Le clou de Zahed, histoire orientale

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LE CLOU DE ZAHED,


HISTOIRE ORIENTALE.

Entre l’Arabie et la Perse, c’est-à-dire entre un désert de sables et un désert de montagnes, se déroule une immense contrée illustrée par toutes les civilisations du monde ancien et du monde moderne. Cette contrée appuie au nord sa tête montagneuse sur l’Arménie, puis elle s’aplanit doucement et se courbe dans les roseaux, entre deux fleuves impétueux qui, après une course de deux cents lieues, vont déboucher à ses pieds dans les eaux du golfe Persique. Cette contrée, les Arabes l’appellent Al-Djézira, c’est-à-dire l’Île ; les Grecs lui ont donné le nom de Mésopotamie ; l’Écriture-Sainte l’a nommée la Syrie des rivières. Ces rivières sont l’Euphrate et le Tigre. Elles virent autrefois fleurir sur leurs bords Babylone, Séleucie, Ctésiphon, et plus tard la riche et populeuse Baghdad, qui fut le siége de la puissance des kalifes Abassides.

Jamais Damas, où régnèrent les Ommiades, jamais le Kaire, cette somptueuse capitale des soudans d’Égypte, jamais Broussa, le berceau de l’empire othoman, jamais Stamboul elle-même, malgré sa gloire et ses splendeurs, n’atteignirent à ce degré de puissance et de richesse où Baghdad s’éleva sous le règne des Abassides. Baghdad était le comptoir de l’Inde, de l’Europe et de l’Afrique. L’Euphrate et le Tigre suffisaient à peine au transport des trésors que le monde entier venait chercher à Baghdad. Les Tatares Mongols, les Turcomans, et le trop célèbre Timour-Lenk, le dévastateur de l’Asie, furent pour l’opulente Baghdad ce qu’avaient été pour Rome les barbares du Nord et Attila.

Plus de trésors, plus de commerce, plus d’arts, plus de luxe maintenant à Baghdad, qui semble une fée décrépite dormant au milieu des ruines de ses palais, sous la puissance d’un enchantement. C’est à peine, aujourd’hui, si quelques pierres, qu’on décore du nom de tombeau, vous rappellent le souvenir du kalife Haroun. On a bâti plusieurs centaines de villes avec les ruines de ces villes fameuses dont le cœur seul subsiste à présent, et qui ont semé de leurs membres mutilés un désert silencieux, peuplé de bitume et de roseaux. La seule végétation distingue ce désert de ceux de l’Arabie. Des dattiers aux têtes chevelues, quelques napcas, des salsolas au feuillage sombre, des pallasias qui conservent toute leur fraîcheur, malgré les brûlures du soleil, varient quelque peu la vue monotone de ces larges nappes de terre blanche et grise, partout imprégnée de sel, où le bitume coule à fleur de terre.

Il faut voir la nuit, avec ses clartés blafardes et ses terreurs, se lever sur ces campagnes maudites. Il faut entendre les rauques mugissemens de l’Euphrate et du Tigre, les seuls habitans de cette contrée farouche. L’Euphrate et le Tigre sont deux enfans des montagnes qui semblent se disputer le pays qu’ils parcourent. L’Euphrate roule des sommets de l’Abi-Dagh, près de Bayésid, dans l’Asie-Mineure. Il boit en passant la petite rivière de Mourad-Siaï et le Lycus, et se précipite en cataracte écumante à quelques lieues de Samosat. Puis, le voilà qui se calme, le voilà qui coule à pleins bords dans les plaines immenses de Sennar, comme le sultan de ce plateau désert, où sa voix seule commande et retentit. Mais bientôt il serpente, il frémit, il tourbillonne ; c’est qu’il vient d’apercevoir son rival, le fleuve Tigre, le seul de tous les fleuves de ces montagnes qui n’ait pas été perdre ses flots dans le lit de l’Euphrate. Échappé des rochers du Diarbékir, le Tigre, ce feudataire rebelle, bondit sur le revers de cette chaîne de rochers, renversant tout sur son passage. Il traverse comme une flèche la ville de Djesiré ; il baigne en passant l’opulente Mossoul et les ruines de l’antique Ninive. Il reçoit le tribut de toutes les rivières du Courdistan. Il traverse majestueusement Baghdad, puis il serpente à son tour, et semble s’arrêter un instant pour reprendre haleine, quand les mugissemens de l’Euphrate viennent lui révéler l’approche de son ennemi. Alors les deux fleuves s’observent et se guettent. Ils s’éloignent, comme effrayés l’un de l’autre. L’Euphrate fuit dans la direction du sud, jusqu’à la ville de Samaouai, où, comme indigné de lui-même, il tourne brusquement à l’est, et se précipite bravement sur son rival, à la hauteur de Korna. C’est alors un combat acharné, des cris de rage. Mais le Tigre, plus rapide et plus fort, entraîne bientôt son vieux suzerain dans le lit qu’il a creusé pour lui-même ; il le force à grossir ses flots majestueux et à lui faire cortége jusqu’au golfe Persique, où tous deux s’abîment enfin, après avoir roulé quelque temps dans le même lit.

Voyageur, prenez garde ; car dans l’ombre de la nuit tout est un piége ou une trabison dans les plaines du Djézira. L’herbe est sillonnée de reptiles venimeux ; les lions rugissent dans les roseaux ; l’air est obscurci par des nuées de sauterelles ; le semoun souffle du sud ; et cette blancheur mouvante que vous apercevez au loin, c’est le bournous d’un Bédouin, autre bête féroce qui rôde pour chercher sa pâture. Votre cheval lui-même ne pose qu’avec défiance ses pieds sur le sable, ses oreilles se couchent sur sa tête, il flaire le sol avec terreur, et vous sentez sa peau trembler sous la selle qui vous porte. Prenez garde, les lions de l’Euphrate sont traîtres et affamés, mais le Bédouin est plus redoutable encore.

Au milieu d’une belle nuit de la lune de Zilcade, un bomme s’avançait seul sur la côte occidentale du Tigre, à quelques milles de Baghdad. Il cheminait sans crainte, et laissait son cheval arabe longer d’un pas tranquille les sinuosités du fleuve. Les cris des lions, leurs yeux étincelans dans la nuit, les bonds bruyans du Tigre, ne paraissaient nullement préoccuper sa pensée. Les rayons de la lune tombaient à plomb sur son bournous, dont les plis blancs et cotonneux l’enveloppaient de la tête aux pieds. Il poursuivit long-temps sa route, immobile, absorbé dans sa rêverie profonde ; son cheval hennissait cependant, comme s’il eût senti l’approche de quelque danger. Il quitta bientôt la direction du fleuve et se mit à galopper à travers la plaine, sans que son maître fit mine de diriger sa marche et son allure. Il restait enfermé dans son manteau, silencieux, les yeux fixes, et ne donnant pas plus signe de vie et de mouvement qu’un cadavre qu’on eût lié sur une selle. Après une heure de marche environ, le cheval s’arrêta de lui-même auprès d’un puits de pierre, et se mit à hennir de nouveau. Le cavalier qui le montait tourna la tête de côté et d’autre, comme s’il se fût réveillé d’un lourd sommeil, et rejetant sur son épaule les vastes plis de son bournous, il mit pied à terre et s’assit à la manière des Orientaux, laissant son cheval paître auprès de lui quelques brins d’herbages et de roseaux. Puis il chargea de tabac une pipe de bois de cerisier qui pendait à l’arçon de sa selle, enfermée dans un étui de drap ; et s’adossant contre le puits, il commença tranquillement à fumer.

Au bout de quelques instans, le galop d’un cheval se fit entendre, et un second cavalier mit pied à terre à quelques pas du puits. L’Arabe, sans quitter sa pipe, passa sa main droite sous son bournous, et fit retentir un léger craquement d’acier qui ressemblait au son que produit en s’armant le chien d’un pistolet. Le nouveau venu lui donna le selam la main étendue sur sa poitrine, salut de politesse musulmane que le fumeur lui rendit en l’imitant. Puis les deux chevaux broutèrent de compagnie, la bride sur le cou, et le second cavalier s’assit à côté du premier.

— Tu vois, Zahed, lui dit-il après avoir aussi allumé sa pipe, tu vois si j’ai tenu parole. Me voici.

— Jusqu’ici, interrompit l’Arabe, tu as rempli ta promesse. Voyons si tu la tiendras jusqu’au bout.

— Qui pourrait te faire douter de moi ? Il y a trois jours, je te rencontrai à ce puits pour la première fois. Je t’entendis te plaindre de ta pauvreté et faire des vœux pour devenir riche.

— Oui, dit Zahed, ma pauvreté est extrême. Je m’ennuie de voir des gens opulens comme toi traverser Baghdad avec des robes de soie brodées d’or, bâtir des sérails semés de jardins pleins de verdure et d’eau fraîche, acheter au bazar de belles esclaves blanches et vierges, moi qui ne trouve pas une compagne parce que je suis pauvre et nu, moi qui possède pour tout sérail, pour toute fraîcheur, pour toute verdure, les sables de mon Arabie, et qui n’ai pour vêtement qu’une chemise de laine et un mauvais bournous dont le temps me dépouillera bientôt.

— Tu voudrais donc devenir riche ?

— Tu le sais, pour cela je donnerais mon ame.

— Et pour acquérir ces richesses, tu promets de m’obéir, tu jures d’exécuter tout ce que je vais te commander ?

— Tout, fût-ce de mettre le feu à Baghdad, ou de traverser à pied le Sahara, de Baghdad à la Mecque.

— Eh bien donc ! brave Zahed, réjouis-toi, car je te donnerai de l’or pour avoir aussi des coursiers, des esclaves, des sérails !… Écoute ! N’entends-tu pas le bruit de plusieurs chevaux qui hennissent du côté de l’Euphrate ?

— Non, c’est un lion qui passe dans les roseaux.

L’étranger reprit :

— Tu pourras alors abandonner ta vie errante, tu pourras venir à Baghdad déployer ce luxe que tu hais dans les autres hommes, tu pourras à ton tour exciter l’envie et disputer aux pachas de Moussoul et de Bassorah la possession des belles Mingréliennes que les marchands de Stamboul conduisent chaque année dans les bazars de l’Irack-Arabi.

— Tais-toi, interrompit Zahed, ne fais pas briller à mes yeux les perles du paradis, si tes paroles doivent s’envoler au vent, aussi légères et aussi vaines que cette poignée de sable, car alors, vois-tu, je serais capable de t’ôter la vie. Tu as excité en moi une fièvre qui me brûle jusqu’à la moelle des os ; il me faut de l’or ou du sang pour l’éteindre.

L’étranger sourit en jouant avec la poignée d’un sabre magnifique qui pendait à sa ceinture.

— Tu auras l’un et l’autre, brave Zahed, pour calmer ta fièvre ; mais ce n’est pas sur ton bienfaiteur que tu dois prononcer cet anathème. Un autre… Écoute, cette fois je ne me trompe pas, ce sont bien des voix d’hommes que j’entends. Remonte sur ton cheval, prépare tes armes ; tu es brave et habile à manier les armes. Prends ce fusil : il faut que cette foule de misérables esclaves tombe sous nos coups et se disperse. Seulement fais en sorte que cet homme à barbe blanche, que tu peux apercevoir d’ici, reste vivant entre nos mains ; alors je tiendrai ma promesse. C’est à toi maintenant de te montrer fidèle à la tienne.

— Je ne reculerai pas devant le sang, dit Zahed en sautant d’un bond sur sa selle, mais songe que ce sang va devenir un ciment qui liera ma fortune nouvelle à la tienne.

Le vieillard qui s’avançait paraissait, à la dignité de son maintien, à la richesse de ses vêtemens, un personnage d’importance. Une douzaine d’esclaves armés le suivaient. Ils s’arrêtèrent lorsqu’ils se rencontrèrent face à face avec Zahed et son compagnon.

— Allah ! bas les armes, esclaves ! cria le compagnon de l’Arabe en faisant voler d’un coup de sabre la tête d’un des serviteurs du vieillard.

— Bas les armes ! répéta Zahed, et d’un coup de pommeau de son pistolet il jeta sur le sable un autre des serviteurs du vieillard. Le vieillard tira son sabre et se précipita sur Zahed, qui, évitant le choc, le jeta lui-même en bas de son cheval. Dès que les serviteurs du vieillard virent leur maître entre les mains de leur ennemi, ils prirent lâchement la fuite après une inutile décharge de leurs armes. L’étranger, accourant aussitôt près du prisonnier, détacha son turban de mousseline, et lui lia les mains derrière le dos.

— Vieillard ! tu me reconnais, n’est-ce pas ? Tu reconnais Hamdoun, l’amant de la fille. Maintenant, de gré ou de force, il me la faut donner !

— Que la volonté de Dieu soit faite, murmura le vieillard. Tu as ma vie entre tes mains ; prends ma vie, mais que le prophète veille sur ma chère Ildiz !

— Tu me la refuses encore ?

— Je te la refuserais quand l’ange Azraël n’exigerait que ce consentement pour m’assurer le rachat de mon ame.

— Eh bien ! prépare-toi donc à la mort.

— À mon âge on est toujours prêt.

— Ali-Ahmed, sais-tu bien que tes riches comptoirs de Damas, de Mossoul et de Baghdad seront perdus pour toi si tu t’obstines à me refuser ta fille. Toutes tes richesses ne te serviront de rien ; je te tuerai. Ton corps restera sans sépulture, et fera le souper de quelque famille de vautours aux cous chauves. Ta famille, tes amis, ne sauront où t’aller pleurer ; et ta fille, ta chère Ildiz, ne pourra pas de ses mains blanches arroser, chaque matin, de beaux rosiers fleuris autour de ton monument funèbre. Ali-Ahmed, voudras-tu mourir comme un chien ?

— Dieu sait distinguer partout les fidèles, répliqua le vieillard en levant ses yeux au ciel.

— Vieillard inflexible ! reprit l’étranger avec une visible émotion, tu es toi-même ton bourreau ; que ton sang ne retombe que sur toi ! Encore une fois, veux-tu me donner ta fille ?

— Non, car tu es un infâme.

Un éclair de fureur brilla dans les yeux du jeune homme.

— Eh bien ! je ferai plus que de te tuer. Tu pousses mon amour à bout ; tu veux faire de moi un tigre implacable : sois satisfait, Ali-Ahmed. Ildiz, ta fille, est belle et brillante comme l’étoile du ciel dont elle porte le nom. Je couvrirai cette étoile pure d’un nuage sombre et rouge comme du sang. Je me vengerai de toi sur ta fille. Je violerai ta fille, Ali-Ahmed ; j’en fais le serment solennel, et tu sais si je tiens mes sermens. Je la violerai, cette vierge pudique, l’orgueil de tes vieux jours, et puis après, mon poignard en fera justice.

— Oh ! rétracte ce cruel serment, jeune homme, dit le vieillard en pâlissant ; tu as trouvé le seul côté par lequel la crainte puisse entrer dans mon cœur. Jeune homme, aie pitié de ma fille, s’il est vrai, comme tu le dis, que tu l’aimes ; elle est si belle, mon Ildiz ! elle est si pieuse dans son respect pour son père ! Demande-moi mes trésors, mes palais, mes esclaves ; je t’abandonne tout. Quelques dattes, un peu d’eau, une poignée de riz, suffiront désormais, si tu le veux, à mon existence, mais laisse-moi ma fille ; grâce ! grâce ! au moins pour ma fille.

Le vieillard était aux pieds de l’étranger, qui, enveloppé dans son manteau, sa tête hâlée immobile dans son épais turban de mousseline blanche, laissait tomber sur sa victime un regard dédaigneux et cruel.

— Grâce ! pitié ! en ai-je trouvé, moi, dans tes dédains quand tu me repoussais du pied, comme un chien impur, sans t’inquiéter si je pourrais ou non guérir de mon amour ? Apprends que la vie m’est impossible sans ta fille ; qu’il me faut ta fille de gré ou de force, morte ou vivante, dans un voile de noce ou dans un linceul. Pour l’honneur de ta fille, Ali-Ahmed, je te fais ce dernier appel. Donne-la-moi pour épouse, ou je l’aurai pour maîtresse. Je porte à ma ceinture tout ce qu’il te faut pour écrire. La lune est assez belle pour te servir de flambeau : écris ce que je vais te dire, et signe ce papier de ton cachet ; je me charge du reste.

Le vieillard prit en tremblant le calame que l’étranger lui présenta, et il écrivit sous sa dictée une lettre à sa chère Ildiz, à laquelle il ordonnait d’épouser sans délai Hamdoun-Effendi, et sans attendre pour cela son retour.

Hamdoun arracha la lettre des mains du vieillard.

— Ali-Ahmed, je suis content de toi ; mais il n’est pas juste que je sois seul à profiter de ta libéralité. Vois ce jeune homme, ajouta-t-il en désignant Zahed, qui attendait avec la patience d’un Arabe le résultat de cette scène. Tu vas le venger aussi des rigueurs du sort, et lui faire un abandon écrit et signé de tout l’argent que tes créatures gardent en ce moment dans ton comptoir de Baghdad.

Ali-Ahmed laissa tomber sur Hamdoun un regard de mépris et de pitié ; sans daigner lui répondre, il reprit le calame et l’écritoire des mains du jeune homme, et jeta devant lui la donation qu’il lui avait demandée.

— Que le ciel te récompense comme tu le mérites, Hamdoun ! Est-ce là tout ce que tu veux de moi ?

— En effet, dit Hamdoun d’une voix sourde et terrible, il est temps que nous nous séparions, mais ce n’est pas à Baghdad ni à Damas que tu retourneras ; je te l’ai dit, il faut te préparer à un plus long voyage ; puisque tu fais des vœux pour mon bonheur, tu dois bien deviner que ta mort est le premier, le plus cher de tous mes souhaits. As-tu fait tes ablutions et ta prière à Dieu ? En disant ces mots, Hamdoun tira son sabre hors du fourreau.

— Misérable ! cria le vieillard en posant ses deux mains sur sa tête, en signe de miséricorde ; oserais-tu bien encore m’assassiner ?

— Veux-tu de l’eau, répéta Hamdoun, pour faire tes ablutions ?

— Que le prophète m’assiste, murmura Ali-Ahmed ! Adieu, ma fille !

Il n’eut pas le temps d’achever : on entendit un sifflement aigu, et la tête d’Ali-Ahmed roula sur le sable.

Zahed prêta le secours de son bras à son compagnon, et ils jetèrent dans le puits ce cadavre et sa tête sanglante. Puis ils déracinèrent un dattier pour retenir le cadavre au fond du puits.

— Maintenant, dit Hamdoun, brave Zahed, j’ai rempli ma promesse. Retourne à Baghdad réclamer les trésors du vieillard ; je pars pour Damas. Ton chemin est au sud, le mien est au nord : adieu, plaise au ciel que nous ne nous revoyons jamais ! Et les deux meurtriers se séparèrent.

Une année après le meurtre, on jeta les fondemens d’un palais magnifique sur ce même emplacement qui venait d’être témoin de cette horrible scène. Les vieilles ruines de Ctésiphon et de Babylone furent remuées par des esclaves et des ouvriers. Elles émigrèrent sur le dos d’une troupe de chameaux pour se transformer en un palais arabe, immense, si merveilleux à voir, que Baghdad n’en renfermait pas de plus somptueux. Les eaux du Tigre furent détournées de leur lit pour arroser des jardins embaumés de cédrats, d’orangers et de lauriers roses. Les soies dorées de l’Inde et de la Perse revêtirent les divans ; les tapis de Trébisonde et de Constantinople couvrirent les parquets de cèdre ; les murs se tapissèrent de fleurs peintes et d’arabesques entrecoupées de légendes du Koran, de ghazelles de Saadi et de Mésihi, écrites en lettres d’or. Une foule d’esclaves noirs et blancs peuplèrent cette ravissante demeure, où Zahed, qui avait changé son nom de Bédouin pour le nom turc de Mohammed-Ildérim-Tchélébi, fit transporter son harem, rempli des plus belles femmes de la Mingrélie et de la Circassie. Les plus rares chevaux de l’Arabie firent retentir de leurs sauvages hennissemens ce désert, naguère si triste et si effrayant. La nuit, le jour, on n’entendait que des cris de joie et de bonheur. On ne distinguait plus que par intervalles le sourd mugissement des flots du Tigre, que des concerts d’instrumens étouffaient dans des harmonies sans fin. Des nuées de convives accouraient de Baghdad, et même de Mossoul et de Bassorah, pour prendre part aux orgies délicieuses que le nouveau maître de ce séjour enchanteur y faisait jaillir toujours nouvelles, comme les eaux d’une source limpide. On eût dit que la baguette d’une fée enfantait chaque jour tous ces prodiges. Les caravanes qui venaient de la Syrie ou du grand désert s’arrêtaient avec délices aux portes de ce palais magique ; elles oubliaient leurs fatigues en écoutant la voix des chanteurs et les mélodies des instrumens.

Zahed ou plutôt Mohammed-Ilderim-Tchélébi inventait chaque jour de nouveaux plaisirs. Les vins de Schiraz et de l’Archipel coulaient nuit et jour dans les coupes d’or de ses convives, et alternaient avec le scherbet parfumé d’essence de rose, de jasmin de Perse et de musc de Tartarie. Il respirait sur la bouche de ses belles esclaves des voluptés sans cesse renaissantes. Parmi ces belles filles demi-nues, aux cheveux noirs, aux seins plus fermes et plus roses que la chair savoureuse du melon d’eau, c’était à qui par ses grâces, par ses voluptueuses caresses, fixerait un instant l’amour du maître, amour muable et changeant comme le reflet d’une robe de moire. C’était à qui ferait le mieux valoir ses charmes, à qui peindrait le mieux ses sourcils et le bord de ses paupières avec le suc du noir surmé, à qui donnerait à ses ongles la plus brillante couleur de pourpre, comme jadis l’aurore aux doigts de rose, tradition de l’Olympe qui s’est perpétuée sur la terre d’Asie.

Mais l’ame de Zahed restait toujours sombre comme une nuée d’orage au milieu de ses belles esclaves ; au milieu du parfum de l’air et des fleurs, son œil cave démentait le sourire forcé de ses lèvres. Quelquefois couché entre des fleurs et des femmes, il revoyait dans son sommeil son lit de sable du Sahara, son bournous grossier, son fusil arabe luisant comme un éclair et tonnant comme la foudre. Il se réveillait en pleurant ; il cherchait au-dessus de sa tête le dôme étoilé du ciel que des lambris drapés d’or et de soie lui cachaient toujours. C’est que l’envie, cette passion qui ronge comme un cancer, n’est au fond qu’un désir creux et vide que l’homme ne peut jamais remplir ; c’est que l’envieux est ainsi fait que le bien qu’il n’a pas prend seul de la valeur à ses yeux. Toutes les richesses de Zahed lui étaient indifférentes depuis qu’il les possédait. Sa passion n’attendait pour s’enflammer de nouveau qu’une étincelle, c’est-à-dire un objet qui pût réveiller dans son ame un désir, un souhait oublié.

Un soir, tandis que Zahed se livrait à la joie avec ses amis sous les voûtes harmonieuses de son palais, un homme, enveloppé dans les plis d’un bournous et monté sur un cheval syrien du plus beau sang, entra dans la première cour du sérail. Le tchiaouch de Zahed, c’est-à-dire son maître des cérémonies ou son huissier, lui demanda s’il était invité à la fête que donnait ce soir-là son maître.

Le Syrien répondit qu’il arrivait de sa patrie et qu’il voyait ce palais pour la première fois. Pour la première fois aussi le nom de Mohammed-Ilderim-Tchélébi venait frapper son oreille.

— Étranger, veux-tu que je t’annonce à mon maître ? tu es fatigué de ta route ; tu as peut-être faim et soif.

— Tchiaouch, je te remercie. J’ai devancé de quelques heures la caravane qui va de Damas à Baghdad, et je dois continuer ma route jusqu’au terme de mon voyage. Tiens, prends cette bourse d’or qui te prouvera que je sais reconnaître les services. Ce palais me plaît. Dis à ton maître que j’offre de lui acheter son palais pour un million de piastres. Dans huit jours à pareille heure, je reviendrai. Trouve-toi à cette même porte, tu me donneras une réponse, et tu recevras de moi un pareil présent.

En disant ces mots, l’étranger lança son cheval au galop, et il disparut dans la direction de Baghdad au milieu d’un nuage de poussière.

Quand le tchiaouch vint rapporter à son maître les paroles du Syrien, Zahed fronça le sourcil et parut humilié qu’un autre que lui fut assez riche pour offrir de payer comptant une pareille somme.

— Un million de piastres ! murmura-t-il en jouant avec les tresses de cheveux blonds d’un jeune Grec qui lui versait à boire ! un million de piastres pour mon palais ! Il m’en a coûté plus du double ! Quand tu reverras ce Syrien, tu lui donneras cette réponse. Va-t’en, et toi, mon cher Odisseus, verse-moi de ce vieux Schiraz, et prends place à mon côté dans l’angle du divan. Et vous autres les chanteurs, les musiciens, les danseurs, les belles aimées aux seins nus, allons, des concerts, du vin, de la joie ! que le jour pâlisse demain devant nos flambeaux. Des cires ! des résines ! des parfums ! Enivrons-nous au milieu des femmes et des roses. Dans la nuit du huitième jour qui suivit cette nuit-là, le tchiaouch de Zahed ne bougea pas de la première cour du palais où il avait rencontré le Syrien. Les imans de Baghdad du haut de leurs minarets appelaient les fidèles à la prière du matin, quand le pas d’un cheval retentit sur le pavé de la cour, et le Syrien, enveloppé dans son bournous, se présenta de nouveau aux regards du tchiaouch. Celui-ci transmit à l’étranger la réponse de son maître qui parut le contrarier vivement.

— Tchiaouch, prends cette autre bourse, elle est du double plus grosse que la première, et va dire à ton maître que je veux absolument qu’il me cède la possession de son palais. Offre-lui, en mon nom, deux millions de piastres que je lui paierai sur l’heure, et il y aura en outre vingt mille piastres pour toi, si le marché se conclut. Dans huit autres jours je reviendrai de nouveau.

Lorsque Zahed connut les paroles du Syrien, il conçut une jalousie mortelle contre cet homme qui était assez riche pour sacrifier une pareille somme à la satisfaction d’une fantaisie. Depuis ce jour, il ne dormit plus. La magnificence du Syrien était pour lui un poignard aigu qui, jour et nuit, lui perçait le cœur, son palais ne lui paraissait plus digne d’être habité. Ses belles tapisseries de Perse, ses beaux tissus de l’Inde, ses jardins si frais et si odorans ne lui semblaient plus que de vils amusemens, d’insignifians plaisirs, bons tout au plus pour distraire un planteur de coton ou un marchand de dromadaires. Il lui tardait que le Syrien se présentât de nouveau pour connaître enfin cet heureux mortel à qui l’or coûtait si peu. La veille du jour que l’étranger avait indiqué au tchiaouch, on vint avertir Zahed qu’une femme de condition, voilée, enfermée dans une magnifique litière, et suivie d’un nombre considérable d’esclaves, demandait à lui parler. Il revêtit ses plus riches habits, se fit arroser des plus exquis parfums, et descendit dans ses jardins où la dame l’attendait. La dame, voilée de ses yachmaks selon l’usage de l’Orient, et enveloppée d’un large manteau qui cachait les contours de ses formes, descendit de sa litière et vint s’asseoir en face de Zahed, sous l’ombrage odorant d’un bosquet de lauriers roses et de jasmins sauvages. Elle fit signe à sa suite de se retirer. Quand elle fut seule avec Zahed : — Très illustre effendi ! que Dieu et le prophète soient avec vous ! voilà bientôt un mois que je suis arrivée de Damas à Baghdad avec mon mari. Notre intention est d’abandonner la Syrie pour ce pays, et de nous y fixer avec notre famille, nos esclaves, nos serviteurs qui sont fort nombreux, et nos richesses qui surpassent tout ce que vous pouvez vous imaginer. En traversant cette route, mon mari (que la faveur du ciel se répande sur lui comme la rosée du matin sur les palmiers de Baghdad), mon mari a vu votre palais, et il a conçu aussitôt le plus violent désir de posséder ce palais. Il vous a fait offrir en échange par votre tchiaouch la faible somme d’un million de piastres. Pardonnez-lui, seigneur, pour un aussi puissant et aussi opulent bey-zadé que vous êtes, un million de piastres c’est sans doute fort peu de chose, surtout si nous considérons la magnificence de ce sérail et de ces kiosks, la beauté et la fraîcheur de ces jardins que des eaux vives et des arbres précieux coupent si merveilleusement. Il a compris son erreur involontaire, et il est revenu à votre tchiaouch qu’il a chargé de vous proposer deux millions de piastres en échange de votre palais. Vous allez encore le refuser sans doute ; mais apprenez que mon mari a un tel désir de posséder ce bien, et en même temps une crainte si vive de ne pouvoir parvenir à son but, qu’il est tombé depuis huit jours dans un chagrin mortel. Je ne sais quelle idée il attache à cette possession, mais je tremble pour sa vie si son désir n’est pas satisfait. Je viens donc vous supplier, très-grâcieux effendi, de fixer vous-même le prix que vous mettez à la cession de votre palais. Je vous serai éternellement reconnaissante de ce bienfait, puisque vous aurez sauvé les jours de mon mari, et acquis de la sorte des droits éternels à mon estime et à mon amitié.

La dame accompagna ces mots d’un coup d’oeil qui pénétra jusqu’au fond de l’ame de Zahed. Au même instant, le vent vint à soulever les yachmaks ou les voiles de mousseline qui cachaient son visage, et Zahed crut plonger un regard dans le paradis de Mahomet : une figure céleste, un cou plus blanc qu’un collier de perles, des lèvres de rose embellies du plus doux sourire. Il demeura un instant immobile, comme subjugué par un enchantement. Enfin, il promit tout, et la dame se leva pour prendre congé de lui.

Zahed voulut connaître le nom de l’acquéreur qui se présentait.

— Mon mari se nomme Hamdoun-Effendi, continua la dame.

— Hamdoun ! répéta Zahed en fronçant ses noirs sourcils. Et n’êtes-vous pas la belle Ildiz ?

— C’est mon nom.

— J’aurais dû le deviner au doux éclat de vos beaux yeux. Madame, disposez en tout de votre esclave, mon palais vous appartient. Je n’ai qu’une condition à mettre à mon marché, mais une condition à laquelle je tiens plus qu’à toute autre chose au monde. Qui voudra posséder mon palais, doit jurer de remplir fidèlement l’engagement que j’exigerai de lui à ce sujet. Dites à votre mari, madame, que je l’attends pour passer le contrat.

À peine la belle Ildiz eût-elle repris le chemin de Baghdad, accompagnée de ses serviteurs et de ses esclaves, que Zahed se retira tout soucieux dans sa chambre. Ce jour-là ne fut marqué par aucune fête. Les visiteurs et les convives reçurent contre-ordre ; pas une lumière ne brilla pendant la nuit aux fenêtres du palais de Zahed ; pas une esclave n’obtint l’honneur de partager la couche de son maître. Zahed méditait quelque projet sinistre ; la beauté de cette femme avait réveillé l’envie au fond de son ame. Dès lors il n’avait d’amour que pour la femme de Hamdoun, de son ancien complice dans le meurtre du vieux Ali-Ahmed. Maintenant il lui enviait sa femme après lui avoir envié ses richesses. Il avait résolu, même au prix de ces trésors qu’il avait tant souhaités, même au prix de son sang, de posséder Ildiz, maintenant la seule pensée de son ame, le seul but de sa vie.

Hamdoun ne fit pas attendre sa visite à Mohammed-Ildérim-Tchélébi. Pendant la conférence des deux effendis, la belle Ildiz, accompagnée de ses femmes et de quelques amies, se promenait dans les jardins du palais, et visitait les merveilles de cette délicieuse habitation. Bientôt Hamdoun vint rejoindre sa femme les yeux rayonnans de joie, et il lui annonça que le contrat de vente était passé par devant un cadi, et que désormais ce palais tant souhaité leur appartenait. Ildiz voulut connaître la condition que le vendeur avait fait stipuler dans le contrat.

— C’est un enfantillage, dit Hamdoun, une bizarrerie à laquelle il m’a fallu consentir sous peine d’un refus positif. Vous savez, m’a dit cet homme, que chacun a sa folie dans ce monde. C’est à mon grand regret que je me défais de cette habitation charmante que j’ai bâtie et plantée moi-même, je ne consentirai jamais à me considérer comme entièrement dépossédé de ce château. J’exige, comme clause essentielle du contrat, qu’il y soit stipulé que je conserve dans ce palais un clou, la place d’un clou, c’est bien peu de chose n’est-ce pas ? mais je veux que cet espace, si étroit qu’il puisse être, m’appartienne dans votre palais. Je n’ai pu, tu penses bien, ma chère Ildiz, lui refuser cette légère satisfaction, qui m’était d’ailleurs imposée comme une condition du contrat. J’ai signé.

— Mon ami, dit Ildiz en passant amoureusement ses bras autour du cou de Hamdoun, pourquoi avez-vous consenti à cette clause ? Dieu veuille que nous n’ayons pas à nous en repentir !

Comme ils rentraient dans le palais, les deux époux virent quatre esclaves hisser à grande peine une longue boîte de plomb sur le dos d’un dromadaire. Mohammed-Effendi, monté sur un magnifique cheval richement caparaçonné, examinait leur travail avec une attention particulière ; Hamdoun s’approche de lui, et lui dit :

— En prenant possession de ce palais, il est naturel que j’en connaisse toutes les parties. Des gens de Baghdad m’ont assuré qu’il y avait autrefois un puits célèbre par son antiquité sur l’emplacement qu’occupe aujourd’hui le magnifique palais que vous avez fait élever. Veuillez, seigneur, me montrer ce puits, si vous l’avez conservé.

À ces mots, le visage triste et sévère de Zahed sembla rayonner d’une joie infernale.

— J’ai fait combler ce puits, répondit-il.

— Et ne l’avez-vous point fouillé ? N’avez-vous point fait remuer les décombres ?

— Dans quel but ? et qu’aurais-je pu y trouver ? Quelque vautour desséché ? Quelque cadavre sans nom, que des assassins y auraient jeté pour ensevelir leur crime et la vengeance des lois ?

— Des ossemens ! un cadavre ! répéta Hamdoun, qui pâlit et recula d’effroi.

— Qu’avez-vous, Hamdoun-Effendi ? interrompit Zahed. Il faut que vous soyez un homme bien vertueux, pour qu’un seul mot vous trouble ainsi et vous mette en émoi. Rassurez-vous, on n’a rien retiré de ce puits, car je l’ai fait combler de pierres sans permettre que mes esclaves portassent leurs regards indiscrets dans les entrailles de la terre. Ce que Dieu a caché doit rester caché. Quand ce serait le secret d’un crime, c’est à Dieu seul de le ramener à la surface de la terre, sous les yeux des hommes, et d’en faire jaillir la vengeance, si c’est l’arrêt de la destinée.

En disant ces mots, Zahed laissa pour adieu au pâle Hamdoun un rire sardonique et plein d’amertume, puis il fit passer devant son cheval le dromadaire chargé de la boîte de plomb, qui ressemblait quelque peu à un cercueil, et il prit avec ses esclaves le chemin de Baghdad.

— Mon ami, dit Ildiz après qu’il fut parti, la joie de cet homme me fait mal. Il y a dans son regard quelque chose qui me glace.

— Je l’avoue, reprit Hamdoun, il y a quelque chose de surnaturel dans les yeux de cet homme, que je crois d’ailleurs ne pas voir ici pour la première fois.

— Cher Hamdoun, tu l’auras vu dans tes voyages avant notre union, avant la mort de mon infortuné père, car je ne doute pas que mon père ne soit mort dans ce grand voyage qu’il fit aux Indes, au moment où il m’ordonna de t’épouser.

— Chère Ildiz, s’il a rempli sa destinée, devons-nous murmurer contre Dieu ? Oh ! ne rappelle pas de si tristes souvenirs dans ce jour qui doit être consacré au bonheur.

— Hamdoun, mon cher Hamdoun, interrompit Ildiz en penchant voluptueusement sa tête sur le sein de son mari, tu as raison, ne pensons qu’au bonheur de nous aimer, tout ici semble nous présager le bonheur. Je vois le bonheur dans ce ciel pur comme ton ame, je le vois dans ces fleurs tendres et délicates comme notre amour. Un baiser, cher Hamdoun ; viens, rentrons ; car je t’aime, et dans tes bras seulement j’oublie l’inquiétude que me cause la trop longue absence de mon père.

Ils rentrèrent au palais. Hamdoun était pâle et soucieux. Quelques jours après, il y eut une fête brillante au palais de Hamdoun. On avait fait venir de Baghdad des chanteurs, des musiciens et des danseuses. Les effendis les plus riches et les plus distingués de la contrée s’étaient hâtés de répondre à l’invitation de l’opulent Syrien. Les femmes, voilées de leurs yachmaks, étaient admises, selon l’usage oriental, à voir les danses, à entendre les chants du fond d’un salon voisin. Au milieu de la fête, on vit entrer Zahed. Il salua gracieusement le maître du logis, et la main armée d’un petit marteau d’acier, il enfonça dans la muraille un clou long et aigu, auquel il suspendit un magnifique bouquet de fleurs.

Quoique ce grossier clou de fer fut planté dans les plis d’une magnifique étoffe de Perse qui tapissait le mur du plus beau salon de la maison, la galanterie de Zahed fut approuvée, et vantée surtout par les femmes. Hamdoun vint le complimenter sur la manière dont il disposait de la propriété qu’il avait conservée dans le palais. Ildiz elle-même modifia quelque peu l’opinion qu’elle avait conçue de cet homme à la première vue.

— Il faut, se disait-elle tout bas, se méfier de la première impression. Cet homme, pour lequel j’éprouve, malgré moi, une répugnance invincible, est peut-être après tout un fort honorable seigneur. Je dois attendre pour le juger.

Ce soir-là, Zahed déploya dans la conversation beaucoup d’esprit et de gaîté. Hamdoun fut enchanté de lui : il ne regretta plus d’avoir inséré cette clause bizarre dans son contrat, et s’il eût cru se rendre agréable à Zahed, il lui eût accordé la propriété d’un second clou dans son sérail.

Zahed continua pendant plusieurs semaines à venir visiter chaque jour l’acquéreur de son palais, et chaque jour aussi les fleurs les plus fraîches et les plus rares étaient suspendues par lui au clou qu’il avait planté dans la muraille. Chaque jour, il entremêlait ses fleurs de ghazelles et autres pièces de poésie écrites en langue persanne, arabe et turque. Une pensée d’amour était toujours le fond et le refrain de ces ghazelles, qui semblaient s’adresser aux étoiles du ciel. Mais le nom d’Ildiz, qui signifie étoile, en langue turque, rendait l’allusion assez palpable pour que personne ne pût s’y tromper. Les amis et les convives de Hamdoun lui rapportèrent les bruits injurieux qui couraient à ce sujet sur son compte dans la ville de Baghdad. Hamdoun n’y fit d’abord aucune attention, mais les visites de Zahed devenant de plus en plus longues et plus fréquentes, ses ghazelles à Ildiz ne daignant plus même emprunter le voile de l’allégorie, Hamdoun s’en plaignit amèrement à Zahed, qui promit qu’à l’avenir il supprimerait les ghazelles et les vers.

Ce clou malencontreux était planté par malheur dans le plus beau salon du palais. C’était ce salon que Hamdoun avait choisi à cause de sa fraîcheur et de sa magnifique situation pour y passer avec sa femme les nuits brûlantes de l’été. Zahed tint parole, et pendant plus de quinze jours, il ne suspendit à son clou que des fleurs, et ses visites devinrent plus rares et plus circonspectes.

Enfin, un soir, en entrant dans sa chambre pour se coucher, Hamdoun trouva sa femme tout en larmes. Il voulut connaître le motif de son chagrin. Ildiz refusa d’abord de lui répondre ; il insista ; Ildiz lui montra du doigt un rouleau de papier suspendu au clou de Mohammed-Tchélébi. En déroulant ce papier, Hamdoun resta pâle et muet d’épouvante : c’était un dessin colorié avec une finesse extrême ; il représentait, dans une campagne nue et déserte, auprès d’un puits, un vieillard, les yeux et les mains levés au ciel, implorant la pitié de deux assassins, dont l’un tenait son sabre levé sur sa tête. Les deux meurtriers étaient placés dans l’ombre, et l’on ne pouvait distinguer leurs traits, mais la figure du vieillard, illuminée par un rayon de la lune, offrait la plus parfaite ressemblance avec le père d’Ildiz, le vieil Ali-Ahmed.

Hamdoun consola sa femme en lui persuadant que cette prétendue ressemblance n’était qu’un effet de son imagination, et arrachant avec colère ce tableau accusateur, il le mit en pièces, et bientôt Ildiz s’endormit dans ses bras. Mais Hamdoun, lui, ne dormait pas ; ses yeux farouches luisaient dans l’obscurité comme des charbons ardens, car la crainte du châtiment contrastait dans son cœur avec le désir d’assurer le secret de son meurtre. Il ne pouvait plus douter que Mohammed-Ildérim-Tchélébi n’eût connaissance de l’attentat horrible auquel il devait la possession d’Ildiz, mais toutefois, le changement de nom de Zahed, les traits hâlés du Bédouin, blanchis par la nonchalance et le repos, l’empêchaient de reconnaître, dans ce brillant Tchélébi, le pauvre Arabe au bournous troué. Hamdoun résolut néanmoins de se mettre sur ses gardes, et de chasser la crainte et le soupçon de l’esprit de son Ildiz bien-aimée.

Pendant quelques jours, Zahed ne mit pas les pieds au palais. Mais le soir, en se couchant, les deux époux remarquèrent au clou de Mohammed-Effendi un voile épais de mousseline blanche qui semblait envelopper et cacher quelque chose.

Hamdoun frémit involontairement, et colorant son effroi d’une pensée de respect pour la propriété d’autrui, il défendit à sa femme de chercher à connaître le secret de Mohammed-Effendi. Cette défense rendit plus vive encore la curiosité d’Ildiz ; elle entoura son mari de ses bras voluptueux, elle le couvrit de ses baisers et de ses caresses, elle le pria de lui permettre de soulever le voile qui cachait sans doute quelque nouvelle surprise ; mais Hamdoun fut inébranlable dans son obstination : il ne répondit aux pressantes sollicitations de sa femme que par un refus formel. Enfin il s’endormit dans ses bras, en formant mille projets pour se mettre désormais à l’abri des persécutions de ce Mohammed-Effendi, qui, à n’en pas douter, était éperdument épris des charmes de son Ildiz.

Mais qui peut se flatter de triompher de la curiosité d’une femme ? Quel homme peut dire : J’éteindrai cet incendie qui, semblable au phosphore, brûle dans l’eau et ronge les obstacles ? Le désir allumé dans l’imagination d’Ildiz s’accroissait à chaque instant ; ses beaux yeux, ouverts et fixés vers l’extrémité de la chambre, dévoraient, au milieu du silence de la nuit, ce voile mystérieux, que la pâle lumière d’une lampe faisait vaciller dans l’ombre, ainsi que l’ame d’un trépassé. Un affreux serrement de cœur lui disait en secret que ce mystère ne pouvait être éclairci que pour son malheur ; mais la curiosité, plus poignante encore que la crainte, la poussait, comme en dépit d’elle-même, à connaître ce secret, que ses vagues pressentimens lui peignaient sous les couleurs les plus sombres. Enfin, pendant le sommeil de Hamdoun, la tremblante Ildiz se dégagea de ses bras, et, demi-nue, le sein haletant, retenant le bruit de son haleine, elle posa ses pieds délicats sur le parquet ; puis, détachant la lampe qui se balançait doucement au plafond, et faisant à la flamme un transparent abri de sa belle main de rose, elle se glissa, pâle de crainte et de désir, auprès de ce voile mystérieux, dont les légers plis, agités par le vent de son souffle, battaient silencieusement contre son visage, comme pour exciter sa main à les soulever. Ildiz céda à la tentation ; elle enleva légèrement le voile de mousseline.

Horreur ! Une tête d’homme, toute noire de sang, était accrochée au clou. Les cheveux blancs de cette tête se hérissaient comme des flèches, ses yeux creux et sans éclat semblaient chercher leur regard, et sa bouche s’ouvrait comme pour crier : Vengeance !

Ildiz tomba pâmée sur le parquet. Elle venait de reconnaître, dans cet horrible tronçon, la tête de son père. Cette tête, embaumée selon l’ancienne coutume de l’Égypte, avait conservé sa couleur et la dernière expression de ses traits. Au cri que poussa Ildiz, Hamdoun se leva tout droit sur son lit, comme un fantôme. Son visage demeura quelques instans immobile et blême, pareil à une figure de marbre, en présence de cette effroyable dépouille, qu’il crut échappée au charnier de l’enfer. Au gémissement d’Ildiz répondit aussi une autre voix, une voix glapissante et ricaneuse comme la voix d’un démon. Un pan de la tapisserie se déchira tout à coup, et un Bédouin s’avança dans la chambre nuptiale, vêtu de son bournous, et tenant à la main son sabre courbe, dont la lame nue étincelait dans l’ombre.

— Zahed ! cria la voix effrayée de Hamdoun. Et au même instant il se précipita sur ses armes.

— Peine inutile, murmura l’Arabe, en le faisant retomber sur son lit, pâle, désarmé, et la terreur sur le front. Hamdoun, reconnais-tu maintenant, sous cet ancien vêtement, le Bédouin Zahed, qui t’aida, pendant une nuit splendide de la lune de Zilcade, à verser le sang du père de ton Ildiz.

— Oh ! les monstres, les monstres ! murmura la jeune femme en arrachant ses beaux cheveux noirs qui retombaient autour d’elle tremblante et nue, comme les plis d’un manteau de deuil.

— Oui, Zahed, je te reconnais ! murmura Hamdoun. Et sa main convulsive semblait chercher un poignard à sa ceinture.

— Ainsi, parce que tu m’as donné de l’or pour du sang, poursuivit Zahed, tu crois être quitte envers moi. Insensé ! ne porté-je pas un cœur aussi, moi, sous la mamelle gauche ? Ce cœur, il est immense, insatiable et vide comme le désert ! Tous les trésors de l’Inde, de la Perse et de l’Arabie ne rempliraient pas ce vide ! toi seul Hamdoun, tu peux le combler ! C’est mon bonheur, c’est ma vie que tu tiens entre tes mains ! Hamdoun ! pour la dernière fois, sois généreux envers moi, et je jure que tu n’auras rien à redouter désormais. Autrefois j’enviais tes richesses, tes palais, ta vie de luxe et de repos ; maintenant c’est ta femme que j’envie, c’est ton Ildiz aux yeux célestes, c’est elle qu’il me faut pour ne pas mourir d’amour et de desespoir. Donne-la moi, et je me retire avec elle sous la tente des Arabes mes frères, et jamais tu ne me reverras venir troubler ton repos. Tu ne me réponds pas, le sourire du mépris est sur ta bouche ! Hamdoun, livre-moi ta femme, ou enfonce-lui ce poignard dans le sein. C’est mon dernier mot ; choisis, ou je te poignarde toi-même !

— Hamdoun ! cria la belle lldiz en se traînant sur ses genoux meurtris auprès du lit nuptial ! Hamdoun, tue-moi plutôt que de me livrer à cet infâme !

— Eh bien ! dit Zahed en tirant son khandjiar de son fourreau d’argent, Hamdoun as-tu choisi ?

— Donne, répondit froidement Hamdoun, en laissant tomber un regard sur cette femme échevelée. Ildiz ouvrit ses bras pour serrer son mari contre son cœur ; elle retomba dans une marre de sang avec un poignard dans le sein.

— Es-tu satisfait, Zahed ?

— Je le suis. Au moins tu ne la posséderas plus.

— Retire-toi donc, infâme !

— Je me retire, mais tu n’as pas oublié que ce clou m’appartient. Et d’un coup de sabre le barbare trancha la belle tête d’Ildiz qu’il suspendit au clou par les cheveux.

— Adieu maintenant, brave Hamdoun ! si tu en as le courage, reste dans cette chambre auprès de cette tête que tu as tant aimée. Je te déclare que jusqu’au moment où l’air aura rongé ces chairs maintenant si fraîches et si rosées, jusqu’au moment où ces ossemens blanchis tomberont d’eux-mêmes en pourriture, cette tête restera là, et tu la regarderas comme tu regardais tout à l’heure la tête du vieillard, sinon je fais valoir notre contrat devant la justice.

— Zahed ! interrompit Hamdoun, suffoqué par ses sanglots, Dieu m’a puni en me frappant avec ton bras. Écoute, je te propose maintenant un autre contrat. Tu viens de rompre le seul lien de bonheur qui m’attachait à la vie. Veux-tu me rendre ce corps et cette tête morte que tu ne m’envieras plus dans cet état ? je te donnerai en échange ce palais dont je t’ai déjà payé le prix, car ce palais ne peut être à moi tant que tu y posséderas un clou. Celui qui possède un clou dans un palais, possède autant dans ce palais que celui à qui appartient le palais tout entier. C’est pourquoi je ne t’aurais pas cédé même un cheveu de ma femme. Elle sera moins morte pour moi maintenant enfermée dans le tombeau, que vivante entre tes bras. C’est par amour pour elle que je l’ai tuée. À moi le corps, à toi le palais !


Alphonse Royer.