Le chien d’or/I/31

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 413-428).


CHAPITRE XXXI.

VOS PAROLES MIELLEUSES NE VOUS SERVIRONT DE RIEN.

I.

Grâce à l’actif espionnage de Lisette, Angélique Des Meloises connut bientôt ce qu’avait fait Le Gardeur, dans cette nuit fatale où elle avait froidement désespéré son amour ; elle savait ce qu’il était devenu, depuis que par égoïsme et par ambition, elle avait refusé de lui accorder sa main.

Elle l’aimait encore, et ressentait une peine amère de s’être montrée aussi impitoyable envers lui ; cependant, elle cherchait toujours une consolation dans sa vanité.

La conduite qu’il avait tenue à la taverne de Menut l’affligeait un peu et la flattait beaucoup. Elle éprouvait un certain orgueil à la pensée qu’il l’aimait jusqu’à se faire mourir de désespoir… et pourtant, elle n’aurait pas voulu sa mort. Tous les autres sacrifices ; mais celui-là, c’était réellement un peu trop !

Elle ne voulait pas le perdre entièrement. Elle espérait le tenir enchaîné dans ses filets de soie, le fasciner toujours par son étrange beauté. Ce n’était pas sa faute si elle ne pouvait l’oublier tout à fait. Cet amour était dans son cœur à côté de l’ambition ; il devait y rester. C’était le ciel ou l’enfer qui l’y avait mis : n’importe ! Elle n’était pas obligée, assurément, de renoncer aux brillantes joies de l’avenir qu’elle voyait étinceler devant ses yeux, comme les millions de lucioles des prairies dans les nuits d’été !

Elle n’aurait pas voulu aimer un autre homme ainsi : elle n’aurait pas voulu, non plus, le sacrifier pour un autre que pour Bigot L’intendant royal !… l’Intendant royal valait bien cela ! Elle voulait aller à l’Intendant et nulle barrière, fut-elle d’eau ou de feu, ne pourrait l’arrêter. À l’un sa main, à l’autre son cœur !

Elle accomplirait ce dessein. Il le fallait. Le Gardeur ne manquait pas de qualités, l’Intendant n’en possédait aucune ; il y avait donc du mérite à sacrifier le premier. Il fallait presque de l’héroïsme pour accomplir un acte de pareille abnégation. Où sont les femmes qui font taire leur amour quand parle l’ambition ? Mais Le Gardeur serait à jamais inconsolable et nulle autre femme ne la ferait oublier, elle, Angélique !

Quelles délices !

II.

Les jours qui suivirent cette nuit de séparation furent, pour la jolie coquette, des jours orageux. Tantôt elle s’irritait contre elle-même, tantôt contre Le Gardeur. Elle regrettait qu’il se fût montré si impatient ; il n’aurait pas dû la prendre au mot ! Elle se fâchait surtout parce qu’elle ne recueillait pas immédiatement le prix de sa trahison.

Elle ressemblait à un enfant méchant qui ne veut donner ni garder l’objet qu’il tient. Le départ de Le Gardeur pour Tilly la blessait, éveillait sa jalousie. Elle n’aurait pas voulu qu’Amélie eût assez d’influence sur lui pour l’emmener à la campagne.

Ce qui la froissait davantage, c’était de voir que l’Intendant brûlait d’amour pour elle et ne lui parlait point de mariage. Il venait la voir chaque jour, et chaque jour elle déployait, pour le fasciner, toutes les ressources de la coquetterie. Elle revêtait les plus riches toilettes, les toilettes les plus propres à faire ressortir sa beauté ; elle amenait la conversation sur les sujets qu’il affectionnait, et causait avec cette familiarité qu’il aimait de préférence. Elle riait aux éclats quand il faisait de l’esprit, écoutait de pied ferme ses paroles à double sens et ses plaisanteries grossières, lancées dans Le délicat langage de Paris, mais grossières quand même ! Tout cela ressemblait, pour le résultat, à ce qui reste d’un feu d’artifice. Elle voyait bien qu’elle se faisait admirer, qu’elle éveillait des passions, mais c’était tout. La question sérieuse, le mariage demeurait toujours un problème sans solution.

Vainement elle amenait la conversation sur l’important sujet, en riant, comme par badinage, mais au fond sérieusement ; l’Intendant riait avec elle, parlait plus qu’elle, voltigeait comme un papillon dans un jardin, à l’aise, sans gêne, puis s’échappait elle ne savait comment…

Elle se fâchait alors, et quand il était sorti, elle jurait qu’elle allait épouser Le Gardeur. — Elle ne jurait pas mal dans ses colères ! — Après tout, Le Gardeur valait bien l’Intendant !

Mais son orgueil reprenait le dessus. Jamais encore un homme n’avait résisté à Angélique Des Meloises quand Angélique Des Meloises avait voulu triompher !… L’Intendant, ce fier Intendant ne lui échapperait point non plus !

Alors elle réunissait ses forces pour une nouvelle attaque.

III.

Depuis plusieurs semaines, la haute société de Québec ne s’occupait que du grand bal de l’Intendant. Il était attendu avec une fiévreuse impatience. Quand il arriva, il étonna et ravit tout le monde par sa splendeur extraordinaire, et quand il fut passé l’on en parla avec orgueil… Longtemps après, les femmes que les années avaient flétries et les douairières poudrées racontaient, en hochant la tête, à leurs filles, à leurs nièces, à leurs petites filles, ce grand événement de leur jeunesse, cette fête, merveilleuse de l’ancien régime où elles avaient eu l’honneur de danser le menuet et le cotillon avec un Intendant français.

Elles n’oubliaient pas de dire, dans leur vanité toujours jeune, comme il les avait trouvées belles et gracieuses. Plusieurs même avouaient qu’il les avait embrassées, comme cela se pratiquait à la cour, à leur première présentation, et leur avait dit les plus gracieux compliments.

Les filles et les petites filles d’alors riaient, et se faisaient des clins d’œil. Elles ne s’étonnaient pas du tout de ce que les dames du vieux temps fussent capables de s’entredéchirer pour les faveurs d’un Intendant aussi galant.

Elles se souvenaient aussi, ces vieilles douairières, des noms de presque tous les gentilshommes qui assistèrent à ce bal fameux. C’étaient pour la plupart, les riches associés de la grande compagnie, des millionnaires ; aussi, il fallait voir avec quelle ardeur les jeunes filles se disputaient leur conquête ! Jusqu’au sieur Maurin, le bossu, qui fut l’objet d’une poursuite acharnée de la part d’une vingtaine d’entre elles ! Ce fut une fille de St. Roch, une bien belle fille, qui le gagna. Il est vrai qu’il était cousu d’or, ce bossu. Toute sa bosse était d’or !

Les officiers de l’armée de terre et de la marine ne furent pas oubliés alors. Ils ne furent pas, non plus, les moins admirés avec leurs habits chamarrés, leurs cols de soie, leurs boucles et leurs épaulettes d’or, ce brillant costume de Versailles que n’avait point encore remplacé le froid uniforme de Saint James.

Madame de Grandmaison, qui avait vieilli comme les autres femmes, et bien malgré elle aussi, disait alors d’une voix chevrotante et noblement indignée :

— Non ! en ces temps-là, la bourgeoisie n’était pas toujours sur les talons de la noblesse comme aujourd’hui ! et les bourgeois qui furent admis au grand bal de l’Intendant, durent rester dans les galeries. Ils étaient les spectateurs jaloux de nos plaisirs enivrants !

IV.

Angélique fut universellement acclamée comme la reine du bal. Par sa toilette, par sa beauté, par ses grâces elle était la première, et nulle ne songea à lui disputer le premier rang. Elle ne craignait aucune rivale. La seule qu’elle redoutât était à Beaumanoir. Elle sentait sa supériorité et trouvait ses délices à faire naître l’envie et la jalousie. Elle se souciait fort peu de l’opinion et du jugement des femmes et recherchait hardiment les hommages des hommes.

Cependant, nonobstant les sourires charmants et les badinages agréables qu’elle semait à profusion autour d’elle, son cœur n’était point satisfait, son esprit n’était point calme, et un vif mécontentement la torturait. Elle était fâchée contre elle-même, ce qui rendait son dépit plus amer. Elle ne regrettait pas absolument d’avoir rejeté les vœux de Le Gardeur ; elle avait agi délibérément ; mais elle attendait encore le prix de son action, et rien ne faisait prévoir qu’elle allait bientôt le recevoir.

Elle avait agi à sa guise avec tous les hommes, ne suivant que sa fantaisie, et maintenant, elle se trouvait en face d’un homme qui agissait de même envers toutes les femmes, même envers elle.

Elle essayait de lire dans la figure de l’Intendant, mais elle y perdait ses peines ; c’était un livre indéchiffrable. Elle s’efforçait de sonder ses pensées, ses intentions, et c’était inutile, comme ces pierres que les voyageurs jettent dans une mystérieuse caverne de l’ouest pour en atteindre le fond. Les pierres tombent, tombent, et ils entendent, sur les parois ténébreuses, les chocs de plus en plus légers, mais jamais ils ne savent quand elles touchent le fond de l’abîme.

V.

Bigot l’admirait, bien sûr, et la recherchait beaucoup. Il avait pour elle toutes sortes d’attentions et le miel coulait de ses lèvres. Les autres jeunes filles lui portaient envie ; c’était visible. Toutefois cette admiration ne revêtait pas le caractère étrange et sauvage de l’amour qu’elle avait inspiré à tant d’autres, et elle pressentait qu’il ne deviendrait jamais fou d’elle, cet Intendant volage, tout fasciné qu’il parut être.

Pourquoi ? pourquoi ?

Elle se fit souvent cette question tandis qu’il lui roucoulait des paroles de douceur ; et le doute torturait son âme.

Pendant qu’elle se promenait appuyée à son bras, sous le feu des lustres et sous les regards brûlants des jalouses filles ou des galants évincés, radieuse, gaie, parleuse, en apparence, elle éprouvait intérieurement de cuisants regrets, des déchirements cruels. Elle se rappelait Le Gardeur, comme divinement transfiguré par l’amour, et prêt à tous les sacrifices ; Le Gardeur qu’elle avait repoussé, dans sa voluptueuse ambition, pour se jeter dans les bras de cet autre homme égoïste qui se moquait de toutes les femmes et les rejetait comme un jouet brisé…

Elle ne retiendrait pas plus Bigot, dans ses mailles de soie, que l’araignée ne tient l’oiseau dans la toile légère qu’elle a tendue, un matin d’été, d’un buisson à l’autre.

Et puis, Le Gardeur ne devrait-il pas être là, parmi ses adorateurs ? Quand a-t-elle souffert qu’il manquât un dévot à son culte, dans ces grandes fêtes mondaines où il faut écraser ses rivales ?

VI.

— Pourquoi, se demandait-elle toujours, pourquoi ne puis-je mettre Bigot à mes genoux comme j’en ai mis tant d’autres ?

Et de son pied finement chaussé de satin, elle froissait le parquet. Une réponse, toujours la même, venait alors à son esprit.

— Le cœur de l’Intendant est à Beaumanoir !…

— Cette pleurnicheuse figure de cire se dresse entre lui et moi, comme un spectre, et elle me barre un chemin qui me coûte cher ! pensait-elle…

VII.

— II fait très chaud ici, Bigot, fit Angélique ; je ne puis supporter plus longtemps cette atmosphère de feu. Je ne danserai plus. J’aime autant aller sur la terrasse, prendre des lucioles, que poursuivre ici, sans pouvoir le rattraper, l’oiseau qui s’est échappé de mon âme.

L’Intendant lui offrit son bras et la conduisit au jardin.

Ils se promenèrent longtemps ensemble, dans les grandes allées bordées de roses, et sous les flots de lumière qui tombaient des lampes partout suspendues.

— Quel est donc cet oiseau favori, Angélique, qui s’est échappé de votre âme ? demanda Bigot.

— Le plaisir que j’espérais goûter au bal, répliqua Angélique. Je ne m’amuse pas du tout !

Elle savait cependant que ce grand bal avait été donné à cause d’elle surtout.

— S’il fallait en juger par votre gaieté, Angélique, je croirais vraiment que vous avez eu Momus pour père et Euphrosine pour mère, repartit l’Intendant. Si vous n’avez pas de plaisir c’est que vous le laissez tout aux autres… Mais je sais où s’est envolé l’oiseau que vous regrettez et je vais vous le rendre, continua-t-il.

— Chevalier, un roi met son bonheur dans la loyauté de ses sujets ; une femme, dans la loyauté de celui qui l’aime !

Elle attacha sur Bigot un regard qui en disait plus que les plus éloquentes paroles.

Bigot sourit en pensant qu’elle était jalouse. Il dit tout haut :

— C’est un aphorisme auquel je crois de tout mon cœur ; et si la femme trouve le bonheur dans la loyauté de son amoureux, vous êtes la plus heureuse personne que je connaisse, Angélique des Meloises ! Pas une femme dans la Nouvelle-France ne peut se vanter d’être aussi fidèlement servie que vous !

— Mais je ne crois pas à la fidélité de mon amoureux ! et je ne suis pas heureuse ; loin de là ! répondit-elle vivement comme dans un élan de franchise, mais toujours avec artifice.

— Pourquoi donc ? reprit Bigot : le plaisir ne s’éloigne jamais de vous que si vous le chassez. Toutes les femmes envient votre beauté et tous les hommes se disputent vos sourires. Quant à moi je voudrais avoir tous les trésors du monde pour les mettre à vos pieds, si vous me le permettiez.

— Je ne vous en empêche point, chevalier, fit-elle en souriant, mais vous n’en faites rien. Des paroles de politesse !

VIII.

— Je vous ai dit, chevalier, quel est le plus grand bonheur d’une femme, dites-moi donc, maintenant, quel est celui d’un homme.

— Oh ! oui ! Le plus grand bonheur d’un homme se trouve dans la beauté et la tendresse de sa bien aimée. Du moins, c’est mon avis.

— Sont-ce là encore des paroles de politesse ! demanda-t-elle froidement.

— Je voudrais que votre amabilité égalât votre beauté, je serais le plus heureux des mortels.

Bigot ne connaissait pas bien Angélique Des Meloises, car il n’aurait pas osé parler ainsi.

Elle le regarda d’une façon dédaigneuse : elle était fâchée.

— Mon amabilité ! chevalier, fit-elle lentement, jusqu’où n’a-t-elle pas été mon amabilité à votre égard, quand vous m’avez solennellement promis de renvoyer de votre demeure la dame de Beaumanoir ?…

Elle est encore chez vous, cette femme, chevalier, en dépit de vos promesses.

Bigot eut envie de nier, mais il vit que cela ne lui servirait de rien. Angélique paraissait trop sûre de ce qu’elle disait.

— Elle possède tout mon secret, je pense, se dit-il en lui-même. Argus avec ses cent yeux est un aveugle, comparé à cette fille jalouse.

Il répondit :

— Je me repens sincèrement de toutes les fautes dont peut m’accuser la dame de Beaumanoir. C’est vrai, j’ai promis de la renvoyer et je le ferai. Mais enfin, elle est femme, et elle m’a demandé de la protéger, de la traiter avec douceur. Mettez-vous à sa place, Angélique…

Angélique lui lâcha le bras et le regarda en face. Elle était furieuse. Elle ne lui laissa pas le temps d’achever.

— Me mettre à sa place ! moi ? Bigot !… comme si jamais je pouvais m’avilir ainsi ! Vous osez me parler de la sorte ?

Bigot recula. Il crut voir briller un poignard dans sa main. C’était l’éclair de ses diamants quand elle leva le bras.

— Voyons ! reprit il avec douceur, en lui prenant le poignet d’une main ferme, il faut me pardonner les infidélités dont je me suis rendu coupable avant de vous connaître, Angélique ! J’adore la beauté où je la trouve. Maintenant, c’est à vos pieds que je me prosterne, et le voudrais-je, que je ne pourrais point vous être infidèle !

IX.

Bigot avait la foi des païens et il croyait fermement que les dieux s’amusent des amours parjures.

— Bigot, vous vous moquez de moi ! riposta Angélique ; et vous êtes le premier qui ose se moquer de moi deux fois !

— Comment cela, s’il vous plaît ? fit-il avec un air d’innocence offensée…

— À l’instant même et quand vous m’avez juré de renvoyer la dame de Beaumanoir ! Deux fois, n’est-ce pas ? Je vous admire, chevalier, continua-t-elle, de vouloir me tromper et d’espérer y réussir !… Mais, je vous en préviens, ne me parlez plus d’amour tant que ce spectre blême hantera les chambres du Château !

— Elle partira, Angélique, puisque vous l’exigez ! mais quel mal vous fait-elle ? Je vous jure qu’elle ne m’empêche nullement de vous aimer et de vous être fidèle…

Il s’irritait à son tour, et chez lui, il n’y avait pas de feinte.

— Il vaudrait mieux que cette femme fut morte, gronda Angélique tout bas.

Puis elle affirma d’une voix ferme :

— Vous me devez cela, Bigot ; vous savez ce que j’ai perdu pour l’amour de vous…

— Oui, je sais que vous avez renvoyé Le Gardeur de Repentigny, quand il eut mieux valu le retenir dans les rangs de la grande compagnie. Pourquoi n’avez-vous pas voulu l’épouser, Angélique ?

Cette question choqua l’ambitieuse fille.

— Pourquoi je n’ai pas voulu l’épouser ! Bigot ? répéta-t-elle en scandant chaque mot. Est-ce sérieusement que vous me faites cette question ? Ne m’avez-vous pas dit que vous m’aimiez, vous ? et n’avez-vous pas tout fait pour me le prouver, tout, excepté m’offrir votre main ? Ne m’avez-vous pas fait entendre que je possédais votre foi, que vous m’aviez choisie entre toutes ? Ah ! j’aurais aimé mieux mourir et être enterrée sous la plus pesante des pyramides d’Égypte, sans espoir de ressusciter jamais, que de faire ce que j’ai fait à cause de vous ! Vous êtes un misérable pécheur, ou vous m’avez crue une misérable pécheresse !…

X.

Bigot était bien accoutumé aux reproches des femmes ! mais il ne savait pas trop comment répondre à cette passion indignée qui se dressait devant lui.

Il avait parlé tendresse à Angélique ; certes ! il s’était montré le plus empressé des amoureux ; mais la pensée du mariage ne lui était pas venue un seul instant. Il n’avait jamais desserré les lèvres à ce sujet. Il avait un peu deviné la vaste ambition d’Angélique, de même qu’elle entrevoyait son astuce et sa perversité, à lui. Pour dire vrai, ils ne se ressemblaient pas mal. Deux caractères qui se valaient ! Défiants tous deux, tous deux pleins d’ambition, sans principes, et nullement scrupuleux sur les moyens. L’un fasciné par les séductions de l’amour, l’autre éblouie par l’esprit, l’argent et les promesses de l’ambition.

— Vous avez raison de m’appeler un misérable pécheur, dit Bigot en souriant… Misérable, non pourtant, mais pécheur ! S’il y a péché à aimer une jolie femme, oui, je suis un grand pécheur ! Et là, à cet instant même, Angélique, je pèche assez gravement pour attirer la malédiction sur tous les anges et les saints qui m’entourent !…

— Vous avez attiré la malédiction sur moi, Bigot, répondit Angélique en déchirant par lambeaux, sans s’en apercevoir, le superbe éventail qu’elle tenait. Vous aimez tellement toutes les femmes que vous ne pouvez fixer votre choix.

Une larme de dépit brilla sous ses longs cils.

— Venez, Angélique, venez, reprit l’Intendant d’une voix mielleuse, voici des promeneurs qui entrent dans la grande allée. Descendons vers la terrasse. La lune fait étinceler les vagues du grand fleuve. Venez, je vous le jure par St Picot, mon patron, que je n’ai jamais trompé ; l’amour dont mon cœur n’a pu se défendre jusqu’à présent ne saurait m’empêcher de reporter pour jamais toutes mes affections sur vous.

Angélique ajoutait presque foi à ces protestations. Elle supposait difficilement qu’une autre femme put lui être préférée, quand une fois elle avait dit à un homme qu’elle l’aimait.

XI.

Ils s’aventurèrent dans une longue allée brillamment éclairée par des lanternes de couleurs diverses, attachées aux arbres comme les diamants, les rubis et les émeraudes du jardin enchanté d’Aladin.

À chaque angle des sentiers couverts de brillants coquillages, s’élevait une statue de marbre : une nymphe, un faune, une dryade, dont la main tenait un flambeau qui versait des flots de lumière sur des vases débordants de fleurs.

Bien des couples s’enfonçaient joyeusement dans ces allées profondes pareilles aux somptueux corridors des palais.

Bigot et Angélique passèrent au milieu des invités et furent salués avec une grande déférence. C’était pour Angélique, comme un avant goût de la royauté.

Elle avait vu souvent les jardins du palais, mais jamais aussi magnifiquement illuminés. Elle ne put s’empêcher de ressentir de l’admiration pour celui qui pouvait ordonner tant de splendeurs, et elle se dit qu’elle aurait, n’importe à quel prix, sa part des hommages qu’il recevait, non-seulement comme partenaire durant un bal, mais, de droit, comme étant la première dame de la Nouvelle-France.

Elle rejeta son voile en arrière, afin que chacun put la bien voir. Elle voulait exciter la jalousie des femmes et l’admiration des hommes en se montrant, mollement appuyée sur le bras de Bigot qu’elle regardait dans les yeux avec une adorable effronterie, en gazouillant de la façon la plus charmante…

XII.

Elle comprenait qu’elle n’avait qu’un moyen de réussir dans son projet : rendre l’Intendant fou d’amour. Aussi avec quel art, quelle habileté, quelle apparence de passion elle lui peignit son âme, ses espérances brisées, ses désespoirs inconsolables… Il fut plus d’une fois sur le point de lui demander sa main, et pourtant il était accoutumé à ces luttes de l’amour.

Angélique suivait avec une fiévreuse inquiétude tous ses mouvements, épiait ses paroles, écoutait, haletante, quand il semblait s’approcher des pièges artificieux qu’elle avait tendus sous ses pas. Si elle voyait la flamme de la volupté s’allumer dans ses regards, elle baissait la tête modestement ou répondait par un éclair de ses yeux noirs qui était un avertissement. Elle comprenait au frémissement de cette main qui serrait la sienne, aux inflexions molles de cette voix qui la caressait, elle comprenait que le mot de sa destinée était là, sur les lèvres de Bigot, tremblant, prêt à s’échapper, et cependant, il n’arrivait jamais, ce mot tant désiré qu’elle aurait payé de son âme. La main fatale de l’ombre de Beaumanoir, si légère et si faible qu’elle fut, semblait le clouer toujours sur les lèvres qui voulaient le prononcer !

Les galants et légers discours de l’Intendant semblaient de gracieux oiseaux qui voltigeaient autour d’elle, mais ne venaient point s’abattre sur le sol où elle avait tendu ses filets. Elle les écouta longtemps avec espoir et patience, mais à la fin, elle sentit des effluves de colère monter du fond de son cœur. Pourtant, elle se contint encore ; elle sourit et badina comme le faisait Bigot. Elle versait sur lui une rosée rafraîchissante au lieu de l’écume des flots que la tempête soulevait dans son âme.

XIII.

Elle cherchait à surprendre quelques lambeaux de ses pensées, insaisissables comme les fantômes qui passent et repassent dans les rêves, et elle finit par ne plus voir que la pâle et plaintive figure de la captive de Beaumanoir.

Ce fut une révélation. Bigot l’aimait trop, cette intéressante victime, pour jamais épouser, tant qu’elle vivrait, Angélique Des Meloises !

Et, alors, dans cette promenade au bras de Bigot, au milieu du plus ravissant des jardins, parmi les fleurs qui déversaient leurs parfums comme des encensoirs célestes, sous l’éclat scintillant des lampes et sous les rayonnements des étoiles de Dieu, Angélique murmura sinistrement :

— Bigot l’aime trop cette face blême ! Il ne m’épousera pas, tant qu’elle sera à Beaumanoir… tant qu’elle sera quelque part !…

Et cette pensée ne la quittait plus. Elle s’appuya plus amoureusement sur le bras de Bigot. Ils suivirent en silence le sentier éclatant, de blancheur qui aboutissait à la terrasse. Les replis soyeux de sa longue robe balayaient les roses et les lis des bordures et son pied léger semblait glisser sur les coquillages blancs comme des flocons de neige.

Elle devint le jouet de son imagination malade. Plus d’une fois elle crut apercevoir, de l’autre côté de Bigot, presqu’appuyée sur son cœur, l’ombre plaintive de cette femme de Beaumanoir.

Le fantôme s’évanouissait, puis apparaissait de nouveau. La dernière fois, il prit la figure et le regard de Notre-Dame de Sainte Foi, s’élevant au ciel triomphante après d’indicibles souffrances, et pourtant, c’était encore le regard et la figure de la captive du château.

XIV.

Les deux promeneurs sortirent de l’allée sombre et s’avancèrent dans une avenue magnifiquement illuminée, au milieu de laquelle une fontaine faisait pleuvoir ses ondes en gerbes de diamants. La vision se fondit dans la lumière.

Angélique s’assit sur un siège ingénieusement sculpté, au pied d’un sorbier. Elle était très fatiguée et très vexée.

Un serviteur en pompeuse livrée vint apporter un message à l’Intendant. C’était une invitation à danser.

— Je n’irai pas, Angélique ; je veux rester avec vous, dit-il, à sa compagne.

Mais elle lui répondit qu’elle ne détesterait pas de se reposer un peu ; que le jardin était bien intéressant à voir ; qu’elle s’amuserait auprès de la fontaine. Elle aimait cette pluie de perles et ce gai bruissement ; cela rafraîchissait. Il pourrait revenir dans une demi-heure, il la retrouverait là. Elle avait besoin d’être seule. Au reste pourquoi demeurer avec elle lorsque d’autres désiraient le voir et qu’il désirait en voir d’autres.

L’Intendant insista encore, de la façon la plus courtoise et la plus galante, mais quand il vit qu’elle désirait réellement demeurer seule, il la quitta, en lui promettant de revenir au bout d’une demi-heure. Il pensait aussi qu’il ne fallait pas trop sacrifier à une seule idole, quand il y en avait une centaine d’autres toutes belles et magnifiquement parées qui attendaient ses hommages.

Angélique s’assit en face de la fontaine, et ces gouttelettes brillantes qui s’élançaient sans cesse pour retomber toujours, lui parurent comme les vains artifices qu’elle déployait pour captiver l’Intendant.

Elle était grandement inquiète. Elle ne pouvait toujours pas comprendre cet homme qu’elle s’était flattée de mettre si vite à ses pieds, et c’est elle, peut-être, qui allait devenir son esclave. Elle cherchait ses chemins et partout, comme un obstacle infranchissable, se dressait l’ombre de Caroline.

— C’est donc cette vile créature qui est plus forte que moi ! pensait-elle dans sa colère. C’est elle qui excite la pitié de Bigot et le fait se souvenir d’un amour déjà vieux ! Elle sera cause de la ruine de mes espérances !… Ah ! me voilà bien avancée maintenant que j’ai rejeté Le Gardeur ! Bigot l’aime cette femme ! À elle les prémices de son cœur ; à moi les cendres de ses amours ! à elle les épanchements d’une tendresse sincère, à moi les paroles de mensonge ! Il m’outrage en prétendant m’aimer. Il ne m’épousera jamais tant qu’elle sera là, elle, entre lui et moi !…

XV.

Ces pensées noires étaient comme une volée d’oiseaux de mauvais aigure, corbeaux, chouettes et hiboux, qui hantaient l’âme d’Angélique. Elle ne les chassa point, mais leur permit d’y séjourner et d’y faire leurs nids.

Pendant qu’elle s’abandonnait ainsi à la tristesse et au mécontentement, elle entendit des éclats de rire.

Elle leva la tête pour voir d’où venait cette joie insolente, et elle aperçut l’Intendant, qu’une bande de jeunes filles venaient d’assaillir avec des fleurs et des compliments, au moment où il arrivait à l’escalier de la terrasse.

Il riait, badinait, gesticulait de l’air le plus heureux du monde, et paraissait l’avoir bien complètement oubliée. Elle ne tenait pas à le garder près d’elle alors, et elle ne se sentit pas blessée comme elle l’aurait été d’un manque d’attention de la part de Le Gardeur ; mais elle avait la preuve une fois de plus de l’inconstance de cet homme et de la courte durée de ses impressions. Ni elle, ni aucune de ces jolies jeunes filles qui le captivaient alors, ne pouvaient se flatter de rester longtemps dans sa mémoire !

Le bal avait un moment de réveil ; les invités rentraient après avoir savouré les arômes du jardin, et la danse recommençait plus vive et plus animée que jamais. Les instruments à cordes remplissaient l’immense salle de leurs voluptueuses harmonies, et, dans leurs chaînes cadencées, les danseurs passaient et repassaient vis-à-vis des grandes fenêtres ouvertes sur la terrasse, comme les météores flamboyants du ciel.

Bigot n’avait pas oublié Angélique. Il ne s’oubliait pas lui-même. Il voulait continuer à la voir, à l’aimer, sans pour cela jamais l’épouser. Il était assez habile pour la dompter et la mettre à ses pieds. Il le croyait du moins.