Le chemin de fer du lac Saint-Jean/V. Formation de la compagnie du chemin de fer

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Léger Brousseau, imprimeur-éditeur (p. 17-21).


V


FORMATION DE LA COMPAGNIE DU CHEMIN DE FER


Il faut ici que le lecteur se reporte quelque peu en arrière s’il veut savoir combien furent difficiles les commencements, combien pénibles les étapes successives d’une entreprise que nous considérons comme la plus féconde de toutes celles qui aient été conçues pour la province de Québec, depuis un demi-siècle, et comme portant en elle d’incalculables résultats. La construction du chemin de fer du Lac Saint-Jean est une époque dans notre existence coloniale ; elle a été le point de départ d’un déploiement dont on peut suivre jour par jour le progrès ; elle a été l’idée-mère de projets grandioses dont quelques-uns sont dès maintenant en pleine voie d’exécution, et l’on peut dire d’elle qu’avec ses développements futurs elle a, pour la province de Québec, province aussi vaste qu’un grand État du vieux monde, une importance au moins aussi grande que celle du chemin de fer du Pacifique pour le Dominion tout entier.

Il y a déjà quarante ans passés, en 1854, quelques personnes jetaient les bases d’une compagnie ayant pour objet de construire une voie ferrée allant de la capitale à la rivière Sainte-Anne, et devant être prolongée ensuite jusqu’au lac Saint-Jean. Mais cette compagnie ne réussit guère qu’à faire faire quelques explorations. En 1868, la question fut ramenée sur le tapis, et en 1869, la « Compagnie du chemin de fer de Québec et Gosford » recevait de l’Assemblée Législative l’autorisation de construire une ligne de Québec au township Gosford, distance de vingt-six milles, en suivant la direction nécessaire pour atteindre le lac Saint-Jean, dans un avenir quelconque. Elle recevait en outre, de la même Assemblée Législative, une subvention de 1750 dollars par mille ; la ville de Québec, de son côté, prenait pour dix mille dollars de « stock », et des souscriptions privées étaient ouvertes !


LE CHEMIN À « LISSES » DE BOIS


Ce n’était pas là une tentative dérisoire, comme on serait porté à le croire de nos jours où de pareils chiffres feraient sourire. On voulait naïvement essayer, on voulait voir quelle figure feraient des capitaux canadiens dans une entreprise de chemin de fer ; surtout, on voulait commencer par quelque chose, n’importe quoi, pour tirer la capitale de son isolement, des barrières qui l’étreignent dans tous les sens, et pour la doter d’un arrière-pays productif dans la direction du nord, puisque de ce côté-là seulement elle pouvait essayer de se déployer.

Mais on reconnut bientôt l’impossibilité de construire un chemin de fer avec d’aussi maigres ressources. Alors on eut l’idée d’en faire un avec des « lisses de bois », et, effectivement, on posa des rails en bois de Québec à Gosford, et, pendant près d’une année, des trains circulèrent sur cette ligne d’un genre inédit. Les résultats furent surprenants, étonnèrent jusqu’aux directeurs de la Compagnie eux-mêmes.

En quelques semaines trois grandes scieries s’élevaient sur des rivières traversées par la ligne, et de grandes quantités de bois de chauffage et de construction étaient transportées à la ville.

Mais la saison des pluies glaciales et des tempêtes de neige survenant, on se buta immédiatement contre une autre impossibilité, celle de faire rouler des trains sur des « lisses » de bois couvertes de verglas. Néanmoins on ne se laissa pas décourager et, pendant plusieurs années, tous les printemps, on recommençait l’exploitation de la ligne, qui ne fut abandonnée définitivement qu’en 1874.

Le 27 novembre de cette même année, M. Edmond Giroux, conseiller de ville, proposait de demander à l’Assemblée Législative l’autorisation d’émettre des débentures au capital de la « Compagnie de Gosford et du Lac Saint-Jean. »

Le montant de ces débentures devait être de quatre cent cinquante mille dollars, représentant une subvention de $2500 par mille et payables successivement par sommes de $90,000, au fur et à mesure que la Compagnie aurait construit trente-six milles de chemin. La distance entre Québec et le lac Saint-Jean étant évaluée à 180 milles, la ligne se trouvait divisée en cinq sections égales et la Compagnie devait recevoir 90,000 dollars, chaque fois qu’une section nouvelle serait complétée.

La proposition de M. Giroux fut adoptée avec empressement et, dès l’hiver qui suivit, M. Horace Dumais, arpenteur-géomètre d’une grande autorité, était chargé par le gouvernement provincial de faire une exploration minutieuse de tout le pays compris entre le lac Saint-Jean et le lac Édouard, la rivière Batiscan et le Saint-Maurice. Ses travaux terminés, M. Dumais se prononçait énergiquement en faveur de la construction du chemin de fer projeté, dans une lettre qu’il adressait au commissaire des Terres Publiques, et la Compagnie, reprenant un nouvel essor, décidait d’adopter le tracé indiqué par M. Dumais ; elle se constituait, cette fois définitivement, sous le nom qu’elle porte aujourd’hui, avec un capital de cinq millions de dollars ; les travaux, longtemps interrompus, recommençaient par la construction d’un pont monumental sur la rivière Jacques-Cartier, et l’entreprise tout entière prenait une physionomie et une allure inconnues jusque-là.