Le chien d’or/I/04

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 40-53).


CHAPITRE IV.

CONFIDENCES.

I.

Angélique prit Amélie par le bras, avec cette douce familiarité d’autrefois, et l’entraîna au coin d’un bastion ruisselant de soleil, où gisait un canon démonté. On voyait, par l’embrasure, comme un paysage encadré dans une pierre massive, la large pente de verdure que couronne Charlebourg.

Les deux jeunes filles s’assirent sur le vieux canon. Angélique tenait dans ses mains les mains d’Amélie, comme si elle avait hésité à lui confier le secret de son âme. Puis, quand elle eut parlé, Amélie vit bien que sa bouche n’avait pas dit tout ce que sa pensée renfermait.

— Nous sommes bien seules, Amélie, commença-t-elle, nous pouvons nous parler à cœur ouvert comme au temps où nous étions écolières. Tu n’es pas venue à la ville cet été, et tu as perdu tous les amusements.

— Je ne les regrette pas, répondit Amélie. Vois donc comme la campagne est belle, ajouta-t-elle en plongeant, à travers l’embrasure, un regard enthousiasmé sur les champs verdoyants et les magnifiques bois qui bordent la rivière Saint-Charles. Combien il est plus agréable d’être là, à s’ébattre parmi les fleurs et sous les arbres ! J’aime autant aller à la campagne que la voir à distance, comme vous la voyez, vous, gens de Québec.

— Moi, je me soucie peu de la campagne, répliqua Angélique ; c’est la ville qu’il me faut. Québec n’a été plus gai que cet été. Le Royal Roussillon et les régiments du Béarn et de Ponthieu, nouvellement arrivés, ont fait tourner toutes les têtes de Québec… les têtes des jeunes filles, s’entend. Des galants, il y en avait comme des airelles au mois d’août. Tu peux croire que j’en ai eu ma part.

Et elle jeta un éclat de rire sonore. C’était sans doute un souvenir intime de sa dernière campagne qui revenait.

— J’ai eu raison de ne pas venir à Québec, cet été, perdre la tête comme les autres, repartit Amélie en riant ; mais maintenant que j’y suis, je devrais peut-être, dans ma compassion, essayer de guérir quelques-uns de ces pauvres cœurs que tu as si cruellement blessés.

— Non, n’essaie pas ; tes doux regards répareraient trop sûrement le mal que les miens ont fait, et je ne veux pas cela, fit Angélique riant toujours.

— Non ? Alors ton cœur est plus cruel que tes yeux. Mais, dis, quelles sont les victimes que tu as faites, cette année ?

— Pour parler franchement, Amélie, j’ai essayé d’ensorceler les officiers du roi indistinctement, impartialement, et j’ai passablement réussi, je te le jure. Pour l’amour de moi, trois rivaux se sont battus en duel, deux sont morts, et un autre s’est fait cordelier. Ne suis-je pas bien récompensée de mes efforts ?

— Méchante Angélique, va ! non, je ne crois pas que tu sois fière de pareils triomphes, s’écria la douce Amélie.

— Fière ! non ; je ne me glorifie pas de la conquête des hommes ; c’est chose trop facile. Ma gloire est de triompher des femmes, et le moyen de l’emporter sur elles, c’est de vaincre les hommes. Tu te souviens de mon ancienne rivale, au couvent, l’orgueilleuse Françoise de Lantagnac ? Je lui gardais rancune. Et aujourd’hui au lieu de prendre pour un jour le voile blanc et les fleurs d’orange, elle a pris pour la vie le triste voile noir. Je lui ai volé son amoureux, pour lui donner la peur seulement ; je n’étais pas sérieuse. Mais elle a pris la chose trop à cœur et s’est enfermée dans le cloître. Elle était bien imprudente de permettre à Angélique Des Meloises d’éprouver la fidélité de son fiancé, Julien de Sainte-Croix.

Amélie se leva tout indignée, les joues en feu :

— Je me souviens bien de tes cruelles vantardises d’autrefois, Angélique ! s’écria-t-elle, mais, non, je ne puis croire qu’aujourd’hui tu te railles ainsi des plus saintes affections !

— Bah ! Amélie, si tu connaissais les hommes comme je les connais, tu ne penserais pas faire grand mal en les punissant de leurs infidélités ; mais tu n’as pas plus d’expérience qu’une nonne, et tu n’es jamais sortie, comme moi, du premier rêve d’amour.

Angélique parut faire cette dernière remarque vaguement, avec une certaine tristesse, pas plus pour son amie que pour elle-même.

— Non, je ne connais pas les hommes, répondit Amélie, mais je crois qu’un homme loyal et bon est, après Dieu, le plus digne objet de l’affection d’une femme. Il vaudrait mieux mourir que chercher la joie dans les douleurs de ceux qui nous aiment. Mais dis-moi, je t’en prie, ce qu’est devenu Julien de Sainte-Croix après la rupture de son mariage avec cette pauvre Françoise.

— Oh ! lui ? à l’eau !… Pourquoi m’en serais-je occupé ? Je voulais punir Françoise de sa présomption, rien de plus, et je lui ai montré mon pouvoir en forçant son fiancé à se battre à mort avec le capitaine Le Franc.

— Ô Angélique ! comment peux-tu être si profondément méchante ?

— Méchante ? Mais est-ce ma faute s’il s’est fait tuer ? Il était mon champion et devait revenir vainqueur. J’ai porté un ruban noir pendant six mois en signe de deuil, et j’ai passé pour un modèle de dévouement. C’était toujours une manière de triompher.

— Ton triomphe est une honte, Angélique ! et je ne veux plus t’écouter ; tu profanes l’amour. Ta beauté devrait être une source de bénédictions et non de désespoirs. Que la Sainte Vierge prie pour toi, Angélique, tu as besoin de ses prières.

II.

Amélie se leva tout à coup.

— Allons, ne te fâche pas, ne t’en vas pas, Amélie, murmura Angélique, je vais expier mes triomphes par le récit de mes défaites, et surtout par le récit de la plus humiliante de toutes — une défaite que tu vas apprendre avec beaucoup de plaisir.

— Moi, Angélique ? Mais qu’ai-je à voir à tes succès comme à tes déceptions ! Non, je ne veux rien entendre.

Angélique la retint par son châle.

— Tu m’écouteras bien quand je te dirai que, la nuit dernière, j’ai vu au château, un de tes vieux et nobles amis, le nouvel aide-de-camp du gouverneur, le colonel Philibert. Il me semble, Amélie, que je t’ai entendu parler de Philibert, alors que nous étions au couvent.

Amélie comprit que l’habile magicienne l’enveloppait dans ses toiles. Elle resta là immobile de surprise, l’œil vague, et rougissante ; elle faisait un effort désespéré pour cacher sa confusion. Mais sa rusée compagne l’avait prise dans ses filets aussi vite que l’oiseleur prend un oiseau.

— Oui, continua Angélique, j’ai essuyé une double défaite cette nuit.

— Vraiment ? comment cela ? dis donc.

Amélie, si calme d’ordinaire, se sentait poussée tout à coup par une ardente curiosité. Angélique le remarqua bien, et se plut à la laisser quelques moments dans l’anxiété. Enfin elle dit :

— Mon premier échec est dû à un gentilhomme suédois, philosophe, et grand ami du gouverneur. Hélas ! il eut mieux valu essayer d’attendrir un glaçon ! Il ne savait parler que fleurs des champs. Il ne vous aurait pas offert une rose avant de l’avoir analysée jusque dans son dernier pétale. Je crois sincèrement qu’après une demi-heure de conversation, il ne savait pas encore si j’étais un homme ou une femme : Première défaite.

— Et la deuxième ?

Amélie était prise ; elle s’intéressait profondément maintenant au bavardage d’Angélique qui continua :

— Je plantai là mon philosophe aride et sans goût, et dressai mes batteries contre le beau colonel Philibert. Il fut courtois et bouillant d’esprit, ce qui n’a pas empêché mon échec d’être encore plus complet.

Un éclair de joie traversa le regard d’Amélie. Mademoiselle Des Meloises s’en aperçut bien mais ne le fit point voir.

— Comment cela ? questionna Amélie, vite, dis-moi tous les détails de cette défaite.

— Tu n’as rien à apprendre, toi, de mon humiliation ; n’importe, écoute. Je me fis immédiatement présenter au colonel qui est bien, je l’avoue, l’un des plus beaux hommes que j’aie jamais vus. Je voulais à tout prix l’attirer à moi.

— C’est une honte, Angélique ; comment peux-tu avouer une conduite si indigne d’une femme ?

Amélie parlait avec chaleur, sans s’en douter peut-être, mais son amie le remarqua bien.

— C’est ma manière à moi de vaincre l’armée du roi, continua-t-elle. J’ai lancé au colonel Philibert toutes les flèches de mon carquois, mais à mon grand désespoir je n’ai pu l’atteindre sérieusement. Il les a toutes parées, puis rejetées rompues à mes pieds. Il m’a tout a fait déconcertée avec ses éternelles questions à ton sujet, dès qu’il a su que nous avions été compagnes de classe. Tout ce qui touche de près ou de loin à ta jolie personne a paru l’intéresser extraordinairement, mais, par exemple, pour ce qui est de moi… ça ne valait pas un fruit sec.

— Mon Dieu ! quelles questions a-t-il donc pu te faire ?

Amélie s’approchait toujours de son amie ; elle lui saisit les mains par un mouvement involontaire et spontané. Angélique suivait avec attention le développement de cette nouvelle ivresse. Elle répondit :

— Il m’a demandé tout ce qu’un gentilhomme peut convenablement demander au sujet d’une femme.

— Et que lui as-tu dit ?

— Pas la moitié de ce qu’il aurait voulu savoir. Je t’avoue que j’étais joliment froissée de me voir interrogée comme une pythonisse sur les mystères qui t’enveloppent. J’éprouvais une horrible satisfaction à irriter sa curiosité. Pourtant, j’ai porté jusqu’aux nues ta beauté, ta bonté et ton intelligence. Je n’ai pas trahi la vieille amitié, Amélie……

Et elle mît un baiser sur la joue rose de mademoiselle de Repentigny,

Amélie l’accepta volontiers, en silence : un instant auparavant, elle l’eut refusé avec indignation.

— Non, ce n’est pas cela, répliqua-t-elle, d’un ton de doux reproche, raconte-moi ce que le colonel a dit de lui-même ; qu’il ne soit plus question de moi.

— Mon Dieu ! que tu es impatiente ! Il n’a rien dit de lui-même : il était trop absorbé par mes confidences. Je lui parlais de toi. Je lui ai brodé une fable tout aussi jolie que « L’avare qui a perdu son trésor » du bon Lafontaine. Je lui ai conté que tu étais une belle châtelaine assiégée par une armée d’adorateurs, mais insensible à tous les hommages, et attendant toujours, dans l’ennui, le retour du chevalier errant, pour lui donner ta main. Le pauvre colonel, si tu l’avais vu tressaillir ! Sa cuirasse d’acier ne le protégeait plus. Je l’ai piqué au sang : tu n’aurais pas osé en faire autant, Amélie. J’ai mis à nu le secret de son cœur… Il t’aime, Amélie de Repentigny !

— Méchante, va ! pourquoi as-tu fait cela ? Comment as-tu osé parler ainsi de moi ? Que va penser de moi le colonel ?

— Le colonel ? Il pense que tu es la perfection de ton sexe. Son opinion à ton égard était formée avant qu’il m’ait dit un mot. Tout ce qu’il voulait, c’était le suprême plaisir de m’entendre chanter tes louanges sur l’air solennel qu’il avait composé lui-même.

— Et c’est bien ce que tu as fait, Angélique ?

— Aussi mélodieusement que mère Saint-Borgia des Ursulines, quand elle chante les vêpres, répondit l’espiègle, la légère jeune fille.

III

Amélie savait combien les reproches seraient inutiles. Elle refoula les émotions diverses qui lui arrachaient des larmes, et changeant par un violent effort le sujet de la conversation, elle demanda à mademoiselle Des Meloises si elle avait vu Le Gardeur depuis peu.

— Je l’ai vu au lever de l’Intendant, l’autre jour, répondit celle-ci. Comme il te ressemble ! seulement, il est moins aimable que toi.

Angélique n’avait pas répondu sans embarras à la question de son amie.

— Moins aimable que moi ? reprit Amélie, alors ce n’est pas mon frère… Pourquoi dis-tu qu’il est moins aimable que moi ?

— Parce qu’il s’est fâché contre moi, au bal qui a eu lieu pour fêter l’arrivée de l’Intendant, et que depuis lors je n’ai pas été capable de le ramener complètement.

— Oh ! alors Le Gardeur est un autre héros, le troisième qui ne s’est pas laissé vaincre par tes charmes.

Amélie éprouvait une secrète satisfaction de cette brouillerie entre, son frère et Angélique.

— Pas du tout, Amélie, répliqua Angélique ; je ne mets pas Le Gardeur dans la même catégorie que mes autres admirateurs. Lui, il s’est trouvé froissé de ce que je semblais le négliger un peu pour cultiver mieux le nouvel Intendant. Le connais-tu le nouvel Intendant ?

— Non, et je ne tiens pas à le connaître, j’ai entendu dire bien des choses qui ne sont pas à son avantage. Le chevalier de La Corne Saint Luc n’a pas craint d’exprimer ouvertement son mépris pour lui, après certains faits qui se sont passés en Acadie,

— Oh ! le chevalier de La Corne est toujours si exagéré dans ses préférences ! Il faut que ce soit tout bon ou tout mauvais, pas de milieu ! reprit Angélique avec une moue dédaigneuse.

— Ne parle pas mal de mon parrain, Angélique ! je te pardonnerais toute autre chose ; mais tu sais que le chevalier est à mes yeux l’idéal de l’homme parfait.

— Oh ! alors, je ne renverserai pas ton idole. Au reste, je le respecte aussi moi, ce vieux et brave soldat, mais tout de même, j’aimerais autant le voir en Flandre avec l’armée

IV

Amélie reprit après une pause, car elle n’aimait pas à critiquer :

— Il y a des milliers de gens respectables qui augurent mal aussi de l’arrivée de cet Intendant dans la Nouvelle-France ; le chevalier de La Corne n’est pas le seul.

— Oui, répliqua Angélique, les honnêtes gens qui n’aiment pas le voir user franchement de l’autorité royale, et forcer tous les citoyens, grands et petits, à s’acquitter de leurs devoirs envers l’État.

— Pendant qu’il ne remplit les siens envers personne, lui… Mais je ne m’occupe nullement de politique, moi. Cependant, quand j’entends tant de braves personnes appeler l’Intendant un homme dangereux, il convient d’être circonspect à son égard et de le cultiver avec prudence, comme tu appelles cela.

— Bah ! il est assez riche pour payer les pots cassés. Il paraît, Amélie, qu’il a gagné des richesses inouïes en Acadie.

— Et perdu la Province ! riposta Amélie avec toute la vigueur de son esprit délicat et patriotique. On dit même qu’il l’a vendue… ajouta-t-elle.

— Que m’importe ? répondit l’insouciante beauté ; il est comme Joseph en Égypte ; il n’y a que Pharaon, au-dessus de lui. Il peut mettre des fers d’or aux pieds de ses chevaux. Je voudrais qu’il me chaussât de pantoufles d’or ; je les porterais, Amélie.

Et elle frappa la terre de son pied mignon, comme s’il eut porté les idéales chaussures.

— Si tu penses ce que tu dis, tu devrais rougir, répondit Amélie avec un accent de pitié, car elle croyait que son amie était sincère. Est-il vrai, continua-t-elle, que l’Intendant soit aussi dépravé qu’on le dit ?

— Je me soucie peu de cela : il est noble, galant, riche, poli et tout puissant à la cour. On dit même qu’il est le favori de la marquise de Pompadour ! Que voudrais-je de plus ? repartit Angélique avec chaleur.

V

Amélie, qui connaissait assez le nom de la maîtresse de Louis XV, recula instinctivement comme à la vue d’un serpent venimeux. Elle tremblait en songeant que son amie allait, dans sa vanité ou sa perversité, se laisser éblouir par les vices éclatants de l’Intendant royal.

— Angélique ! s’écria-t-elle, j’ai entendu raconter de telles choses de l’Intendant que je tremblerais pour toi si tu étais sérieuse.

— Mais je suis sérieuse. Je veux conquérir et mettre à mes pieds l’Intendant de la Nouvelle-France, pour montrer ma valeur à toutes ces jeunes beautés qui se disputent sa main. Il n’y a pas une jeune fille dans Québec qui ne serait prête à le suivre partout dès demain.

— Oh ! calomnier ainsi notre sexe ! quelle horreur ! Angélique ! Tu sais mieux que cela. Et tu ne l’aimes pas ?

— L’aimer ? fit de nouveau mademoiselle Des Meloises, avec dédain, l’aimer ? Non ; je n’ai jamais songé à cela. Il est loin d’être beau comme ton frère Le Gardeur, qui est mon idéal ; il n’a ni l’intelligence, ni la noblesse du colonel Philibert qui est le type du héros. Je pourrais aimer des hommes comme ceux-là ; mais, pour satisfaire mon ambition, il ne me faut rien moins ici, qu’un gouverneur ou un intendant royal ; en France, c’est le roi lui-même que je voudrais.

Elle se mit à rire de son extravagance, mais elle n’en pensait pas moins tout de même. Amélie, bien que choquée de sa perversité, ne put s’empêcher de sourire.

— Es-tu folle ? fit-elle. Je n’ai pas le droit de te demander la raison de ton choix, ni de mettre en doute ton prestige, Angélique, mais es-tu bien sûre que ces hautes aspirations ne se heurteront pas à des obstacles, invincibles ? On dit tout bas que la retraite de Beaumanoir renferme une femme d’une grande beauté, que l’Intendant retient prisonnière, et pour qui il a conçu un amour profond. Est-ce vrai ?

Ces paroles tombèrent sur le cœur d’Angélique comme des gouttes de feu. Elle darda sur son amie des regards menaçants comme des poignards, elle serra les poings avec frénésie, et ses ongles roses marquèrent de sang le velours de ses mains. Tout son être frémissait sous l’effort qu’elle faisait pour contenir l’émotion de son âme qui voulait éclater. Elle saisit violemment Amélie par le bras :

VI.

— Tu as mon secret ! dit-elle ; je voulais te le révéler, car tu es sage, discrète et meilleure que moi. Tout ce que je t’ai dit est vrai, Amélie ; mais je ne t’ai pas tout dit. Ensuite, l’Intendant m’a parlé d’amour avec cette courtoisie qui ne peut avoir que d’honorables motifs. Il désire ma main. Pour lui j’ai été déchirée par mes amies ; et je suis devenue un objet de jalousie à cause de la préférence qu’il m’accorde. Je m’enivrais des folles délices du plus charmant paradis terrestre, lorsque soudain un oiseau sauvage vint murmurer, à ma fenêtre, un étrange refrain :

Gare à toi ! gare à toi ! chantait-il. L’Intendant dans une partie de chasse avec des Hurons de Loretta, a trouvé, au milieu de la forêt de Beaumanoir, une femme aussi belle que Diane. Gare à toi ! gare à toi !

Elle était accompagnée par des chasseurs d’une tribu étrangère, des Abénaquis de l’Acadie… Gare à toi !

Elle était épuisée de fatigue et endormie sur un lit de feuilles sèches, à l’ombre d’un arbre épais. Les indiens de Lorette conduisirent l’Intendant auprès d’elle. Gare à toi ! gare à toi !

Amélie étonnée voulut parler.

— Ne va pas m’interrompre, dit-elle, en lui serrant les mains contre son cœur, et elle continua :

L’Intendant parut stupéfait à la vue de cette femme. Il se mit à parler avec animation aux Abénaquis, dans leur langage que les Hurons ne comprenaient point. Les Abénaquis avaient à peine répondu quelques mots qu’il se précipita vers l’étrangère, en l’appelant par son nom : Caroline ! Caroline ! Elle s’éveilla soudain, reconnut l’Intendant : François ! François ! s’écria-t-elle, et elle s’évanouit. Gare à toi ! gare à toi !

Le chevalier était profondément troublé, il bénissait et maudissait à la fois le hasard qui lui avait fait rencontrer cette femme. Il la réconforta en lui faisant boire du vin, et s’entretint longtemps avec elle. Parfois la conversation prenait une tournure irritée, mais à la fin les Hurons qui entendaient le français, purent comprendre aux accents désespérés de cette femme, que, pour rien au monde, elle ne suivrait l’Intendant, dût-il la tuer et l’enterrer là… Gare à toi ! gare à toi !

VII.

Angélique prit à peine le temps de respirer.

— Dominé par l’amour, continua-t-elle, l’Intendant donna quelques pièces d’or aux Abénaquis, et les fit partir, en les menaçant des armes de son escorte. Les pauvres indiens baisèrent les mains de cette dame, comme si elle eut été leur reine, et, lui criant adieu, s’enfoncèrent sous la forêt.

Bigot, avec quelques uns de ses chasseurs, retint là l’étrangère, assise sous l’arbre feuillu, jusqu’à la tombée de la nuit, et puis il la fit transporter discrètement à son château. Elle y est encore, mais cachée à tous les yeux, dit-on, et enfermée dans une chambre secrète où personne n’est jamais entré, personne excepté la femme de chambre qui la garde, l’Intendant et un ou deux de ses plus intimes amis.

— Grand Dieu ! quel roman ! mais comment peux-tu savoir tout cela, Angélique ? s’écria Amélie qui avait écouté avec une attention extraordinaire.

— Oh ! une jeune Huronne m’a fait les premières confidences ; le reste je l’ai su par le secrétaire de l’Intendant.

Il n’y a pas un homme capable de garder un secret qu’une femme voudra connaître. Si je confessais de Péan, pendant une heure seulement, je lui en ferais dire assez, pour mettre en danger la tête de l’Intendant ; mais, avec toute mon habileté je ne pourrai jamais lui faire dire ce qu’il ne sait pas : quelle est cette femme mystérieuse, quel est son nom, quelle est sa famille ?…

— Les chasseurs hurons ne connaissent-ils rien ? demanda Amélie qui prenait un intérêt croissant au récit de sa compagne.

— Rien ! Pourtant, ils ont compris, par des signes des Abénaquis, que cette femme appartient à une famille noble de l’Acadie, qui n’a pas dédaigné de mêler le sang patricien au sang des premiers maîtres du sol. Les indiens étaient parcimonieux de leurs renseignements, cependant ils ont avoué que c’était une grande dame et une sainte.

Je donnerais cinq ans de ma vie pour savoir qui est, et qui était cette femme, ajouta Angélique, et elle se pencha sur le parapet, regardant d’un œil de flamme cette grande forêt qui se déroule en arrière de Charlesbourg et sous laquelle se cachait le château de Beaumanoir.

— C’est un étrange mystère, Angélique, mais un mystère que je n’aimerais pas à sonder, répondit Amélie. Il cache quelque crime, n’y touche pas, cela te portera malheur.

— Soit ! mais je veux tout savoir ! L’Intendant me tromperait-il ? serais-je sa victime ? Malheur à lui ! malheur à elle alors ! Est-ce que tu ne m’aiderais pas, Amélie, à pénétrer ce secret ?

— Moi ? et comment le pourrais-je ? Je te plains, Angélique, et je pense qu’il vaut mieux laisser cet Intendant avec son triste secret.

— Tu peux, si tu veux, m’être d’un grand secours. Le Gardeur doit connaître ce secret : il doit avoir vu cette femme ; mais il me garde rancune, tu sais, parce que je l’ai négligé… C’est lui qui dit cela, mais il a tort. Je ne pourrais pas, en ce cas, lui avouer ma jalousie. Il m’en a dit juste assez pour me faire perdre la tête, et ensuite quand il a vu mon anxiété, au sujet de ces amours, il a durement refusé de me raconter le reste. Oui, Amélie ! il te révélera tout si tu l’interroges.

— Et moi, Angélique, je te le répète, j’aurais honte de questionner mon frère sur un pareil sujet. Dans tous les cas, j’ai besoin de réfléchir, et je veux prier pour ne pas faire un faux pas.

— Non ! ne prie pas : si tu pries, c’est fini, tu ne m’aideras jamais. Tu diras, je le sais, que la fin est mauvaise et les moyens inavouables.

Mais trouvons le secret ! Je le veux, et vite ! Bah ! une nouvelle danse avec de Péau et je saurai tout !

Qu’ils sont fous ces hommes qui s’imaginent que nous les aimons pour eux-mêmes et non pour nous !

VIII.

Amélie, toute chagrinée de voir son ancienne compagne de classe écouter ainsi ses sauvages passions, la prit par le bras.

— Marchons un peu sur le bastion, dit-elle.

Sa tante s’avançait en compagnie de l’évêque et du père de Berey : elle en fut enchantée.

— Vite, Angélique, reprit-elle, lisse tes cheveux et compose ton maintien, voici ma tante avec monseigneur l’évêque… Tiens ! le père de Berey aussi ! Il n’y a pas de pensée triste qui tienne quand il arrive ce bon père. Pourtant je n’aime pas tant de gaieté chez un religieux.

Angélique était prête. En une minute elle était devenue, grâce à son étonnante mobilité de caractère, la plus aimable et la plus joyeuse des créatures. Elle salua fort respectueusement madame de Tilly et l’évêque, tout en faisant échange d’éclats de rire et de réparties fines avec le père de Berey. Salomon lui-même aurait été trompé par cette voix argentine et claire, et toute sa sagesse n’aurait pas soupçonné une trace de soucis dans l’esprit de cette belle fille.

Elle dit en plaisantant qu’elle ne pouvait guère demeurer plus longtemps dans l’agréable compagnie des gens d’église, car elle avait ses visites du matin à terminer. Elle mit un baiser sur les joues d’Amélie, un baiser sur la main de madame de Tilly, fit une gracieuse révérence aux messieurs, monta d’un bond léger dans sa calèche, tourna ses chevaux fringants avec la dextérité d’un cavalier et s’élança dans la rue St. Jean, suivie de tous les yeux, admirée par tous les hommes, et jalousée par toutes les femmes.

Madame de Tilly et sa nièce se rendirent à leur demeure, après avoir fait servir un copieux repas à leurs gens. Cette demeure était leur maison seigneuriale quand elles venaient à la ville.