Le chien d’or/I/07

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 80-97).


CHAPITRE VII.

L’INTENDANT BIGOT.

I.

Depuis l’arrivée de l’Intendant Bigot, dans le château de Beaumanoir, il y avait eu bien des festins joyeux, des festins qui pourraient, à cause de leurs désordres, être comparés aux royales orgies de la régence, et aux débauches de Croisy et des petits appartements de Versailles. La splendeur et le luxe de ce château, ses fêtes interminables provoquaient l’étonnement et le dégoût du peuple honnête, qui mettait naturellement, en regard de l’extravagance de l’Intendant, les manières simples et les principes sévères du gouverneur général.

La grande salle, où se réunissaient d’ordinaire les convives, était brillamment éclairée par des lampes d’argent, suspendues comme des globes de feu, au plafond. Un pinceau habile avait écrit, sur ce plafond, l’apothéose de Louis XIV. Le grand monarque était entouré de tous les Bourbons, Condés-Orléanais, etc., jusqu’à la plus lointaine parenté. Sur le mur du fond, l’on voyait un portrait de grandeur naturelle, de la marquise de Pompadour, la maîtresse de Louis XV, et l’amie et protectrice de Bigot. La voluptueuse beauté semblait être le génie de ces lieux. Des tableaux de prix ornaient les autres murailles : Le roi et la reine ; la Montespan aux yeux si noirs ; la rusée Maintenon, et la belle et triste Louise de la Vallière, la seule qui ait aimé Louis XIV pour lui même. Le portrait de la célèbre femme, copié d’après ce tableau, peut être vu encore dans la chapelle des Ursulines de Québec. C’est sainte Thaïs, s’agenouillant pour prier avec les religieuses :

La table, un chef-d’œuvre, était faite d’un riche bois canadien aux teintes noires nouvellement connu, et s’étendait sur toute la longueur de la salle. Au milieu, on avait placé l’un des plus beaux morceaux de l’art italien, une épergne en or massif, donnée par la Pompadour. Cette épergne représentait Bacchus assis sur un tonneau de vin, comme sur son trône, et offrant des coupes débordantes à des faunes et à des satyres qui dansaient une ronde.

Des gobelets de la Bohème et des coupes Vénitiennes, sculptés dans l’argent, brillaient comme des étoiles sur cette table magnifique. Ils étaient remplis jusqu’au bord des vins d’or ou de pourpre de la France et de l’Espagne, ou renversés dans les mares de nectar qui coulaient jusque sur les tapis de velours. Pour aiguiser la soif, on avait mis parmi les vases de fleurs et les corbeilles de fruits des Antilles, des fromages de Parmes, du caviar et d’autres stimulants.

II.

Une vingtaine ou plus de convives, mis comme des gentilshommes, mais dont les vêtements étaient en désordre et tachés de vin, la figure animée, les yeux rougis, parlaient bruyamment à tort et à travers, et d’une façon licencieuse.

De place en place, un siège vide ou renversé indiquait que des buveurs avaient roulé sous la table. Les valets qui les avaient emportés attendaient encore debout, en éclatante livrée. Dans une galerie, au fond de la pièce, des musiciens jouaient, quand les étourdissants éclats de la fête se taisaient un peu, les ravissantes symphonies de Destouche et de Lulli.

III.

Bigot, l’intendant de la Nouvelle-France, occupait la place d’honneur. Son front bas, son œil vif, noir, petit, sa figure basanée, pleine de feu et d’animation, trahissaient en lui le sang gascon.

Il était loin d’être attirant ; dans l’inaction il était même laid et repoussant. Mais son regard avait une puissance redoutable. Il fascinait, il était plein de cet étrange éclat que donnent une volonté de fer, jointe à une grande subtilité. Il inspirait la crainte, s’il n’éveillait l’amour.

Néanmoins, quand il voulait essayer la douceur, — et il le faisait souvent — il manquait rarement de se gagner la confiance des hommes ; pendant que la tournure agréable de son esprit, sa courtoisie et ses manières galantes, avec les femmes, qu’il n’approchait jamais qu’avec la séduisante politesse apprise à la Cour de Louis XV, en faisaient un des hommes les plus dangereux de la Nouvelle-France.

Il aimait le vin et la musique, était passionnément adonné au jeu et aux plaisirs, possédait une brillante éducation, se montrait habile en affaires et fertile en expédients. Il aurait pu sauver la Nouvelle-France s’il avait été aussi honnête qu’il était habile ; mais il aimait la corruption et n’avait aucun principe. Sa conscience se taisait devant son ambition et son amour des plaisirs. Il ruina la Nouvelle-France par égoïsme d’abord, et ensuite pour ses protectrices, et pour la foule des courtisanes et des fragiles beautés de la Cour. En retour, par leurs artifices et leur influence auprès du roi, elles le faisaient maintenir dans sa haute position, malgré tous les efforts des honnêtes gens, les bons, les vrais habitants de la colonie.

Déjà, par ses fraudes et ses malversations, quand il était commissaire en chef de l’armée, il avait ruiné et perdu l’ancienne colonie de l’Acadie et, au lieu d’être traduit devant les tribunaux et châtié, il avait été élevé à la charge plus digne et plus importante d’Intendant royal de la Nouvelle-France.

IV.

Bigot avait fait asseoir à sa droite le sieur Cadet, son ami de cœur, un gros sensuel au nez épais, aux lèvres rouges, et dont les yeux gris clignotaient sans cesse. Sa large face colorée par le vin brillait comme la lune d’août quand elle se lève à l’horizon. On disait que Cadet avait été boucher à Québec. Maintenant, il était, pour le malheur de son pays, commissaire en chef de l’armée, et confrère intime de l’Intendant.

Là se trouvaient aussi : le commandant de l’Artillerie, Le Mercier, officier plein de bravoure, mais homme plein de vices ; Varin, commissaire à Montréal, libertin fier de ses débauches, plus coquin que Bigot, et plus polisson que Cadet ; De Bréard, contrôleur de la marine et digne associé de Péniseault ; il avait un visage mince, un œil rusé qui convenait parfaitement au gérant de la Friponne ; Perrault, d’Estèbre, Morin et Vergar, tous des créatures de l’Intendant, des hommes qui l’aidaient dans son rôle infâme, ses associés dans la grande Compagnie — la grande compagnie des voleurs, comme disait le peuple qui se voyait dépouillé de tout au nom du roi et sous le faux prétexte de continuer la guerre.

Autour de la table somptueuse, il y avait nombre d’autres convives, les seigneurs dissolus des environs et les pères de la mode ; des hommes avides et extravagants, des hommes semblables à ceux dont parlait Charlevoix un quart de siècle auparavant, quand il disait : « des gentilshommes profondément versés dans l’art élégant et agréable de dépenser de l’argent, mais tout à fait incapables d’en gagner. »

V.

Parmi les jeunes seigneurs qui avaient été entraînés dans ce tourbillon de splendides folies, se trouvait le brave et beau Le Gardeur de Repentigny, capitaine dans la marine Royale, un corps nouvellement formé à Québec. Le Gardeur, dans ses traits de vaillant soldat, avait comme un reflet de Ja suave beauté de sa sœur, mais un reflet profané par la débauche. Il était tout enflammé, et ses yeux noirs, ordinairement doux et francs comme ceux d’Amélie, ses yeux noirs lançaient maintenant les dards envenimés du serpent.

À l’exemple de Bigot, Le Gardeur répondait follement aux défis de boire qui venaient de tous les côtés. Les fumées du vin obscurcissaient maintenant tous les cerveaux, et la table était une source de débauches.

VI.

— Remplissez encore votre coupe, Le Gardeur ! s’écria l’Intendant, d’une voix forte et claire ; l’horloge menteuse dit qu’il est jour, grand jour ! mais dans le château de Beaumanoir, aucun coq ne chante, aucun rayon du jour ne paraît sans la permission du maître et de ses aimables convives. Remplissez vos coupes, mes compagnons, remplissez vos coupes ! la lampe qui se reflète dans une coupe de vin est plus brillante que le plus éclatant soleil.

— Bravo, Bigot ! Quelle santé ? dites ! nous allons y répondre jusqu’à ce que l’on compte quatorze étoiles dans la Pléiade, répliqua Le Gardeur :

Et, jetant un regard endormi sur la grande horloge, au fond de la salle, il ajouta :

— Je vois quatre horloges ici, et chacune d’elle en a menti, si elle dit qu’il est jour !

— Vous vous amendez, Le Gardeur de Repentigny. Vous êtes digne d’appartenir à la grande compagnie… Mais je vais proposer ma santé. Nous avons bu vingt fois à cette santé, et nous y boirons vingt fois encore. C’est le meilleur prologue que l’esprit de l’homme ait pu trouver pour cette chose divine qui s’appelle le vin, c’est la femme !

— Et le meilleur épilogue, aussi, fit Varin, passablement ivre. Mais la santé ? ma coupe est remplie !

— C’est bien ! remplissez tous vos coupes, et buvons à la santé, à la fortune, et à l’amour de la plus belle femme de l’heureuse France, la marquise de Pompadour !

— La Pompadour ! la Pompadour ! Ce nom retentit dans toute la salle, les coupes furent remplies jusqu’au bord et un tonnerre d’applaudissements et le choc joyeux des gobelets d’argent répondirent à la santé de la maîtresse de Louis XV. Elle était, cette favorite puissante, la protectrice de la grande compagnie, et c’était dans ses mains que tombait la plus grande part des profils réalisés par le monopole du commerce dans la Nouvelle-France.

VII.

Allons ! Varin ! c’est à votre tour, maintenant ! cria Bigot, en se tournant vers le commissaire. Une santé à Ville Marie ! Heureuse ville de Montréal où l’on mange comme des rats du Poitou, et où l’on boit jusqu’à ce que les gens sonnent l’alarme, comme firent les Bordelais, pour souhaiter la bienvenue aux percepteurs de la gabelle. Les Montréalais n’ont pas encore sonné l’alarme à votre sujet, Varin, mais cela ne saurait tarder.

D’une main peu sûre, Varin remplit sa coupe, jusqu’à ce qu’elle débordât, puis, s’appuyant sur la table il se leva et répondit :

— Une santé à Ville Marie ! et à nos amis dans l’indigence, les tuques bleues du Richelieu !

Il faisait allusion à une récente ordonnance de l’Intendant. Par cette ordonnance inique, Bigot enjoignait à Varin de saisir, sous prétexte d’approvisionner l’armée, mais en réalité au profit de la grande compagnie, tout le blé qui se trouvait dans les magasins de Montréal, et dans les campagnes voisines. On but avec enthousiasme.

— Bien pensé ! Varin ! reprit Bigot ; cette santé est au plaisir et au travail. Le travail ça été de brûler les granges des habitants ; le plaisir, c’est de boire à votre succès.

— Mes fourrageurs ont balayé net, répondit Varin, en reprenant son siège ; les balais de Besançon n’auraient pas fait mieux. Les champs sont nus comme une salle de bal. Votre Excellence et la marquise pourraient y venir danser ; pas une paille ne traînerait sous leurs pieds.

— Et puis, demanda D’Estèbe d’un air un peu moqueur, avez-vous opéré cette œuvre énorme sans lutte et sans combats ?

— Sans combats ? Pourquoi des combats ? Les habitants ne résistent jamais quand nous leur parlons au nom du roi. Au nom du roi, nous chassons les démons ! Quand nous écorchons les anguilles, nous commençons par la queue. Si nous allions faire cela, les habitants seraient comme les Anguilles de Melun : ils crieraient avant d’avoir du mal. Non, non, d’Estèbe ! nous sommes plus polis que cela, à Ville Marie. Nous leur disons que les troupes du roi ont besoin de blé. Ils ôtent leurs bonnets et, les yeux pleins de larmes, ils vous répondent : M. le commissaire, le roi peut prendre tout ce que nous possédons et nous prendre nous aussi, s’il veut seulement empêcher les Bostonnais de s’emparer du Canada. C’est mieux, D’Estèbe, que de voler le miel et tuer ensuite les abeilles qui l’ont produit.

— Mais, Varin, que sont devenues les familles que vos pourvoyeurs ont ainsi dépouillées ? demanda le seigneur De Beauce, un gentilhomme campagnard dont toutes les idées généreuses n’étaient pas encore noyées dans le vin.

— Ces familles ! — c’est-à-dire les femmes et les enfants, car nous avons enrôlé les hommes, répliqua Varin, d’un ton moqueur, en se croisant les pouces comme un paysan du Languedoc qui veut se faire croire, — ces familles, De Beauce, font comme les gentilshommes de la Beauce en temps de disette ; elles bâillent pour leur déjeuner, ou elles avalent du vent, comme les gens du Poitou ; cela les fait cracher clair.

De Beauce, blessé des gestes moqueurs de Varin et de l’allusion qu’il faisait au bâillement proverbial du peuple de la Beauce, se leva, furieux, et frappant la table de son poing :

— Monsieur Varin, cria-t-il, ne vous croisez pas ainsi les pouces devant moi, ou je vous les couperai !

Sur un signe de Bigot, le sieur Le Mercier s’interposa :

— Ne faites pas attention à Varin, dit-il bas à de Beauce, il est ivre, et l’Intendant serait désolé s’il y avait querelle. Attendez un peu et vous boirez à Varin, qui sera pendu comme le boulanger de Pharaon, pour avoir volé le blé du roi.

— Comme il mérite de l’être, pour avoir insulté les gentilshommes de la Beauce, insinua Bigot, en se penchant vers son hôte irrité. Et tout en disant cela il faisait un clin d’œil à Varin. Venez, maintenant, De Beauce, ajouta-t-il, soyons tous amis. Amantium iræ ! Je vais vous chanter un couplet en l’honneur de ce bon vin, le meilleur que Bacchus ait jamais bu.

VIII.

L’Intendant se leva, et tenant dans sa main une coupe étincelante, il se mit à chanter d’une voix assez mélodieuse, comme excellent moyen de ramener l’accord parmi les convives, ce refrain fort à la mode :

Amis, dans ma bouteille
Voilà le vin de France !
C’est le vin qui danse ici
C’est le bon vin qui danse.
Gai lon la !
Vive la lurette !
Des fillettes
Il y en aura !

— Vivent les fillettes ! les fillettes de Québec ! les plus belles, et les plus constantes des filles, et qui ne dédaignent pas un galant digne d’elles ! continua Bigot. Que dites-vous, Péan ? N’êtes-vous pas disposé à répondre à la santé des belles de Québec ?

— Pas disposé ! votre Excellence ?

Il se leva pour répondre et ses jambes fléchirent. Brave, le verre en main, il tira son épée du fourreau et la mit sur la table.

— Je demande que la compagnie boive cette santé à genoux ! dit-il, et de mon sabre que voici, je couperai les jarrets du mécréant qui refusera de s’agenouiller et de boire une pleine coupe, aux yeux adorables de la plus belle Québecquoise, l’incomparable Angélique Des Meloises !

La santé fut acclamée. Chacun remplit son verre en l’honneur de la beauté partout admirée.

— À genoux ! cria l’Intendant, ou de Péan va nous couper les jarrets !

Tous s’agenouillèrent ; plusieurs ne purent se relever.

— Nous allons boire, continua-t-il, à Angélique, la plus belle des belles ! Des Meloises ! Allons ! tous ensemble !

La plupart reprirent leurs sièges au milieu des rires et d’une joyeuse confusion.

Alors, un jeune débauché, excité par le vin et le tapage, le sieur Deschenaux, debout sur ses jambes mal affermies, éleva une coupe où trempaient ses doigts :

— Nous avons bu avec tous les honneurs, commença-t-il, aux yeux adorables de la belle de Québec ; je demande à tous les gentilshommes, de boire maintenant aux yeux plus ravissants encore de la belle de la Nouvelle-France.

— Qui est-elle ? Son nom ! son nom ! exclamèrent une douzaine de voix… Le nom de la belle de la Nouvelle-France !…

— Qui est-elle ? Comment ! quelle autre que la belle Angélique mérite d’être appelée ainsi ? reprit de Péan avec chaleur et jalousie.

— Tut ! répliqua Deschenaux, vous comparez un ver luisant à une étoile, quand vous comparez Angélique Des Meloises, à la dame que je veux honorer. Je demande que les coupes débordent en l’honneur de la belle de la Nouvelle-France… la belle Amélie de Repentigny !

IX.

Le Gardeur, la tête appuyée sur sa main, l’air gaillard, et sa coupe déjà remplie, attendait la santé de Deschenaux. Au nom de sa sœur il se leva comme s’il avait été mordu par un serpent, jeta sa coupe à la tête de Deschenaux et tira son épée.

— Mille tonnerres vous écrasent ! hurla-t-il, comment osez-vous profaner ce nom sacré, Deschenaux ? Rétractez-vous ! ou vous allez boire une santé de sang ! rétractez-vous !

Les convives se levèrent terrifiés. Le Gardeur voulait se précipiter sur Deschenaux, et Deschenaux, furieux de l’insulte qu’il venait de recevoir, l’attendait l’épée au poing. Plusieurs s’interposèrent, Le Gardeur les repoussa.

L’Intendant qui ne manquait jamais de courage, ni de présence d’esprit, rejeta Deschenaux sur son siège, et lui saisit le bras.

— Êtes-vous fou, Deschenaux ? lui dit-il. Vous savez qu’Amélie est sa sœur, et qu’il lui a voué un culte profond !… Rétractez la santé, elle était inopportune.

Deschenaux s’obstina une minute, mais il dut enfin céder, car l’Intendant avait une très grande influence sur lui.

— Ce damné de Repentigny ! dit-il, je voulais seulement rendre hommage à sa sœur… Qui aurait pensé qu’il allait prendre la chose de cette façon ?

— Tous ceux qui le connaissent, excepté vous, continua l’Intendant. Si vous voulez porter une santé à mademoiselle de Repentigny, attendez qu’il se soit donné corps et âme à la grande compagnie ; alors, soyez en sûr, il ne se souciera pas plus de l’honneur de sa sœur que vous ne vous occupez de l’honneur de la vôtre.

— Mais l’insulte ? Il m’a blessé avec le gobelet, mon sang coule… je ne pardonnerai jamais cela ! fit Deschesnaux, en s’essuyant le front avec sa main.

— Bah ! vous le provoquerez un autre jour, et pas ici. Je vois que Cadet et Le Mercier se sont rendus maîtres du jeune Bayard ; venez, Deschenaux, montrez-vous généreux ; dites-lui que vous aviez oublié que la belle dame était sa sœur.

Deschenaux, dissimulant sa colère, se leva et remit son épée au fourreau. Il prit le bras de l’Intendant et s’avança vers Legardeur qui faisait toujours des efforts pour se dégager.

— Legardeur, dit-il avec un accent de regret sincère, j’avais oublié que mademoiselle de Repentigny est votre sœur. J’ai eu tort de proposer sa santé, je l’avoue, et, bien que j’eusse été fier de boire à cette santé, je la retire puisqu’elle ne vous a pas été agréable.

Legardeur se calmait aussi difficilement qu’il s’impatientait vite. Il avait encore son épée à la main.

— Voyons ! cria Bigot, il est bien malaisé de vous plaire ! Vous êtes exigeant comme Villiers de Vendôme que le roi lui-même ne pouvait satisfaire. Deschenaux vous déclare qu’il regrette ce qu’il a fait ; un gentilhomme ne peut dire plus. Serrez-vous la main et soyez amis, de Repentigny !

Inaccessible à la crainte et souvent à la raison, Legardeur ne résistait jamais quand l’on faisait appel à sa générosité. Il rengaina et tendit une main cordiale à Deschenaux.

— Votre apologie est suffisante, monsieur, lui dit-il ; je veux croire que vous n’aviez pas l’intention d’offenser ma sœur. Ma sœur, messieurs ! c’est mon faible, ajouta-t-il, en les regardant tous avec assurance et prêt à recommencer s’il découvrait quelque part le moindre signe d’ironie ; je la respecte comme je respecte la reine des cieux, et leurs noms à toutes deux ne doivent jamais être prononcés ici !

— Bien dit Legardeur ! exclama l’intendant, bien dit ! Encore une poignée de main et soyez amis pour toujours ! Bénies soient les querelles qui sont suivies d’une pareille réconciliation ! bénis les outrages qui se lavent dans le vin ! Prenez vos sièges, messieurs.

Tous se remirent à la table. Bigot se sentait plus dispos que jamais.

— Valets, commanda-t-il, apportez maintenant les plus larges coupes, nous allons boire un fleuve d’eau de vie !… Nous allons boire une eau de vie capable de fondre les perles de Cléopâtre ! Nous allons boire à une dame plus belle que la reine d’Égypte ! Mais auparavant, nous allons conférer à Legardeur de Repentigny, toutes les franchises dont jouissent les associés de la Nouvelle-France.

Les valets se hâtaient, allant et venant sans cesse. La table fut bientôt couverte de coupes profondes, de flacons d’argent et de tout l’éclatant bagage de l’armée de Bacchus.

L’Intendant prit Legardeur par la main :

— Vous désirez être un des nôtres et entrer dans le sein joyeux de la Grande Compagnie ? lui demanda-t-il.

— Oui ! répondit Legardeur ivre et grave, je suis un étranger et vous pouvez me recevoir ; je sollicite mon admission. Par Saint-Pigot ! vous me trouverez fidèle !

Bigot l’embrassa sur les deux joues :

— Par les bottes de Saint-Benoît ! dit-il, vous parlez comme le roi d’Yvetot, Legardeur de Repentigny ! vous êtes digne de porter l’hermine à la cour du roi de Bourgogne.

— Regardez-moi le pied, Bigot, et dites à la compagnie si je puis, oui ou non, chausser la botte de St-Benoît !

— Par le joyeux Saint Chinon ! vous la chausserez, Le Gardeur !

Et il lui tendit un flacon de vin d’une pinte. Le Gardeur la vida d’un trait.

— Cette botte vous va admirablement ! exclama Bigot tout enthousiasmé.

Le chant, maintenant ! je conduis le chœur. Que tous ceux-là retiennent leur haleine qui ne veulent pas faire chorus.

Alors, l’Intendant se mit à chanter à haute voix ces vers burlesques de Molière qui réjouirent si souvent les orgies de Versailles :

Bene, bene, bene respondere !
Dignus, dignus es intrare
Mille, mille annis et manget et bibat,In nostro docto corpore !

Puis aux accords des violons, aux roulements des tambours de basque, tous se levèrent en choquant leurs coupes sonores.

Vivat ! vivat ! vivat ! cent fois vivat !
Novus socius qui tam bene parlat !
Mille, mille annis et manget et bibat,
Fripet et Friponat !

Chacun vint à son tour embrasser Le Gardeur et lui serrer la main ; chacun vint le féliciter de son admission dans la grande compagnie.

XI.

— Maintenant, reprit Bigot, nous allons boire une santé longue comme la corde de la cloche de Notre-Dame. Remplissons nos coupes de la quintessence du raisin, et vidons les en l’honneur de la Friponne !

La Friponne ! ce nom fut comme un choc électrique. Dans le pays, il était un opprobre ; mais à Beaumanoir il faisait rire. Pour montrer comme elle se moquait de l’opinion publique, la compagnie venait de lancer sur les grands lacs, pour faire le commerce de fourrures, un vaisseau qui s’appelait « La friponne ».

— Laissez rire ceux qui gagnent ! avait dit Bigot, à d’Estèbe, un jour que celui-ci était furieux parce qu’un habitant avait prononcé ce nom devant lui.

Nous acceptons le nom ! n’ayons pas peur des conséquences. Si ces rustres s’avisent de dire autre chose, je ferai écrire ce qu’ils diront en lettres d’une verge sur la façade du palais, et ce sera l’abécédaire où ils apprendront à épeler et à lire !

La santé de la Friponne fut bue au milieu d’une salve d’applaudissements, et de chants bachiques.

Le sieur Morin avait été marchand à Bordeaux. C’était un homme dont la signature ne valait pas mieux que la parole. Il était arrivé depuis peu en Canada, avait transporté ses marchandises à la Friponne, et puis était devenu l’un de ses membres les plus actifs.

— La Friponne ! cria-t-il, j’ai bu à son succès de tout mon cœur et de toute ma gorge ! Cependant, je suis sûr qu’elle ne consentira jamais à se coiffer du Night-cap et à dormir dans nos bras, tant que nous n’aurons pas muselé ce Chien d’Or qui aboie nuit et jour dans la rue Buade.

— C’est vrai, Morin, interrompit Varin que le seul nom du Chien d’Or mettait en fureur. La grande compagnie n’aura la paix que lorsque nous aurons envoyé à la Bastille le bourgeois son maître. Le chien d’or est un…

— Un maudit ! reprit Bigot avec violence. Pourquoi prononcez vous ce nom, Varin ? il rend notre vin amer. J’espère bien jeter dans la poussière, un jour, le chien et le chenil de l’insolent bourgeois.

Puis cachant, selon son habitude, sa pensée sous un sarcasme moqueur :

— Varin, dit-il, en éclatant de rire, on prétend que c’est le meilleur de vos os que le Chien d’Or ronge ainsi…

— Il y en a plus qui croient que c’est le meilleur des vôtres, Excellence.

XII.

Varin disait vrai : il le savait bien, mais il connaissait aussi la susceptibilité de Bigot, à ce sujet, et il ajouta complaisamment :

— C’est le vôtre ou celui du cardinal.

— Disons, alors, que c’est celui du cardinal. Il est encore en purgatoire, ce bon Cardinal ; il y attend le bourgeois pour régler ses comptes avec lui.

Bigot haïssait le bourgeois Philibert, comme on hait celui que l’on a offensé. Il avait aidé à le chasser de France, autrefois, sous le prétexte que lui, Philibert, alors comte normand, mû par sa générosité naturelle, avait osé protéger contre l’indignation de la cour, certains sectaires malheureux, dans le parlement de Rouen. Aujourd’hui Janséniste, il le haïssait à cause de sa prospérité. Sa haine tournait à la fureur, quand il voyait briller au fond du magasin de la rue Buade, la tablette du Chien d’Or avec sa menaçante inscription. Il comprenait bien le sens de ces paroles de vengeance, écrites en lettres de feu dans l’âme du bourgeois.

— Malheur à toute l’engeance du Chien d’Or, le parti des honnêtes gens ! cria Bigot. Si ce n’était que de ce cafard de savant, qui joue au gouverneur ici, j’aurais vite descendu l’enseigne et pendu le maître à sa place.

Les convives devenaient de plus en plus joyeux et bruyants, à mesure qu’ils vidaient leurs coupes, et bien peu s’occupaient des discours de l’Intendant. Cependant de Repentigny le regarda, comme il ajoutait ces dernières paroles :

— Qu’est-ce cela, pour des hommes qui n’ont pas peur de se montrer hommes ?…

Bigot surprit le regard de Repentigny, et ajouta :

— Mais nous sommes tous des poltrons, dans la grande compagnie, et le bourgeois nous fait peur.

Le Gardeur était joliment aviné. Il ne savait guère ce que venait de balbutier l’Intendant, et n’avait saisi que ces dernières paroles.

— Où sont les poltrons ? chevalier, demanda-t-il. J’appartiens à la grande compagnie maintenant, et moi, je ne suis pas poltron, si tous les autres le sont. Je suis prêt à décoiffer de sa perruque n’importe quelle tête en la Nouvelle-France ; je porterai la perruque au bout de mon épée sur la Place d’Armes, et là je défierai le monde entier de la venir prendre

— Bah ! ce n’est rien, cela, répliqua Bigot ; trouvez moi quelque chose de mieux. Je voudrais voir un des membres de la grande compagnie, qui serait de force à renverser le Chien d’Or.

— Moi ! moi ! crièrent une douzaine de voix.

Bigot voulait tendre un piège à Le Gardeur !

— Et moi donc ! moi je le renverserai, chevalier, si vous le désirez, s’écria Le Gardeur, pris de vin et tout oublieux du respect et du dévouement, qu’il devait au père de son ami, Pierre Philibert.

— Je prends votre parole, Le Gardeur, et j’engage votre honneur en face de tous ces gentilshommes, fit Bigot au comble de la joie.

— Quand dois-je agir ? aujourd’hui ?

Le Gardeur était prêt à décrocher la lune, dans l’état où il était ; il ne doutait de rien.

— Non, pas aujourd’hui, dit Bigot, il faut laisser mûrir la poire avant de la cueillir. Nous avons jusque là votre parole d’honneur.

Il était bien content du succès de son stratagème.

— Ma parole est éternelle ! reprit Le Gardeur, et sa voix fut couverte par un nouvel applaudissement et par des chants honteux, dignes tout au plus d’égayer des satyres.

XIII.

Le sieur Cadet s’étendit paresseusement dans sa chaise, ouvrant et fermant des yeux chargés de sommeil.

— Nous voilà ivres comme des brutes, dit-il ; il faudrait quelque chose pour nous réveiller, et nous rafraîchir les idées. Voulez-vous que je propose une santé à mon tour ?

— C’est bien, Cadet, propose n’importe quelle santé. Pour l’amour de toi, je boirais à tout ce qui vit dans le ciel, sur la terre et dans les enfers.

— C’est une santé que vous allez boire à genoux, Bigot ; faites-moi raison, et remplissez la plus profonde de vos coupes.

— Nous la boirons à quatre pattes si vous l’aimez ; mais avancez ! Vous êtes aussi long que le père Glapin, quand il prêche le carême ; j’espère que vous serez aussi intéressant.

— Bien, chevalier, la grande compagnie, après avoir bu à la santé de toutes les beautés de Québec, désire boire, maintenant, à la santé de la dame de Beaumanoir, et en sa présence, fit Cadet, avec une sombre gravité.

Bigot fit un bond ; tout ivre et insouciant qu’il était, il n’aimait pas que son secret fut divulgué. Il en voulait à Cadet de son indiscrétion, car bien des convives ne connaissaient rien de cette étrange dame de Beaumanoir. Il était trop profondément libertin pour éprouver quelque remords. Cependant, à la grande surprise de Cadet, il s’était montré d’une extrême réserve, au sujet de cette dame ; il ne lui en avait jamais parlé.

— On dit que c’est une merveilleuse beauté, continua Cadet, que vous en êtes jaloux, et que vous avez peur de la montrer à vos meilleurs amis.

— Elle est libre et peut aller où elle veut, répliqua Bigot.

Il était en colère, bien qu’il vît que c’était folie de se fâcher.

— Elle ne laissera pas ses appartements, même pour vous, Cadet, reprit-il ; elle n’a pu fermer l’œil de la nuit, à cause de votre infernal tapage.

— Alors, qu’il nous soit permis, d’aller lui demander pardon à genoux… Qu’en pensez-vous, messieurs ?

— Accordé ! accordé ! fut le cri général, et tous se mirent à faire de bruyantes et vives instances auprès de Bigot, pour qu’il leur montrât la belle dame de Beaumanoir, cette superbe créature dont on parlait tant en secret.

Cependant Varin proposa de la faire monter au salon.

— Ô roi ! s’écria-t-il, envoyez-la vers nous ! Nous sommes de nobles Persans, réunis au palais, pour fêter les sept jours prescrits par la loi des Mèdes Que le roi amène Nashti, la reine, pour que les princes et les nobles de sa cour puissent admirer sa beauté !

Bigot, trop pris de vin pour avoir des scrupules, se rendit aux désirs de ses gais compagnons. Il se leva, Cadet prit son fauteuil.

— Gare à vous, dit-il, si je l’amène, montrez-vous respectueux.

— Nous baiserons la poussière de ses pieds, répondit Cadet, et nous vous reconnaîtrons pour le plus grand roi que l’ancienne ou la Nouvelle-France aient jamais couronné dans un festin.

Bigot sortit alors du salon, traversa un long corridor, et entra dans la chambre de dame Tremblay, une vieille ménagère, qui dormait sur sa chaise. Il l’éveilla et lui ordonna d’aller chercher sa maîtresse.

La vieille se leva vivement à la voix de l’Intendant. Elle était passablement avenante, avait la joue encore vermeille et regardait son maître comme pour lui demander son approbation quand elle ajustait son chapeau où rejetait en arrière ses rubans plus que voyants.

— Je veux que votre maîtresse monte dans la grande salle, allez vite ! répéta l’Intendant.

La ménagère fît une révérence, mais elle serra les lèvres de crainte, probablement, de laisser échapper quelques observations inopportunes, et puis elle sortit.