tristesse plus terrible et des craintes inconnues, étranges, me gagnaient.

« Allez dormir, disais-je à la grand’mère, la nuit est venue. »

Mais elle ne m’écoutait pas, étant un peu sourde ; elle murmurait ses litanies, et nous nous regardions les uns les autres, échangeant nos pensées d’un signe. À la fin pourtant, la pauvre vieille se leva, les deux mains appuyées aux bras de son fauteuil, en murmurant :

« Bonsoir, mes enfants. Venez, Jean, que je vous embrasse. Méfiez-vous des Prussiens… ce sont des traîtres !… Ne vous hasardez pas… et que le Seigneur vous conduise ! »

Ils s’embrassèrent. Jean semblait attendri ; et la porte s’étant refermée, comme l’église sonnait huit heures et que les petites vitres étaient obscures, il dit :

« Marie-Rose, voici le moment… La lune se lève ; elle éclaire déjà le sentier par où je vais gagner le Donon. »

Ils s’embrassèrent longtemps, se tenant serrés dans le plus grand silence, car en bas on parlait, on criait encore ; des étrangers pouvaient nous épier, il fallait de la prudence.

Tu ne sais pas, Georges, et je souhaite que tu ne saches jamais ce qu’un père éprouve dans des instants pareils.

Enfin ils se séparèrent. Jean prit son bâton ; Marie-Rose, toute blanche, mais ferme, dit : « Adieu, Jean ! » Et lui, sans répondre, sortit brusquement, en respirant comme si quelque chose l’étouffait.

Je le suivis.

Nous descendîmes le petit escalier sombre, et sur la porte, où la lune couverte de nuages jetait à peine un pâle rayon, nous nous embrassâmes aussi.

« Tu n’as besoin de rien ? lui dis-je, car j’avais mis quelque cinquante francs dans ma poche.

— Non, dit-il, j’ai ce qu’il me faut ! »

Nous nous serrions les mains, sans pouvoir nous lâcher, et nous nous regardions jusqu’au fond de l’âme.

Et comme je sentais mes joues trembler :

« Allons, mon père, dit-il d’une voix frémissante, du courage… nous sommes des hommes ! »

Puis il partit à grands pas.

Je le regardai s’enfoncer dans la nuit noire, en le bénissant du cœur. Il me semble l’avoir vu se retourner au coin du sentier des roches, agitant son chapeau, mais je n’en suis pas sûr.

Quand je rentrai, Marie-Rose, assise sur une chaise près de la fenêtre ouverte, pleurait la tête dans ses mains. La pauvre enfant avait eu du courage jusqu’à la dernière minute, mais alors son cœur fondait en larmes.

Je ne lui dis rien, et laissant la petite lampe sur la table, j’entrai dans ma chambre.

Ces choses se passaient en novembre 1870. Nous devions avoir de plus grandes douleurs.