Le cœur de Perrine/03

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Revue L’Oiseau bleu (5p. 40-50).

III. — UN PROJET


Charlot semblait renaître depuis le retour de son beau-frère. On le voyait causer avec animation, et même, le soir, au repas de famille, rire avec tous des sorties ironiques et spirituelles du méconnaissable André de Senancourt. Sa santé s’en ressentait. Sa pâleur diminuait et son attitude d’affaissement disparaissait un peu chaque jour. De longues promenades dans la forêt le mettaient en appétit et lui procuraient le soir un sommeil réparateur. C’était presque à ne pas y croire. Perrine se réjouissait de cet état de choses inespéré et, pour mieux le faire durer, la jeune fille s’effaçait de plus en plus. D’ailleurs, les soins affectueux dont elle entourait Pierre et Perrine, les petits tant aimés de Lise, ne lui laissaient que peu de liberté. Madame de Repentigny et sa fille, Madame Robineau, lui faisaient des reproches fréquemment ; l’une, avec son tact nuancé ; l’autre, avec sa pétulance amusante et sans merci.

— Mais enfin, Perrine, observait par un bel après-midi Madeleine Robineau, tu n’as pas été créée aussi charmante à regarder et agréable à vivre pour devenir, pardonne-moi de le dire aussi franchement, pour devenir… une bonne d’enfant !

— Oh ! Madeleine, je t’en prie, ne parle pas ainsi de la mission si douce que m’a confiée ma belle-sœur mourante.

Et Perrine, délaissant son ouvrage, regarda un peu douloureusement sa jeune amie.

— Mon enfant, reprit alors Madame de Repentigny, vous savez comme j’apprécie votre dévouement, que je trouve même indispensable pour l’instant, mais il me semble que vous ne devez pas vous y confiner ainsi. Je vais parler à Charlot. Votre fidèle Normande vieillit beaucoup depuis un an. Vous avez trop à faire.

— Non, non, Madame, fit Perrine en la regardant les yeux effrayés, n’en faites rien. De grâce ! La santé de Charlot doit être envisagée d’abord. Il paraît se guérir en menant cette vie au grand air et sans aucun souci… Je prends tous les soucis à mon compte, avec quel bonheur ! … Ne lui parlez de rien, n’est-ce pas, Madame ?

— Bien, Perrine. Admettons le bien-fondé de votre raison pour l’instant. Mais avant votre départ pour Ville-Marie, je parlerai certainement à votre frère.

— Nous devrions être déjà partis, murmura Perrine, confuse et triste.

— Non, mon enfant, il n’y faut pas songer encore. Et cela pour la raison que vous évoquiez tout à l’heure : « La santé de Charlot doit être envisagée d’abord »… ripostait avec une bonté toute malicieuse l’aimable Marie Favery. Vous êtes d’ailleurs chez vous, ici. Ne l’oubliez jamais, Perrine.

— Je vous remercie de tout cœur, Madame.

— Chère Mère, ajouta Madeleine Robineau, vous avez toujours le mot charmant et opportun. Oui, Perrine, tu le sais, nous t’aimons tous beaucoup. Et sais-tu… mais ne va pas froncer outre mesure les sourcils en entendant mes paroles, sais-tu que je ne comprends pas l’attitude de ce beau ténébreux, André de Senancourt. Il te regarde à la dérobée de bien étrange façon. On dirait que tu l’impatientes, qu’il t’en veut. Est-ce de ton mutisme, ou de ton sérieux imperturbable ?… Ah ! je l’en excuse parfois. Que veux-tu ! Tu es tellement au-dessus de la plupart des femmes, ayant rompu avec ces petites faiblesses que les hommes apprécient en nous. Quand te montres-tu coquette, apparemment émerveillée des gestes et dits de nos chevaliers canadiens ?…

— Voyons, voyons, Madeleine, ne fais pas de réflexions aussi superficielles. Une femme comme Perrine peut attirer l’amour sans condescendre à de petites manœuvres. Apprends-le, si tu ne le sais pas depuis longtemps.

— Je t’assure, maman, que ces messieurs ont parfois un triple bandeau sur les yeux, et Perrine a tort…

— Tiens, tiens, reprit une voix masculine derrière la jeune femme, qui en tressaute, voilà que Madame Robineau nous accuse encore… Quel méfait avons-nous commis, cette fois ? interrogea André de Senancourt, qui vint s’incliner en souriant devant Madame de Repentigny, sa fille, puis Perrine. Celle-ci ne leva pas les yeux, un peu embarrassée.

Charlot était entré avec son beau-frère. Après les salutations d’usage, il prit une chaise et s’approcha de sa sœur qui reprisait la fine dentelle d’une robe d’enfant. Tandis que la conversation s’engageait entre Madame Robineau et son beau-frère, il dit à Perrine :

— Toujours à la tâche, ma sœur ? Est-ce que la bonne ne pourrait pas…

— Voyons, mon frère, tu penses bien que cette dentelle précieuse exige des soins spéciaux !

— Peut-être ! Mais cela fait que nous voyons rarement la couleur de tes yeux, que tu tiens baissés à ton goût.

— C’est une remarque… un peu enfantine que tu te permets là, Charlot.

Et Perrine, mi-souriante, mi-rougissante, leva ses yeux d’azur, et les posa avec affection sur son frère, qui se mit à rire avec gaieté.

— Qu’en penses-tu, ma sœur ? reprit-il bientôt, nous avons décidé, André et moi, de partir pour la chasse, demain matin, de très bonne heure…

— Est-ce prudent ? interrogea Perrine, tout de suite soucieuse. Nos ennemis les Iroquois nous guettent férocement partout, cette année. Puis l’humidité de la forêt la nuit…

— Nous saurons nous défendre de l’un comme de l’autre. D’ailleurs, deux Hurons doivent être de la partie et feront sans cesse le guet…

— Je ne te vois pas partir avec plaisir, mon frère. Tu oublies étrangement tous les derniers événements. Rappelle-toi Dollard et ses amis si impitoyablement massacrés.

— Allons, allons, Perrine. C’est trop de pessimisme. André, poursuivit le jeune homme plus haut, ma sœur nous blâme sévèrement, je t’assure, d’entreprendre une partie de chasse, demain. Soutiens-moi. Plaide une mauvaise, une très mauvaise cause aux yeux de ma sœur.

— Perrine n’a que trop raison, Charlot, remarqua en soupirant Madame de Repentigny. Nous respirons à peine depuis le début de l’été. Le capitaine de Senancourt n’est pas en état de juger de la situation comme Perrine, comme nous tous, il a quitté une France très paisible, hier, et ignore la lutte homérique soutenue au Canada…

— Non, Madame, je n’ignore rien, repartit gravement André de Senancourt. Et si Charlot veut m’en croire, il renoncera à ce passetemps… qui paraît de nature à vous inquiéter vraiment trop… Évidemment, notre insouciance du danger…

— André, tu n’es pas un véritable chasseur pour parler ainsi… Puis, nous sommes à Québec, non à Ville-Marie… Tiens, demeure ici, les deux Hurons m’accompagneront, eux, avec quel plaisir ! Madame de Repentigny, je vous en prie, soyez clémente.


Mlle Perrine, c’est bien votre désir que j’accompagne votre frère ?

— Comme tu es peu raisonnable, mon frère, reprocha Perrine.

Un instant la jeune fille fixa des yeux suppliants sur le capitaine de Senancourt, qui la regardait obstinément depuis quelques instants. Il se leva.

— Tu sais bien, Charlot, fit l’officier avec impatience en s’approchant du frère et de la sœur, que tu ne partiras pas sans moi… Seulement, ma condescendance mérite la tienne. Disons que nous ne nous éloignerons que pour deux jours…

— En un si bel automne ! Ce que tu me vexes… Enfin !

— C’est encore trop long, murmura Perrine.

— Je me demande, dit la voix claironnante et déçue de Madeleine Robineau, si ma chère maman n’a pas empêché un beau débat entre Perrine, Charlot et le capitaine de Senancourt. Ses paroles de crainte et de reproche ont été prononcées trop tôt ?

— Quand te guériras-tu de ton esprit taquin, Madeleine ? dit vivement Madame de Repentigny.

— Et c’est qu’elle a raison, Madeleine, s’exclama Charlot. D’ordinaire, mon cher beau-frère est plus rétif. Je ne comprends rien à sa prudence… presque féminine.

— Charlot m’en veut. Gare à moi ! repartit en riant André de Senancourt qui se levait pour prendre congé. Il s’approcha un instant de Perrine que son frère venait de quitter pour échanger quelques mots rassurants avec Mesdames de Repentigny et Robineau.

— Mademoiselle Perrine, c’est bien votre désir que j’accompagne votre frère ? J’ai compris votre muette demande, n’est-ce pas ?

— Oui, capitaine, fit la jeune fille, les yeux baissés sur son ouvrage.

— Sans doute, reprit le jeune homme avec un peu de dureté dans la voix, cette dentelle doit être d’un prix inestimable puisqu’elle me prive d’un simple regard de reconnaissance… mérité après tout.

La jeune fille tressaillit. Puis, elle leva timidement les yeux sur le capitaine de Senancourt. Il ne vit pas ce regard, car il s’inclinait très bas devant elle, puis aussitôt tourna les talons et sortit du salon. Charlot le suivit bientôt, non sans avoir obtenu le clair assentiment de sa sœur pour sa tournée de chasse de deux jours.

Le lendemain, le soleil faisait fête aux deux officiers qui se mirent gaiement en route avec les Hurons. Il était sept heures. Les de Repentigny, Perrine et les deux petits assistèrent au départ. Petit Pierre pleura et résista, en voyant l’oncle André, qu’il adorait, refuser de le garder dans ses bras pour la longue, longue promenade dans la forêt. Charlot s’amusait de la prédilection de son fils.

— André tu vas rendre ces petits insupportables. Monsieur Pierre ne me regarde plus depuis ton arrivée.

— Papa, cria le petit, qui avait écouté attentivement, Pierrot aime oncle André parce qu’il rit… Tu es triste, toi, tante Perrine aussi. Elle a pleuré beaucoup, hier soir… Elle…

— Voyez-vous ce petit bavard, fit Charlot, en caressant les boucles de son fils et en l’interrompant. Il avait vu rougir Perrine… et constaté l’embarras de tous. Allons, reprends mon fils, ma sœur, et compte sur notre prompt retour.

André de Senancourt, en conduisant le petit Pierre près de sa tante, tendit la main tout à coup à la jeune fille. Aucune ironie ne brillait dans son regard.

— Mademoiselle Perrine, souhaitez-nous quelque chance… puis, plus bas, il ajouta : vous serez deux jours sans avoir à souffrir des importuns, n’est-ce pas ? Voilà qui va vous garder souriante.

— Vous êtes injuste, M. de Senancourt, en parlant ainsi, balbutiait Perrine. Oui… je vous souhaite de la chance… Je compte sur vous pour réprimer l’ardeur de Charlot en cette expédition, achevait-elle plus haut.

— Ayez confiance, je prendrai tous les risques, même je recevrai les balles qui ricocheront. Cela arrive à de bons chasseurs, parfois.

— Pas de prophéties, capitaine, de grâce, même sur ce ton enjoué et ironique, déclara Mme de Repentigny. Au revoir, au revoir, mes enfants… Soyez exacts au rendez-vous. Dans deux jours !