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Le chef des Hurons/IV

La bibliothèque libre.
Tolra, libraire-éditeur (1p. 57-70).

IV.

L’ATTAQUE DE LA MISSION.



Cinq jours après leur départ de Carillon, M. de Vorcel et son escorte arrivèrent en vue de la Mission.

Il était dix heures du matin. Un gai soleil éclairait la colline, au bas de laquelle de nombreux Indiens se livraient aux travaux de l’agriculture, heureux et insouciants.

M. de Vorcel était encore à une demi-lieue de la Mission, que déjà le Père Florentin descendait la pente de la colline pour aller à sa rencontre. Bien qu’il ne connût pas personnellement le colonel, la présence de Sans-Peur à côté de ce dernier ne lui laissait aucun doute sur l’identité du visiteur.

En apercevant le religieux, M. de Vorcel mit son cheval au galop ; arrivé près de lui, il sauta à terre et, mettant le chapeau à la main, il s’inclina profondément, en disant d’une voix qui tremblait d’émotion :

— Mon Père, avant d’aller embrasser ma fille, permettez-moi de vous remercier des soins que vous lui avez donnés.

— Colonel, répondit gravement le Père Florentin, vous n’avez pas à me remercier : en recueillant votre enfant, je n’ai fait qu’accomplir strictement mon devoir.

— Pourtant, sans vous, que serait-elle devenue ?

— Je n’ai été que l’instrument de la Providence ; c’est donc à Dieu que doit s’adresser votre reconnaissance. Maintenant, si vous le voulez bien, nous ne resterons pas ici plus longtemps, car il doit vous tarder de revoir votre fille.

— Hélas ! je tremble à l’idée de me trouver en sa présence. Que lui répondrai-je quand elle me parlera de sa mère ?

— Rassurez-vous à cet égard, vous n’avez plus rien à lui apprendre.

— Que voulez-vous dire ? fit anxieusement le colonel.

— Je veux dire que, prévoyant l’embarras dans lequel vous vous trouvez en ce moment, j’ai appris à cette pauvre enfant le malheur qui l’avait frappée, mais en prenant toutes les précautions nécessaires pour amortir autant que possible le coup terrible que je lui portais.

— Eh quoi ! mon Père, vous avez fait cela ? s’écria M. de Vorcel.

— Je l’ai fait, dit simplement le missionnaire.

— Soyez mille fois béni ! car je ne savais vraiment pas comment annoncer à ma fille cette affreuse nouvelle.

— C’est pourquoi je me suis chargé de ce soin.

— Vous avez toutes les délicatesses.

Le religieux sourit et invita d’un signe M. de Vorcel à le suivre.

Un quart d’heure plus tard, le colonel et son fils entraient dans la hutte de la jeune fille.

L’entrevue fut ce qu’elle devait être en pareille circonstance : triste et affectueuse. La joie de se revoir ne leur fit pas un seul instant oublier la chère morte.

Grâce à la prévenance du Père Florentin, Sans-Peur et les Canadiens avaient été immédiatement installés dans des huttes et mis à même de réparer leurs forces par un repas copieux qui, s’il n’était pas délicat, avait du moins l’avantage d’être sain et abondant.

Le lendemain matin, au moment où M. de Vorcel donnait des ordres pour le départ, un chasseur parut dans la plaine, accourant à toute bride.

Son allure était telle, qu’il gravit la pente de la colline au galop.

M. de Vorcel le reçut à l’entrée de la Mission.

— Si je ne me trompe, lui dit-il, c’est moi que vous cherchez.

— Oui, mon colonel, répondit le chasseur. Le général m’a chargé de vous remettre une lettre.

Et tirant un pli de sa poitrine, il le tendit au colonel, qui l’ouvrit hâtivement.

Voici ce qu’il contenait :


« Mon cher Colonel,

« Quelques heures après votre départ, j’ai appris qu’une attaque allait avoir lieu contre la Mission, par les Indiens Sioux, Iroquois et Paunies, qui voient d’un mauvais œil cette avant-garde d’une civilisation qu’ils détestent. Il est donc indispensable de donner à ces Peaux-Rouges une leçon qui leur inspire une terreur salutaire, et je compte sur vous pour cela. Cette nuit même, un détachement de trois cents hommes, sous les ordres d’un capitaine, se mettra en route pour vous rejoindre. Je vous laisse libre d’agir comme vous le jugerez convenable, vous recommandant seulement de ne pas oublier qu’en menant cette affaire avec vigueur vous diminuerez les forces des Anglais, dont ces sauvages sont les fidèles alliés.

« Croyez-moi votre bien dévoué :

« Général de Montcalm,
« Commandant en chef des troupes françaises du Canada. »

Le colonel se rendit immédiatement auprès du Père Florentin, à qui il fit part de cette grave nouvelle.

— Que la volonté de Dieu soit faite, dit tristement le missionnaire.

— Maintenant, j’ai une prière à vous adresser, dit M. de Vorcel.

— Parlez, monsieur.

— En vertu des ordres que je viens de recevoir, je dois prendre certaines précautions indispensables pour la défense de la Mission.

— Je vous comprends, colonel : vous désirez être ici le maître absolu, ce qui est très naturel, puisque vous devez supporter seul la responsabilité des événements qui se préparent. Soyez donc sans inquiétude à cet égard : quoique mon cœur saigne à la pensée du sang qui va couler dans ces plaines que j’ai si heureusement fertilisées, je dois m’incliner devant la nécessité de sauver les amis qui m’entourent. Vous pouvez donc ordonner, je serai le premier à obéir.

— Merci, mon Père, vous êtes un saint homme.

Les Indiens de la Mission connurent bientôt le danger qui les menaçait, mais ils en furent plus attristés qu’effrayés. Leur conversion au christianisme, en faisant pénétrer dans leur cœur des sentiments nobles et généreux, n’avait pas amolli leur courage ; aussi, jurèrent-ils tous de combattre avec énergie pour repousser leurs agresseurs.

Parmi les cinq cents familles de la Mission, deux cents hommes pouvaient prendre les armes. Les autres personnes : vieillards, femmes et enfants, furent installées dans les huttes élevées au centre du village. Grâce aux chasseurs qui l’avaient accompagné, le colonel se trouvait à la tête de deux cent vingt hommes résolus, sans compter Sans-Peur, qui, par sa connaissance approfondie des coutumes des Peaux-Rouges, pouvait rendre d’immenses services.

Malgré les vives instances du jeune Louis de Vorcel, pour se mêler aux combattants, le colonel exigea qu’il demeurât près de sa sœur.

Comme il n’y avait pas de temps à perdre, M. de Vorcel envoya cent hommes dans un bois situé à peu de distance, avec ordre d’abattre autant d’arbres qu’ils le pourraient et de les transporter sur la colline pour élever un retranchement. Les autres furent chargés de creuser autour du village un fossé large et profond, dont la terre devait former un rempart pour abriter les tireurs.

Le lendemain, au lever du soleil, le colonel vit briller au loin les armes d’une troupe nombreuse.

C’étaient les trois cents cavaliers envoyés par M. de Montcalm.

Au milieu de la troupe, on voyait un fourgon couvert traîné par quatre vigoureuses mules.

Arrivée au pied de la colline, une vingtaine de cavaliers mirent pied à terre et entourèrent le fourgon afin d’aider les mules à gravir la route qui, montant en pente douce conduisait à la Mission.

Le colonel s’avança vivement au-devant de l’officier commandant le détachement.

— Mon cher capitaine, lui dit-il en lui tendant la main, croyez que je suis heureux que vous ayez été désigné pour conduire ce détachement, car votre habileté nous sera très utile.

— Vous me comblez, mon colonel, dit le capitaine en serrant la main que lui tendait son chef.

— Nullement, mon cher capitaine ; je vous connais de longue date et vous apprécie à votre juste valeur.

Le capitaine Verdier, ainsi que se nommait le chef du détachement, était effectivement un officier d’une grande valeur. Depuis longtemps déjà, il jouissait de l’estime de M. de Montcalm, qui l’avait amené d’Europe en qualité d’officier d’ordonnance. Si le général n’avait pas mentionné son nom dans sa lettre au colonel, c’était afin de laisser à ce dernier le plaisir de la surprise.

M. de Vorcel suivait attentivement l’entrée à la Mission de ces trois cents cavaliers, que le Père Florentin répartissait de son mieux dans les huttes à mesure qu’ils mettaient pied à terre.

— Que renferme donc ce fourgon ? demanda M. de Vorcel au capitaine.

— Des objets bien utiles, répondit l’officier en souriant : des munitions, des armes et deux pièces de montagne.

— Ma foi ! s’écria joyeusement le colonel, voilà une heureuse idée.

— Je suis charmé qu’elle vous plaise, car elle est de moi.

— Je reconnais bien là votre prévoyance.

— Sachant que les sauvages marchent généralement en masse compacte, j’ai pensé que quelques volées de mitraille éclairciraient un peu leurs rangs.

— Et vous avez eu raison. Allons, allons, je crois que la Mission verra encore de longs jours.

— Puissiez-vous dire vrai ! fit le capitaine d’un air soucieux.

— En douteriez-vous ?

— Je vous avoue franchement que je ne suis rien moins que rassuré.

— D’où vous vient cette inquiétude ?

— En me rendant ici, j’ai rencontré plusieurs de nos batteurs d’estrade, et les nouvelles qu’ils m’ont apprises sont assez graves. Il paraît que les Indiens qui nous attaqueront seront nombreux. Leurs détachements sillonnent le bois, se dirigeant tous à quelques lieues d’ici, où ils doivent se réunir avant de marcher contre la Mission.

— La situation est grave, en effet, mais avec l’aide de Dieu, nous nous en tirerons à notre honneur. Quoi qu’il arrive, nous aurons fait notre devoir.

M. de Vorcel emmena le capitaine dans la hutte que le missionnaire avait mise à sa disposition ; puis, après avoir fait appeler Sans-Peur, il commença à élaborer un plan de défense.

La Mission était placée dans une situation très avantageuse, pour repousser une attaque des sauvages, qui, n’ayant aucune notion des coutumes de la guerre européenne, marchent habituellement en masses serrées que les balles peuvent fouiller aisément.

Aux deux extrémités du plateau sur lequel s’élevaient les huttes de la Mission, le Père Florentin avait fait élever un rempart formé de troncs d’arbres, dont l’approche était défendue par un fossé large de huit mètres et profond de cinq.

Dans ces conditions, dix hommes, abrités derrière chacun de ces retranchements, pouvaient facilement arrêter l’ennemi, quelle que fût sa force numérique. Restaient les deux pentes de la colline : l’une, à l’ouest, faisait face à une immense plaine parsemée de bouquets d’arbres ; l’autre, à l’est, descendait dans une jolie prairie bornée, à un kilomètre, par une épaisse forêt qui s’estompait en sombre sur le bleu du ciel. C’était évidemment par là que viendraient les Indiens, car le couvert de la forêt, tout en les dissimulant, pouvait, en cas de retraite, leur offrir un abri.

Nous avons dit que M. de Vorcel avait fait établir autour du village des retranchements solides garnis de fossés. Malgré ces précautions, le colonel fit creuser des tranchées à cent pas des pentes de la colline et y embusqua les chasseurs. Il avait ainsi deux postes avancés qui, dès qu’ils apercevraient l’ennemi, devaient donner l’alarme et se replier aussitôt sur la Mission.

Cette précaution n’était que pour prévenir une attaque de nuit, puisque, du sommet de la colline, on pouvait surveiller activement les environs.

Les deux pièces de canon furent chargées à mitraille et placées au centre de la place, afin d’être dirigées vers le côté où apparaîtrait le danger.

Les soldats et les Indiens de la Mission, rangés en bon ordre derrière les retranchements, se tenaient prêts à faire feu.

Tout étant préparé pour la défense, M. de Vorcel fit hisser le drapeau blanc fleurdelisé à côté de celui de la Mission, qui était blanc, croisé de bleu.

Cependant, aucun ennemi ne se montrait et le colonel s’énervait de rester ainsi dans l’expectative.

— Mon colonel, dit tout à coup Sans-Peur qui se tenait près de lui, voulez-vous que j’aille faire une reconnaissance ?

— Ne serait-ce pas imprudent ? Bien que nous n’ayons encore aperçu aucun Peau-Rouge, les bois doivent en être remplis.

— Il serait bon que nous fussions fixés à cet égard.

— Agissez comme vous voudrez, mon ami, mais soyez prudent.

— Je connais les Peaux-Rouges, et quelle que soit leur finesse, je me charge de leur glisser entre les doigts.

Sans-Peur examina avec soin les amorces de sa carabine et de ses pistolets, s’assura que son couteau jouait bien dans sa gaine et s’engagea immédiatement sur la pente ouest de la colline.

Le colonel le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eut disparu dans les hautes herbes qui couvraient la plaine au loin.

— Brave garçon ! murmura-t-il ; pourvu qu’il revienne sain et sauf.

L’absence du chasseur dura deux heures. Lorsqu’il revint, il se rendit rapidement près du colonel, qui causait avec le Père Florentin.

— Alerte, mon colonel ! lui dit-il vivement.

— Que se passe-t-il donc ?

Sans-Peur désigna successivement l’ouest et l’est.

— Regardez, dit-il simplement.

— Je ne vois que les hautes herbes.

— Ne remarquez-vous pas qu’elles oscillent dans tous les sens.

— C’est vrai, mais je ne vois pas…

— Ces oscillations sont produites par les Indiens, qui s’avancent, en rampant.

— Vous en êtes sûr ! s’écria le colonel en tressaillant malgré lui.

— Autant qu’on peut l’être quand on les a vus de près.

— Combien sont-ils ?

— En tout, environ quinze cents.

— Tant que cela ?

— Peut-être plus.

— Bien. Rappelez les chasseurs qui forment les postes avancés.

Sans-Peur ne s’était pas trompé ; les Indiens s’avançaient, en effet, mais plus nombreux qu’il l’avait supposé.

Le soleil venait de disparaître à l’horizon et une teinte crépusculaire s’étendait sur le désert.


Les autres furent chargés de creuser autour du village un fossé…

Soudain des cris stridents retentirent, et les Peaux-Rouges, se dressant des deux côtés à la fois, s’élancèrent vers la colline en bondissant comme des tigres.

Le colonel les laissa approcher jusqu’à trois cents pas ; alors il cria d’une voix tonnante :

— Feu !

Une décharge effroyable éclata comme un roulement de tonnerre, fauchant les Indiens comme des épis mûrs.

Les sauvages s’arrêtèrent un instant, mais leur hésitation fut de courte durée : poussant de nouveau leur terrible cri de guerre, ils s’élancèrent avec furie vers la colline dont ils commencèrent à gravir les pentes sous un feu meurtrier qui les couvrait de fer et de plomb. La mitraille vomie par les canons creusait dans leurs rangs des sillons sanglants, sans que leur élan se ralentît.

Ils allaient bientôt atteindre les retranchements, quand des hurlements formidables montèrent de la plaine.

— C’est le cri de guerre des Hurons ! hurla Sans-Peur. Courage, camarades !

Les assaillants comprirent immédiatement le danger qui les menaçait. Pris entre deux feux, leur défaite était certaine. Sans hésiter, ils lâchèrent pied et dévalèrent les pentes de la colline.

Sur l’ordre du colonel, cinquante soldats montèrent à cheval et quittèrent le village, commandés par le capitaine Verdier, qui s’élança avec ses hommes, descendant la colline, ventre à terre, volant comme une avalanche, au risque de rouler au bas de la pente.

Par quel miracle atteignirent-ils la plaine ? Nul n’aurait su le dire.

En moins de cinq minutes, le capitaine et sa troupe se trouvèrent au milieu des sauvages que les Hurons attaquaient avec furie.

Alors commença un véritable carnage

— Tue ! tue ! hurlait le capitaine.

Les Indiens, hachés par les sabres, foulés sous les pieds des chevaux, égorgés par les Hurons, s’enfuirent bientôt dans toutes les directions, laissant derrière eux de longues traînées de sang.

Le capitaine s’approcha alors du chef de Hurons, qui n’était autre que Taréas.

— Merci, chef, dit-il en lui tendant la main, vous êtes un ami aussi fidèle que brave.

— Le guerrier blanc me connaît donc ? fit Taréas.

— Quel est donc, au Canada, le Français qui ne connaît pas le brava Taréas ?

— Les lèvres de mon frère distillent le miel, fit le chef en souriant, flatté de ces louangeuses paroles.

— Pas du tout : je dis la vérité.

Aussitôt le combat terminé, les Hurons, fidèles à leur coutume, s’étaient précipités, le couteau au poing, sur les cadavres de leurs ennemis et les avaient scalpés, avec une dextérité incroyable. On eût dit une volée de vautours s’abattant sur ce champ de carnage.

Le capitaine détourna la tête pour ne pas voir ce hideux spectacle, mais il se garda bien de rien laisser paraître du dégoût qu’il éprouvait, car les Hurons en eussent été très froissés.

Lorsqu’ils eurent attaché à leur ceinture ces sanglants trophées, ils se dirigèrent, avec les cavaliers vers la Mission où ils furent reçus avec les marques de la plus vive sympathie.

M. de Vorcel, surtout, leur adressa de sincères félicitations, du reste méritées, car ils avaient certainement décidé du résultat de la bataille.

Taréas, qui n’avait perdu que peu de guerriers dans le sanglant combat qu’il venait de livrer, était accompagné de près de deux cents Hurons, secours d’une valeur inestimable pour le colonel, qui ne se dissimulait pas ce que sa position avait de critique.

Le combat lui avait coûté cinquante hommes tués ou blessés, chiffre relativement minime comparé aux pertes subies par les assaillants, dont les cadavres jonchaient la plaine et les pentes de la colline.

La nuit était tout à fait venue ; aussi, craignant une surprise, le colonel remit au lendemain le soin d’enterrer les morts.

Quant aux blessés, blancs et Hurons, ils avaient été transportés dans une ambulance installée par les soins du Père Florentin, qui pansa leurs blessures avec une angélique sollicitude.

Fidèle à la coutume européenne, le colonel avait voulu faire relever les blessés ennemis pour leur prodiguer des soins ; mais, outre les dangers que cette opération aurait fait courir à ses hommes, Taréas, en vrai Peau-Rouge, s’y était énergiquement opposé.

Ne demandant jamais de grâce, il n’en accordait pas.

Force fut donc au colonel de renoncer à son généreux projet et de se courber sous cette dure nécessité qui répugnait à son cœur de soldat et de chrétien. Placé entre l’amitié des Hurons et la reconnaissance problématique de ses ennemis, il ne lui était pas permis d’hésiter.

Lorsque l’ordre régna enfin dans la Mission et que chacun eût repris son poste de combat, les chasseurs canadiens allèrent reprendre leur place dans les tranchées, afin de surveiller les mouvements de l’ennemi.

— M. de Vorcel interrogea alors Taréas sur son arrivée providentielle autant qu’inattendue.

— Mon frère veut savoir ? dit le chef, qui pensait que sa présence se passait de commentaires.

— Oui, chef, puisque je vous le demande.

— J’étais allé, avec mes guerriers, rendre compte au grand chef des blancs d’une mission dont il m’avait chargé, quand j’ai appris que le chef de la prière allait être attaqué ; alors je suis venu.

Taréas prononça ces paroles simplement, comme s’il eût accompli la chose la plus naturelle.

Tant de grandeur d’âme chez ce sauvage émerveilla le colonel.

— Chef, dit-il au Huron, vous êtes un noble cœur !

En ce moment, un homme sauta par-dessus le retranchement, à quelques pas du colonel.

— Qu’est-ce que cela ? s’écria ce dernier en armant un pistolet.

— Ne tirez pas, dit vivement l’inconnu, vous tueriez un ami.

— Sans-Peur ! fit le colonel avec étonnement.

— Lui-même, mon colonel.

— D’où venez-vous donc ainsi ?

— De la forêt. Je tenais à savoir ce qui s’y passait.

— Vous êtes un hardi compagnon !… Vous aventurer ainsi au milieu de ces démons !

— Eh ! eh ! mon idée n’était pas trop mauvaise.

— Avez-vous donc appris quelque chose ?

— Sans cela, serais-je de retour ?

— Ce que vous avez à me dire est grave, alors ?

— Vous allez en juger, car le chef est assez notre ami pour que nous n’ayons pas de secrets pour lui.

Le chef sourit avec satisfaction.

— Parlez donc, dit le colonel.

Voilà l’affaire. En quittant le camp, il y a deux jours, je me suis dirigé vers la forêt, mais bientôt j’ai dû sauter dans un arbre pour n’être pas vu, car les Peaux-Rouges couraient en tous sens comme une légion de diables. Tout en me promenant d’arbre en arbre pour me rendre compte de leur nombre, j’arrive au-dessus d’un feu autour duquel une dizaine de chefs étaient réunis en conseil.

— Et vous avez pu entendre ce qu’ils disaient ?

— Distinctement. Mais je ne vous répéterai pas tout ce que j’ai entendu, car ce serait aussi long qu’inutile. Je me bornerai à vous dire que nous serons attaqués demain, vers midi.

— Habituellement, les Indiens ne tentent de surprise que la nuit, il me semble.

— Votre réflexion est extrêmement juste, mais, pour cette fois, ils dérogeront à leurs habitudes. En raison même de ce que leurs coutumes nous sont connues, ils pensent que, en plein jour, nous les surveillerons moins activement.

— C’est assez bien imaginé.

— Oui, pas mal ; mais, malheureusement pour eux, nous sommes prévenus. Maintenant, voulez-vous connaître le nom du chef qui est à la tête des Indiens !

— Dites.

— Niocébah !

Le colonel ne put réprimer un frisson.

L’homme dont il s’était fait un ennemi mortel allait certainement lui faire une guerre terrible et sans merci.

Le chef, lui, sourit d’un air sinistre.

— Niocébah est un chien ! dit-il ; Taréas prendra sa chevelure !

— En attendant, dit Sans-Peur, il s’apprête à prendre les nôtres. Mais, ajouta-t-il d’un air soucieux, il est une chose qui m’étonne.

— Laquelle, mon ami ? demanda le colonel.

— À quelques pas des chefs, j’ai aperçu un groupe formé par une vingtaine de blancs. Nous ferons bien de nous méfier, car ces gens-là pourraient fort bien tenter de s’introduire parmi nous pour nous espionner.

— Ils n’entreront pas ici sans être vus.

— C’est vrai ; mais ils pourraient se présenter à vous pour se faire engager.

— Quant à cela, vous pouvez être tranquille. Quoique je ne sois pas comme vous au fait des coutumes de la guerre indienne, je ne serais pas assez imprudent pour accepter ainsi le premier venu.

— N’en acceptez aucun, quel qu’il soit.

— Je vous le promets.

— Bien. Maintenant, je vais aller me reposer un peu.

Sans-Peur souhaita le bonsoir au colonel et se dirigea vers sa hutte.

Taréas ne tarda pas d’en faire autant, et M. de Vorcel resta seul, livré à ses pensées.