Le chien d’or/II/49

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Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome IIp. 193-202).


CHAPITRE XLIX.

je veux nourrir grassement la vieille rancune que j’ai contre lui.

I.

Le traité d’Aix-la-Chapelle, si longtemps discuté, fut enfin signé dans les premiers jours d’octobre, et une jolie et rapide goélette de Dieppe en apporta la nouvelle à la colonie. Alors, des feux de joie s’allumèrent partout, sur les bords du grand fleuve, et des Te Deum furent chantés dans les églises parées de leurs plus beaux ornements.

C’était la voix de la reconnaissance qui montait vers le Dieu de la paix.

La colonie était épuisée et ruinée, mais son territoire demeurait intact et elle conservait ses droits et ses privilèges.

Les braves colons oubliaient les énormes sacrifices qu’ils avaient faits, pour se réjouir devant Dieu, à la pensée qu’ils possédaient toujours, à l’abri de la couronne de France, leur patrie et leur religion, leur langue et leurs lois ! Ils tressaillaient d’orgueil et de joie, en songeant que le drapeau blanc flottait encore sur le vieux château Saint Louis !

II.

Le lendemain de l’arrivée de la goélette de Dieppe, Bigot était assis à son bureau, et dépouillait sa correspondance française, lorsque de Péan entra, avec une liasse de papiers, que le commis en chef de Philibert avait apportés au Palais pour que l’Intendant y apposât sa signature.

C’étaient des bons payables par le Trésor. Le bourgeois faisait de grandes affaires et en achetait beaucoup ; mais l’Intendant s’emportait toujours quand il se voyait obligé de les signer.

Ce jour-là, il lança mille malédictions au bourgeois absent, mit son nom en grinçant les dents et jeta sa plume au feu quand il eut fini.

III.

Le commis du bourgeois attendait dans l’antichambre. Il le fit venir.

— Dites à votre maître, gronda-t-il, que c’est la dernière fois que j’accepte ses bons. Il n’a pas le droit de faire concurrence à la Grande Compagnie de cette façon, et je n’en signerai plus.

Le commis, un vieux malouin en cheveux gris, pas peureux du tout, le regarda tranquillement.

— J’informerai le bourgeois des désirs de Votre Excellence, répondit-il.

— De mes ordres ! clama Bigot, de mes ordres !

Le commis le regardait toujours avec la même assurance et le même calme.

— Quoi ! reprit Bigot, qu’avez-vous à répliquer ?… Bah ! vous n’êtes pas le premier commis de Philibert sans avoir une bonne dose de son insolence !

— Pardon ! Excellence, je voulais seulement vous faire observer que le gouverneur et le commandant des forces ont décidé que les officiers pourraient vendre leurs bons comme ils l’entendraient et à qui ils voudraient.

— Vous êtes joliment hardi, avec votre patois Breton ! Par tous les saints de la Saintonge ! on verra lequel de l’Intendant ou du bourgeois réglera cette affaire ! Quant à vous…

— Tut ! tut ! Cave canem ! laisse ce maudit chien s’en retourner à son maître, intervint Cadet, que l’impassibilité du commis amusait. Écoute, bonhomme, continua-t-il, présente mes compliments à ton maître, — les compliments du sieur Cadet ! — et dis-lui que j’espère bien qu’il viendra lui-même, la prochaine fois, apporter sa nouvelle fournée. Dis-lui aussi que des fenêtres de la Friponne, on peut faire un joli saut.

— Au contraire, sieur Cadet ! j’avertirai mon maître de ne pas se montrer ici, et je reviendrai moi-même, avant trois jours, j’en suis sûr, présenter à la signature de Son Excellence une masse de nouveaux billets…

— Sortez ! imbécile ! cria Cadet tout en riant de la ténacité du commis. Vous êtes digne de votre maître.

Et il le poussa dehors et ferma la porte avec tant de violence que le choc fut entendu dans tout le palais.

IV.

— Ne lui gardez pas rancune, Bigot, reprit-il, il n’en vaut pas la peine. Tel maître, tel valet ! comme dit le proverbe. Après tout, je ne sais pas trop si le Parlement de Paris ne donnerait pas raison au chien d’or contre nous.

Bigot rageait. Il voyait que Cadet avait raison. Il appelait mille malédictions sur la tête des honnêtes gens, sur le gouverneur, sur le commandant des Forces. Il n’épargnait pas davantage la Pompadour sa protectrice. C’était elle qui avait intrigué pour faire conclure le traité de paix. Elle voulait, la jalouse, garder le roi près d’elle, à Paris… Elle préférait les plaisirs à l’honneur, et l’argent aux plaisirs.

— La grande compagnie, s’écria-t-il, en relevant la tête dans un mouvement de dégoût, la grande compagnie paie les violons des fêtes royales de Versailles, pendant que le bourgeois lui enlève le trafic de la Nouvelle- France !

Cette paix inopportune va doubler la richesse et l’influence du chien d’or.

— Bigot, riposta Cadet, en lançant une bouffée de fumée odorante, vous ressemblez à un prédicateur de carême ! Nous avons, jusqu’à présent, beurré notre pain des deux côtés, mais bientôt, j’en ai peur, nous n’aurons plus de pain à manger avec notre beurre. Il nous faudra ronger vos décrets.

— Mes décrets !… Il y a des gens qui menacent de nous manger aujourd’hui, qui les ont trouvés difficiles à digérer, mes décrets !

Voyez donc, Cadet, ce paquet de bons payables au Chien d’Or !

Quand cela finira-t-il ? ajouta-t-il avec une recrudescence de colère.

Et il repoussa les billets.

Ce Philibert gagne du terrain chaque jour ! Le voilà qui achète les bons de l’armée et les mandats des officiers, pour la moitié de l’escompte exigé par la grande compagnie.

— Rendez-les donc au commis, ces damnés bons ! et qu’il s’en aille au plus vite ! ordonna-t-il à de Péan.

V.

Le commis, si peu gracieusement éconduit tout à l’heure, attendait patiemment dans l’antichambre.

De Péan alla aussitôt, en faisant une grimace qui n’indiquait pas une soumission absolue, lui remettre les papiers.

Il faut que cela finisse ! reprit l’Intendant, et ça va finir… ! Le chien d’or entasse, dans ses coffres, tout l’argent de la colonie, et si on ne l’enchaîne pas, il va, au premier beau jour, tuer le crédit de la grande compagnie.

À méchant chien court lien ! dit le proverbe, et je crois que le proverbe a raison, riposta Cadet.

Le chien d’or a commencé par aboyer après nous ; maintenant, par Dieu ! il nous mord ! Bientôt il va nous ronger les os, comme l’indique cette maudite enseigne de la rue Buade.

— Que feriez-vous, Cadet ?

— Je le pendrais… comme un chien !

— Mais il a tant d’amis dans la colonie… sans compter les jansénistes de France, que je ne sais trop si la marquise pourrait me protéger.

Cadet amena Bigot à l’écart.

— Il y a plus d’un moyen d’étrangler un chien, dit-il, on trouvera !

VI.

Bigot se sentait enfermé dans un cercle de fer, mais il voulait le rompre et s’échapper. Le meurtre de Caroline, le mensonge au gouverneur, la jalousie de la Pompadour, les recherches du baron de St. Castin, l’antipathie de Philibert et de la Corne St. Luc, et, enfin, la paix qui venait d’être proclamée : tout contribuait à le perdre. Un homme d’une énergie commune se serait désespéré ; mais les obstacles l’excitaient, l’irritaient et le trouvaient inébranlable.

Au reste, sa morale était accommodante, et tous les moyens lui semblaient bons.

Il se mit à arpenter sa chambre, vivement, fiévreusement, la tête basse, et en gesticulant.

VII.

De Péan se disposait à sortir ; Cadet lui fit signe d’attendre, pour voir ce qu’allait décider l’Intendant ; car il était évident qu’il élaborait un plan.

Au bout d’un instant, Bigot s’arrêta, en se frappant dans les mains, comme un homme qui vient de prendre une ferme résolution.

— De Péan, fit-il, Le Gardeur a-t-il manifesté le désir de s’échapper du Palais ?

— Pas une minute ! Excellence : il est solide comme un pont ! Vous auriez plus vite fait de démolir le pont neuf ! La nuit dernière, il a perdu mille piastres aux cartes et cinq cents piastres aux dés. Alors, il s’est mis à boire. Il ne vient que de se lever. Son valet, quand je suis sorti, était en train de lui laver la tête et les pieds dans du cognac.

— Vous êtes son ami intime, de Péan ; il vous estime comme un frère ; il vous croit son ange gardien, n’est-ce pas ?

— Quand il est ivre ! À jeun, c’est autre chose ; je n’ose pas en approcher trop : il donne des ruades comme un poulain qu’on étrille à rebours.

— Faites-le boire alors ; tenez-le plein. Il faut lui mettre la selle et le lancer à la poursuite du plus gros gibier de la Nouvelle-France.

VIII.

De Péan, qui ne comprenait guère ce langage figuré, regarda l’Intendant d’un œil chargé de points d’interrogation. Bigot reprit :

— Vous avez essayé, une fois, d’atteindre mademoiselle de Repentigny, si je me rappelle bien ?

— Oui, Excellence ! mais le raisin était trop haut… maintenant il est trop vert.

— Tut ! tut ! fin renard que vous êtes ! ne dites pas cela ; un autre bond et vous allez l’atteindre.

— Votre Excellence me vante trop, assurément… Au reste, si j’avais à choisir aujourd’hui, je…

— Coquin ! je devine ce que vous allez dire… Vous n’avez pas mauvais goût ; vous êtes un connaisseur. Qu’il soit fait selon votre désir !… Arrangez-nous une jolie partie de chasse à la Philibert, et je donne à Angélique, pour sa dot, le chien d’or transformé en doublons. Vous me comprenez ?

De Péan se dressa. Il n’osait comprendre. Cependant, fasciné par la fortune et la femme qui miroitaient aux yeux de sa convoitise, il se sentait disposé à tout entreprendre.

— Comment ! balbutia-t-il, vous m’approuveriez si je recherchais mademoiselle Des Meloises ?

— Plus que cela ! je vous aiderais, et j’aurais pour madame de Péan, toute la déférence, toute l’estime, toute l’admiration que je ressens pour Angélique Des Meloises.

De Péan ne voulait en croire à ses oreilles.

Je vous jure, affirma l’Intendant, que vous l’aurez si vous le voulez, et avec la plus belle dot de la Colonie.

IX.

Cadet murmura entre ses dents, pour ne pas être entendu :

— L’imbécile qui la prendra…

Il acheva dans un sourire cynique :

— L’Intendant n’est pas trop sot, après tout, pensa-t-il.

De Péan ne se trouvait pas à l’aise, malgré tout.

— Mais il faudra, tout de même, le consentement d’Angélique ? demanda-t-il. J’aimerais mieux que ce fut elle qui me demandât.

— Bah ! de Péan, vous ne savez pas de quoi sont faites ces femmes-là ; autrement, vous auriez vite trouvé l’appât qu’il leur faut.

Vous avez réalisé quatre millions pendant la guerre ?

— Je n’ai pas compté ; mais je sais que je dois tout à votre amitié, Excellence !

— C’est bien ! c’est bien ! mon amitié vous donnera encore Angélique Des Meloises… puisqu’Angélique Des Meloises ne saurait devenir la femme de l’Intendant. Savez-vous ce que vous avez à faire maintenant ?

— Oui, je le sais, Excellence ! et je ne puis vous dire assez combien je suis touché de votre bonté.

Bigot sourit ironiquement.

— J’espère, dit-il, que vous n’aurez jamais à vous plaindre de mon amitié. À l’œuvre maintenant ! travaillons à notre délivrance !

Cadet et moi, nous avons résolu de châtier l’arrogance du chien d’or. Cependant, nous ne voulons pas donner du bâton au bourgeois comme à un commerçant ordinaire ; nous voulons le traiter en gentilhomme, au bout de l’épée. Malgré son titre de marchand, il est noble, voyez-vous ; et il porte l’épée. Il la porte bien, que diable ! eh, il peut s’en servir ! À vous de tout prévoir !

Il faudrait l’insulter, le provoquer… puis le tuer. Mais bravement, dignement, avec toutes les couleurs du droit et de la raison. Que cela se fasse en plein jour et comme à mon insu. Vous comprenez ?

— Parfaitement ! et il n’en dépendra pas de moi si l’affaire manque. Nous naviguons dans les mêmes eaux ; cela me va à merveille. Tous les actionnaires de la Grande Compagnie seront enchantés de croiser le fer avec le Bourgeois, si le Bourgeois ne décline pas l’honneur.

— Pas de crainte pour cela, de Péan ; donnons au diable son dû. Le Bourgeois, pour laver une injure, se battrait avec les sept champions de la chrétienté ; et je ne sais pas trop s’il y a trois gentilshommes dans la colonie, capables de lui mettre du fer dans la poitrine.

X.

Cadet qui les écoutait avec un certain air d’ironie, intervint à son tour :

— Il vaut mieux choisir le moment et ne rien risquer de notre côté. Une injure, une petite bagarre, tout le monde crie, se précipite… un coup d’épée bien dirigé, et c’est fait…

Un duel ! vous n’y pensez pas ! Ce ne serait pas le bourgeois qui se battrait, mais son fils le colonel. Et la grande compagnie n’en serait pas quitte à si bon marché.

— Mais je ne veux pas qu’on l’assassine ! répliqua Bigot vigoureusement, qu’on le surprenne la nuit ou dans un coin !

— Vous avez raison, répondit Cadet, qui vit bien que l’Intendant songeait à Beaumanoir, vous avez raison ! Mais qui va se charger de cette difficile besogne ?

Reposez-vous sur moi, riposta de Péan ; je réponds de l’affaire. Je connais un actionnaire de la grande compagnie qui fera triomphalement passer le char de la Friponne sur le corps du bourgeois, si je puis une bonne fois l’atteler.

— Quel est cet actionnaire ? demanda Bigot.

— Le Gardeur de Repentigny, déclina de Péan avec fatuité.

— Tut ! tut ! il nous passera plutôt sur le dos !… les Philibert l’ont ensorcelé.

— Veuillez me laisser faire, et vous verrez !

— À votre aise, de Péan ! vous avez vos coudées franches.

Quelle victoire pour la grande compagnie ! quelle défaite pour les honnêtes gens ! si vous réussissiez à mettre du sang entre les Philibert et les Repentigny !

XI.

Aussitôt après cette exclamation haineuse, Bigot toucha amicalement l’épaule de son secrétaire :

— De Péan, lui murmura-t-il, vous êtes plus habile que je ne pensais, et la compagnie vous devra une récompense extraordinaire.

— Tenez votre promesse, Excellence ! et je serai satisfait.

— Je la tiendrai, de Péan ! Vous aurez Angélique, avec la plus ronde dot qu’il soit possible d’imaginer. Si vous l’aimez mieux, cependant, vous ne prendrez que la dot. À votre choix.

— Oh ! je tiens à l’une et à l’autre, Excellence ! mais…

— Mais ?…

— Le Gardeur pourra aussi la lui revendiquer, peut-être, cette femme, pour le prix de son exploit ?…

— Bah ! soyez tranquille ; ivre ou sobre, il est toujours grand seigneur, et n’acceptera point mes conditions ! Vous savez, c’est un romanesque, et il croit à la vertu des femmes.

— À part cela, observa Cadet, il faudra qu’il se batte avec Philibert, avant que son épée n’ait séché ; je ne donnerais pas un sou de ses os, cinq heures après la fin du bourgeois.

XII.

Cette affirmation parut vraisemblable à De Péan, et calma ses craintes. Il pourrait donc posséder Angélique puisqu’il n’aurait plus de rival à écarter ! il pourrait en même temps entasser de nouvelles richesses. L’heure de la fortune était donc sonnée pour lui !

Il songeait, cependant, à se mettre à l’abri. Il ne voulait pas compromettre un avenir qui s’annonçait tout à coup, si rose et si riant. Il n’avait pas ce reste d’honneur ou de scrupules qui s’affirmait encore dans l’Intendant. La ruse, la fourberie, la lâcheté même, ne lui répugnaient nullement. Il verrait seulement à ce que toute l’affaire eut la véritable apparence d’un accident, de quelque chose d’inattendu, de tout à fait inattendu.

Il ne manquerait pas un iota à la trame.

Le Gardeur ne connaîtrait rien du rôle qu’il lui destinait. Il saurait tout plus tard, trop tard !… quand son épée serait bien rougie du sang du chien d’or… quand il en aurait jusque sur les mains, de ce sang maudit !…

En attendant, il le ferait boire, boire, boire ! Il le ferait jouer ; il irriterait sa jalousie ; il en ferait un démon !

XIII.

Mais pour mener à bonne fin ce projet infernal, il faudrait une femme.

Angélique était dévouée corps et âme à la grande compagnie, et elle détestait souverainement le chien d’or.

Mais elle aimait Le Gardeur ! Elle craindrait peut-être pour ses jours. Oh ! l’amour ! Oh ! ces femmes !…

N’importe ! il la ferait venir là, sur le lieu du meurtre… Elle s’y trouverait comme par hasard. Elle le croirait, du moins.

Il saurait bien, lui de Péan, saisir le moment opportun de la faire intervenir ! Elle se montrerait ! elle parlerait !…

Tout le projet infernal passa comme un tourbillon noir dans l’esprit du secrétaire de Bigot, et il frappa des mains tout joyeux en s’écriant :

— Je l’ai trouvé !