Le brigadier Trickball

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LE
BRIGADIER TRICKBALL


La guerre finie et mon bataillon licencié, je partis pour les Pyrénées, espérant y trouver le repos dans un isolement complet. Survint la commune, qui troubla ma sécurité. Si l’on s’avisait de rappeler mon régiment ? Bah ! en ma qualité de Parisien, j’avais la naïveté de croire que la querelle s’arrangerait, et je me moquais des terreurs de la province. J’habitais un hameau perdu dans la montagne. Si vous aimez la solitude, allez aux Pyrénées et faites-vous conduire à Saint-Jean-de-Rial. En laissant ce village à votre gauche et en vous dirigeant vers le nord-est, vous trouverez à mille mètres du versant espagnol, dans une gorge bien abritée, un bourg de trente faux. C’est là que je demeurais, chez le brigadier Trickball.

Trickball était gendarme. Appelé à Paris après le désastre de Sedan, il obtint la faveur de rentrer à son corps, le 2e régiment d’artillerie de marine, où il retrouva d’anciens chefs qui surent l’apprécier, et c’est au fort de Montrouge, où je remplissais les fonctions de lieutenant du génie, que je fis sa connaissance. Pendant le bombardement, Trickball commandait une pièce de gros calibre, qui foudroyait les Prussiens établis sur les hauteurs de L’Hay. Trickball pointait avec une admirable précision. Pas un de nos boulets qui n’ait frappé en plein l’épaulement de la redoute allemande, dont les feux furent sept fois éteints dans l’espace de trois semaines. Dans ce duel à coups de canon, Trickball se faisait un point d’honneur d’avoir le premier et le dernier mot. Aussi tous les matins réveillait-il l’ennemi, et le soir il attendait que son adversaire eût fait silence pour se taire lui-même. Une fois, il fut atteint par un éclat d’obus. La blessure était légère ; mais, comme de tels accidens prennent souvent une gravité inattendue, le docteur lui conseilla le repos. Néanmoins il voulut retourner à son poste. — Je ne peux pas, disait-il, laisser le Prussien causer tout seul. — Heureusement le colonel *** intervint, et Tiickball dut rester à l’infirmerie. Figurez-vous un homme très grand et très maigre, aux joues creuses, au profil correct et sévère, aux cheveux courts, touffus, bien plantés, blancs comme neige, à la moustache noire de jais. Il parlait peu et semblait absorbé. D’habitude son regard était terne, presque vide, hébété même à certains momens. Cependant un soir, le colonel *** ayant murmuré à son oreille quelques mots dont je ne pus saisir le sens, je vis les yeux de Trickball s’allumer ; un éclair y passa et fit briller leurs prunelles dilatées d’un feu extraordinaire. Quelle pensée secrète subitement réveillée avait pu transformer ainsi ce visage sans expression ? Le colonel *** me dit un jour : — Je répondrais de Trickball comme de moi-même. Si je lui disais : Prends vingt hommes, va aux premières batteries prussiennes, et tue les canonniers sur leurs pièces, — il irait, et vendrait chèrement, sa vie ; mais sa vie est précieuse, je ne me pardonnerais pas de l’avoir exposée sans raison.

De fait, le colonel en savait long sur le brigadier. Un matin, à table, nous essayâmes de le faire jaser : il s’y refusa ; comme nous le pressions, il éleva sévèrement la voix, et chacun se tut. Pourtant un officier, que le son de voix étrange du brigadier avait frappé, ayant demandé au docteur à quoi il attribuait cette singularité, le colonel nous conta le trait suivant, qui peint l’homme. Un fraudeur, que Trickball avait pris et conduisait en ville, se jeta sur lui à l’improviste, l’abattit d’un croc en jambe, et le cloua contre le sol en lui écrasant la poitrine avec le genou. Notez que ce fraudeur portait aux pieds des fers dont Trickball avait la clé. Son gardien terrassé, le bandit saisit sur la route un caillou pointu, qu’il leva sur la tête de sa victime en disant : — La clé ! la clé des fers ! donne la clé ! — Trickball, qui la serrait entre ses doigts crispés, répondit : — Non ! — Et, se sentant faiblir, il la jeta dans un précipice. Au même instant, il s’évanouit. Le fraudeur s’enfuit, le laissant pour mort. Trickball avait trois côtes enfoncées dans le poumon. La guérison fut lente, mais complète ; seulement la voix perdit toute sa sonorité.

Je ne m’attendais pas à retrouver Trickball aux Pyrénées, et ce fut un plaisir pour moi d’accepter l’offre qu’il me fit de partager son toit. Au reste, je le voyais rarement. Pendant la guerre, les gendarmes, trop peu nombreux pour inspirer quelque crainte aux malfaiteurs, avaient laissé le champ libre à la contrebande. Aussi la rude besogne que Trickball avait sur les bras depuis son retour l’obligeait à de fréquentes absences. En sa qualité de vieux soldat, le brigadier était ponctuel. À midi sonnant, il arrivait de la montagne. La provende donnée à son cheval, il rentrait au logis, s’arrêtait sur le seuil de la porte, saluait militairement et se mettait à table. Cela fait, si je ne lui adressais pas la parole, il ne desserrait d’ordinaire les dents que pour manger. Je réussis quelquefois à l’amuser en lui contant des farces de régiment ; jamais je ne parvins à le faire sourire. Le repas terminé et sa pipe fumée, Trickball remontait en selle pour ne revenir que tard dans la nuit. Cet être étrange m’attirait, tout en lui piquait ma curiosité. J’espérais qu’une circonstance fortuite me ferait découvrir le secret de cette vie taciturne, la pensée intime dont ce front chargé de soucis trahissait l’existence. On va voir si j’avais tort de compter sur le hasard.

Un soir, par extraordinaire, Trickball, ayant un rapport à rédiger, resta chez lui. Son travail fini, il s’assit sur un fagot, alluma sa pipe, et, posant ses coudes sur ses genoux, il prit sa tête entre ses mains et se mit à faire des ronds de fumée. De temps en temps, il arrachait de la bourrée une poignée de branches qu’il jetait dans le foyer pour entretenir la flambée, à la clarté de laquelle je lisais à haute voix la gazette de la ville voisine.

— Brigadier ! m’écriai-je, voici qui vous intéresse, vous et votre escouade ; écoutez : les autorités signalent l’apparition dans notre canton d’un malfaiteur de la pire espèce qui, à en croire les rumeurs de nos communes, serait le fameux Francesco Sev…

Je n’achevai pas, car la flamme qui m’éclairait vacilla tout à coup et s’éteignit. Au même instant, un bruit sec frappa mes oreilles, et la pipe de Trickball, brisée en trois morceaux, roula sur les dalles. Je levai la tête et demeurai stupéfait. Le brigadier était debout et fixait sur moi un regard farouche. J’avais lu d’un ton sardonique ce récit de journal, dont chaque mot semblait inventé à plaisir par quelque faiseur de romans. — Croit-il que je me sois moqué de lui ? fut ma première pensée, et je voulus parler ; mais à l’aspect de cette figure subitement décomposée je restai interdit. Trickball fit un pas vers moi. Ses yeux avaient une expression sinistre, son visage était pourpre ; à la lueur ardente du brasier, il me parut couleur de sang. Trickball approcha, et, me saisissant par le bras avec tant de violence que je sentis ses doigts s’imprimer dans la chair : — Francesco Sevilla ! cria-t-il, vous avez vu Francesco ? Où,… quand ?.. Mais répondez donc !

De mon bras libre, j’essayais de repousser le brigadier, quand soudain ses jambes fléchirent ; il recula précipitamment jusqu’à la cloison, contre laquelle il s’appuya en faisant le geste d’un homme qui revient à lui. — Excusez-moi, dit-il, j’étais fou ! Ah ! si vous saviez !.. Vous avez lu, n’est-ce pas ? Dans ce journal ?.. Excusez-moi, mon lieutenant. Vous m’excusez ?

Je m’avançai en lui tendant la main, mais il ne)a prit pas, et fit simplement le salut militaire ; puis, s’enveloppant dans sa capote d’uniforme, il jeta son mousqueton sur l’épaule et sortit. Je l’entendis siffler son mâtin. L’animal vint à lui en grondant, et quelques secondes après le bruit des souliers ferrés du gendarme se perdit dans le lointain.

Le lendemain, la pluie tombait à torrens. Trickball ne rentra que le soir, trempé jusqu’aux os. Il étendit son manteau devant la cheminée, et posant ses pieds sur les briques du foyer : — Je tiens la piste ! dit-il brusquement.

— Ah !

— Ce sera pour demain. Voulez-vous venir ?

— Je craindrais de vous gêner.

— Du tout ! Tenez-vous prêt à trois heures du matin. — En parlant, Trickball démontait une carabine double de précision.

— Vous avez là un beau fusil ! m’écriai-je après avoir examiné les rayures des canons et le ressort des batteries. Vous le préférez à votre mousqueton ?

— Si je le préfère ! Le mousquet, — il poussa le sien du bout de la botte avec mépris, — le mousquet n’est bon que pour un feu de cavalerie. Beaucoup de tapage ! peu de besogne ! Parlez-moi d’un joujou com.me celui-là, — et il épaula vivement son fusil double, — pour loger à deux cents pas du plomb dans la tête d’un isard à travers une fente de rocher. En me donnant cette carabine, mon colonel m’a dit : Trickball, tu as l’œil sûr et la main prompte. Il te manque une bonne arme ; prends la mienne.

— Qui est ce colonel ?

— Celui du fort de Montrouge.

— Il a demeuré chez vous ?

— Pas chez moi ; dans le hameau, avant la guerre ;… mais je jase, et le temps vole. Reposez-vous. Je reviendrai tout à l’heure.

D’une botte de fougères, je me fis un oreiller, et je ne tardai pas À m’endormir profondément. Au moment où je me réveillai, Trickball serrait ses cartouches dans sa giberne. Trois heures sonnèrent à l’horloge de l’église. — En avant ! dit le brigadier.

L’averse avait cessé, mais le sol était détrempé, et je glissais à chaque pas dans des flaques de pluie. Le vent soufflait par tourbillons. Les nuages déchirés tachetaient le ciel comme des flocons de fumée noire. La lune s’enfuyait derrière eux, et ses rayons faisaient briller comme de l’argent l’écorce des frêles bouleaux, échevelés par la rafale. Nous marchions de file, le chien de Trickball en tête. C’était un de ces dogues de race qu’on admire à respectueuse distance : haute stature, large poitrail, ventre efflanqué, lèvres épaisses, crocs saillans, œil féroce. De tels animaux ne se laissent toucher que par leur maître.

Au niveau du col Saint-Jean, Trickball prit à travers la bruyère. un sentier de chamois qui nous conduisit au bord d’un ravin. Le mâtin s’arrêta soudain en raidissant ses pattes. Du fond des bois noyés dans l’ombre sortait un vague murmure. Le chien dressa les oreilles et se jeta résolument dans les broussailles en aboyant. Aussitôt le murmure cessa comme par enchantement, et à courte distance une orfraie cria trois fois.

— Mes hommes sont là, dit Trickball ; avançons.

Au milieu d’une clairière brillait un feu de bivac. Deux ombres se découpaient sur le tronc des arbres voisins : on entendait parler et, à mesure que nous approchions, les voix devenaient plus distinctes.

— Te voilà, Fortuno, disait l’une, te voilà, mon bon chien !

— Prends garde, répondit l’autre, qui, à en juger par son accent, devait être celle d’un Gascon, prends garde, tu vas te faire mordre. — Un hurlement sauvage, immédiatement suivi d’un juron énergique et d’un coup de pied rudement asséné, me prouva que cet avis charitable n’avait pas profité. — Je t’avais pourtant dit, reprit le Gascon, que cette bête manquait de velouté !

Nous parûmes au détour du sentier.

— Fixe ! — commanda Trickball. Les deux gendarmes se levèrent, joignirent les talons militairement et firent le salut. Trickball, appuyé sur sa carabine, les examina d’un œil perçant. — Vos mousquets sont chargés et vos gibernes garnies ? dit-il. Vous savez quel gibier nous chassons ?

Les soldats échangèrent un regard où se peignait l’hésitation.

— Un fraudeur, dit le premier tout à fait entre ses dents.

— Francesco Sevilla, ajouta le Gascon, plus hardi que son camarade. — Fortuno gronda sons un buisson.

—Tout beau ! Fortuno ! Tais-toi ! — Le mâtin se coucha, et Trickball reprit : — Francesco a dû passer la nuit à la ferme Santa-Pol. Je vais rôder aux environs. Vous autres, attendez-moi ici avec mon lieutenant, et faites bonne garde. Viens, Fortuno ! — Le chien, qui se sentait en faute et craignait une correction, s’approcha humblement de son maître par un« marche de côté ; mais le brigadier, jetant sa carabine sur son épaule, s’enfonça dans le taillis. Fortuno le suivait à quinze pas, la queue entre les jambes.

Les gendarmes avaient l’air gênés de ma présence. Je rompis à glace en leur offrant d’excellens cigares. — Vous êtes blessé, dis-je à celui qui étanchait le sang de sa main, effleurée par les crocs du mâtin.

— Une plaisanterie de Fortuno ! s’écria le Gascon. Quand Fortuno mord sérieusement, il ne lâche pas. Vous verrez, s’il attrape le Francesco.

— Qui est Francesco ? demandai-je d’un ton indifférent.

— Qui est Francesco ! répéta le Gascon ; vous ne connaissez donc pas Trickball ?

— Depuis dix jours à peine. Je ne suis pas du pays.

— Alors… Le Gascon s’arrêta ; ses yeux exprimaient le plus profond étonnement. Son camarade et lui se regardèrent comme deux personnes qui se sont crues surprises au milieu d’une confidence par un fâcheux et qui se trouvent en face d’un troisième ami. Je me demandai si Trickball n’avait pas interrompu par son arrivée une conversation que ses oreilles ne devaient point entendre. Le silence qui avait succédé à l’aboiement de Fortuno, l’embarras des gendarmes à l’aspect de Trickball, tout venait à l’appui de cette idée.

— Je ne voudrais pas vous gêner, dis-je ; tout à l’heure Fortuno vous a, je crois, coupé le fil de la voix.

— Vous avez entendu ? s’écria le Gascon d’un ton effaré.

— Du tout !

Il poussa un soupir de soulagement : — C’est, reprit-il, que mon camarade est, comme vous, d’un autre pays, et je lui racontais…

Reprenez votre histoire.

Le Gascon, hésitant, interrogea de l’œil l’autre gendarme. Celui-ci haussa les épaules ; je tendis au Gascon ma gourde de rhum, bien faite pour lui délier la langue. Il but une rasade, puis, s’essuyant la moustache avec le revers de sa manche : — Ah ! vous ne connaissez pas Trickball, dit-il en se rapprochant de moi. Eh bien ! écoutez. Trickball était marié. Sa femme mourut en lui donnant une fille qu’il envoya en Espagne chez une parente, d’où elle revint à l’âge de quinze ans. Ce jour-là, on tua le veau gras, comme vous pensez, et tout le hameau fut de la fête. Trickball ne tenait pas en place ; il se levait, courait à droite, à gauche, servait tout le monde et n’oubliait que lui. Il ne mangeait que des yeux. Moi, qui vous parle, j’étais à côté de son enfant. Belle fille, par le sang de la madone ! mais fille du diable, bien qu’elle eût grandi au pays de la Vierge : des lèvres minces et vermeilles, des narines dilatées, des pupilles larges comme des piastres et couleur d’or ! Rien que d’y songer, j’en ai le frisson. Vous ne me croirez pas ; quand elle buvait, on aurait pu voir le vin couler comme un filet rose sous la peau de sa gorge, tant elle était fine et transparente. Les rougeaudes du village cachaient leurs bras et crevaient de jalousie. — Elle s’appelait Laurette. J’ignore comment elle avait été élevée, mais elle s’attifait trop. Le matin, elle courait aux champs en jupon court et en basquine de soie, et revenait les mains chargées de fleurs, ruisselantes de rosée, en se balançant sur ses hanches comme une pouliche navarraise. Sa seule occupation était de fourbir les armes de son père ; elle les faisait reluire jusqu’à s’y mirer comme dans une glace. Trickball ne s’apercevait de rien, tant il était joyeux d’admirer son enfant. Une fois pourtant il lui sembla qu’elle ne touchait que du bout des lèvres à sa cuiller d’étain. Il en eut du chagrin ; deux jours après, il revint de la ville avec un couvert d’argent. Elle lui mit ses deux bras autour du cou. Le moyen avec cela de se fâcher contre elle ? Un soir, Trickball essaya de la gronder ; alors elle sauta sur ses genoux, et, rabattant ses longs cheveux sur sa figure, elle se mit à rire au travers. Quand cette fille-là riait, mon lieutenant, il n’y avait plus rien à faire. — Dès le lendemain de son arrivée, on avait jasé dans le bourg : c’est une coquette, répétait-on. Durant la semaine, les mauvaises langues allèrent leur train, si bien qu’on finit par dire que Laurette avait un amant. Le fait est qu’un jour, étant sur le seuil de ma porte, je vis un vendeur de pacotilles qui allait de maison en maison offrant sa marchandise. Laurette était à sa fenêtre. Elle piquait des œillets pourprés dans ses bandeaux noirs. En approchant de la maison de Trickball, le vendeur roula entre ses doigts une feuille de papier dont il fit une boulette, et, lorsqu’il passa sous la croisée, il envoya sa boulette en l’air, d’une chiquenaude, comme une bille, si adroitement qu’elle tomba juste sur les genoux de Laurette, qui rougit comme un coquelicot. Trois jours après, au crépuscule, Trickball arrêta un homme qui rôdait autour du hameau. L’heure était trop avancée pour qu’on le conduisît à Saint-Jean ; aussi Trickball, se contentant de lui mettre les poucettes, l’enferma chez lui dans une chambre dont la garde me fut confiée. Le prisonnier était un grand garçon, bien fait, avec une petite moustache blonde et l’air doux et poli. Il m’offrit un cigare et me conta son histoire. Je finis par m’endormir. Le lendemain, Trickball me trouva garrotté sur ma chaise, avec un bâillon dans la bouche. L’homme était parti en laissant son nom gravé sur la table : Francesco Sevilla. Par dérision, il m’avait mis les poucettes, qu’il ôta. Dieu sait comment ! Francesco, très redouté dans la Navarre, qu’il venait de quitter, sans doute pour laisser aux gendarmes le temps d’oublier ses méfaits, était peu connu dans notre canton, où il passait pour avoir donné dans sa vie plus de baisers que de coups de stylet.

Pour un luron de son espèce, remarquai-je à part moi, il s’est laissé prendre bien facilement. Je me gardai de souffler mot, et, quand Laurette parut, ses grands yeux se troublèrent en s’arrêtant sur moi. Son père ne vit rien. Il ne pouvait pas voir. Trickball, c’est l’honneur même ! Bref, un beau matin, en l’absence du brigadier, les gars du village trouvèrent une échelle dressée contre la croisée de Laurette ; l’oiseau s’était envolé. — En un instant, tout le village fut sur pied. Trickball avait été retenu la veille à Saint-Jean par son service. On épia son retour ; quelques gens même coururent à sa rencontre ; il y en a toujours de ces âmes charitables. Tout à coup j’entends un grand cri. Je me précipite, et j’aperçois au milieu d’une foule qui gesticulait Trickball appuyé contre un mur, pâle comme la mort, le regard fixe, les dents serrées. Soudain il glissa sur ses talons tout d’une pièce, et tomba raide comme une planche. On le porta chez lui. Il resta trois jours sans sortir. La seule personne qu’il consentit à voir fut un colonel, son ancien chef d’escadron, en passage dans le hameau.

Le gendarme acheva son récit d’une voix étouffée. Je lui offris ma gourde, qu’il porta à ses lèvres en tremblant : — Merci, dit-il, ça réchauffe.

Nous fûmes près d’une demi-heure sans parler. Au bout de ce temps, les taillis s’agitèrent près de nous, et Fortuno parut, suivi de son maître. — En route ! dit le brigadier.

À un kilomètre de la ferme Santa-Pol, Trickball s’arrêta sur un plateau pour donner ses ordres. Le plan était simple, infaillible. Trois sentiers aboutissaient à la ferme. Défense de tirer fut faite aux gendarmes, qui devaient simplement se montrer à l’entrée des deux premiers sentiers pour rabattre Francesco sur le troisième, où l’attendait Trickball. On résolut d’occuper les postes dès la pointe du jour. Trickball paraissait calme. Cependant je remarquai que de temps à autre il essuyait son front humide de sueur malgré la fraîcheur de l’air. Déjà l’horizon s’éclairait d’une teinte vague, et chacun faisait ses préparatifs, lorsque Fortuno mit soudain le nez au vent et donna des signes d’inquiétude. Les hommes saisirent leurs fusils. Quelqu’un venait à nous par la route de Saint-Jean, du côté opposé à la ferme. — Qui vive ? cria le brigadier.

— Gendarmerie !

— Avance ! dit le brigadier en relevant le canon de sa carabine. Un gendarme gravit tout haletant le talus qui nous séparait du chemin.

— Ordre du capitaine ! dit-il en tirant une lettre de son sac.

Trickball, pour en prendre connaissance, fit flamber une allumette entre deux roches. J’étais derrière lui, et je parvins à lire par-desus son épaule. Voici ce que disait la dépêche : « Ne tirez pas sur Francesco. Vous êtes assez nombreux pour le cerner. Prenez-le vivant. »

— Eh bien ? demanda le Gascon au brigadier muet de stupeur.

— À vos postes ! répondit celui-ci d’un ton de fureur concentrée. Rien n’est changé ; seulement vous êtes trois. Arrangez-vous.

Les gendarmes s’éloignèrent au pas accéléré. — Quant à vous, mon lieutenant, ajouta le brigadier en me saisissant par le bras, il est inutile de vous exposer. Filez tout droit ; à deux minutes d’ici, vous trouverez une hutte de douaniers. Attendez-moi là.

J’obéis, mais je m’arrêtai à courte distance pour observer Trickball. Je le vis déboucler lentement sa giberne. Il fit le geste d’un homme accablé, et, prenant toutes ses cartouches, il les jeta dans une profonde excavation ; puis il ôta les capsules de sa carabine, qu’il mit en bandoulière, et, sifflant Fortuno, il se dirigea vers le troisième sentier.

Je m’étais blotti entre deux blocs de granit, à dix mètres d’un chemin tortueux côtoyé par une large crevasse. Autant que j’en pouvais juger, ce chemin devait être l’un de ceux qui aboutissaient à la ferme Santa-Pol. En effet, en cherchant des yeux, je découvris au-dessous de moi Trickball couché à plat ventre derrière un tronc d’arbre. Au moment où le soleil flamboya derrière le col Saint-Jean, un caillou roula par petits bonds sur la pente rapide du sentier inondé de lumière, et un joyeux refrain emporté par la brise vint frapper mes oreilles. Un homme coiffé du bonnet montagnard et portant un bâton ferré passa en sifflant le vieil air espagnol ;

Yo que soy contrabandista.

Presque au même instant, une voix tonnante cria : — Pille ! Fortune ! pille !

Involontairement je me dressai hors de ma cachette. J’ignore si l’homme m’aperçut. Il remontait le sentier en courant plus vite qu’un chevreuil. Fortuno arrivait à fond de train. L’homme hésita une seconde. D’un côté la crevasse, de l’autre une muraille à pic. L’homme sauta sur une saillie de la roche, d’une main se cramponna aux arêtes et de l’autre fit le moulinet avec son bâton. Fortuno se rasa et bondit en rugissant. J’entendis le bruit sec que fait une boîte osseuse qui éclate, et le mâtin roula, le crâne brisé, au fond de la crevasse. L’homme lâcha son bâton et grimpa le long du granit plus lestement que n’aurait fait un chat ; mais, en se posant sur le sommet, son genou glissa. Il perdit l’équilibre et resta accroché par les ongles. En même temps, Trickball parut au détour de la route, et je vis ses doigts se crisper autour de son arme inutile. L’homme, par un prodigieux effort, se rétablit sur la paume de ses mains, sauta sur ses pieds, et disparut. De ce qui suivit, je n’ai gardé qu’un souvenir confus. Je crois avoir entendu crier. Voici ce que je me rappelle nettement. Deux des gendarmes nous rejoignirent tremblans de peur. Le Gascon manquait à l’appel ; on le chercha. Il était à son poste, couché sur la poitrine, en travers du sentier, non loin du roc escaladé par le bandit. Il avait un stylet planté entre les épaules et ne donnait signe de vie. De leurs mousquets disposés en croix et garnis de fougères, les gendarmes firent un brancard pour leur camarade. Je pris par le bras Trickball, qui chancelait à chaque pas comme un homme ivre, et c’est ainsi que nous redescendîmes lentement dans la plaine.

Peu après ces derniers événemens, je reçus l’ordre de rejoindre mon régiment sous les murs de Paris. J’arrivai au corps le soir du même jour. — Une semaine plus tard, ayant appris que la brigade du général ***, l’ancien colonel du fort de Montrouge, campait autour de Bagneux, je me rendis au quartier d’état-major. Toutes les troupes du village étaient sur pied. Les officiers parlaient avec animation ; les hommes riaient, poussaient des cris de joie. J’entrai chez le général, qui fit un geste de surprise en m’apercevant. — Je pensais à vous, me dit-il, vous arrivez à point !

— Qu’y a-t-il donc, mon général ?

Le général me regarda d’un air étonné. — Ah ! s’écria-t-il, dans le village ?.. Une nouvelle capture sans doute. Quelque bataillon d’émeutiers enveloppé par la ligne… Mais il ne s’agit pas de cela ! — Et fixant sur moi ses yeux perçans : — Contez-moi donc, dit-il, ce qui s’est passé. Je ne le sais qu’à moitié par Trickball, car, comme vous, Trickball a été rappelé. Il est ici. Tenez, le voilà, — ajouta-t-il en écartant les rideaux d’une croisée. En effet, le brigadier était debout dans un préau donnant sur la cour, appuyé contre une colonne et fumant sa pipe près de son cheval sellé et bridé. — Je fis au général le récit de ce qui m’était arrivé pendant mon séjour aux Pyrénées, sans omettre ce que le Gascon m’avait appris de l’histoire du brigadier.

— Tout cela est exact, dit le général quand j’eus fini. Il est vrai que je demeurais dans le hameau à cette époque, et Trickball, qui fut trois jours au lit, en proie à la fièvre et au délire, n’a parlé qu’à moi. Nous avons fait ensemble les campagnes de Crimée et d’Italie. Durant sa maladie, les gendarmes arrêtèrent à Saint-Jean-de-Rial un fraudeur de la bande de Francesco Sevilla. J’interrogeai moi-même cet homme, espérant tirer de lui quelques éclaircissemens ; mais il ne put rien dire de certain sur la fille de Trickball, et m’assura que Francesco n’était plus dans le pays. De fait, Trickball guéri fouilla vainement la montagne.

— Ainsi, mon général, vous n’avez jamais su ce que la fille du brigadier était devenue.

Le général haussa les épaules d’une manière significative et se mit à tambouriner sur les vitres. À ce moment, une vingtaine de prisonniers fédérés entraient dans la cour, escortés par un piquet de chasseurs. — Tas de gredins ! murmura le général.

Je me levais pour regarder, lorsque soudain le général recula de trois pas sans lâcher le rideau que sa main soulevait : — Malédiction ! — cria-t-il, et il se précipita hors de la chambre. En même temps un cri qui n’avait rien d’humain sortit du préau. De la fenêtre, je vis le général courant à Trickball. Celui-ci s’était élancé d’un bond vers son cheval, et fouillait dans les fontes de la selle. Il en arracha ses pistolets, mais à cet instant le poignet de fer du général s’abattit sur lui. Quelques soldats attirés par le cri se dirigeaient en toute hâte vers le préau. Le général se montra, et aussitôt l’ordre se rétablit. Cependant je cherchais en vain le motif de cette scène. Je ne pus rien découvrir d’extraordinaire dans la cour. Je remarquai seulement qu’un prisonnier fédéré était séparé de ses compagnons. Dix fantassins le surveillaient baïonnette au bout du canon. Le général remonta l’escalier quatre à quatre. — Faites venir le commandant du piquet de chasseurs !

— Monsieur, dit le général dès que le commandant parut, savez-vous qui est cet officier de la commune que vos chasseurs serrent de si près ?

— C’est un étranger, mon général. On le dit Espagnol. Avant de se rendre, il a tué quatre de mes hommes, et à deux reprises il a tenté de s’échapper.

— Son nom ?

— Ses camarades l’appellent Francesco.

— Il suffit, monsieur. Mettez cet homme aux fers, et qu’on le garde à vue !

Pendant dix minutes environ, le général, en proie à une agitation extraordinaire, se promena de long en large, les sourcils froncés, les lèvres serrées. Tout à coup il s’arrêta brusquement ; d’un coup de pouce, il fit pirouetter un de ces tourniquets en fer qui Servent à fixer les volets, et il sonna.

— Qu’on aille chercher le brigadier Trickball, dit-il. — J’étais caché dans l’embrasure de la croisée, derrière un rideau, de telle façon que le brigadier ne pût m’apercevoir.

— Tu es de service ? lui demanda le général.

— Oui, mon général.

— Va trouver le commandant de chasseurs et remets-lui ce papier. Il te livrera l’officier fédéré. Conduis-le à la division, et, s’il bouge !.. Tu m’entends ? — Le geste du général parla clairement.

— Oui, mon général, répondit le brigadier, dont les yeux étincelèrent.

— Mais, mon général, m’écriai-je dès que Trickball eut fermé la porte…

Le général répondit d’un ton sévère : — Monsieur, cet homme est hors la loi. Je puis le faire fusiller, où, quand et comme il me plaira.

Lorsque Trickball monta en selle, nous étions, le général et moi, dans le préau. On amena l’officier fédéré. Il avait les fers aux mains. C’était un fort bel homme avec une petite moustache blonde, et l’air doux et poli. Je pense qu’il reconnut Trickball, car tout son corps tressaillit convulsivement. Trickball resta impassible. Il pliait avec soin un carré de papier qu’il cacha sous la plaque de son ceinturon. C’était le billet réglementaire que l’on remet à tout gendarme chargé de conduire un malfaiteur. En échange de ce billet et du prisonnier, le gendarme reçoit un bulletin garant de sa fidélité.

— Marchons, dit le brigadier d’une voix ferme.

Nous les suivîmes quelque temps des yeux. À courte distance d’un pli de terrain bordé par des buissons touffus, je crus voir Trickball se pencher vers l’arçon comme pour décrocher son mousquet. Le général me saisit par le bras. — Rentrons, dit-il, le dîner est servi…

On était au dessert lorsqu’un cheval entra au grand trot dans la cour et s’arrêta dans le préau. Un instant après, l’escalier craqua sous les bottes pesantes du cavalier ; la porte s’ouvrit. C’était Trickball ; il marcha droit à la table, et, posant sur la nappe un papier qu’il déplia soigneusement de sa poche : — Voilà, mon général, dit-il.

— Quoi ? dit le général.

— Le reçu du prisonnier, mon général.

— Comment ? tu ne l’as pas ?..

— Ah ! mon général, le misérable n’a pas bougé.


HORACE STAPFER.