Le chemin de fer de Bagdad

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LE CHEMIN DE FER DE BAGDAD

Le premier coup d’œil attentif sur la carte de l’Asie Mineure fait prévoir clairement la formation de son réseau de chemins de fer et à défaut d’autres causes en expliquerait la petitesse et le décousu.

Ce grand plateau central, sec et médiocrement peuplé qui occupe plus des trois quarts de la péninsule, — borné au Nord par la chaîne Pontique, au Sud par les escarpements du Taurus, empâté à l’Est par les massifs tourmentés de l’Arménie, défendu à l’Ouest par l’enchevêtrement des chaînes de Pamphilie, de Carie et de Lydie, s’ouvre mal au rail et n’a relativement pas grand-chose à lui offrir.

La vie et la richesse qui jadis l’avaient pénétré jusqu’à le remplir d’histoire se sont concentrées sur sa périphérie, sur les plages étroites de la mer Noire, sur les côtes déchiquetées de la mer Égée. De même, lorsqu’on descend du plateau vers le Tud, c’est par delà le désert syrien, à l’étroite bande de Syrie et de Palestine, c’est par delà les steppes de la Haute Mésopotamie, à la plaine de Bagdad qu’il faut aboutir pour retrouver des régions prospères et peuplées.

Ce sont elles qui ont tenté les premiers demandeurs de concessions. Ils visaient soit l’exploitation des riches vallées côtières du Méandre, du Caïstre et de l’Hermos que les lignes d’Aïdin et de Cassaba relient à Smyrne, soit la jonction à la côte d’une ville importante de l’intérieur, Jérusalem à Jaffa, Damas à Beyrouth, Adana à Mersina, Brousse à Moudania.

Réseaux intéressants, d’autant plus que, sauf le Smyrne-Aidin, ils sont entre des mains françaises, se suffisant presque tous à eux-mêmes, mais courts et isolés et gardant, en fait, sinon dans le rêve de leurs promoteurs, un caractère accentué d’intérêt local.

Au reste, pour relier entre eux et avec Constantinople les ports de la mer Noire ou pour joindre la Palestine à la Syrie, il n’est pas douteux que la voie de communication d’intérêt général n’est pas un chemin de fer ; c’est la mer qu’il serait également inutile et improductif de doubler.

Mais elle ne baigne ni l’Arménie turque, ni la frontière persane, séparées de la capitale de l’Empire par 1 500 ou 2 000 kilomètres, et si la plaine mésopotamienne aboutit au golfe Persique, le périple arabique comporte un détour d’un millier de lieues.

La jonction de ces provinces à la Turquie européenne et méditerranéenne par une sorte de grand tronc à la fois politique, stratégique et économique, constitue pour l’empire turc l’œuvre essentielle, à la fois tentante et coûteuse, toujours désirée et sans cesse remise. Si l’on veut remarquer que sa direction est justement celle de la route des Indes, on verra en outre jusqu’à quel point cette entreprise d’un intérêt ottoman est aussi une entreprise d’intérêt international.

C’est sous cet angle d’entreprise internationale qu’elle a commencé d’être envisagée et c’est comme de juste la puissance la plus préoccupée d’assurer et de raccourcir cette route des Indes qui en a pris l’initiative. Dès 1837, moins de quinze ans après l’installation du premier chemin de fer dans le monde, le colonel Chesney proposait, au grand enthousiasme de ses compatriotes, un chemin de fer partant de Suédia, dans le golfe d’Alexandrette, pour aboutir à Bassora. Il en obtenait la concession vingt ans après, au lendemain du firman qui nous accordait celle du percement de l’isthme de Suez.

L’entreprise avorta faute d’argent ; mais périodiquement, en 1868, en 1872, en 1880, en 1882, on la voit reparaître, avec la constitution de comités à la Chambre des communes, l’envoi de missions techniques, le choix de nouveaux tracés, jusqu’au moment où l’installation de l’Angleterre en Égypte et le contrôle assuré à son profit du canal de Suez la relâchent un peu de cette préoccupation constante.

Si variés qu’aient été ces projets, ils ont toujours eu deux traits communs : la ligne partait d’un point de la côte de Syrie, voisin de Chypre depuis l’occupation de l’île, et en tous cas baigné par une mer que la supériorité des escadres anglaises peut faire britannique en temps de guerre ; elle s’écartait autant que possible des massifs montagneux du Sud-Est, d’où les troupes russes de Transcaucasie pourraient descendre en temps de conflit.

Sont-ce bien là les intérêts de la Porte ? Il est évident que non. Elle doit tendre à faire refluer autant que possible vers la capitale les courants économiques de ses provinces orientales, et, en outre, elle doit se préoccuper, d’une part, d’assurer rapidement la défense des vilayets d’Erzeroum et de Van, de Mossoul, Bagdad et Bassora contre ses deux voisins du Sud-Est, d’autre part, de réprimer le brigandage sur les bords de l’Euphrate et la rébellion chronique des tribus d’Arabie. C’est de Constantinople que partent les troupes ; c’est là qu’il peut y avoir intérêt à les concentrer.

Envisagée au point de vue ottoman, la grande ligne d’Asie-Mineure doit donc partir du Bosphore et non de la Méditerranée et elle doit s’infléchir le plus rapidement possible vers l’Est. Et comme, au contraire des chemins de fer de la côte, elle ne peut se concevoir pratiquement sans l’aide financière de l’Empire, on ne peut refuser à celui-ci quelques droits de prétendre la faire servir à la satisfaction de ses besoins.

La perception de ces intérêts évidents devait faire écarter les projets anglais. L’abus qu’au lendemain du traité de Berlin le gouvernement britannique fit de la reconnaissance turque, aussitôt monnayée sous les espèces de Chypre, l’occupation de l’Égypte, toute la série des événements récents qui mirent en conflit presque permanent la Porte et la diplomatie anglaise leur portèrent un coup décisif.

C’est ainsi que la ligne française de Beyrouth-Damas reçut, avec la concession du chemin de fer d’Alep, le privilège de toutes les lignes à construire entre celui-ci et la côte. De ce fait, les ports de Syrie ne pourraient désormais servir de tête de ligne à un transasiatique anglais. Un peu plus tard la ligne anglaise de Smyrne-Aïdin ne pouvait obtenir, même sans garanties d’intérêt, son prolongement au delà de Dinaïr. Depuis quelques années, il apparaissait nettement que ce n’était pas à des concessionnaires anglais que le sultan confierait l’exécution d’une œuvre aussi importante et aussi convoitée que le grand tronc d’Asie-Mineure.

D’autres initiatives également hardies, mais mieux en cour, s’étaient depuis longtemps assuré une situation privilégiée.

Dès 1871, sous la direction de l’Autrichien Wilhelm Pressel, le gouvernement turc avait fait construire la ligne d’Haïdar-Pacha à Ismidt, ligne bien courte, si l’on en compte les kilomètres, mais grosse d’espérances. C’était l’amorce d’un vaste projet vers Bagdad, étudié par cet ingénieur, dont le titre de « directeur principal des chemins de fer turco-asiatiques » indiquait assez les rêves. Ils durèrent peu. Les embarras financiers de la Porte les compromirent, la suspension des intérêts de la dette en 1874 les ruina. La gestion directe de l’entreprise révéla même des faiblesses si orientales qu’il fallut l’affermer. Mais la Société qui, en 1880, en obtint l’exploitation et où prédominait l’influence anglaise, ne la garda pas longtemps ; les négociations qu’elle entama en vue d’un prolongement sur Eskicheir, Konieh, Adana, Alep et Bagdad se heurtèrent à une mauvaise volonté qui finit par lui coûter la vie. Parmi trois ou quatre groupes rivaux, appuyés chacun d’une certaine action diplomatique, c’est à M. de Kaulla, représentant de la Deutsche Bank, que deux iradés des 24 septembre et 6 octobre 1888 accordèrent avec l’exploitation de la ligne Haïdar-Pacha-Ismidt, rachetée à ses locataires, la concession des 486 kilomètres d’Ismidt à Angora, appuyée de la garantie d’un revenu brut de 15 500 francs par kilomètre. La « Société ottomane du chemin de fer d’Anatolie », fondée dans ce but, trouva en Allemagne les 45 millions d’actions et les 80 millions d’obligations nécessaires à l’établissement de la ligne ; elle l’acheva en quatre ans.

Premier succès, succès d’influence et succès d’affaires, suivi d’une victoire plus grande encore sur des rivaux français et anglais. Un iradé d’avril 1893 donnait à la Compagnie d’Anatolie : 1o la concession d’un embranchement qui se détachait à Eskicheir pour atteindre vers le Sud Konieh avec une garantie kilométrique de 15 000 francs gagée comme la précédente sur les dîmes des sandjaks traversés ; 2o celle de la ligne d’Angora à Césarée avec une garantie plus forte encore et surtout avec le prolongement éventuel à Sivas-Diarbékir et Bagdad.

Ainsi, des deux tracés principaux entre Constantinople et Bagdad, à travers les steppes du Plateau central ou à travers les montagnes de l’Est, la Porte faisait choix du tracé le plus septentrional, et c’est aux Allemands qu’elle remettait l’exécution de son grand tronc asiatique avec tout ce qu’une pareille œuvre comporte, dans un pays à demi sauvage de pouvoirs effectifs et d’extension d’influence.

Double échec, et aux intérêts matériels de la France, et aux intérêts politiques de la Russie. Le coup nous était d’autant plus rude que la Compagnie d’Anatolie qui, pour la ligne d’Ismidt à Angora, avait laissé à l’élément français une part des entreprises et du personnel, faisait de la ligne d’Eskicheir à Konieh une œuvre strictement allemande tant au point de vue de la construction que de l’exploitation.

Quant aux Russes, ils ne pouvaient voir sans déplaisir la ligne asiatique s’infléchir vers leur frontière avec l’évidente destination, achetée d’un long détour et d’un tracé difficile, d’y porter en cas de guerre une armée turque.

Les deux diplomaties ne pouvaient rester inactives devant cette situation ; elles s’employèrent aussitôt à en parer les menaces. Les ambassadeurs des grandes puissances, auxquels les circonstances donnent à Constantinople des fonctions si variées et si larges, y font assez souvent et assez heureusement figure de gens d’affaires. C’était le cas. On peut dire qu’en outre de leur autorité personnelle les représentants de la France et de la Russie trouvèrent dans la situation financière de la future entreprise et du gouvernement turc les points d’appui les plus précieux.

L’ambassadeur de Russie fit valoir sans doute qu’ayant à garantir un revenu brut de 15 000 fr. et peut-être plus par kilomètre, le trésor de l’Empire ne saurait être indifférent au choix d’un tracé qui comporterait 400 kilomètres de plus et des profils très accidentés. Et effectivement le tracé du Nord semble avoir été définitivement écarté au profit d’une ligne Konieh, Adana Diarbékir, Mossoul, Bagdad.

Quant à l’ambassadeur de France, il trouva les groupes allemands tout préparés à l’idée que le marché de Paris, avec l’abondance et le bon marché de ses disponibilités, offrait à leur entreprise des avantages de premier ordre et qu’on ne devait pas hésiter à s’assurer au prix de sérieuses concessions. En effet, la ligne de Konieh à Bagdad ne coûtera pas moins de 350 millions de marks que la place de Berlin, surtout après l’énorme effort industriel de ces dernières années, est hors d’état de fournir à elle seule.

Ajoutez que l’entente si aisée à rechercher sur le terrain des affaires entre personnes de sang-froid et de sens pratique reçut, dit-on, de hauts encouragements lors du dernier voyage de l’empereur allemand à Constantinople. En tous cas, elle s’établit dans les conditions suivantes :

Dès 1891, et à titre de compensation partielle des succès allemands, le groupe français de la ligne de Smyrne à Kassaba, dont le chemin de fer remontait la vallée de l’Hermos jusqu’à Alacheir, avait obtenu de le prolonger jusqu’à Afioum-Karahissar à la rencontre du chemin de fer anatolien en construction. Cette station se trouvait être à 416 kilomètres de Smyrne et à 483 de Constantinople ; si bien que, de ce fait, il ne tenait qu’au Smyrne-Cassaba de détourner par des abaissements de tarif les marchandises de l’Anatolien et de faire passer ainsi du Bosphore à la mer Égée le débouché naturel du futur chemin de fer de Bagdad.

Un règlement rationnel s’imposait dans l’intérêt des deux compagnies ; il fut effectivement consacré par la fixation d’un barème de tarifs et par l’entrée de deux administrateurs de chacune des Sociétés dans le Conseil de l’autre. Mais il s’étendit beaucoup plus loin, jusqu’aux rapports des groupes mêmes dont dépendaient les deux entreprises, jusqu’au projet du futur transasiatique. Aux termes d’un accord conclu entre la Deutsche Bank et la Banque ottomane, celle-ci agissant au nom du groupe français, il fut convenu que le capital du chemin de fer de Konieh à Bagdad serait fourni pour 40 % par le groupe allemand, pour 40 % par le groupe français, pour les 20 % restant par les autres marchés.

D’exclusivement allemande, l’œuvre devenait internationale, et la part qu’y prenaient nos capitaux assurait que non seulement rien ne serait tenté contre nos intérêts, mais qu’il leur serait fait une place dans la nouvelle entreprise.

Elle restait cependant, quant à sa préparation première, sous l’influence des initiatives dont elle était sortie. C’est une mission allemande composée d’ingénieurs et de représentants de la Deutsche Bank qui, sous la direction du consul général allemand à Constantinople, a entrepris à la fin de 1899 l’étude du tracé et des conditions économiques de la ligne. Et les résultats de ses travaux ont été récemment publiés sous un titre « Die deutsche Bagdad Bahn » qui ressemble un peu à une déclaration d’annexion.

Il semble que l’auteur de cet intéressant travail, dont un feuilleton du Journal des Débats et plusieurs articles de la Dépêche Coloniale ont déjà entretenu le public français, ait été un peu emporté par le lyrisme national qui lui fait apercevoir dix millions de colons allemands dans la plaine mésopotamienne et un chemin de fer transasiatique protégé par des milices allemandes comme les lignes de Mandchourie par les soldats du tsar.

Ces patriotiques exagérations ne sont peut-être pas très heureuses. Il n’en est pas besoin pour intéresser le public allemand à une œuvre qui a été signalée de très haut à son attention et que des rêves « mondiaux » lui rendent sans doute encore plus belle ; et elles pourraient éveiller soit de la part des autorités ottomanes, soit du côté de la grande voisine territoriale de la Turquie d’Asie, des inquiétudes aujourd’hui sans fondement.

En tous cas, l’accord de 1899 n’est pas resté lettre morte ; à différentes reprises, les groupes financiers français, soutenus par notre représentant à Constantinople, ont, dans la préparation de cette grande affaire, assuré heureusement la défense de nos intérêts. On a obtenu ainsi que la ligne projetée ralliat à la descente du Taurus le terminus de notre chemin de fer de Mersina à Adana, auquel il apportera un supplément de trafic que la proximité de la mer, à peine distante de 60 kilomètres, peut rendre très important. À l’heure actuelle, des négociations sont ouvertes pour fixer la part de l’entreprise, du matériel et du personnel français dans la construction et l’exploitation de la future ligne et pour arrêter la cession à notre groupe d’une part égale dans les actions de la ligne déjà construite d’Haïdar-Pacha à Konieh à celle qu’il doit prendre dans le prolongement de Konieh à Bagdad. Le tracé sera prochainement revu et définitivement arrêté par des ingénieurs français et allemands, et la période d’exécution financière et matérielle doit s’ouvrir, paraît-il, aussitôt que seront réglées les questions relatives aux garanties kilométriques, dont le service comporte certains arrangements avec la Dette publique et des réformes compensatrices dans le système des perceptions.

Reste à jeter un coup d’œil rapide sur le tracé projeté et la valeur économique de l’entreprise.

Jusqu’à Konieh, l’antique Iconium, dont les jardins sont une sorte d’oasis dans le steppe salé du haut plateau, la ligne absorbe, on le sait, la voie déjà construite du chemin de fer anatolien. Celle-ci, qui reçoit par ailleurs les céréales et les bestiaux d’Angora, porte un trafic déjà sérieux. Depuis son ouverture en 1895, le produit brut kilométrique a pu passer suivant les sections de 6 000 à 13 000 francs, et de 2 700 à 6 500 francs ; les recettes sont donc en progression croissante ; et si elles restent encore inférieures au minimum garanti de 15 000 francs, il est permis de croire qu’avec l’augmentation de trafic qu’apportera nécessairement le prolongement de la ligne, cette partie du réseau se libérera assez rapidement de la garantie.

De Konieh, la voie projetée prend la direction du Sud-Est et au travers de la pauvre Karamanie, par Eregli où les ingénieurs allemands ont reconnu un important bassin houiller, elle gagne le Taurus qu’elle passe aux fameuses portes ciliciennes de Galek Boghan.

Elle descend de là sur la riche région d’Adana, dont les céréales et les cotons font déjà vivre la ligne de Mersina, puis par Aïn Tab, ville de 50 000 habitants, au milieu de terres à blés et d’oliviers, elle pénètre dans le bassin de l’Euphrate. Elle passe ce fleuve à Biredjik où sans doute la retrouvera plus tard la ligne française de Beyrouth à Alep, et se dirige vers l’Est, sur Orfa, l’ancienne Edesse, dont les 40 000 habitants, cultivateurs et éleveurs, alimentent un commerce assez important de caravanes, et sur Diarbékir, centre de même valeur, étape de transit fréquentée, où elle atteint le Tigre. Elle en délaisse les bords, moins déserts cependant que ceux de l’Euphrate, pour descendre directement vers la plaine mésopotamienne à l’entrée de laquelle elle dessert Mardin, entrepôt, lieu de pèlerinage et de culte des tribus montagnardes kurdes et chrétiennes, pour aboutir, en face des ruines de Ninive, à Mossoul.

Là, elle abandonne le plaine historique pour suivre au Sud-Est le bord montagneux du bassin mésopotamien, où, à l’entrée de vallées arrosées et protectrices, se sont réfugiés les centres de population les plus importants. C’est Erbil, l’ancien champ de bataille d’Alexandre, Kerkouk au milieu d’une région brûlante et tourmentée où le naphte afleure à la surface du sol. Puis, reprenant le plein Sud, elle descend sur le Tigre, qu’elle retrouve désormais navigable aux portes de Bagdad.

Cette grande cité de 150 000 habitants, et qui fait, à elle seule, tant à l’exportation qu’à l’importation, un commerce d’une cinquantaine de millions, devait être le point terminus de la ligne qui en tirait son nom et son but. La mission allemande ne s’y est pas arrêtée ; elle a voulu toucher au golfe Persique. Elle propose d’y arriver par deux lignes qui évitent l’une et l’autre la plaine marécageuse entre les deux fleuves. Celle de l’Est se détache à Deli Abbas, à 50 kilomètres au nord de Bagdad, suit la frontière persane qu’elle finit par passer et aboutit au grand port persan de Mohammerah. Celle de l’Ouest, partant de Bagdad, repasse le Tigre et l’Euphrate, dessert par un embranchement les deux célèbres pèlerinages musulmans de Kerbela et de Nedjef, touche à Bassora et ne s’arrête que sur le golfe Persique même, au port arabique de Koueït.

C’est aller un peu vite. Avant que de concurrencer par une double voie ferrée les bateaux à vapeur qui font le service de Bassora à Bagdad, on peut croire que l’empire ottoman trouvera pendant longtemps des emplois plus productifs de ces garanties de revenu qui seront pour lui, au moins au début, de lourdes charges. Les 1 600 kilomètres de Konieh à Bagdad, prolongés si l’on veut sur Kerbela et Nedjef, constituent une œuvre par elle-même assez importante et assez coûteuse pour qu’on y concentre tous les efforts.

Il ne semble pas, à la vérité, qu’en dehors de la traversée du Taurus, entre Eregli et Adana, de l’Anti-Taurus entre cette ville et Aïn Tab, peut-être de la région entre Orfa et Mardin, et aussi du passage de l’Euphrate, du Tigre et de ses deux ou trois grands affluents du Nord-Est, l’entreprise doive se heurter à de graves difficultés techniques. Mais il suffit pour élever assez haut le coût de la construction d’avoir à l’effectuer dans une région lointaine, en partie déserte, également dépourvue de matériel et de main-d’œuvre expérimentée. Il n’est pas probable que l’on descende au-dessous de 200 000 francs au kilomètre de voie normale.

À ce prix la ligne ne pourrait pas, d’ici à un certain temps, se passer de la garantie du gouvernement ottoman.

De l’énorme transit indien, il n’est guère possible en effet qu’elle détourne à son profit les marchandises à qui les grands services maritimes offrent des transports suffisamment rapides et infiniment moins coûteux. Elle pourra plutôt attirer à la longue un certain nombre de voyageurs, si l’on peut s’assurer de bonnes correspondances et ne pas allonger indûment les parcours en les suspendant de nuit, comme le font encore les chemins de fer anatoliens.

En ce qui concerne la Perse, l’Angleterre et la Russie y ont dès aujourd’hui une situation prépondérante au point de vue commercial et des moyens de pénétration que les marchandises européennes n’abandonneront sans doute pas pour la nouvelle voie.

C’est donc de l’établissement des relations locales, c’est du transit au sein de l’Empire, de la reconstitution d’une prospérité légendaire et déchue que le chemin de fer de Bagdad tirera ses meilleurs éléments de succès.

À l’heure actuelle, le mouvement commercial de l’Asie Mineure et de la Mésopotamie, sans être négligeable, n’offre pas de chances de rémunération immédiate. La région de Konieh est pauvre. Celle d’Adana a déjà sa sortie. Diarbékir, Mossoul, Bagdad, sont à coup sûr des centres importants de production et de transit ; mais une portion considérable des marchandises de Bagdad continuera certainement de prendre la voie de mer, et les caravanes qui remontent le Tigre ou passent le désert de Syrie n’arrêteront pas du jour au lendemain leurs transports ; l’expérience des lignes d’Anatolie et de Syrie fait prévoir, au contraire, que, par d’incroyables abaissements de prix, elles continueront pendant un certain temps une lutte d’ailleurs sans espoir.

On parle des houilles d’Eregli ; mais alors que celles d’Héraclée, de qualité excellente et d’évacuation aisée, puisqu’elles sont au bord de la mer, n’ont pas encore réussi à fermer complètement le marché de Constantinople aux houilles anglaises, celles du vilayet de Konieh, au milieu du plateau central, ne pourront s’assurer avant longtemps des débouchés sérieux. De même la baisse récente du naphte rend un peu aventureuse la constitution à Kierkouk de grandes exploitations de pétrole analogues à celles de Bakou, si productives et si heureusement placées. En dehors des minerais de cuivre d’Argana, assez riches pour supporter aujourd’hui les frais de transport à dos de mulet, on ne voit pas que la ligne puisse à son début desservir des centres miniers à grosses sorties.

Enfin les possibilités classiques et — la part faite à l’exagération — certainement admissibles de la culture en Mésopotamie sont subordonnées à une transformation lente et coûteuse, non seulement du sol détérioré par une longue incurie et une modification du climat, mais des populations en grande partie disparues, et pour le reste appauvries et transformées en nomades par des séries de refoulements et de massacres.

Au reste, l’insuffisance présente de ces éléments de trafic, que le développement naturel du pays ou une heureuse chance économique peuvent relever si rapidement, ne compromet nullement la réussite financière de l’entreprise. Elle est assurée immédiatement, dans les limites d’un intérêt largement rémunérateur, par les garanties de produit gagées sur les dîmes des régions traversées. À son profit l’Empire ottoman hypothèque une part de ses revenus. Il est vrai qu’il en assure du même coup la progression et qu’au prix d’un effort financier momentanément pénible, il se procure le plus utile instrument de gouvernement et de transformation.

Le chemin de fer de Badgad rapproche en effet et rattache les membres disjoints de ce grand corps endormi et inorganisé ; en reliant les provinces du Sud-Est au centre de l’Empire, il restitue à celui-ci un équilibre et des moyens d’action qui lui échappaient, il donne à celles-là des chances d’améliorations administrative et politique et, si l’on peut, dire d’innervation civilisatrice. Stratégiquement il rend disponible et mobile le corps d’armée de Badgad, dont les troupes, tenues en état par la surveillance des tribus de l’Arabie et des pillards de l’Euphrate, passent pour excellentes ; et en faisant moins lointaines les frontières du Sud et de l’Est, il permet de les couvrir par une mobilisation plus prompte et des renforcements éventuels.

Enfin et surtout, il ouvre au développement économique et au progrès moderne d’immenses régions qui, après avoir été le berceau de l’humanité, en ont été à demi désertées et qui, en échange de soins rares et malhabiles, ne lui rendent plus que des dons incertains. L’arrivée du chemin de fer à Orfa, Diarbékir, Mossoul sera certainement, comme à Angora et à Konieh, le signal d’une brusque expansion commerciale et agricole. Et si la meilleure volonté ne peut encore apercevoir, avec l’auteur de la Deutsche Badgad-Bahn, les 21 millions d’hectares de la Basse-Mésopotamie transformés soudainement en une Italie du Nord, couverte de céréales et rendant 60 pour un, du moins peut-on penser qu’avec le rétablissement de la sécurité et des relations économiques permanentes, avec la certitude jusqu’ici absente de pouvoir exporter les produits de la culture, avec la reprise des travaux d’irrigation abandonnés depuis des sièeles et dont dépend la transformation du bassin mésopotamien, avec tout ce que pourra apporter de capitaux, de compétence, d’esprit d’initiative et de travail, l’élément européen en marche avec le chemin de fer, ces plaines, où l’on chercha le Paradis terrestre, retrouveront progressivement des populations laborieuses pour les exploiter et les richesses qu’on a depuis si longtemps oublié de leur demander.

À ce moment, qui n’est peut-être pas très éloigné, le chemin de fer de Badgad se passera certainement des garanties de l’Empire, après avoir largement contribué à en rendre le service léger ; et il sera sans doute une des entreprises les plus prospères du monde.

On voit toute l’importance de l’œuvre projetée. Elle vaut pour nous, tant comme ressort d’un développement commercial, auquel, malgré le peu d’importance de nos intérêts actuels dans ces régions, nous ne pouvons manquer d’être associés, que comme instrument d’expansion pour notre influence politique et économique.

Anglais, et partant par exemple de Tripoli, pour rejoindre Bassora, le grand tronc asiatique eût affaibli gravement notre situation en Syrie, consommé notre ruine dans le golfe Persique et donné l’empire colonial de notre grande rivale un nouveau et dangereux point d’appui.

Exclusivement allemande, la ligne de Constantinople à Bagdad eût fermé à notre influence, à nos entreprises encore actives et à notre personnel le domaine qui s’ouvre aux bonnes volontés civilisées. L’autorité personnelle de notre ambassadeur et de son prédécesseur, l’habileté de nos représentants financiers à Constantinople, l’esprit à la fois pratique et courtois des groupes allemands, encouragés par leur souverain et conscients des avantages d’une entente qui ne s’arrêtera peut-être pas là, ont transformé notre situation un moment compromise. La part qui devait nous revenir dans l’œuvre de rénovation économique de la Turquie d’Asie nous a été réservée ; il ne dépend que de notre initiative et de nos capitaux de la remplir.