Le chien d’or/I/20

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 273-282).


CHAPITRE XX.

CHASSÉ-CROISÉ ET QUESTIONS ET BABIL.

I.

Fatiguée de ses réflexions sur l’inconstance de la fortune et l’incertitude des événements, Angélique se mit à songer à sa toilette. Elle appela Lisette qui se hâta d’accourir, et se mit en frais de l’habiller et de lui raconter les nouvelles du quartier.

Le quartier, c’était tout un monde pour la loquace servante, et un petit monde fort agité, fort remuant, en ces temps-là ! C’était un epitome de la France elle-même, une miniature de Paris, où toutes les provinces, du Béarn à l’Artois, avaient des représentants ; un petit foyer où, comme dans la grande métropole du royaume, toutes les passions : l’amour, la haine, la crainte, l’envie, l’ambition, étaient violemment attisées.

Lisette en savait long ce jour-là. Elle avait recueilli tous les babillages que les servantes s’étaient passés d’une galerie à l’autre. Et elles en avaient fait de merveilleux, les servantes, au sujet de la fête de Belmont ! Le nombre des carrosses, des hommes à cheval, des écuyères, les toilettes, le cortège des grands, le peuple ! c’était un dénombrement digne d’Homère.

II.

— Qui étaient donc tous ces invités, Lisette, demanda Angélique.

C’était pour le plaisir d’entendre parler sa servante qu’elle lui faisait cette question ; car elle connaissait parfaitement les noms de tous les convives, de ceux qui s’étaient rendus à Belmont, et de ceux qui avaient décliné l’invitation ! Toute la ville ne s’était occupée que de cette fête depuis plusieurs jours.

— Ô madame ! la bourgeoisie ! presque rien que la bourgeoisie ! des gens qui sentent les fourrures, le poisson, la térébenthine et la Basse-Ville ! Vous voyez chaque jour ces messieurs descendre à la Basse-Ville, les mains dans leurs poches où sonnent les pièces blanches ! des habits enfarinés sur le dos, des pantalons graisseux aux jambes, pendant que leurs femmes et leurs filles, la tête ornée de plumes et en falbalas, se pavanent dans les rues de la Haute-Ville avec tout l’à plomb des gens nobles !

Lisette était une rusée coquine. Elle savait que sa maîtresse s’était moquée de la fête des honnêtes gens.

— Mais enfin, vous savez les noms de ces gens, appuya mademoiselle Des Meloises. Vous possédez une langue capable de tout dire.

— Oui, madame, ce que je n’ai pas vu de mes yeux je l’ai appris de Manon Nytouche, la servante de madame Racine. Manon a accompagné sa maîtresse jusque chez madame de Grand'maison. Toutes les dames étaient là, sur le balcon, pour voir passer les invités. Elles en ont eu du plaisir ! Elles en ont dit des plaisanteries !

III.

Angélique se jeta en arrière dans sa chaise, d’une façon un peu nonchalante.

— Continuez, dit-elle, nommez-moi les équipages qui ont passé. Peu m’importe avec quels yeux vous les avez vus… les vôtres ou ceux des autres.

— Eh bien ! d’abord, comme de raison, il y avait les Brassard. Leurs filles étaient mises comme des duchesses. Elles avaient tout à fait oublié le vieux magasin sale de la rue Sous-le-Fort, d’où elles avaient tiré leurs extravagantes toilettes. Les Gravel du Cul-de Sac, avec leurs grands pieds qui rappellent les pieds de leur grand père, le vieux coureur des bois !

— Pas mal dit, Lisette ! C’est dommage que les demoiselles Gravel ne vous entendent point, observa Angélique. Après ?

— Les Huot, ça va sans dire ! avec le cou raide et les épaules hautes de leur grand’mère, la Squaw.

Le sieur Huot la fit sortir de son wigwam avec son trousseau sur le dos et une lanière sur le front, et il l’amena ici pour en faire une dame. Le mariage fut célébré. Les demoiselles Huot portent leurs fourrures d’une autre manière maintenant…

Les Tourangeau, qui se croient assez riches pour se marier avec les nobles ! et Cécile, comme de raison, la belle Cécile ! avec ses cheveux frisés sur le front pour cacher…

Lisette s’arrêta court. Elle s’apercevait qu’elle mettait le pied sur un terrain glissant.

— Pour cacher quoi ? fit Angélique d’un ton sévère.

Elle savait bien pourquoi sa servante hésitait.

— Une marque rouge en forme de croix, madame !

Lisette avait peur, car elle ne pouvait deviner où tombait la foudre quand sa maîtresse se fâchait.

Angélique éclata de rire.

— Je gagerais, dit-elle, qu’elle n’a pas reçu cette croix-là au baptême.

Puis elle ajouta un instant après :

— Le monde a la langue longue, Lisette, et vous en avez le bout.

Puis elle reprit sa position pleine de mollesse, à la grande surprise de Lisette.

IV.

— Que dit-on de Cécile parmi le peuple ? demanda-t-elle ensuite.

— On dit, madame, qu’elle donnerait son petit doigt pour un sourire du chevalier de Repentigny. Madame Racine prétend que c’est pour le voir qu’elle est allée à Belmont aujourd’hui.

— Lisette, je vais vous donner un soufflet si vous me tirez les cheveux ainsi : s’écria Angélique, en repoussant violemment la soubrette, d’une main aussi prompte à frapper qu’à prodiguer les caresses.

— Je vous demande pardon, madame ! supplia la servante.

Elle devinait bien ce qui mettait Angélique en colère, et n’avait pas envie de s’exposer encore.

— Cécile Tourangeau, reprit-elle, peut jeter les yeux sur le chevalier de Repentigny, mais le chevalier n’a jamais eu d’amour que pour une femme, et cette femme, je ne dois pas la nommer.

— Non ? pas même à moi, Lisette ? allons ! son nom, s’il vous plaît.

Angélique regardait sa servante de façon à lui ôter l’envie de désobéir.

— Eh bien ! madame, l’autre soir, quand il est parti si tard, je l’ai entendu s’écrier :

— La porte du ciel n’est pas aussi belle que cette porte ! et je n’habiterai jamais une maison où ne sera pas Angélique !

Je me rendrais à Rome à genoux, pour trouver un homme qui m’aimerait comme Le Gardeur vous aime, madame ! ajouta Lisette avec un enthousiasme qui ravit sa maîtresse.

V.

Lisette savait bien qu’elle venait de dire à sa maîtresse la plus agréable chose du monde. Un frisson de joie après une angoisse ; une coupe d’ivresse après un calice d’amertume. Angélique choisit le miel et rejeta l’amère potion.

— Quand un homme se met aux genoux d’une femme, dit-elle, il a vaincu ; c’en est fait de la femme. N’est-ce pas vrai, Lisette ?

— C’en serait fait de moi, dans tous les cas, madame !

Pourtant, les hommes sont bien trompeurs ! Nous ne sommes sûres de les bien tenir que lorsque le bedeau nous a placés ensemble au cimetière, avec une pierre au dessus de la tête !

— Lisette, vous devenez spirituelle comme un démon ! s’écria mademoiselle Des Meloises, en battant des mains, je vous donnerai une robe neuve pour ce bon mot… Savez-vous si le chevalier de Repentigny a dit autre chose ?

— C’est tout ce que j’ai entendu, madame ; mais il est clair comme la flèche de Charlesbourg qu’il ne donnerait pas une épingle pour Cécile Tourangeau ! Madame Racine affirme qu’il est aussi difficile de découvrir l’impression qu’elle fait sur lui, qu’un trou dans l’eau où vous avez plongé le doigt.

— Madame Racine parle comme la femme d’un arrimeur, et ses comparaisons ont la senteur des grèves !

Angélique, fort indulgente pour elle-même, se permettait de tout dire, mais critiquait sans merci la grossièreté des autres.

VI.

— Continuez à défiler votre chapelet, Lisette ! ordonna-t-elle. Après ces élégants bourgeois, qui allons-nous voir arriver à Belmont ?

— Les Massots ! comme de raison ! Les jeunes filles en bleu et blanc, pour singer votre costume, madame !

— Cela prouve leur bon goût, et la déférence qu’elles ont pour nous. Cette déférence est assez rare dans la Basse-Ville, où les femmes se donnent bien de grands airs, mais possèdent peu de grâces.

— Après les Massots ?

— Après les Massots ? Oh ! toute la tribu des Cureux ! Cherchez une réunion dans Québec où ces gens-là ne fourrent pas leurs nez !

— Ah ! les Cureux ! répéta Angélique, en riant de grand cœur, je ris toujours quand je les vois montrer leurs grands nez dans un salon !

— Tout le monde rit, madame, même les serviteurs ! II paraît que c’est à force de sentir le poisson qu’ils expédient en France, qu’ils ont acquis ce nez magnifique. Madame Cureux se vante sans cesse de ce que le Pape lui-même mange de leur poisson pendant le carême !

— Leur nez est à eux, et personne ne leur en envie la possession. Mais ils ont beau entasser des barils de hareng et empiler de la morue, ils seront toujours des vilains !

Angélique connaissait la richesse des Cureux et s’en vengeait de cette manière.

— Avec tout leur argent, les demoiselles Cureux n’achèteront pas des nobles, observa Lisette, qui avait une pointe de dépit contre les Cureux, sans dire pourquoi.

— Vous vous trompez, Lisette ! l’argent aplanit toutes les difficultés et assortit tous les mariages. Pour de l’argent je me marierais, moi ! est-ce assez dire ?

VII.

Angélique fit un brusque mouvement des épaules et jeta un court et amer éclat de rire. La servante répondit :

— Presque tout le monde dit cela, en effet, ce doit être vrai. Quant à moi, comme je n’ai pas le sou, j’aimerais bien à assaisonner le potage de la famille avec un peu d’amour. Je ne consentirais jamais à prendre Louis Le Page avec ses cinq cents livres, si je ne l’aimais pas assez pour le prendre pauvre comme Job.

— Bah ! des folies !

Angélique s’agitait comme si elle avait été sur des charbons. Elle ajouta :

— L’amour vous suffit à vous autres ; vous n’avez pas d’autres raisons pour vous marier.

— C’est vrai ! et je vais épouser Louis. On dit que Dieu a créé les hommes sages et que ce sont les femmes qui les rendent fous.

— Lisette, vous êtes digne d’être ma servante !… Mais parlons de Belmont, encore. Vous ne m’avez nommé que des Bourgeois : il y avait là bien des gens de condition aussi.

— Je pensais que madame préférait voir défiler la bourgeoisie, répondit Lisette avec naïveté.

Elle pensait aussi que sa maîtresse se plairait à la voir jeter un peu de boue sur tous les convives.

— C’est bien ; mais j’en ai entendu assez ! Au reste, les agissements de la bourgeoisie ne valent pas le vol des pigeons. Les honnêtes gens ne se recrutent pas que chez les bourgeois, chose assez étonnante ! La noblesse, maintenant ! la noblesse !

VIII.

Lisette reprit, tout heureuse de l’encouragement qu’elle recevait :

— Pendant une heure entière, madame de Grand’Maison n’a fait que lever les mains au ciel, tant elle était surprise de voir les riches équipages s’élancer vers Belmont, vers la demeure d’un marchand, d’un trafiquant, comme le bourgeois Philibert !

— Madame de Grand’Maison oublie le cordier de St. Malo ! le cordier qui a filé sa lignée !

Angélique haïssait cette famille. Elle ajouta tout de suite :

— Le bourgeois Philibert est d’aussi bonne origine et aussi fier que le seigneur de Coucy.

Et Lisette, ouvrant ses voiles au même vent, se hâta d’ajouter :

— Et le colonel est aussi fier que son père ! et il peut tout aussi bien foudroyer du regard, s’il se sent offensé !

— Je ne connais dans la ville qu’un seul galant plus beau que lui.

— Oui, madame, compléta la servante. Le chevalier de Repentigny prétend qu’il est la perfection même, et lui, le colonel, il affirme que mademoiselle de Repentigny dépasse la perfection ! C’est du moins ce que dit madame Racine.

— Madame Racine a la langue trop longue, Lisette ! et vous aussi, si vous ramassez ses bavardages !

— Oui, madame, vous avez raison !

Elle était bien accommodante, Lisette. Elle se hâta d’ajouter :

— C’est ce que tout le monde a pensé, quand elle a poussé un cri d’indignation, parce que le gouverneur se rendait à Belmont. Madame de Grand’Maison aussi s’est scandalisée ! Il était accompagné, le gouverneur, de cet étranger de la Suède qui met des fleurs dans son livre au lieu de les porter à sa boutonnière, et fixe des phalènes et des papillons sur une planchette avec des épingles ! Il paraît qu’il est huguenot, et qu’il voudrait traiter les chrétiens comme il fait des papillons ! Les gens pensent qu’il est fou. Tout de même, il est fort charmant quand vous lui parlez, et le gouverneur l’estime beaucoup, beaucoup ! Les servantes disent toutes que leurs maîtresses font comme le gouverneur.

— Ensuite, ensuite ! Laissez-là votre étranger !

— Ensuite ? Des carosses ! Des carosses bondés, de nobles ! Les Chavigny ! les Le Moine ! les De Lanaudière ! les Duperron ! les De Léry ! Il fallait voir cet air qu’ils avaient !… On aurait dit que la colonie leur appartenait.

— C’est qu’en effet ils en possèdent une bonne partie ! observa Angélique, un peu susceptible aussi comme madame de Grand’Maison.

IX.

Puis elle demanda :

— Les d’Ailleboust et les De Vaudreuil ? Est-ce qu’ils n’y étaient pas ?

— Seulement le chevalier Rigaud, madame. J’ai entendu dire que ce chevalier-là faisait servir à ses soldats, quand ils étaient bien affamés, un Bostonnais rôti ; mais je ne crois pas cela.

— Allons donc ! en voilà une bonne ! Et les Beauharnois ? Ils n’ont pas suivi les autres ?

— Pardon ! madame, mademoiselle toute vêtue de blanc comme un ange ! Et quelles plumes ! Madame Couillard elle-même avouait qu’elle était plus belle que son frère Claude.

— Oh ! Hortense ? Tout le monde chante ses louanges, exclama Angélique, en agitant violemment son éventail. Elle devient si aisément familière ! ajouta-t-elle ; si peu gênée, je devrais dire ! Elle se croit si fine ! Mais enfin elle réussit à se faire juger telle par les messieurs ! Je ne sais pas si l’héritier de Belmont pourrait acheter ses grands yeux noirs !

Angélique devenait injuste et cruelle. Elle était jalouse de la grâce et de a beauté d’Hortense de Beauharnois, et elle la redoutait comme une rivale dangereuse.

— Votre liste est-elle épuisée ? Lisette ! demanda-t-elle brièvement. Sans doute que les De Tilly, les De Repentigny, les De St. Luc et leurs tribus du sud et du nord, n’ont pas manqué une si belle occasion de s’unir aux honnêtes gens pour fêter les Philibert !

— Vous devinez juste, madame ; ils sont tous à Belmont. C’est ce qu’a remarqué madame de Grand’Maison. La ville est folle de Belmont ! Tout le monde y est allé. À part ceux que je vous ai nommés, il y a encore…

X.

Elle se mit à compter sur ses doigts.

— Il y a les De Beaujeu, les Contrecœur, les De Villiers, les…

— Pour l’amour de Dieu ! arrêtez ! s’écria Angélique, ou retournez à la bourgeoisie ! à la racaille ! à la rinçure de la Basse-Ville !

Angélique lançait quelquefois de ces paroles grossières. Elle disait qu’elle aimait à cribler un peu la société. Sa beauté était pétrie de boue. Elle pouvait, dans l’occasion, parler argot, dire des injures et fumer, en discourant sur les hommes et les chevaux, dans son boudoir, avec ses intimes compagnes.

XI.

Lisette profita de la permission et se mit à faire une description satirique d’un vieux et riche marchand, le sieur Kératry, un honnête Bas Breton, sans oublier personne de sa famille.

— Il paraît, continua-t-elle, que le sieur Kératry n’a appris l’usage du mouchoir de poche qu’après son arrivée ici, sur un vaisseau d’immigrants, et qu’il a toujours oublié de le mettre en pratique !

— Comment ! mais c’est vrai ! affirma Angélique qui reprit sa bonne humeur, au souvenir du vieux commerçant de la rue Sault au-Matelot. Elle continua en riant :

— Les Bas-Bretons ne se servent jamais que de leurs manches et de leurs doigts, et vous reconnaîtrez toujours un bon paysan du Finistère à cette marque infaillible de l’élégance Bretonne. Le sieur Kératry est fidèle à sa province, et ne peut pas se défaire de l’ancienne coutume. J’espère qu’il ne se démentira pas à Belmont !

Mais, bah ! laissons cela, Lisette ; je me soucie fort peu de ceux qui sont allés chez Philibert. Mais j’en connais un qui n’y sera pas longtemps. Marquez bien ce que je dis ! si le chevalier de Repentigny vient ce soir, faites-le monter tout de suite ; quand tous les autres resteraient à Belmont, il n’y restera pas, lui !

Elle fit du doigt un signe plus affirmatif encore que sa parole.

— Maintenant, Lisette, vous pouvez vous retirer ; je désire demeurer seule.

— Oui, madame ! c’est bien !

Lisette aurait voulu babiller encore, mais elle n’osa pas ; seulement, elle dit à la ménagère que la dame était aigrie et qu’avant le lendemain quelqu’un souffrirait certainement de sa mauvaise humeur.