Le chevalier de Mornac/17

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Typographie de L’Opinion Publique (p. 76-79).

CHAPITRE XVII.

où il est parlé d’un charlatan, et d’un marchand d’oranges qui vendait toutes autres choses que des fruits du même nom.

Le lendemain, dès le matin, il y avait grande rumeur dans la cabane de la Perdrix-Blanche.

Les parents et les amis de la jeune femme y étaient accourus en apprenant qu’elle était malade.

Le ouigouam était plein de gens qui, tout ainsi que les commères de nos pays civilisés, donnaient sur la présente maladie les opinions et les conseils les plus opposés.

Assise à côté d’elle, Jeanne feignait de soigner la malade. Celle-ci, de temps à autre, laissait échapper quelques plaintes, tout en racontant un rêve pénible qu’elle avait eu durant la nuit et qui lui présageait sa fin prochaine.

À cette révélation il n’y eut qu’un cri dans la cabane.

— Le Jongleur ! Où est-il ? Qu’on aille chercher le Jongleur ! Lui seul a la vertu de guérir toutes sortes de maux en parlant aux bons et aux mauvais Esprits.

Averti aussitôt, le jongleur vint et dit en entrant :

— Si le méchant Esprit est ici, nous le ferons bien vite déloger !

Cela avec une grande suffisance. Puis avec un de ces airs graves et recueillis que nos plus importants médecins lui auraient envié, il s’approcha de la malade.

Je n’avancerai pas qu’il lui prit le pouls ; car je doute que la découverte de la circulation du sang, faite seulement en 1628 par le célèbre Harvey, fût encore parvenue à la connaissance des jongleurs de la bourgade d’Agnier. Cependant je puis affirmer qu’il fit subir à la malade une foule de questions et jeta sur elle un de ces coups d’œil de connaisseur comme en ont nos médecins les mieux posés.

— Le cas est grave, dit-il en sortant, et j’ai besoin de me retirer à l’écart pour parler à l’Esprit.

Il se fit élever sur le champ une espèce de tente à côté du ouigouam et s’y installa seul. On l’entendit bientôt qui chantait, dansait et hurlait comme un possédé. Quelquefois pourtant il s’arrêtait et semblait prêter l’oreille à quelque interlocuteur invisible auquel il répondait en l’accablant d’injures, et en le sommant de quitter tout de suite le corps de la malade.

Au bout d’une heure de ce fatigant manège il revint tout en sueur auprès de sa patiente, et tel qu’un médecin qui s’informe des effets apéritifs de sa rhubarbe et son séné, il lui demanda si maintenant elle ne se sentait pas mieux.

Pour toute réponse la Perdrix-Blanche changea ses plaintes en cris douloureux qui convainquirent l’assistance que le mal augmentait rapidement.

De plus en plus sérieux le jongleur se pencha sur sa patiente et lui saisit le bras qu’il se mit à lui sucer. Tirant avec sa langue quelques osselets qu’il avait tenus cachés dans sa bouche, il s’écria :

— Prends courage ! ces os qui sortent de ton corps sont un signe que je viens d’en arracher la maladie. Mais pour que tu sois guérie plus vite, et afin de conjurer les effets du vilain rêve que tu as fait, il convient d’envoyer, sur l’heure tes parents et tes amis à la chasse aux élans et aux orignaux pour manger ce soir de ces sortes de viandes dont dépend ta guérison.

C’était tout profit pour les jongleurs que d’ordonner ainsi un festin à tout manger où ils s’en donnaient à gogo.

Ces sortes de repas étaient d’ailleurs tellement dans les usages établis que la Perdrix-Blanche n’avait pas même eu la peine de demander celui que le jongleur s’était empressé d’ordonner.

Griffe-d’Ours était dans le ouigouam de sa sœur. Sa qualité de plus proche parent de la malade lui faisait un devoir de se mettre à la tête du parti de chasse. Aussi eut-il un instant de défiance. Mais sa sœur se plaignait toujours, et il ne pouvait refuser de tout faire en sa puissance pour contribuer à sa guérison. Il sortit donc aussitôt de la cabane en donnant l’ordre aux plus habiles chasseurs de se préparer à le suivre.

Avant d’aller lui-même prendre ses armes, il avisa deux jeunes guerriers, en posta un à l’entrée de la cabane, et lui enjoignit d’en défendre l’entrée à Mornac et à Vilarme et de casser la tête à celui des deux qui voudrait y entrer. Mlle de Richecourt ne devait pas non plus avoir la liberté de sortir du ouigouam avant le retour du chef.

Le second factionnaire eut pour consigne d’épier Vilarme et surtout Mornac et de les empêcher au besoin de sortir du village.

Tous deux ne devaient être relevés de faction qu’au retour du parti de chasse.

Malheureusement pour le chef iroquois ses précautions étaient tardives et inutiles, car Mornac avait pu, tout à loisir, le matin même, se mêler à la foule qui avait envahi le ouigouam de la Perdrix-Blanche, et faire part à sa cousine des instructions du Renard-Noir. Peu lui importait donc ensuite d’être épié, ce dont il s’aperçut bientôt du reste.

Pour ce qui est de Vilarme il fut la seule victime de la méfiance de Griffe-d’Ours ; car le baron, dont la figure sinistre annonçait ce jour-là quelque mauvais dessein, parut fort désappointé d’être menacé d’un coup de tomahawk, lorsqu’il voulut pénétrer dans la cabane qui abritait Mlle de Richecourt.

Il était passé midi, le parti des chasseurs avait depuis longtemps disparu sous les bois dont les feuillages desséchés jonchaient la terre durcie par la gelée.

Le village était paisible, le temps sombre et froid forçant les Iroquois à rester sous les ouigouams, où l’on faisait grand feu, si l’on en jugeait par les gros flocons de fumée blanche qui s’en échappaient en spirales ouatées.

L’on n’entendait seulement que quelques imprécations suivies de coups, qui partaient du ouigouam de la Corneille. Chacun savait que c’était pour elle une habitude de battre régulièrement tous les jours le baron de Vilarme, son mari adoptif, et l’on ne s’en inquiétait pas davantage.

Seul dans la cabane de la bonne et vieille femme qui lui avait une fois sauvé la vie, Mornac s’occupait tranquillement de ses petits préparatifs de départ, sans s’inquiéter aucunement de celui qui, caché dans une cabane voisine, épiait sa sortie et ne pouvait pourtant savoir ce que le Gascon faisait chez soi.

Sur les trois heures de l’après-midi un Iroquois qui sortait de sa cabane aperçut un canot remontant la rivière Manhatte. Il était dirigé par un seul homme et venait du côté du village.

Le Sauvage poussa un cri guttural. Plusieurs autres sortirent aussitôt de leurs ouigouams.

Le premier leur indiqua le canot du doigt. Ils s’élancèrent aussitôt hors de l’enceinte du village.

Arrivés sur le bord de la rivière, ils reconnurent que c’était un homme blanc qui montait l’embarcation.

En quelques minutes celui-ci gagna la rive où se tenait le groupe auquel il adressa la parole en hollandais.

Les Iroquois qui commerçaient avec les habitants de la Nouvelle-Hollande, leurs alliés, lui souhaitèrent la bienvenue.

L’homme débarqua en leur demandant :

— Avez-vous des fourrures et des raquettes ? L’hiver approche et j’ai besoin de ces effets.

— Tu en trouveras au village. Que nous apportes-tu en échange ?

— De la poudre et de l’eau-de-feu.

— De l’eau-de-feu ! Oah ! viens avec nous.

— Aidez-moi à porter ces barils.

On enleva le tout en un tour de main, tandis que l’étranger prenait un long mousquet couché à l’arrière du canot et le jetait négligemment sur son épaule. Tout en suivant les Sauvages il soufflait, pour en raviver la flamme sur une longue mèche allumée qui s’enroulait près de la lumière de son arquebuse.

Arrivé au milieu du village il s’arrêta et fit signe de déposer les barils à terre.

— Allez me chercher des peaux de castor, de renard et de buffle, des raquettes et des souliers de peau de daim, dit-il en s’appuyant d’un air résolu sur le canon de son mousquet.

Mornac attiré par le mouvement de va et vient sortit de son ouigouam et vint se mêler au groupe de Sauvages qui entouraient l’homme blanc.

Joncas et lui se reconnurent aussitôt. Mais tous les deux se regardèrent froidement comme s’ils ne s’étaient jamais vus.

Joncas qui avait couru longtemps les bois et qui, comme trappeur, avait eu des relations fréquentes avec les habitants de la Nouvelle-Hollande parlait assez bien la langue de cette population. Muni d’une forte somme que Mme Guillot lui avait remise il s’était rendu à Orange après avoir laissé ses deux compagnons dans la grotte du champ des morts.

Au fort d’Orange il s’était procuré un canot, un baril de poudre, quatre d’eau-de-vie et s’était embarqué avec ces marchandises sur la rivière Manhatte qu’il avait remontée jusqu’au grand village d’Agnier.

Quand on eut entassé à l’envi aux pieds du faux marchand des paquets de pelleteries de toutes sortes, des souliers de peau de caribou et des raquettes, il se mit à choisir ce qui lui convenait et à discuter les prix avec toute l’âpreté d’un véritable commerçant.

Ces négociations durèrent une bonne heure au bout de laquelle on entendit des cris de triomphe qui partaient de la bordure du bois.

C’était le parti de chasseurs qui revenait chargé de gibier.

Griffe-d’Ours s’informa de la cause du rassemblement qui s’était fait au milieu du village et s’approcha comme les autres de Joncas qui le regarda d’un œil indifférent et qu’il ne reconnut point.

— Quelles sortes de marchandises mon frère a-t-il donc apportées ? demanda l’Iroquois à Joncas.

— De la poudre et de l’eau-de-feu, chef.

— De l’eau-de-feu ! s’écria Griffe-d’Ours dont les traits s’animèrent aussitôt. Il ne nous manquait plus que cela pour notre festin, dit-il aux siens.

— Nous y avons pensé, répondirent les Sauvages, et chacun, ce soir, en aura sa part.

— Oah ! repartit Griffe-d’Ours avec satisfaction. Notre frère blanc partagera-t-il avec nous le grand repas à tout manger ?

— Je le voudrais bien, répondit Joncas, mais je dois être de retour à Orange durant la nuit, et il faut que je parte tout de suite.

— Mon frère est libre de s’en aller quand il voudra.

Joncas s’inclina sans répondre, et, ses échanges faits, demanda qu’on l’aidât à emporter ses emplettes jusqu’au canot.

On s’empressa de l’obliger.

Quand il eut placé ses effets sur l’embarcation, il salua de la main tous ceux qui l’avaient escorté, s’assit à l’arrière de sa pirogue qui se mit à descendre aussitôt le courant et disparut au prochain détour de la rivière.

Joncas suivit ainsi le fil de l’eau près d’une demi-lieue au dessous de la bourgade. Là, bien sûr qu’on ne pouvait plus le voir et qu’il n’était pas épié, il s’orienta. Sur la rive gauche il reconnut un gros arbre qu’il avait remarqué. À trois reprises il imita le cri strident et cassé du martin-pêcheur.

Du massif d’arbres qui bordaient la rive le même signal répondit au sien, et Joncas poussa son canot vers le bord qu’il atteignit en quelques coups d’aviron.

La tête et le corps nu d’un Sauvage sortirent d’une touffe de broussailles.

— Le Renard-Noir est-il fatigué de m’attendre ? demanda Joncas.

— Un vrai Huron ne connaît pas la fatigue, répondit fièrement le Sauvage. Mon frère a-t-il réussi ?

— Oui. L’eau-de-feu coulera pendant le festin de cette nuit.

Andeya ! (Voilà qui est bien.)

— Cachons le canot sous ces branchages et dépêchons-nous d’emporter tout cela.

Dix minutes plus tard ils s’enfonçaient dans la forêt.

Chargés d’effets, ils n’allaient que lentement et vu qu’il leur fallait tourner au loin le village pour ne pas être aperçus, l’obscurité du soir descendait sur la forêt quand ils pénétrèrent dans la grotte. Jolliet les y attendait le mousquet au poing tout en prêtant l’oreille aux rumeurs inaccoutumées qui venaient de la bourgade.

— Il paraît que les réjouissances ont commencé là-bas et que mon eau-de-vie dégourdit ces gredins, remarqua Joncas. Tout va bien, monsieur Louis, et il est probable que, cette nuit, vos amis seront libres. Mais, dites-moi donc un peu, cette caverne a bien changé de façon, depuis que je suis parti. Pourquoi cette pierre coupe-t-elle maintenant le souterrain en deux ?

Jolliet lui exposa que ce quartier de roc s’était affaissé pendant le tremblement de terre de la nuit précédente.

Joncas s’en approcha et hocha plusieurs fois la tête.

— Enfin ! dit-il, prenons d’abord une bouchée. Nous porterons ensuite ces fourrures et ces souliers au fond de la caverne, avant de nous glisser vers le village.

Pendant leur frugal repas, ils discutèrent de nouveau le plan qu’ils avaient formé pour l’évasion des captifs. L’on ne se leva que lorsque chacun eut sa part de l’exécution bien marquée d’avance.

Le Renard-Noir se pencha un instant hors de la grotte et prêta l’oreille aux rumeurs confuses de la nuit.

— Le festin est commencé, dit-il ; le village est plus paisible.

— Dépêchons-nous alors, repartit Joncas ; la nuit est assez faite pour que nous nous approchions de la bourgade. Glissez-vous au fond de la caverne avec M. Jolliet. Vous recevrez les ballots à mesure que je vais vous les passer.

Jolliet et le Huron se traînèrent sur les genoux et les mains, sous la pierre menaçante et Joncas se mit à leur pousser les marchandises qu’il s’était procurées à Agnier. Ses deux compagnons les tiraient de leur côté pour les placer ensuite au fond de la grotte.

Il ne restait plus qu’un gros paquet de fourrures. Joncas qui se hâtait et ne voulait point perdre de temps à le défaire crut que ce dernier pourrait passer comme les autres. Il l’introduisit sous la pierre. Le ballot n’y pouvait entrer qu’avec effort.

Joncas s’arc-bouta sur le sol et poussa fortement. Jolliet et le Renard-Noir tiraient aussi vers eux.

Le ballot passa, mais non sans arracher une couche de terre et de cailloux d’une des parois de la grotte, immédiatement au-dessous de la pierre.

— Hein ! fit Joncas, en se traînant à son tour sous l’arche sombre pour rejoindre ses amis, cela a passé tout juste.

Son corps se trouvait dans la partie intérieure de la grotte ; mais par malheur, en passant, il accrocha du bout de son pied une pierre qui, seule, retenait faiblement le rocher suspendu.

Un craquement sourd retentit. Joncas bondit vers le fond de la grotte, tandis que l’énorme roche s’affaissait avec fracas sur le sol en bouchant tout à fait l’entrée de la caverne.

Trois cris d’angoisse qui n’en firent qu’un seul éclatèrent dans le souterrain sourd.

Sans se parler, les trois hommes se ruèrent d’un commun élan sur cette muraille de granit pour profiter du mouvement qu’elle avait encore afin de la renverser sur elle-même.

Le rocher ne s’en enfonça que plus avant dans la terre et garda une terrible immobilité.

Dix chevaux ne l’eussent pas fait bouger d’une ligne.

— Mon Dieu ! que va-t-elle devenir ? s’écria Jolliet en se tordant les bras.

— C’est par ma faute ! malédiction, rugit Joncas. Et eux qui nous attendent !

— Le Grand-Esprit les abandonne, dit froidement le Sauvage.

Et il s’assit consterné.

La première pensée de ces trois hommes dévoués avait été pour leurs amis qu’ils ne pouvaient plus secourir.

La seconde, plus poignante, plus atroce encore, leur montra la mort horrible qui les attendait eux-mêmes dans les entrailles de ce rocher fermé sur eux comme le marbre d’un tombeau.