Le chevalier de Mornac/10

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Typographie de L’Opinion Publique (p. 51-53).

CHAPITRE X.

où le chevalier robert du portail de mornac s’estima fort heureux d’échanger l’illustre nom de ses ancêtres contre celui de Castor-Pelé.

Toute la population du village entourait en criant l’échafaud sur lequel Mornac s’était réfugié et d’où il dominait, calme et superbe, cette mer de têtes hideuses qui ondulait à ses pieds.

— Pouah ! sont-ils laids ces bandits-là ! se disait le Gascon. Cela valait bien la peine de quitter la cour et les belles marquises de Paris, pour venir aussi loin terminer mes jours au milieu d’une si vilaine population ! Car il ne faut pas te faire d’illusion, mon petit Mornac, ces gens-là m’ont l’air fort mal disposé à ton égard, et je crois que tu vas bientôt passer un mauvais quart d’heure.

Les cris redoublaient à chaque seconde. C’était un concert infernal de vociférations.

— Allons ! le moment est venu, grommela Mornac. Il te faut mourir, mon vieux, mais mourir comme un soldat, au milieu de la mêlée. Ah ! mordious, si j’avais seulement mon épée, les belles estafilades et les grands coups d’estoc et de taille dont je pourfendrais ces marauds ! N’importe ! ajouta-t-il en reprenant le bâton dans sa main droite, je vais toujours bien, avec cette arme de manant, fêler encore quelques caboches… Et ma pauvre cousine ! Ah bah ! c’est la plus heureuse de nous trois. Elle va mourir de sa belle mort, car cette fièvre qui la dévore va certainement l’emporter.

En ce moment un Sauvage essayait de monter sur l’échafaud, en arrière de Mornac.

Celui-ci l’aperçut du coin de l’œil, se retourna et lui asséna un grand coup. L’Iroquois aurait eu le crâne fracassé, s’il n’eût penché la tête. Mais il n’en reçut pas moins le coup sur l’épaule droite. Ce qui le fit lâcher prise et retomber en beuglant.

Les Sauvages semblaient hésiter et Mornac se demandait s’ils n’allaient pas, de crainte de l’approcher, lui tirer à distance une flèche ou quelque arquebuse. Il se réjouissait déjà de mourir sans trop de souffrance, quand il sentit l’échafaud se dérober sous ses pieds. Il perdit l’équilibre et roula par terre.

Deux Sauvages s’étaient glissés sous la plate-forme et avaient abattu deux des quatre pieux sur lesquels elle reposait. Avant que le malheureux gentilhomme pût se relever il était entouré, maintenu à terre et garrotté.

L’échafaud fut relevé en un clin d’œil et Mornac hissé dessus. Tandis qu’on l’attachait à l’un des deux poteaux qui dominaient la plate-forme, on apporta Vilarme qu’on venait de retrouver blotti sous un ouigouam. Le misérable était tellement couvert de contusions que c’était grande pitié de le voir.

Lorsqu’on eut lié Vilarme à l’autre poteau, Griffe-d’Ours s’approcha de Mornac et lui dit :

— Mon frère est agile et brave.

— N’est-ce pas ? repartit Mornac. Et cet œil qui te sort de la tête en témoigne visiblement.

— Oui, reprit le chef. Mais nous allons voir si tu conserveras ta fierté dans les tourments. Tout à l’heure nos jeunes gens vont commencer à te caresser. Cela durera longtemps ; car ceux qui veulent t’éprouver sont nombreux. Ensuite, tu seras brûlé. Mais auparavant, comme c’est l’usage des guerriers, tu vas chanter ta chanson de mort.

— Au fait ! pourquoi pas ? dit Mornac. Autant vaut chanter que se lamenter inutilement.

Et d’une voix mâle il entonna cette chanson de bravache :

Je suis un cadet de Gascogne
Né d’un père très fortuné
Qui, sandis ! viveur sans vergogne,
Mourut bel et bien ruiné.

Il ne me laissa rien pour vivre
Qu’un donjon moussu que le vent
Ébranlait, tandis que le givre
Sur mon lit descendait souvent.

Mais j’avais du courage en l’âme
Et j’eus bientôt pris mon parti ;
Des aïeux décrochant la lame
Pour guerroyer je suis parti.

Je devins soldat d’aventure,
Marchant le jour sous le harnais
Ayant le ciel pour couverture
La nuit lorsque je m’endormais.

Or, par un beau jour de bataille,
Je m’en allai si loin, fauchant
À grands coups d’estoc et de taille,
Qu’officier fus fait sur le champ.

Plus tard, de simple volontaire,
Grâce à maints coups de bon aloi,
Je passai brillant mousquetaire
Pour veiller auprès de mon roi.

Le jour aux pieds des grandes dames,
J’étais vraiment fort glorieux
Car j’enflammais toutes leurs âmes
Du regard brûlant de mes yeux.

Cadédis ! au Louvre la Garde
Sait mêler le doux au devoir !
Souventes fois on se hasarde
À courir Paris vers le soir.

Longeant dans l’ombre la muraille
J’avisais quelque frais minois,
Et criais au manant : « Canaille,
Au large ! ou je te fends, bourgeois ! »

Après amoureuse aventure
Trouvant le cabaret fermé,
Je frappais sur la devanture
De ma dague le poing armé.

Dedans la taverne fumeuse

J’entrais m’asseoir près d’un soudard
Qui de ma vie aventureuse
Jadis partagea le hasard.

Nous vidions plus d’un plein grand verre
Et causions jusqu’au lendemain,
Nos éperons grinçant par terre
Et le front perdu dans la main.

De la sorte coulait ma vie :
Je savais narguer le malheur
En évitant toute autre envie
Qui pouvait gâter mon bonheur.

Champ trop restreint pour la victoire
J’ai quitté le vieux continent,
Pour promener un peu ma gloire
De l’Orient à l’Occident.

Je disais : « Que la mort m’attrape,
Là-bas, je m’en ris ! si vainqueur,
Dans une bataille, elle frappe
Son sire et maître droit au cœur. »

Croyant mourir comme les braves,
Je voulais trépasser ainsi ;
Et tel qu’un gueux dans les entraves
Vous allez me griller ici !

Allez, moricauds, qu’on apprête
Le bûcher qui me doit brûler
Et que l’on convoque à la fête
Tous les porte-flèches d’Agnier.

Tête de bouc, farfadet, gnome,
Connu sous le nom d’Iroquois,
Viens donc voir comme un gentilhomme
Laisse échapper le sang gaulois !

Venez, bourreaux, prenez la hache
Et le couteau, le feu, le fer,
Entourez-moi que je vous crache
Mon mépris, truands de l’enfer !

Tout le temps que dura la chanson de Mornac, les Sauvages s’étaient tenus cois autour de lui. Le sang-froid du Gascon en imposait à ces hommes pour qui le courage était la plus grande vertu.

Aussi l’acclamèrent-ils quand il eut fini.

Griffe-d’Ours qui se tenait au premier rang lui dit :

— Nos guerriers sont contents de toi. Ils vont te le prouver tout de suite en te torturant avec toute l’attention que mérite un capitaine. Nous ne négligerons rien pour te rendre les honneurs qui sont dus à ton courage.

Des jeunes gens armés de couteaux vinrent à Mornac en se disputant à qui commencerait à le tourmenter.

Le gentilhomme les regardait avec un sourire dédaigneux accroché au bout de sa moustache, et rassemblait toutes ses forces pour mourir en homme de cœur, lorsque, sur un signe de Griffe-d’Ours, les jeunes hommes s’arrêtèrent.

La foule se fendait devant une vieille femme qui s’approchait de l’échafaud en traînant ses pieds affaiblis par l’âge. Arrivée au lieu du supplice, elle s’arrêta et se mit à parler d’une voix chevrotante.

On l’écoutait en silence.

N’entendant pas un mot d’iroquois, Mornac ne la comprenait point.

— Peste soit de la vieille bavarde ! murmura-t-il. Pourquoi s’en vient-elle ainsi prolonger mon agonie ?

Voici ce que disait pourtant la vieille femme :

— C’est en vain que j’ai cherché mon fils, le Castor-Pelé, parmi les guerriers qui ont amené ces captifs. Ne le reconnaissant pas d’abord au milieu du parti qui revenait avec Griffe-d’Ours, j’ai cru que mes yeux vieillis ne pouvaient plus reconnaître mon fils chéri. Hélas ! ma vue n’est que trop bonne et ne m’avait point trompée. Je n’ai plus d’enfant. Il a été tué. Le soutien de ma vieillesse est resté là-bas et dort sous la terre des Français. Que vais-je devenir, moi qui suis maintenant seule au monde ? Qui m’apportera le bois pour entretenir le feu de ma cabane ? Qui, pour soutenir les derniers jours de ma douloureuse existence, ira chasser dans les bois le caribou rapide et pêcher le poisson sur les lacs lointains ? Personne ; et je devrai mourir de faim, si les vieillards du conseil, les guerriers et les jeunes gens ne me permettent pas d’adopter ce visage pâle pour mon fils.

Elle montra Mornac de sa vieille main ridée.

Un murmure désapprobateur courut dans la foule et les jeunes gens désappointés brandirent leurs couteaux d’un air décidé. Griffe-d’Ours ne paraissait pas un des moins déterminés à se défaire de Mornac. Les raisons ne lui en manquaient pas.

Le plus vieux des anciens de la nation qui se tenait au bas de l’échafaud dit alors :

— Depuis quand les jeunes gens d’Agnier refusent-ils de se soumettre aux usages établis ? La mère du Castor-Pelé veut adopter le jeune visage pâle pour remplacer son fils tué sur le sentier de guerre, que sa volonté soit satisfaite. Jeunes hommes, détachez le prisonnier. Il est libre.

Les jeunes gens rengainèrent leurs couteaux et se mirent à délier Mornac.

Celui-ci, l’air ébahi, les regardait faire, et se demandait quel genre de tourment allait remplacer ceux qu’il venait d’éviter.

Ses liens étant tombés, comme il ne bougeait point, Griffe-d’Ours lui dit froidement :

— Si le visage pâle comprenait le langage des Iroquois, il saurait qu’il est libre. Cette femme qui vient de parler t’adopte pour son fils que tu as tué ; c’est la coutume. Va-t’en habiter avec elle et montre-toi aussi bon fils que le Castor-Pelé dont tu porteras désormais le nom. Seulement, sache bien que si tu essayes de te sauver, rien alors ne saurait te soustraire au supplice du feu.

– Vive Dieu ! s’écria Mornac, en sautant à bas de l’échafaud, j’ai tout de même une fameuse chance, cadédis ! Que le diable m’emporte si je n’embrasse pas cette vieille qui, toute laide qu’elle est, ne m’en a pas moins sauvé la vie.

Et il sauta au cou de la vieille femme qui se laissa faire.

– Hein ! grommela-t-il en desserrant aussitôt les bras ; c’est malheureux que maman sauvage sente autant l’huile rance. Je m’habituerai difficilement à son odeur maternelle !

Frustrés dans leur espoir de torturer Mornac, les jeunes gens s’étaient tournés du côté de Vilarme, et leurs allures laissaient voir au misérable qu’il allait payer pour deux. Aussi était-il jaune de peur ; les dents lui claquaient dans la bouche.

Déjà l’un des Sauvages s’était emparé de la main droite du malheureux et se préparait à la transpercer avec la pointe d’un couteau, quand la foule s’ouvrit encore pour laisser passer une autre femme moins âgée que la première, mais encore plus laide et repoussante. Cinq ou six enfants sales et nus la suivaient ; elle en portait un autre à la mamelle.

— Je viens d’apprendre, dit-elle avec des sanglots vrais ou feints, que le compagnon de ma vie, le Serpent-Vert, a été tué par les Français ! Me voilà seule désormais, seule avec les enfants qu’il m’a laissés ! Que mon ouigouam va me sembler désert ! L’hiver approche, et je n’ai rien dans ma cabane pour nourrir mes enfants durant la saison des neiges. Nous allons tous périr de faim !…

Ici elle s’arrêta, car ses pleurs redoublaient.

— Donnez-lui le Français ! s’écria une voix railleuse ; et quelqu’un dans la foule désigna Vilarme du doigt.

Un formidable éclat de rire accueillit cette proposition. La digne épouse du Serpent-Vert passait à bon droit pour la femme la plus acariâtre du village. C’était une vraie furie que la Corneille, et comme le Serpent-Vert avait toujours eu la réputation d’un mari souvent battu, pas un guerrier de la tribu n’aurait voulu remplacer le défunt, même pour une douzaine d’arquebuses toutes neuves.

— Donnons-lui le Français ! répétèrent en chœur les jeunes gens.

Et ils s’empressèrent de délier Vilarme avec une célérité qui indiquait clairement que l’infortuné ne faisait qu’éviter un genre de supplice pour en subir un autre plus insupportable encore.

Pour se bien venger d’un homme on ne ferait vraiment pas mieux dans le pays le plus civilisé.

Vilarme levait pourtant au ciel des yeux rayonnants de joie. Griffe-d’Ours lui dit :

— Face pâle, ne te réjouis pas trop vite ! Peut-être qu’avant la nouvelle lune tu viendras te remettre de toi-même au poteau de la torture afin qu’on mette fin à ton supplice. Pour ma part, j’aimerais mieux être scalpé et brûlé dix fois à petit feu que d’être le mari de la Corneille. Va, Chien, et que le bras de ta compagne te soit léger.

Mornac avait parfaitement saisi le sens de cette scène par la pantomime des acteurs ; et comme on conduisait Vilarme en triomphe au ouigouam de la Corneille, le Gascon dit à son compagnon de captivité :

— Mes respects à madame votre épouse, et veuillez embrasser pour moi votre intéressante famille, ajouta-t-il en désignant les enfants morveux du Serpent-Vert.

— Vous me payerez avant longtemps tous vos sarcasmes ! gronda Vilarme qui lui montra le poing.

La mère adoptive de Mornac le conduisit dans sa cabane. Quand elle y fut entrée et sûre qu’ils étaient seuls, elle regarda Mornac avec douceur, fit le signe de la croix et dit, tout bas, en français :

— Je suis chrétienne.

Et son air semblait ajouter : — Comme telle je te pardonne la mort de mon fils.

Ce qui était vraiment sublime au milieu d’un peuple qui ne pratiquait rien moins que le pardon des injures.

Le chevalier surpris voulut l’interroger. Mais elle ne savait de français que ces trois mots seulement.

Cette pauvre femme avait été baptisée par le père Jogues, torturé en premier lieu lors de sa captivité chez les Agniers en 1642 et assassiné par eux, quatre ans plus tard, dans l’un des villages iroquois, où il avait été envoyé en ambassade par M. de Montmagny.

Une heure après, Mornac achevait de dévorer un énorme morceau de venaison que la bonne vieille lui avait donné, quand des cris perçants, suivis de grands éclats de rire, l’attirèrent au dehors.

Un rassemblement de Sauvages entourait le ouigouam de la Corneille. Mornac s’approcha et se mêla au cercle des curieux.

Madame de Vilarme, les cheveux épars sur le dos comme l’une des Euménides, un pied appuyé sur la tête de son nouvel époux qu’elle avait renversé par terre (car c’était une maîtresse femme que la Corneille) le rossait à grand coups de bâton.

François de Vilarme ne voulut jamais avouer le motif qui avait si déplorablement terminé sa courte lune de miel.

Tonnerre de Gascogne ! pensa Mornac en regagnant le ouigouam de la bonne vieille, voici bien la plus grande calamité à laquelle j’ai jamais échappé.