Le chien d’or/I/22

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 296-314).

CHAPITRE XXII.

SIC ITUR AD ASTRA.

I.

La demeure de Belmont s’était parée bien des fois pour des fêtes, depuis les jours de l’Intendant Talon qui l’avait bâtie, mais jamais tant de belles femmes et de vaillants hommes ne s’étaient trouvés réunis à la fois dans ces vastes salles.

Les dames ne se levèrent point de table immédiatement après le dîner, mais suivant la coutume de la Nouvelle-France, elles se mêlèrent à la conversation des hommes qui dégustaient les fines liqueurs. Elles prévenaient ainsi des excès souvent regrettables, et ajoutaient un charme particulier à la causerie.

Les serviteurs emportaient les plats vides et les splendides restes des pâtisseries de maître Guillot.

Maître Guillot, du fond de sa cuisine, jugeait de l’esprit et du bon goût des convives par ce qu’ils avaient mangé. Il se sentait apprécié ce jour-là ! Les nobles hôtes en seraient récompensés, car l’âme du cuisinier passait dans ses œuvres et se transmettait avec ses goûts purs et relevés.

II.

Le bourgeois, à la tête de la table, pelait des oranges et tranchait des ananas pour les dames, riait et racontait des anecdotes piquantes qui amusaient beaucoup.

— Les dieux sont joyeux parfois, dit Homère, et leurs éclats de rire font trembler l’Olympe ! observa le père de Berey qui était assis à l’autre bout de la table. Jupiter n’a jamais ri de si bon cœur que le bourgeois !

Le soleil se coucha dans un océan de splendeur. Des gerbes de rayons d’or traversèrent une fenêtre et tombèrent comme une auréole sur la tête du beau vieillard. Il parut transfiguré. Ceux qui se trouvaient là, à sa table, n’oublièrent jamais, jusqu’à la fin de leur vie, le reflet de bonheur et de majesté qui illumina son front en ce mémorable instant.

III.

Il avait fait asseoir à sa droite Amélie de Repentigny et le comte de La Galissonnière ; à sa gauche, la radieuse Hortense de Beauharnois. Hortense avait pris de La Corne St. Luc par le bras et lui avait déclaré qu’il serait son cavalier ou qu’elle ne dînerait point. Le vieux militaire s’était rendu à discrétion.

— Je serai volontiers votre prisonnier, lui avait-il dit, car je n’ai ni le pouvoir ni le désir de m’échapper. Puis, je sais obéir !

Hortense lui donnait de légers coups d’éventail lorsqu’il regardait un peu trop les autres dames.

— J’ai choisi le plus jeune, le plus beau et le plus galant dès cavaliers ! dit elle, je ne veux pas qu’on me le ravisse !

— Tout doux ! Hortense ! C’est par erreur que vous m’avez pris. Le cavalier par vous convoité c’est le grand Suédois que vous vouliez conquérir, s’écria en riant le vieux soldat. C’est votre homme ! Les dames le savent bien et elles voudraient me délivrer de vos chaînes pour vous permettre de prendre le philosophe !

— Allez-vous chercher à m’échapper, chevalier ! je suis votre couronne, et vous me portez aujourd’hui !

Le monsieur Suédois ! il ne se connaît pas en fleurs… de notre espèce. Il nous mettrait à sa boutonnière, comme ceci !

Elle détacha une rose du bouquet qui se trouvait devant elle et la mit gracieusement à la boutonnière du vieux chevalier.

— Jalousie et prétention, mademoiselle ! Le grand Suédois sait comment humilier votre orgueil et vous inculquer une idée juste de l’esprit et de la beauté des dames de la Nouvelle-France !

IV.

Hortense donna deux ou trois coups de tête en signe de haute désapprobation.

— Je voudrais avoir la philosophie du Suédois, repartit de La Corne, pour juger les femmes ; comme lui je les comparerais à de tendres agneaux… Mais je suis trop vieux, maintenant, je les mesurerais comme on mesure les militaires… à la toise !

— La mesure de l’homme doit être celle de l’ange, ainsi qu’il est écrit.

Scriptum est, chevalier !

Hortense avait des éclairs de gaieté dans les yeux et semblait défier le vieux soldat.

— Le savant philosophe Suédois y perdrait son latin, reprit-elle, s’il essayait de m’approfondir. Les filles de la Nouvelle-France échappent à l’œil du chercheur…

Écoutez-moi donc, chevalier !

Elle lui donna quelques coups d’éventail sur les doigts.

— Vous me négligez déjà pour une autre !

De La Corne échangeait quelques signes badins avec une belle jeune fille assise de l’autre côté de la table.

C’était Cécile Tourangeau, avec son front poudré et ses cheveux épais frisés sur le front, comme un léger brouillard de neige, pour cacher la petite croix rouge que le regard des curieux cherchait toujours à découvrir.

Le Gardeur de Repentigny était à ses côtés et lui parlait avec une effusion qui semblait la remplir de félicité.

V.

Les accords de la musique retentirent de nouveau sous les plafonds sonores. C’étaient les préludes à la santé du roi.

— Préparez-vous à faire chorus, chevalier ! fit Hortense, le père de Berey va chanter l’hymne royal.

— Vive le roi ! répondit de La Corne. Jamais plus belle voix n’a chanté la messe, ni entonné : « Dieu sauve le roi ! » J’aime entendre un prêtre du Seigneur redire tour à tour avec solennité, les odes à la patrie et les psaumes de David !

Notre premier devoir est de louer Dieu ; après Dieu, le roi !

Jamais la Nouvelle-France ne faillira à l’un ou à l’autre de ces devoirs !

De La Corne était loyal jusque dans ses fibres les plus intimes.

— Jamais ! chevalier ! Le droit et l’Évangile règnent ou succombent ensemble ! repartit Hortense en se levant.

VI.

Tout le monde se leva.

Le révérend père de Berey entonna de sa voix riche et sonore le chant royal composé par Lulli, en l’honneur de Louis Quatorze, à l’occasion de la fameuse visite qu’il fit au couvent de St. Cyr, avec madame de Maintenon.

Les paroles, écrites par madame Brinon, furent ensuite traduites en anglais, et paroles et musique, devinrent, par la plus singulière des transpositions l’hymne national de l’Angleterre.

— Dieu sauve le roi !

Ce chant-là, la France ne l’entend plus… Il est enseveli avec la loyauté du peuple sous les ruines profondes de la monarchie ! Mais il se répète encore dans la Nouvelle-France, ce rameau d’olivier greffé sur l’arbre superbe de l’empire Britannique !

Le père de Berey chanta donc :

Grand Dieu, sauvez le roi !
Grand Dieu, sauvez le roi !
Sauvez le roi !
Que toujours glorieux,
Louis, victorieux,
Voye ses ennemis
Toujours soumis !

L’assemblée tout entière fit chorus. Les gentilshommes levèrent leurs coupes et les dames agitèrent leurs mouchoirs blancs. Les vieilles murailles tressaillirent de joie au bruit des applaudissements.

Les chansons et les discours se succédèrent ensuite, divisant comme avec une lame d’or les heures rapides du dessert.

VIII.

Les longs discours n’étaient pas de mode alors, au dîner, et l’on ne gâtait pas le plaisir de la table et les charmes de la conversation par d’interminables périodes sur des sujets éternellement rebattus.

Le bourgeois crut devoir, toutefois, remercier ses hôtes, de l’honneur grand qu’ils avaient daigné lui faire.

— Les portes de Belmont depuis si longtemps fermées, dit-il, sont ouvertes aux amis, maintenant que mon fils est de retour. Belmont ne m’appartient plus. J’espère que Pierre…

Il se prit à sourire mais il se donna garde de jeter les yeux du côté où ses paroles pouvaient avoir trop d’écho.

J’espère que Pierre trouvera quelqu’une de nos charmantes Québecquoises pour partager avec lui le soin de sa maison, et nous donner une franche hospitalité quand nous y reviendrons.

D’immenses applaudissements répondirent à ces paroles pleines de signification. Les dames toutes rougissantes comblèrent le bourgeois de louange ; les messieurs firent éclater leurs bravos ! Tous jouissaient par anticipation de ce renouvellement de la charmante hospitalité de Belmont.

— Il pleut des gâteaux ! dit le chevalier à sa pétillante voisine, et les gouttes d’or du bonheur ne tombent que du cœur de la femme ! Qu’en pensez-vous, Hortense ? Quelles sont les jeunes filles de Québec qui consentiraient à partager avec Pierre le soin de faire les honneurs du château de Belmont ?

— Toutes ! répondit Hortense.

Mais pourquoi, ajouta-t-elle, le bourgeois Philibert ne parle-t-il que des demoiselles de Québec ? Il sait pourtant que je suis des Trois-Rivières, moi !

— Oh ! il a peur de vous ! vous transformeriez Belmont en un paradis ! Ce serait plus beau que la promenade sur le cap, lorsque tout le beau monde de Québec s’y promène ! Qu’en pensez-vous père de Berey ?

— J’en pense ce que dit Horace ! Et je suis sûr qu’Horace est ce qu’il y a de mieux après les Homélies !

« Teretesque suras laudo, et integer ego !  »

VIII.

— Tout de même, continua de La Corne, j’espère que Pierre fera son choix avant longtemps. Nous avons hâte d’opérer une descente journalière dans les catacombes du vieux Provençal, le sommelier ! c’est là que sont ensevelis les meilleurs crus de la France !

Le chevalier disait cela à dessein, pour inquiéter le vieux Provençal qui se tenait debout derrière sa chaise, et rêvait à son cellier si bien rempli.

— Et si Pierre ne se marie pas, demanda Hortense, que deviendra-t-il, que deviendrons-nous ? nous surtout ?

— Il est bon garçon, nous boirons son vin tout de même !

Viens ici, Pierre, fit le chevalier familièrement Il faut que tu te maries ! c’est ton devoir !

Mais je n’ai pas besoin de te le dire, tu te marieras ; c’est visible comme le chemin de Pérenne à St. Quentin, un chemin aussi bon qu’un autre et aussi vieux que Chinon en Touraine.

Québec est un sac de perles. Prends la première venue et elle vaudra une rançon de juif ! Si tu as la chance de tirer la plus belle, vends tout ce que tu possèdes et va l’acheter, comme il est dit dans l’Évangile ! N’est-ce pas père de Berey ? II me semble avoir entendu quelque chose comme cela tomber de la chaire des Récollets !

— Chevalier, je n’ai rien à vous apprendre, je vois ! et je ne commenterai point votre parabole. Je garde mes commentaires pour mes frères de St. François, afin de leur faire comprendre qu’en renonçant au monde, il n’ont pas perdu grand’chose ! Mais quand le colonel Philibert aura trouvé cette perle précieuse…

Le père regarda du coin de l’œil, Amélie de Repentigny. Il était un peu dans le secret…

Quand il aura trouvé cette perle d’un grand prix, je lui promets que les cloches de notre monastère sonneront le plus joyeux carillon qui ait été entendu depuis le mariage du dauphin, alors qu’à force de tirer sur les cordes, le grassouillet frère Le Gros s’est affaissé hors d’haleine et que le frère Bref, un petit courteau, s’est allongé d’une demie verge !

Plusieurs répondirent au bon père par un éclat de rire.

IX.

Hortense se mit à plaisanter le chevalier, ce vieux veuf qui n’osait plus entreprendre de parcourir le chemin de Péronne à St. Quentin !

— Si vous le vouliez, nous le franchirions ensemble ! dit-elle, comme deux bohèmes, avec tout notre trésor de bonheur sur le dos ! à travers le monde !…

— Mieux que cela ! exclama de La Corne, vous êtes digne de voyager sur un affût de canon dans ma prochaine campagne ! Ça vous irait-il ?

Hortense lui tendit la main :

— C’est mon rêve ! dit-elle. Je suis fille de soldat, j’espère devenir femme de soldat, et mourir veuve de soldat !

Mais, c’est assez de badinage. Il est plus malaisé d’être spirituelle que sage.

Tiens ! mon cousin Le Gardeur a quelque chose qui l’agace.

Le Gardeur lisait un billet qu’un valet venait de lui remettre. Il le froissa avec colère et fit un mouvement comme pour le déchirer. Il le dissimula dans son habit, cependant. Sa gaieté était disparue.

X.

Une autre personne avait surpris avant Hortense de Beauharnois le geste rapide de Le Gardeur ; c’était la bonne Amélie. Elle aurait bien voulu aller s’asseoir un moment auprès de son frère, mais elle ne pouvait rompre le cercle étroit d’amis qui la tenaient prisonnière. Elle soupçonnait Angélique Des Meloises d’avoir écrit ce billet.

Le Gardeur vida, coup sur coup, deux ou trois verres, s’excusa auprès de sa partenaire, qui ne fut pas dupe, et sortit de table.

Amélie se leva vivement, demanda pardon au bourgeois, et le rejoignit dans le parc. L’air pur et frais du soir invitait à la promenade.

La jolie Cécile Tourangeau qui se trouvait au côté de Le Gardeur, avait jeté un coup d’œil sur le papier et reconnu l’écriture d’Angélique. Elle n’eût pas de peine à deviner pourquoi son voisin la quittait si promptement. Le dépit fit monter le rouge à son front, la marque en devint de plus en plus pourpre.

Mais le monde roule toujours avec ses alternatives de tempêtes et de calme, de soleil et d’obscurité.

XI.

Les convives laissèrent la table et se dirigèrent, qui vers le sillon, qui vers l’observatoire, qui vers le parc. Cécile était d’un heureux caractère et se consolait vite de ses chagrins. Le beau Jumonville de Villiers l’invita à monter au grand balcon, où se passait, disait-il, une scène très drôle. Elle le suivit et le souvenir de son récent mécontentement se dissipa aussitôt.

Une scène très drôle, en effet, avait lieu sur le balcon. Un groupe de jeunes filles demi sérieuses, malgré leurs rires éclatants, entouraient le docteur Gauthier et le suppliaient de lire, leur destinée dans les étoiles. Les étoiles, ce soir-là, brillaient avec un éclat inaccoutumé.

À cette époque, comme encore de nos jours, et comme dans tous les âges, les femmes, à l’exemple des anciens juifs, demandaient des signes, tandis que les grecs — c’est-à-dire les hommes — demandaient la sagesse.

La femme a toujours été curieuse et elle le sera toujours ! Elle essaiera sans cesse de surprendre les décrets du destin, au sujet de la question suprême de son existence, le mariage.

XII.

C’est en vain que le docteur protestait, demandait grâce, plaidait les circonstances atténuantes, absence complète de télescope, les dames ne voulaient point accepter ses raisons.

— Il sait le ciel par cœur, se disaient elles, et peut lire nos destinées dans les étoiles, comme un évêque lit dans son bréviaire.

Il était dans tous les cas d’une bonne nature et d’une extrême complaisance. Bon nombre de ces hommes dévoués sont ainsi chaque jour la proie de leurs amis.

Hortense insistait plus que les autres :

— Dites-moi ma destinée, répétait-elle en riant, je veux la savoir ! Si les étoiles m’ordonnent de vous épouser, je le ferai ! j’en suis capable, je vous le promets !

Le docteur céda.

— En face d’une semblable promesse, fit-il, je tenterais l’impossible.

— Ne me cachez rien ! reprit la jeune fille ; n’ayez pas peur de m’annoncer la couronne de reine ou la robe de bure des vieilles filles de St. Cyr.

Les filles de Québec accrochent leurs espérances aux étoiles, aux plus brillantes surtout ! Elles sont trop aimantes pour vivre seules et trop fières pour vivre pauvres. Quant à moi, je n’attendrai pas, pour m’embarquer, un vaisseau qui n’arrivera jamais, et, pour me nourrir, un fruit qui ne saurait mûrir.

XIII.

Tout le monde s’amusa de la joyeuse plaisanterie. Quelques dames levèrent les épaules et se regardèrent à la dérobée. Elles auraient voulu, cependant, avoir le courage d’en dire autant.

— Eh bien ! ordonna le docteur, placez-vous devant moi, mademoiselle de Beauharnois, l’heure solennelle va sonner, et il faut d’abord que j’étudie vos regards.

Hortense s’avança.

— C’est un des privilèges de cette étude aride, fit-il en souriant.

Et il semblait se complaire à regarder cette belle et svelte jeune fille qui se tenait bravement devant lui.

— La solliciteuse, commença-t-il gravement, est grande, droite, élancée, a les bras longs, les mains et la tête petites, les cheveux presque noirs, les yeux perçants, noirs comme la nuit et pleins de feu, elle est vive, énergique, spirituelle, sensée…

— Oh ! dites-moi ma bonne fortune, docteur, non pas mon caractère !…

Vos flatteries me font rougir, s’écria-t-elle, frémissante et prête à fuir.

— Nous allons voir ce qui va découler de là, répondit le docteur d’un air sombre.

Et de sa canne au pommeau d’or il fit le geste de diviser les deux en quatre parties, comme les augures des temps anciens, et il compta les planètes dans leurs maisons.

Il était sérieux ; Hortense aussi. Elle suivait son regard parmi les astres brillants

 « Qui roulent en disant la puissance des dieux,
« En portant humblement leurs ordres en tous lieux ! »

Le seigneur de l’ascendant, dit-il, est dans la dixième maison, avec le seigneur de la septième. En conséquence, la solliciteuse épousera l’homme né pour être son mari, et non pas l’objet de ses premières amours et l’espérance de sa jeunesse.

Les étoiles ne mentent pas, continua-t-il, comme se parlant à lui même. Jupiter dans la septième maison nous annonce que le mariage élève en rang et en dignité ! et Mars, dans la sixième, présage des succès sut les champs de bataille. Ô prodige ! Hortense ! Le sang des Beauharnois va devenir un sang royal ! Il coulera dans les veines des souverains de France ! d’Italie ! de Flandres ! mais jamais des souverains qui régneront sur la Nouvelle-France… Car Saturne, qui est dans la cinquième maison, regarde sourdement les gémeaux qui régissent l’Amérique.

— Viens, Jumonville ! exclama Hortense, félicite Claude de la grandeur future de la maison de Beauharnois ! mais plains-moi, car je ne verrai rien de ces choses, moi ! Je me soucie peu des rois et des reines de l’avenir, mais je m’intéresse beaucoup à ceux que j’aime, et je voudrais les voir au comble des honneurs et de la félicité !… Viens, Jumonville ! fais parler les augures à ton tour… Si le docteur découvre la vérité à ton sujet, je croirai ce qu’il m’a prédit.

— C’est une heureuse idée, Hortense ! répliqua Jumonville. Il y a longtemps que j’ai accroché mon chapeau aux étoiles ; que le docteur le trouve s’il en est capable !

XIV.

Il était superbe, Jumonville, avec sa figure martiale et sa taille forte et souple. Le docteur, d’humeur charmante maintenant, l’examina attentivement et avec un intérêt immense pendant une minute, puis, de nouveau, avec une solennité digne d’un véritable pontificat, il leva sa canne et décrivit une figure dans les cieux étoilés. Il parut réfléchir, ensuite il abaissa sur le jeune homme un regard anxieux.

— Rien de bon ? mauvais signes ? docteur, fit vivement Jumonville.

Et ses yeux brillants semblaient défier la fortune et les dangers invisibles.

— Le Hyleg, celui qui donne la vie est terrassé par Mars dans la septième maison, et Saturne, dans Ascendant, est d’un mauvais aspect, dit avec lenteur l’astrologue improvisé.

— Je suppose, docteur, repartit Jumonville, que cela sonne comme la guerre et signifie des batailles ! C’est une bonne fortune pour un soldat ! Continuez !

Le docteur poursuivit en regardant le ciel :

— Vénus est favorable. L’amour, la renommée, l’immortalité, vous attendent, Jumonville de Villiers !… Vous mourrez sous les drapeaux de votre patrie et pour votre roi !… Vous ne vous marierez point… Toutes les femmes de la Nouvelle-France verseront des larmes sur vous ! En mourant vous sauverez votre sol natal !

Comment cela ? je n’en sais rien. Mais, scriptum est, c’est écrit, Jumonville ! et ne m’en demandez pas davantage.

XV.

Tous les curieux qui écoutaient le docteur, sentirent comme un fluide électrique, un frisson rapide courir dans leurs veines. La joie bruyante se calma, la superstition avait encore à cette époque un grand empire sur les esprits.

Le docteur s’assit et essuya les verres de ses lunettes.

— Je n’ai plus rien à dire ce soir, affirma-t-il. J’ai même été trop loin. J’ai badiné avec des choses sérieuses et j’ai pris au sérieux des badinages. Je vous demande pardon, Jumonville, de m’être plié à vos fantaisies.

Le jeune soldat se mit à rire de bon cœur.

— Si la renommée, l’amour et l’immortalité doivent être mon lot ici-bas, pourquoi redouterais-je la mort ? remarqua-t-il. Le plus ambitieux des soldats ne désire rien de plus ! Rien que pour être pleuré des femmes de la Nouvelle-France, je voudrais mourir ! et cela en vaut bien la peine ! dit-il en regardant Hortense.

Les paroles de Jumonville se gravèrent à jamais dans l’âme d’Hortense de Beauharnois et la remplirent d’une douce et triste ivresse.

XVI.

Quelques années plus tard, Jumonville de Villiers tombait sur les bords de la Monongahéla, sous les plis du drapeau blanc.

Et parmi les filles de la Nouvelle-France qui pleurèrent sa destinée, nulle ne versa des larmes plus amères que sa tendre et belle fiancée, Hortense de Beauharnois.

Les prédictions du sieur Gauthier se redirent partout alors comme une histoire étrange et vraie. Elles passèrent dans les traditions populaires. Elles se racontaient encore et le souvenir des fêtes de Belmont était perdu depuis longtemps !

La Nouvelle-France n’avait ni oublié, ni pardonné la mort du brave Jumonville, quand eut lieu la grande révolte des colonies anglaises. Le congrès fit alors un vain appel aux Canadiens. Les proclamations de Washington furent foulées aux pieds, ses troupes furent repoussées ou retenues prisonnières. Si la mort de Jumonville fit perdre, en grande partie, le Canada à la France, elle le donna, d’autre part, à l’Angleterre. Les secrets de la Providence dans le gouvernement et la vie des peuples sont bien merveilleux ! et souvent la destinée d’un continent entier dépend de la vie ou de la mort d’un seul homme !

Mais tous ces événements reposaient encore dans les mystérieux abîmes de l’avenir. Le vaillant Jumonville qui devait tomber, et Coulon, son frère, qui le vengea si noblement en épargnant la vie à Washington, étaient alors les plus éveillés des gais convives du bourgeois Philibert.

XVII.

Pendant qu’un groupe de jeunes gens, moitié sérieux, moitié badins, cherchaient ainsi à découvrir, dans les étoiles, ces concordances qui devaient leur assurer le bonheur, Amélie se promenait avec son frère, dans une allée tranquille du vaste parc.

Le ciel de l’occident gardait encore, à son horizon, quelques lumineux vestiges du soleil disparu depuis longtemps. L’obscurité était profonde sous les chênes et les pins. La vallée paraissait comme un abîme de ténèbres, et l’on pouvait suivre, au fond, la course de la rivière, par le rayonnement des étoiles dans l’eau.

La marée montante apportait du fleuve immense un air frais et encore légèrement imprégné de la senteur du varech.

Le Gardeur se sentait plus calme, Amélie le domptait à force d’affection. Ils s’assirent sur un banc en face de la vallée, loin de la foule, du bruit. Amélie pouvait se risquer à dire ce qui lui faisait tant de mal.

XVIII.

— J’aurais eu peur de vous offenser, tout à l’heure, fit-elle, en lui serrant les mains, si j’avais dit tout ce que j’éprouve le besoin de vous dire.

Je ne vous ai jamais offensé, n’est-ce pas ? mon frère, jamais ?

— Jamais ! adorable petite sœur ! Dis moi tout ce que tu voudras ! demande-moi tout ce que tu désires !

… je ne crains qu’une chose, c’est d’être indigne de ton affection

— Non ! Le Gardeur ! vous n’en n’êtes pas indigne ! vous êtes le seul frère que Dieu m’ait donné, je vous aimerai toujours !… Mais d’autres ne vous jugent pas aussi bien et cela me chagrine fort.

Il recula ; son amour propre s’effrayait, mais il savait qu’Amélie avait raison :

— J’ai été faible, Amélie, fit-il aussitôt, je l’avoue. Ce message m’a causé du dépit… Elle a choisi le moment… Angélique Des Meloises est sans pitié pour ceux qui l’aiment.

— Oh ! mon cœur me le disait bien ! je le pensais ! c’est donc elle, Angélique, qui vous a envoyé le billet que vous avez lu à table ?

— Sans doute ; elle seule pouvait me causer ce trouble. Elle déteste le bourgeois et veut m’arracher aux amusements de cette fête qu’il donne en l’honneur de Pierre. Je vais lui obéir, mais elle aussi m’obéira, et cette nuit même ! D’une façon ou d’une autre, il faut que cela finisse… Tu peux lire sa lettre, Amélie.

— C’est inutile, mon frère. Je connais assez Angélique pour redouter son influence. Elle a toujours fait la terreur de ses compagnes… Mais vous ne laisserez pas la fête, n’est-ce pas ajouta-t-elle d’une voix suppliante.

Elle savait que ce serait un grand manque de courtoisie envers leur ami Pierre.

— Il le faut, Amélie ! Angélique serait-elle aussi méchante qu’elle est belle, je l’aimerais toujours !… Je l’en aimerais davantage ! Si elle venait à moi, comme Hérodiade avec la tête de Jean Baptiste sur un plateau, je ferais mieux qu’Hérode, je tiendrais mes serments !

— Ô mon frère ! mon frère ! soupira la pauvre Amélie. Les De Repentigny n’aiment pas si follement que cela !… Non, jamais ! quel philtre empoisonné avez-vous donc bu pour vous éprendre ainsi d’une femme qui vous traite en esclave !… Non, Le Gardeur ! vous n’irez pas ! vous n’irez pas ! supplia-t-elle encore en se jetant à son cou. Ici, avec votre petite sœur, vous êtes en sûreté ! vous ne le serez plus si vous entrez dans cette maison des De Meloises !

— Je dois y aller, j’irai !… je le sais, j’ai bu un philtre enchanté, mais je ne veux point d’antidote ! Le monde ne saurait me guérir de mon amour pour Angélique ! Laisse-moi donc partir que j’aille recevoir d’elle mon châtiment pour être venu à Belmont et ma récompense pour avoir obéi à ses ordres !

— Pauvre frère ! pensez-vous qu’Angélique réponde à votre amour ? Elle est, comme nous toutes, faible et inconstante ! Elle n’est pas, cette Angélique, l’idéal que l’homme cherche dans la femme qu’il aime !…

— Pourvu qu’elle me soit fidèle à moi !… Mais elle va me trouver faible et inconstant, moi, si je tarde encore à l’aller rejoindre… Adieu ! petite sœur !

XIX.

Il se leva. Amélie pleurait. Elle ne voulait pas jeter le désespoir dans son âme… Et pourtant ! elle se rappelait avec amertume et indignation les propos d’Angélique, et ses intentions au sujet de l’Intendant. Voulait-elle donc, la perverse ! se servir de son frère comme d’une ombre qui ferait mieux ressortir ses charmes aux yeux de Bigot !

— Mon bon frère, reprit Amélie, je suis femme et je comprends les femmes mieux que vous ne pouvez le faire. Je connais Angélique et son incroyable ambition… Elle ne reculera devant aucun moyen. Êtes-vous convaincu, intimement convaincu, de la sincérité de son amour ? Croyez-vous qu’elle vous aime comme une femme doit aimer l’homme qui sera son époux ?

Le Gardeur sentit l’amertume de ces paroles comme un stylet d’argent qui lui aurait fouillé le cœur. Dans son extrême passion pour Angélique, il éprouvait souvent une angoisse, c’était quand l’enchanteresse faisait pleuvoir les coquettes agaceries autour d’elle. Surabondance d’amour ! pensait-il.

Cependant, il trouvait bien que cet amour tombait un peu sur lui comme la rosée sur la toison de Gédéon… La rosée rafraîchissait la terre autour de la toison et laissait la toison tout aride.

— Amélie, répliqua-t-il, l’épreuve est rude, la tentation est forte. Mais tout est inutile ! Angélique peut être aussi fausse que Cressid envers tous les autres, elle ne me trompera jamais ! Elle l’a juré devant l’autel de Notre-Dame ! J’aimerais mieux me damner avec elle, que monter sans elle sur le plus beau des trônes.

XX.

Amélie ne put s’empêcher de frissonner à cette parole de blasphème. Elle comprit l’inutilité de ses prières et courba la tête. Ils se levèrent. Quelques branches de jasmin s’inclinaient au-dessus du siège rustique. Elle en cassa une qui était toute fleurie.

— Emportez cette fleur, Le Gardeur ! dit-elle, elle apprendra à Angélique que je suis une rivale redoutable !

Il prit la fleur.

— Je voudrais bien qu’Angélique te ressemblât en tout ! Je mettrai cette fleur dans ses cheveux pour l’amour de toi, Amélie…

— Et pour l’amour d’elle !… Puisse-t-elle vous porter bonheur à tous deux ! Revenez à la maison, Le Gardeur, après votre visite. Je veillerai, je vous attendrai pour vous féliciter… ou vous consoler !

— Sois sans crainte, petite… Angélique est franche comme l’acier avec moi ! Demain tu pourras l’appeler ma fiancée. Maintenant, va danser et t’amuser jusqu’au jour…

Il l’embrassa, la reconduisit à la salle du bal et partit pour la ville.

XXI.

Amélie raconta à sa tante ce qui venait de se passer. Madame de Tilly parut surprise et désolée.

— Penser que Le Gardeur va demander la main de cette terrible jeune fille ! exclama-t-elle… j’espère qu’elle le refusera. Si ce que j’ai entendu dire est vrai, elle le refusera.

— Ce serait le malheur de mon frère, tante ! répondit Amélie, avec tristesse. Vous ne savez pas comme il est résolu…

— Non, mon Amélie, son malheur serait d’être accepté. Le Gardeur peut trouver le bonheur avec une autre femme, jamais avec elle ! Elle réserve par ses coquetteries, une mort sanglante aux insensés qui l’aiment. Elle est sans affection et se couvre d’un voile impénétrable. Elle sacrifierait la terre entière à sa vanité ! J’ai peur qu’elle ne sacrifie Le Gardeur aussi froidement que le dernier de ses amoureux.

Pierre Philibert survint. Madame de Tilly lui présenta les excuses de Le Gardeur.

— Il a été obligé de rentrer pour affaires sérieuses, dit-elle.

Philibert se douta bien de quelque chose… mais n’en fit rien paraître. Il plaignit Le Gardeur et parla de lui en termes si généreux, qu’Amélie en fut profondément touchée.

XXII.

Le bal tourbillonnait. Les vieux lambris vibraient aux accords de la musique et sous la cadence des pas légers.

Madame de Tilly et sa nièce désiraient se retirer avant minuit ; de La Corne St. Luc ordonna d’emmener les chevaux et il partit avec elles.

Amélie avait dansé une ou deux fois avec Pierre, et des murmures un peu jaloux, un peu bienveillants aussi, s’étaient élevés de toutes parts parmi les jolies danseuses. Ne serait-elle pas la future châtelaine de Belmont ?…

Le gouverneur et plusieurs des plus vieux d’entre les invités prirent aussi congé du bourgeois et de Pierre vers l’heure de minuit. La danse déroula longtemps encore ses capricieuses figures, et la musique, longtemps encore, remplit la somptueuse salle de ses délirants accords.

Quand les derniers convives se retirèrent, les clochers des églises et des couvents commençaient à se dessiner au loin dans les brumes grises du matin.