Le développement de la philosophie mécanique et son influence sur la théorie chimique

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CHAPITRE iv


Le développement de la philosophie mécanique et son influence sur la théorie chimique.


A. Origine de la philosophie mécanique. — Deux sectes de savants essayaient sans succès d’abattre la philosophie de l’École : 1o les chimistes, 2o les atomistes. — Origine purement métaphysique de la philosophie corpusculaire. — Exemple de Gassendi. — Comment Robert Boyle l’a appliquée à la chimie. — L’usage du microscope donne à cette philosophie un prestige sans cesse accru. — On espère atteindre l’insécable atome. — Le succès de la philosophie cartésienne contribue à propager les doctrines corpusculaires. — Aperçu de la philosophie de la matière chez Descartes. — La matière confondue avec l’étendue. — Impossibilité du vide. — Conséquences de cette manière de voir. — Chaque être est décrit en fonction de son milieu et du monde entier. — Impossibilité de décrire les corps à un moment donné sans en retracer l’histoire. — Exemples tirés de l’œuvre de cartésiens. — La fiction de Descartes concernant la création. — Comment certains chimistes ont su utiliser cette fiction. — Analyse de l’œuvre de Duncan. — Comment l’atomisme physiologique de Descartes a impressionné médecins et chimistes. — Comment, conservant ses figures, ils ont abandonné les calculs mathématiques qui s’y rapportent. — Différences fondamentales entre les cartésiens et les atomistes : les uns en réduisant la matière à l’espace enlèvent l’individualité des particules qui sont susceptibles de transmutation ; les autres, en admettant la stabilité de l’univers, admettaient aussi la stabilité de l’atome. — Les atomistes voulurent réduire la théorie chimique à l’étude des figurations de leurs molécules. — Caractères communs des doctrines atomistes. — Lutte contre les doctrines anciennes. — Mépris et inintelligence systématique de ces doctrines. — La philosophie mécanique étant facilement accessible aux hommes cultivés et de plus traduisant plus exactement l’expérience que les anciennes doctrines, les a facilement supplantées. — Vulgarisation de la chimie. — Vue d’ensemble.
B. Considérations générales sur les causes du succès de la philosophie mécanique. — Cause de la grande influence de Robert Boyle. — Comment la doctrine corpusculaire prit avec lui possession de la science. — Analyse du chimiste sceptique. — Sa critique des éléments d’Aristote et des principes de Paracelse. — Sa conception du corps simple nous paraît très moderne. — Restriction apportée par Boyle à la notion du corps simple. — Les différents moyens d’analyser un même mixte aboutissent-ils au même résultat ? — N’y a-t-il qu’une seule matière qui prend dans des circonstances différentes des aspects différents ? — Analogies et différences entre cette manière de présenter l’hypothèse de l’unité de la matière chez Boyle et chez Van Helmont. — Résumé de l’argumentation sur laquelle Boyle tente d’établir la philosophie corpusculaire. — Comment cette argumentation traduit les superstitions populaires et toutes les hypothèses explicatives.
C. Comment la philosophie de Robert Boyle a été accueillie par l’Académie des Sciences. — Citation caractéristique de Fontenelle. — Cette philosophie admise par les savants cultivés. — Résistances des chimistes. — Hypothèses cosmologiques bizarres de Glauber ou Beccher. — Théorie raisonnée de Du Clos. — L’analyse chimique est impuissante dans la majorité des cas à atteindre l’élément. — Les principes constituants des mixtes sont les mêmes que les principes constituants du monde. — Ils sont au nombre de trois : la terre, l’eau, l’air. — Leurs qualités communes. — Leurs qualités spécifiques. — Immutabilité de ces éléments. — Ils sont agités par le feu qui provoque leurs réactions diverses. — Le système de Boyle étant plus facilement accessible et moins obscur que celui de Du Clos, le premier s’imposa presque sans discussion.
D. La puissance du mécanisme fut telle qu’on n’en discuta plus la valeur. — Il laissait indéterminées les figurations des particules de chaque corps. — Exemple des variations que la détermination des formes moléculaires introduit dans la théorie chimique. — Les différentes explications des phénomènes de la nature sont souvent incompatibles entre elles. — L’impossibilité de, reconnaître quel est le véritable système a conduit Perrault à proclamer le droit à l’incohérence de la physico-chimie. — Il n’est pas suivi sur ce terrain par les philosophes et chimistes. — Déclarations de Régis. — Le mécanisme a en effet séduit les esprits parce qu’il prétendait former du monde un tableau homogène. — Quelles sont les lacunes de ce chapitre qui seront comblées par les suivants.


A. — « Il est arrivé, a dit Rohault[1], que plusieurs grands hommes se sont emportés contre la philosophie de l’École, et que, déclamant contre elle, ils ont tâché de la faire rejeter, pour en substituer une autre à sa place ! Quelques-uns ont voulu introduire les raisonnements des chimistes ; d’autres se sont efforcés de faire recevoir les dogmes d’Epicure : mais ni les uns, ni les autres n’ont pu réussir dans leur entreprise et tous ont eu le déplaisir de voir que la plupart de ceux qui avaient commencé à s’attacher à leur doctrine l’ont abandonnée pour retourner à la philosophie commune. »

Les doctrines des médecins et chimistes heurtaient en effet violemment, vers le début du xviie siècle[2], la philosophie péripatéticienne, qu’un grand nombre de savants d’alors révéraient encore à l’égard d’un dogme assuré et incontestable ! Pendant longtemps, en effet, la nouvelle secte chimique échoua dans sa tentative de démolition et laissa debout, malgré la vigueur de ses attaques, le système traditionnel de l’ancienne science, que la méthode cartésienne seule sut briser.

Les chimistes ne furent d’ailleurs pas les seuls savants qui cherchèrent à modifier la philosophie ; Rohault nous avertit que les partisans des théories corpusculaires essayèrent, eux aussi, de forger un nouveau système de la Nature ; ils reprirent et développèrent les conceptions atomiques des anciens, de Démocrite, d’Epicure, de Lucrèce ; ces conceptions furent présentées comme l’aboutissant de méditations métaphysiques et ne furent aucunement inspirées par des travaux de laboratoire ; elles ne s’imposèrent pas immédiatement aux chimistes et aux philosophes ; mais après quelques tentatives infructueuses, les efforts des atomistes s’allièrent avec la méthode mécaniste de Descartes pour conquérir tout d’abord la philosophie et la médecine, puis enfin la chimie elle-même.

La genèse et le développement de cette brillante philosophie atomistique ne rentre pas dans le cadre de nos recherches[3] ; l’œuvre de ses principaux représentants, de Gassendi par exemple, ne se présente pas comme une tentative d’explication des phénomènes chimiques ; son but est à la fois plus ambitieux et moins savant ; elle s’efforce, tout d’abord, d’établir que toutes les notions sensibles proviennent de l’action de certains corpuscules qui viennent frapper nos organes sensoriels ; ces corpuscules indéformables et, par conséquent, parfaitement durs, ne diffèrent que par leur figuration et leur volume ; Gassendi et les atomistes les croient inaltérables et absolument indivisibles. Le Créateur leur a communiqué le mouvement perpétuel qui les anime, lors du commencement du monde. S’il en est ainsi, les témoignages de nos sens, de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du goût et du tact ne nous renseignent que sur les différences entre les diverses particules qui provoquent nos sensations ; malgré les apparences qui ont fait croire à quelques-uns que les substances matérielles présentaient des qualités irréductibles, il est possible de représenter par des figures les propriétés les plus variées des différents corps…

Cette philosophie, née en dehors de toute considération chimique, sembla rapidement être un cadre fort séduisant pour les savants désireux de faire correspondre une image sensible aux concepts abstraits de leur science ; sous sa forme métaphysique, elle a vivement agi sur l’esprit de Robert Boyle qui a tenté de réduire tous les phénomènes présentés par ses expériences de chimie à des actions pure ment mécaniques de corpuscules très petits.

L’usage du microscope, les nombreuses découvertes que l’invention de cet instrument provoqua, les espoirs sans cesse déçus et sans cesse renaissants de ceux qui pensèrent voir à travers cet appareil optique les insécables atomes conçus par la théorie, donnaient à la philosophie corpusculaire un prestige de plus en plus grand. Quelques savants, Bellini ou Leewenhœk[4] par exemple, après avoir admis que les différences de saveur entre les différents sels proviennent de différences entre la configuration de leurs molécules, regardèrent avec attention les petits cristaux salins, et se hasardèrent à décrire les molécules infiniment petites du sel marin, du sucre, du sable ou du nitre !

L’enthousiasme provoqué par leurs travaux donna naissance à l’espérance d’atteindre, par l’usage judicieux de nos sens, les réalités fondamentales que notre esprit livré à lui-même ne parviendrait point à saisir ; le Journal des Savants, analysant la micrographie de Hooke, nous en livre la naïve expression. « Un des plus grands obstacles qui s’est rencontré au progrès de la Science Naturelle, c’est que les anciens s’étant entièrement occupés à perfectionner le raisonnement, ont négligé la connaissance des sens, et ont mieux aimé deviner la plupart des choses que de les voir. Cependant, comme l’âme ne connaît rien que par l’entremise des organes du corps, les opérations des sens ne servent pas moins pour acquérir une parfaite connaissance de la nature que celles de l’Esprit ; et elles sont même d’autant plus nécessaires que la sagesse de Dieu étant infiniment au-dessus de la portée de notre imagination, il est beaucoup plus facile de connaître ce qu’il a fait que de deviner ce qu’il a voulu faire[5]. »

Le développement de la science expérimentale, l’assurance suggérée à la fois par la philosophie corpusculaire et les observations microscopiques, que les réalités primordiales du monde matériel sont accessibles à notre vue, donnèrent à un grand nombre de chimistes l’idée de devancer l’expérience. de représenter par l’imagination visuelle les particules les plus variées qui composent le monde matériel, enfin de reproduire sur le papier les formes supposées de ces particules.

Le succès éclatant de la méthode cartésienne, qui, sur quelques points fondamentaux, s’accordait avec l’atomistique, transforma le courant qui déjà entraînait les chimistes en torrent irrésistible.

Sur la philosophie de la matière contenue dans, l’œuvre de Descartes, nous ne dirons que quelques mots ; ce grand savant s’est en effet peu occupé de chimie ; son influence sur cette science, bien que considérable, ne s’est manifestée qu’indirectement. Ayant donné aux médecins et par suite aux chimistes, l’habitude de penser autrement que l’on ne faisait avant lui, il les a peu à peu engagés à construire leur science sur de nouvelles bases, et par suite à la modifier considérablement…

Descartes admet — et ceci est son dogme fondamental — que la matière est confondue avec l’espace qu’elle occupe ; qu’elle n’a aucune autre propriété que celle d’occuper de l’espace… par suite, les différences que nous observons entre les différents corps, différences qui se manifestent de manières variées à nos sens, peuvent se réduire à la différence de figuration présentée par les molécules qui les constituent ; sur ce point il s’accorde avec Gassendi et les autres atomistes. Voici maintenant comment ces savants s’opposent. Descartes, au contraire des atomistes, refusait toute réalité à l’espace « vide » qui lui paraissait être un non-sens ! La matière le remplit en entier, et, autour des particules des corps visibles, se meuvent des particules encore beaucoup plus petites de matière subtile qui en occupent les interstices. Nous ne pouvons concevoir l’existence d’une molécule isolée ; par suite, il n’est pas légitime de parler d’un corps, quel qu’il soit, sans le replacer dans le milieu environnant qui contribue à le former ! Ce caractère fondamental des théories cartésiennes habitua les savants à examiner chaque corps en fonction des autres corps et, de proche en proche, en fonction de l’Univers. Redi, sous l’influence de cette nouvelle manière de voir, écrivit son ouvrage sur les « êtres vivants, enfermés dans d’autres êtres vivants » où il explique par une mécanique minutieuse comment les animaux se nourrissent et s’accroissent au dépend de l’extérieur… et son ami Sténon fit paraître sa célèbre dissertation, dont le titre seul est un programme, « sur les corps solides enfermés par la nature dans d’autres corps solides »[6].

Un autre trait caractéristique des hypothèses cartésiennes, qui semble psychologiquement la conséquence de celui-ci, est qu’il leur est impossible de séparer la description des corps naturels de l’histoire de leur formation ! Sténon a posé à la science le problème ambitieux suivant : « Un corps figuré d’une certaine manière et formé par la nature étant donné, trouver dans ce corps même les indices sûrs du lieu de sa formation et de la manière dont il s’est formé… » et Descartes[7] n’a pas cru pouvoir dépeindre l’état actuel du monde sans introduire une fiction racontant l’histoire de sa création.

Cette fiction, qui tient une grande place dans la philosophie de la matière de certains cartésiens, nous la trouvons résumée chez un professeur de physique.

« Descartes supposa donc qu’au début du monde, Dieu créa premièrement une certaine quantité de matière et qu’il la divisa en parties dures et cubiques, étroitement appliquées l’une contre l’autre, face contre face, de telle sorte qu’il ne s’y trouve aucun interstice, pas même possible ; le vide dans son système est aussi impossible que la chimère. Deuxièmement, Dieu communiqua à ces particules cubiques deux mouvements, l’un autour de leur propre centre, l’autre autour du centre commun. Ces deux suppositions admises, voici comment raisonne Descartes : ces particules primordiales de figure cubique n’ont pas pu recevoir un pareil mouvement sans avoir leurs angles rompus par le frottement, et sans être transformées en corps sphériques. De ces angles inégalement rompus, est sortie une matière infiniment déliée, qu’il nomme matière subtile et qu’il regarde comme le premier élément, comme l’âme de son monde. Les cubes arrondis et métamorphosés en petits globes, lui ont fourni la matière globuleuse qui va devenir le second élément. Enfin, les pièces les plus grossières, les éclats les plus massifs des angles rompus, lui ont donné une matière irrégulière dont il va faire son troisième élément. Ces trois éléments confondus, dit Descartes, ne tarderont pas à se séparer. Le troisième, plus massif, doit s’éloigner le plus du centre de son mouvement pour devenir la matière des corps opaques ; le premier, plus délié, doit se ranger autour du centre pour y former un soleil, enfin, le second élément, supérieur en masse au premier et inférieur au troisième, a dû se trouver au milieu pour nous donner le spectacle de la lumière. Telle est l’idée de Descartes[8]. » Cette grandiose hypothèse, dont nous n’avons à exposer ni les détails, ni les vicissitudes, était destinée à projeter sa clarté sur l’ensemble du système du monde ; elle expliquait aussi bien les phénomènes astronomiques que les phénomènes terrestres, la formation des métaux ou des minéraux, que celle des êtres vivants. Cette hypothèse, d’ailleurs, était-elle une conséquence nécessaire de cette affirmation primordiale que la notion de matière est confondue avec la notion d’étendue ? Il ne semble pas et Descartes, ne pouvant la déduire des évidences qu’il avait posées, l’a présentée comme une fiction vraisemblable, avant de déclarer hautement qu’elle lui semblait s’imposer avec une « certitude plus que morale ». Quelles sont donc les sources auxquelles Descartes[9] aurait puisé son inspiration ? Sans pouvoir l’affirmer absolument, l’on serait tenté de croire que le grand philosophe a découvert trois éléments dans le monde, pour traduire dans le langage de sa théorie, la doctrine des chimistes paracelsistes qui décomposaient tous les mixtes de la création en trois principes plus simples, le sel, le soufre et le mercure ? Quelle que soit, d’ailleurs, l’origine des affirmations de Descartes, un certain nombre de savants, grands admirateurs de ce philosophe, amalgamèrent son système avec les doctrines de l’ancienne chimie, et réussirent à former une synthèse harmonieuse, des théories hétérogènes qu’ils adoptaient.

Lisez pour vous en rendre compte, la Chimie naturelle ou l’explication chimique et mécanique de la nourriture de l’animal[10]. Cet ouvrage présente pour l’historien un grand intérêt, car il se trouve à un confluent d’influences qui ont contribué à donner à la chimie une apparence toute nouvelle. L’auteur nous apparaît tout d’abord comme un adepte convaincu des écoles iatro-chimiques ; il fait de la connaissance des réactions matérielles la base de sa philosophie ; il assimile le corps de l’animal à un laboratoire de chimie, et il croit que les expériences tentées hors de l’organisme, lui dévoileront l’ensemble des phénomènes qui caractérisent la vie. Ce n’est pas tout ; l’auteur, comme tout bon paracelsiste, admet la similitude du microcosme et du macrocosme ; après avoir affirmé que tous les phénomènes de l’univers sont des phénomènes chimiques, il déclare pouvoir démontrer cette assertion par un grand nombre de preuves. « Le grand monde nous fournirait, dit-il, une infinité d’exemples de cette vérité, si le petit monde qui en est tout plein ne nous épargnait la peine d’aller chercher loin ce que nous avons près de nous et dans nous-mêmes. »

Jusque-là, l’ouvrage de Daniel Duncan ne nous a rien appris de nouveau, et il semble se conformer aux traditions des chimistes ; voici maintenant qui est plus remarquable. L’auteur est un fervent admirateur des doctrines de Descartes[11] ; sans les discuter, il les admet et traduit tout son système dans le langage de la philosophie mécanique. Pour faire comprendre par exemple la formation des fruits[12], il assimile les pèches ou les pommes à des astres, et il explique, par les trois éléments et les tourbillons de Descartes, la genèse de leur noyau, de leur chair ou de leur peau, suivant la même méthode qu’il emploie pour expliquer l’origine du soleil ; de même, entre les phénomènes organiques et les phénomènes physiques, il découvre une analogie qui va jusqu’à l’identité. « Le cœur, dit-il par exemple, est comme le vent qui fait mouvoir le moulin à vent[13]. » Enfin, il admet l’opposition des acides et des alcalis préconisés par Sylvius et Tachénius, et cette opposition il l’exprime dans le système corpusculaire. « Si les pointes des sels sont plus longues ou plus aiguës, dit-il, souvent il se produira en conséquence telle réaction ou telle autre[14]. »

La philosophie de Descartes, loin de s’opposer, chez les chimistes tout au moins, aux doctrines chimiques nouvelles, leur conférait, bien qu’en modifiant leur aspect, l’appui de la grande autorité qu’elle s’était récemment acquise[15].

Cependant, Descartes ne s’était pas contenté de proclamer qu’en général une explication mécanique des phénomènes chimiques ou physiologiques[16] est possible. Pénétrant dans les détails, il avait voulu donner une représentation corpusculaire de la structure et de l’action des différentes parties de l’organisme ; la figuration variée des molécules suffisait, semble-t-il, à rendre raison de tout ce qui peut se produire dans un être vivant. Connaissant ou supposant cette figuration, le philosophe qui applique judicieusement les mathématiques doit en déduire, sans autre donnée, la connaissance complète de l’ensemble.

Où cette manière de raisonner allait-elle conduire les médecins et les chimistes qui se laissèrent séduire par elle ? À cette question que nous ne pouvons traiter dans son ensemble, Sprengel fait la réponse suivante : « On voit sans peine que ces hypothèses ingénieuses devaient avoir le grand avantage de faire perdre l’habitude d’admettre des qualités occultes par lesquelles on ne pouvait rien expliquer, et diriger davantage vers le mécanisme de la structure des parties du corps. On conçoit également que le désir de confirmer par l’expérience ses hypothèses chéries sur la forme des molécules dût rendre l’usage du microscope plus général[17], et que, de cette manière, la voie fut ouverte à des découvertes plus importantes ; mais d’un autre côté il faut convenir que la théorie de Descartes anéantit l’esprit d’observation et contribua beaucoup à maintenir l’idée erronée que le calcul du mouvement des atomes peut faire acquérir à la médecine et à la chimie une certitude vraiment mathématique[18]. »

Les chimistes imitèrent Descartes en ce sens qu’ils représentèrent, par imagination, les figurations des corpuscules les plus variés qui entrent dans la composition des mixtes ; parfois peut-être, ils essayèrent de calculer, d’après leurs hypothèses nouvelles, quel serait le produit de la réaction chimique entre deux substances données ; mais, le plus souvent, ils n’allèrent pas au delà de l’image suggérée par une seule expérience, et cette image ressembla plus à une illustration qu’à une explication des phénomènes, dont l’étude est l’objet de la chimie. Sprengel, qui constate le même fait en ce qui concerne la médecine, en donne l’interprétation suivante : « La passion de Descartes pour les mathématiques, et l’impossibilité où il était de se former une seule idée sans y rattacher aussitôt quelque figure géométrique, se transmirent à ses partisans, dont la plupart enrichirent leurs écrits de planches représentant les particules des sels, les angles que ces molécules forment les unes avec les autres, les pores dont elles sont percées et les changements divers qu’éprouve leur conformation ; mais ils ne purent établir aucun calcul mathématique sur ces figures ; c’est pourquoi aussi les principaux iatromathématiciens partent des figures de Descartes quoiqu’ils se déclarent ennemis jurés de sa philosophie[19] ».

Quelle modification les successeurs de Descartes apportèrent-ils donc à la doctrine de leur maître ? Pour répondre à cette difficile question, il faut remarquer que la réduction de la matière à l’étendue qu’elle occupe amenait forcément la conséquence suivante : si les molécules dont chaque corps est formé ne sont douées d’aucune autre propriété que celle d’occuper de l’espace, ces molécules ne possèdent ni dureté, ni forme spécifique ; elles sont divisibles à l’infini et leur figuration caractéristique n’est due qu’à l’action mécanique du milieu dans lequel elles se meuvent. Cette figuration, pour les purs cartésiens, est accidentelle et momentanée ; par suite, rien n’empêche un corps choisi absolument au hasard de se transformer en tel autre corps que l’on voudra. La matière indéterminée qui forme le monde peut prendre n’importe quel aspect ! Aussi les physiciens cartésiens ne déclarent aucunement que les transmutations que l’ancienne chimie espérait réaliser soient choses vaines et impossibles ! Et nous avons vu précédemment qu’aux ambitions des philosophes hermétiques, ils n’opposaient aucune objection de principe ; contre les doctrines qui assignaient à l’évolution du règne métallique un terme fixe et intangible, ils déclarèrent qu’aucun corps, fût-ce l’or, n’est plus parfait qu’aucun autre ; que la matière, indifférente à son propre état, n’aspire vers aucune perfection ; et que si la transformation des minéraux en or ou en tel autre corps n’est pas logiquement absurde, rien ne nous indique la voie par laquelle l’industrie pourrait la réaliser[20].

La plupart des chimistes, qui s’étaient plu à figurer par des images différentes les formes supposées des molécules variées dont sont faites les substances observables, la plupart des chimistes ne poussèrent pas aussi loin que les physiciens cartésiens la logique de la doctrine dont ils se croyaient partisans. Reprenant et modifiant les idées des atomistes, ils stabilisèrent, si l’on peut s’exprimer ainsi, les figurations qu’ils avaient attribuées à leurs particules ; ces particules devinrent des êtres immuables, permanents, inaltérables, indéformables et parfaitement durs… Celles de l’or sont différentes, ont toujours été différentes et seront toujours différentes de celles du sable ou de celles des autres métaux[21]… Toute réaction chimique, qui unit ou qui sépare ces molécules, se réduit à une apparence. Pour les atomistes donc, comme pour les cartésiens, l’univers, toujours semblable à lui-même, n’aspirait ou ne tendait vers aucun état d’équilibre parfait et définitif. Pour les uns comme pour les autres, les réactions chimiques ne seraient que la conséquence, ou plutôt la traduction sensible, de phénomènes mécaniques, suite du mouvement imprimé à la matière lors de la création. Mais, alors que les cartésiens admettaient seulement la stabilité du monde pris dans son ensemble, les atomistes supposèrent la stabilité de chacune des particules qui caractérisent un corps simple chimique ; ces insécables particules devinrent des individus ayant une existence propre et possédant éternellement les mêmes caractères spécifiques. En conséquence, alors que les cartésiens déclaraient seulement fort improbable la réalisation du problème des alchimistes, les atomistes pensèrent que toute transmutation était une absurdité.

Les chimistes atomistes essayèrent, avec Lémery ou Harstœcker, de réduire toute la partie théorique de leur science à des suppositions concernant la figuration des particules de chaque, corps chimique ment défini. Puis, de ces suppositions, ils tentèrent de déduire les propriétés chimiques qui caractérisent chacun d’eux. Tel est du moins l’idéal qu’ils assignèrent à leur œuvre. Que cet idéal soit assez indéterminé pour laisser à des hypothèses diverses, inconciliables entre elles, et se réclamant des mêmes principes, un vaste champ de bataille sur lequel les savants se combattirent âprement, c’est ce que nous aurons occasion prochainement de contempler[22]. Pour le moment, essayons de dégager quels sont les caractères communs des théories mécanistes. Tout d’abord, les partisans de la philosophie nouvelle s’accordèrent pour lutter énergiquement contre les mêmes ennemis… Dans les phénomènes matériels, ils ne voulurent reconnaître l’action d’aucun principe immatériel… Les qualités occultes que l’École distribuait si libéralement à tous les corps de l’univers, les correspondances astrologiques, les sympathies, les attractions, les similitudes que paracelsistes et néoplatoniciens découvraient entre les choses d’apparence les plus dissemblables, leur parurent aussi absurdes que les théories des alchimistes sur le « perfectionnement » des métaux. Ils confondirent sous la même réprobation ces doctrines diverses, dont ils ne comprenaient plus la signification profonde, et qu’ils prenaient pour les rêves d’une imagination déréglée. Ces doctrines, ils les accablèrent sous leur tranquille mépris et ne daignèrent pas même les discuter…

En agissant ainsi, en faisant table rase du passé, en proposant une interprétation séduisante des phénomènes chimiques, susceptible d’être comprise sans éducation préalable, par tout homme capable d’un effort soutenu de la pensée, nos chimistes travaillèrent à la vulgarisation de leur science. Lémery, par exemple, ouvrit un cours public de chimie, où, en la rattachant aux principes de la philosophie corpusculaire, il la rendit intelligible à tous. « L’affluence du monde y était si grande qu’à peine y avait-il de la place pour ses opérations… Les dames mêmes, entraînées par la mode, avaient l’audace de venir se montrera des assemblées si savantes[23]. » En reliant la chimie aux dogmes fondamentaux de la philosophie mécanique, qui avait alors un si brillant succès mondain, les savants contribuèrent à la propagation sociale de leurs travaux ; cette science, loin de rester l’apanage de pharmaciens, de métallurgistes ou de métaphysiciens obscurs, tous difficilement accessibles, se présentait aux beaux esprits cultivés sous une forme attrayante et facile. Les ouvrages nouveaux la concernant eurent un grand nombre de lecteurs capables de discuter ses hypothèses et voyant le contact entre les hypothèses et les expériences.

Pour bien saisir le contraste entre les ouvrages de l’âge précédent et ceux des chimistes mécanistes, de Robert Boyle ou de Lémery par exemple, rappelons-nous que, quand nous avons abordé les éléments de chimie de Béguin, de Barlet, de Davidson ou de Lefèvre, quand nous avons essayé de comprendre les doctrines paracelsistes des médecins ou des pharmaciens, nous avons tout d’abord été saisis, désorientés par l’érudition de ces auteurs ; nous avons été troublés par la métaphysique savante que ces ouvrages supposent connue et qu’ils n’exposent qu’incomplètement ; nous avons été étonnés que les faits expérimentaux ne soient invoqués que pour justifier une doctrine construite a priori de toutes pièces, sans que jamais ces phénomènes n’aient servi à construire ou à attaquer cette doctrine ; nous avons constaté qu’entre le fait et son interprétation il n’y avait qu’un lien très lâche ne s’imposant à notre esprit que par la force de la tradition ; enfin les correspondances, les sympathies, les analogies, les attractions nous ont, bien souvent, fait l’impression d’être fondées sur des apparences superficielle ment constatées… Bref, vers le milieu du xviie siècle, ces doctrines de la Renaissance qui avaient eu leur heure de gloire étaient tombées en décadence. Le goût de la simplification, le désir de voir immédiatement l’harmonie élégante du monde, que nous devinons en lisant attentivement les ouvrages de nos auteurs, étaient trop souvent masqués par des complications qu’ils faisaient subir à leur doctrine afin de tout expliquer. Sous cette complexité apparenté, un lecteur non prévenu n’aurait pu apercevoir l’homogénéité de l’ensemble ; ébloui par le luxe des comparaisons aventureuses, étourdi par les détails expérimentaux racontés en langage difficilement accessible, ce lecteur serait vite rebuté par la romanesque métaphysique des chimistes, dont l’armature logique lui aurait échappé complètement… Avec Fontenelle il féliciterait la philosophie mécanique d’avoir projeté sa clarté sur une science que l’on trouvait fort difficile auparavant. « Il n’y a pas fort longtemps, dit le Secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, en faisant l’éloge d’un savant appartenant à la nouvelle École, il n’y a pas fort longtemps que tous les raisonnements de chimie n’étaient que des espèces de fictions poétiques, vives, animées, agréables à l’imagination, inintelligibles et insupportables à la raison. La saine philosophie a paru qui a entrepris de réduire à la simple mécanique corpusculaire cette chimie mystérieuse, et en quelque façon si fière de son obscurité[24]. »

B. — La philosophie mécanique exerçait, vers le milieu du xviie siècle, une séduction irrésistible sur un très grand nombre d’esprits ; elle les satisfaisait d’une part, parce qu’elle ramenait à l’unité la complexité apparente des phénomènes matériels ; elle les satisfaisait d’autre part, parce qu’elle semblait se confondre avec l’empirisme expérimental préconisé alors par des savants justement renommés.

Les seuls principes avec lesquels le mécanisme construit le monde, la matière étendue et le mouvement sont, en effet, des notions sensibles fort simples, accessibles sans grand effort à notre imagination géométrique, dont les modalités, théoriquement mesurables, sont, par suite, soumises au calcul. Que ces modalités soient à elles seules capables d’engendrer les diversités apparentes de notre monde, nos philosophes le considèrent comme allant de soi. Ils le posèrent comme évident. En conséquence, la doctrine corpusculaire, bien loin d’être discutée à titre d’hypothèse métaphysique, leur sembla une traduction ou plutôt une anticipation imaginative de l’expérience sensible ; l’expérience sensible, quand elle possédera des instruments perfectionnés, rejoindra les dogmes fondamentaux de la philosophie mécanique. Par suite, semble-t-il, cette philosophie atteint à coup sûr la réalité des choses, sous les vêtement variés qui la recouvrent quand elle agit sur les organes des sens[25].

Les explications précédentes étant données, nous allons jeter un coup d’œil sur l’œuvre immense du célèbre chimiste anglais Robert Boyle, qui leur servira d’illustration.

Robert Boyle a été cité avec juste raison par les historiens de la chimie[26] comme le promoteur de la méthode expérimentale moderne qui, judicieusement appliquée, a renouvelé cette science. Ce savant a, en effet, consacré une grande partie de son inlassable activité à des travaux de laboratoire ; ses découvertes, dont nous aurons occasion de dire quelques mots, ont été le point de départ de recherches nombreuses ; il a perfectionné les instruments de travail ; il a posé à la nature quelques problèmes que seule l’expérimentation sait résoudre. Par là, il s’est acquis une renommée que la postérité a consacrée.

Toutefois, on ne s’expliquerait pas la grande influence immédiate de Boyle si on le considérait comme un pur empiriste, uniquement attentif aux conclusions que lui dicte l’expérience ; si ses travaux de laboratoire ont intéressé les chimistes et ont provoqué parmi eux d’importantes discussions, cela tient plus encore à la philosophie mécanique par laquelle l’auteur interprète ses expériences qu’au récit de ses expériences elles-mêmes[27].

Avec Robert Boyle, en effet, la philosophie corpusculaire triomphante prend possession de la science chimique et chasse de son domaine les doctrines péripatéticiennes ou paracelsistes, qui se partageaient jusqu’alors l’adhésion des savants ; ces doctrines adverses, il les critique très sévèrement ; il accumule contre elles des arguments de toutes sortes ; et, sur la ruine des systèmes ennemis, il essaye de construire à nouveau.

Lisons son célèbre ouvrage de polémique : Le chimiste sceptique[28] », où il se propose seulement de révoquer en doute les opinions des « spagyristes vulgaires ». Dans une série de dialogues, les chimistes, quelle que soit la secte à laquelle ils appartiennent, voient leurs assertions constamment détruites par le solide raisonnement du sceptique et réfléchi Carnéade ! Une telle discussion, dans laquelle l’auteur laisse à l’argumentation la liberté des conversations, ne se laisse guère résumer, et il est impossible de la dominer d’un coup d’œil pour en donner un aperçu rapide ; afin cependant d’en marquer le caractère, nous indiquerons les points qui nous ont paru les plus importants.

Péripatéticiens et spagyristes prétendent, dit Boyle, que tous les mixtes de la nature sont composés d’un petit nombre de corps simples constituants. Pour Aristote, ces éléments sont au nombre de quatre : le feu, l’air, l’eau et la terre ; or si les savants ont pu mettre l’eau et la terre en évidence, ils n’ont jamais pu découvrir, comme l’a fait remarquer Van Helmont, que le feu soit un être corporel : cet agent principal de la chimie, qui naît et qui dis parait, ne compte pas au rang des substances. Outre cela, les chimistes n’ont jamais démontré que l’air soit jamais entré dans la composition des mixtes : avec Van Helmont encore, Boyle, sans nier que l’air soit un corps simple, affirme qu’il ne se combine avec aucun autre corps, qu’il reste constamment semblable à lui-même, sans jamais pouvoir s’altérer. Restent la terre et l’eau, dont l’expérimentateur ne saurait nier l’existence corporelle ; il est si difficile de les rayer de la liste des éléments que quelques « spagyristes » les ont reconnus pour des corps simples aussi bien que leurs trois principes : le sel, le soufre et le mercure. Robert Boyle remarque ce pendant que ce ne sont pas les seuls corps simples que l’analyse chimique dévoile ; puis il ajoute contre les péripatéticiens que les qualités de ces éléments ne sauraient expliquer à elles seules les propriétés des mixtes qui en sont formés ; la terre, par exemple, ne peut être considérée comme la cause de la pesanteur, puisque certains métaux, l’or ou le mercure, par exemple, sont beaucoup plus denses que la terre[29]… Mais Boyle ne s’arrête pas longtemps à discuter les opinions d’Aristote, visiblement démodées et qui ne comptaient plus à cette époque un grand nombre de partisans.

Il attaque plus sérieusement les trois principes, dont les combinaisons, si nous en croyons la plupart des chimistes, formeraient à elles seules les substances les plus variées. Ces principes, dit-il, sont mal définis : sont-ils des corps tangibles ? Sont-ils, au contraire des concepts que la raison crée pour supporter certaines propriétés ?… Le soufre, par exemple, est-il ce corps jaune, vendu par les pharmaciens et doué de telles propriétés chimiques ? Ou bien est-il le principe de la combustibilité ? À cette question, Boyle n’ose répondre ; voyons comment il présente le problème à ses lecteurs : « Si vous me disiez, comme vous le ferez peut-être, que ce que j’ai exposé plus haut a trait aux liqueurs inflammables, puisque le soufre, dans sa première et plus exacte signification, est un corps minéral, je répondrai que, ainsi que je l’ai déjà t’ait remarquer, les chimistes emploient le terme soufre d’une manière si ambiguë et si incertaine qu’ils ont rendu difficile aux autres hommes d’éviter dans leurs discours toute apparence de la confusion qu’ils semblent avoir affectée dans les leurs. Mais, parce que la notion la plus intelligible et la moins indéterminée, que leurs écrits suggèrent du soufre est qu’il est un principe combustible et inflammable, je l’ai, plus haut, traité comme tel. Quant à ce soufre, communément appelé ainsi et acheté dans les boutiques, bien que je sache que quelques chimistes ont affirmé pouvoir le séparer des matières animales et végétales, cependant, comme ils n’ont pas daigné nous apprendre le moyen de l’obtenir, ni nous donner d’autres preuves de leur assertion que leurs seules paroles, la chose a paru si improbable que la plupart des chimistes judicieux, de leur propre parti, n’ont pas pris leurs affirmations en considération, et que je considère leur prétention comme une vanterie[30]. » Ce que Boyle dit du soufre pourrait à juste titre être répété pour les autres principes des chimistes, le principe volatil ou mercure, le principe concret ou sel ; les notions que ces concepts représentent sont vagues, indéterminées, ambiguës. Souvent, la qualité qu’un savant croit due à un de ses principes, ses collègues l’attribuent aux autres principes. Quel est, par exemple, le principe de la couleur ? « La plupart l’attribuent au mercure ; Paracelse, dans différents endroits, l’attribue au sel, et Sennert l’attribue au soufre. » Comment faire la critique d’une hypothèse qui présente tant d’aspects différents difficiles à saisir et souvent inconciliables entre eux[31] ?

Si les chimistes avaient déclaré hautement que leur division des corps en trois principes est une notion usuelle, commode, utile, propre en conséquence à faire progresser la science, on ne devrait pas les juger si sévèrement ; on admirerait les expériences que leur doctrine a suggérées ; l’on serait reconnaissant de leurs efforts. Mais ces savants ont plus de prétention ; ils veulent faire de leurs principes le point final de la science et de la philosophie de la matière ; et c’est pourquoi, dit Boyle ; leur doctrine erronée doit être combattue[32].

Si, au point de vue expérimental, les principes paracelsistes soutiennent difficilement l’examen, que penser des ambitions métaphysiques de leurs défenseurs ? Boyle sépare rarement les deux points de vue, et, malgré ses prétentions sceptiques, toutes ses affirmations et critiques sont basées sur la conviction que seule la mécanique corpusculaire peut atteindre la réalité des choses.

« Il n’apparaît pas, dit-il, que trois soit précisément et universellement le nombre des substances distinctes ou éléments dans lequel les corps mixtes sont résolubles par le feu. Je veux dire qu’il n’est pas prouvé par les chimistes que tous les corps composés soient, d’après l’analyse chimique, divisibles chacun en trois substances distinctes, ni plus, ni moins, qui doivent être regardées comme élémentaires[33]. »

Si, comme cela semble très probable, les principes sont composés de petites parties de matière dans lesquelles les corpuscules élémentaires sont très nombreux, il n’y a aucune raison que nous trouvions trois corps simples semblables dans chaque corps composé ! « Et si, acceptant cette hypothèse, nous admettons un nombre considérable d’éléments différents, je puis ajouter qu’il semble très possible que, dans la constitution d’un corps mixte, deux corps simples peuvent suffire ; un autre genre de mixte peut être composé de trois corps, un autre de quatre, un autre de cinq, et un autre peut-être de beaucoup plus…[34] » Deux sortes de mixtes peuvent ne contenir aucun élément commun. En résumé, il ne paraît pas suffisamment sûr qu’il y ait un nombre déterminé d’éléments uniformément répandus dans les différents corps mixtes ? Certains corps même, n’ont jamais pu être divisés par les procédés chimiques ; en travaillant sur l’or, l’expérimentateur n’obtient ni sel, ni mercure, ni soufre, mais toujours de l’or, perpétuellement semblable à lui-même[35].

Les affirmations précédentes font de Boyle un prédécesseur de notre chimie moderne ; le corps simple semble être pour notre auteur un corps que l’on n’est pas encore parvenu à décomposer ; les historiens de la science ont salué en lui avec raison un précurseur de Lavoisier. Cependant, comme certains d’entre eux l’ont remarqué, il ne faudrait point donner aux affirmations ci-dessus, qui nous ont semblé si nettes, une signification trop absolue[36] : Boyle apporte à ces affirmations certaines restrictions qui, au premier abord paraissent étranges, mais qui sont logiquement correctes, et qui font grand honneur au sens critique du savant anglais ! Bien que la science expérimentale ne les ai pas reconnues valables, il ne faudrait pas en méconnaître la portée.

« Une considération sur laquelle je désire attirer l’attention, dit Boyle, est celle-ci : qu’il n’est pas sûr, ainsi que les chimistes et les péripatéticiens l’ont avancé, que chaque substance homogène ou distincte, séparée d’un corps par l’aide du feu, préexistait dans ce corps comme principe ou élément. » Non pas que le feu crée à proprement parler les substances nouvelles qui apparaissent grâce à son action ; mais le chimiste peut à bon droit, demander si les différents corps que l’analyse extrait du mixte, étaient contenues dans ce mixte et n’en ont été que séparées, ou si l’action du feu a donné aux corpuscules divers qui formaient ce mixte un aspect fort différent de celui qu’il avait auparavant[37].

D’ailleurs, interroge encore Boyle, n’y a-t-il que le feu qui puisse résoudre les mixtes en différentes substances ? N’a-t-on pas employé pour obtenir ce résultat d’autres procédés ? Le soufre, l’antimoine, les acides, l’eau, etc., sont utilisés par divers chimistes comme principes de décomposition.

Ceci, admis, une autre question s’impose. Les résolutions d’un même mixte obtenues par l’action des différents agents chimiques aboutissent-elles au même résultat ? Ou les corps plus simples extraits par l’action de tel ou tel autre agent sont-ils différents pour un même mixte ? Nous illustrerions cette dernière hypothèse en admettant provisoirement ce que Van Helmont déclare vrai à l’occasion, « notamment que l’alcahest résout les corps mixtes eu d’autres principes que le feu ; avant que nous puissions savoir combien il y a d’éléments il nous faudra préciser laquelle de ces deux résolutions (par le feu ou l’alcahest) est la bonne pour déterminer le nombre des éléments[38] ».

Mais, d’après Van Helmont, l’alcahest réduirait dans certaines conditions toutes les substances en eau insipide ! Considérons cette hypothèse sinon comme assurée du moins comme fort vraisemblable. Elle engendre un nouveau problème. « Y a-t-il, dans la nature, des corps qui méritent le nom d’élément, ou toutes les substances que nous remarquons sont-elles des modifications variées d’une même matière élémentaire ? » Cette question, fait remarquer Boyle, n’est pas absurde ; il ne s’agit pas de nier l’existence de la terre, du soufre, de l’eau, etc. ; l’on demande seulement si ces corps méritent oui ou non le titre d’élément. Et, à sa question proposée sous forme de « paradoxe », le chimiste sceptique ne fournit aucune réponse.

Il nous laisse pourtant deviner vers quelles conclusions l’incline l’ensemble de ses méditations ; ce sont celles mêmes que Van Helmont avait posées comme affirmations primordiales ; un seul élément formerait la substance matérielle de tous les corps que l’on a cru jusqu’à présent être des mixtes ; cet élément, grâce à l’action de certaines circonstances extérieures, prendrait les aspects variés que présentent les différents objets que nous connaissons : voilà en quoi la philosophie mécanique de Descartes ou de Boyle s’accorde avec la philosophie mystique de Van Helmont. Jusque-là les doctrines s’identifient ; voyons maintenant leurs différences !

Van Helmont, s’appuyant sur une interprétation de la Genèse, prétendait que l’eau est la seule matière dont toutes les autres seraient des modifications ; ces modifications, dues à l’action de principes spirituels ou ferments, imprimeraient à l’eau un état caractéristique de leur influence. Un principe spirituel, de nature supérieure aux ferments, l’archée, dirigerait la transformation des corps les uns dans les autres.

Boyle, partant de considérations qui appartiennent à la métaphysique corpusculaire, affirmait que la matière de tous les corps est uniformément composée des particules infiniment petites distribuées dans l’espace. Les différences que nous constatons entre les corps seraient dues aux différences de texture que présente l’assemblage de ces particules comme aux variations dans les mouvements de ces mêmes particules !

Certes, entre ces deux manières de comprendre les phénomènes chimiques, l’opposition est absolue ; il est impossible de concilier la philosophie des mystiques et celle des mécanistes ; et pourtant la seconde a continué la première dont elle s’est assimilé les dogmes fondamentaux, et dont elle a traduit les affirmations en son langage spécial[39].

En proposant une conception corpusculaire de la chimie, Boyle n’a jamais prétendu rompre complètement avec le passé ; des doctrines d’autrefois, de celles qui s’accordent avec les faits, il a conservé au moins la partie qui correspondait aux phénomènes, dont il a toutefois considérablement modifié la forme.

Ailleurs, il expose amplement le point de vue que le chimiste sceptique n’avait fait qu’indiquer ; après avoir brièvement répété les difficultés et contradictions de tout ordre où sont acculés les péripatéticiens et les spagyristes, il développe pour quelles raisons des hypothèses mécanistes lui semblent préférables.

Voici le résumé de son argumentation[40] :

1o Il ne peut y avoir de principes des : choses corporelles plus primitifs que la matière et le mouvement : moins de principes seraient insuffisants et n’expliqueraient point la diversité infinie des choses.

2o La matière étant divisée par son mouvement même en des parties de différentes formes et tailles, ces arrangements variés produisent les différences d’arrangement entre la composition et la contexture des différents corps.

3o Cette manière de voir supprime les incompréhensibles qualités occultes pour ne laisser subsister que les principes mécaniques.

4o Les principes mécaniques, judicieusement appliqués, suffisent à expliquer tous les phénomènes matériels ; ceux qui ont recouru à des principes immatériels pour rendre raison des faits chimiques n’ont pas donné des raisons intelligibles et ont laissé subsister le problème qu’ils se proposaient de résoudre.

5o Les principes immatériels d’ailleurs, s’ils paraissent judicieusement invoqués, peuvent se ramener aux principes mécaniques qui seuls satisfont le philosophe.

Souvent Robert Boyle, se basant sur son dernier aphorisme, loin d’attaquer les doctrines alors admises par les chimistes, se contentera d’en donner la traduction corpusculaire ; il saura joindre au respectueux traditionalisme la plus hardie des méthodes révolutionnaires.

N’essayera-t-il pas de justifier par sa nouvelle conception les superstitions populaires ? La vertu des amulettes n’est pas due, suivant lui, à une qualité spéciale appartenant à ces corps ; elle provient uniquement de la forme des particules qui se détachent de l’ensemble pour agir sur les particules du corps humain et le préserver des maladies. Cette affirmation de Boyle a été accueillie non seulement des joailliers[41] heureux d’entendre proclamer les vertus bienfaisantes de leurs pierres précieuses, mais aussi de chimistes[42] partisans d’hypothèses mécanistes.


C. — La philosophie corpusculaire parvenait, avec Robert Boyle, à dominer et à traduire en son langage toutes les théories explicatives proposées alors par les savants désireux de tout comprendre. Comment son exposition systématique fut-elle accueillie à ce point de vue par les chimistes français ? Une discussion de l’Académie des sciences spirituellement résumée par Fontenelle va nous l’apprendre :

« M. du Clos continua cette année l’examen qu’il avait commencé des essais de chimie de M. Boyle. Ce savant anglais avait entrepris de rendre raison de tous les phénomènes chimiques par la philosophie corpusculaire, c’est-à-dire par les seuls mouvements et les seules configurations des petits corps. M. du Clos, grand chimiste, aussi bien que M. Boyle, mais ayant un tour d’esprit plus chimiste, ne trouvait pas qu’il fût nécessaire, ni même possible, de réduire cette science à des principes aussi clairs que les figures et les mouvements, et il s’accommodait sans peine d’une certaine obscurité spécieuse qui s’y est assez établie. Par exemple, si du bois de Brésil bouilli dans quelques lessives de sels sulfurés produit une haute couleur pourprée, qui se perd et dégénère subitement en jaunâtre par le mélange de l’eau-forte, de l’esprit de salpêtre ou de quelque autre liqueur acide minérale : M. du Clos attribuait ce beau rouge à l’exaltation des sels sulfurés, et M. Boyle au nouveau tissu des particules qui formaient la surface de la liqueur. Quand on met du mercure dans une dissolution d’argent faite en eau-forte, et affaiblie par addition d’eau commune, et qu’il se fait des concrétions argentines en forme de rameaux qui végètent, s’étendent et se multiplient par toute la liqueur comme des buissons, M. Boyle prétendait que les particules de l’argent dissous étaient en mouvement avant qu’on y versât du mercure, et que, quand il y était versé, elles se rencontraient par une espèce de hasard et s’y attachaient. M. du Clos aimait mieux que ces matières sympathisassent et se cherchassent mutuellement ; et pour preuve de l’immobilité des particules d’argent dissous avant l’addition de mercure, il apportait l’exemple de certaines dissolutions de l’or, où il paraît divisé en très petites paillettes luisantes, dispersées par toute la liqueur, ce que M. Boyle aurait cependant pu expliquer selon son système.

La chimie, par ses opérations visibles, résout les corps en certains principes grossiers et palpables, sels, soufres, etc. Mais la physique, par des spéculations délicates, agit sur ces principes comme la chimie a fait sur les corps ; elle les résout eux-mêmes en d’autres principes encore plus simples, en corps mus et figurés d’une infinité de façons : voilà la principale différence de la physique et de la chimie, et presque la même qui était entre M. Boyle et M. du Clos. L’esprit de chimie est plus confus et plus enveloppé ; il ressemble plus aux mixtes où les principes sont embarrassés les uns avec les autres ; l’esprit de physique est plus net, plus simple, plus dégagé, enfin il remonte jusqu’aux premières origines et l’autre ne va pas jusqu’au bout[43]. »

L’esprit de physique, tel que le comprend Fontenelle, n’est autre que la philosophie cartésienne de la matière ; si la nouvelle méthode n’est point encore parvenue à séduire les chimistes de profession, habitués à une compréhension tout autre de leur science, cette méthode a immédiatement conquis le public cultivé, heureux de retrouver les idées claires d’étendue et de mouvement dans un domaine qui lui paraissait jusqu’alors inaccessible !

Certes, en simplifiant la chimie, en la réduisant à un chapitre de mécanique corpusculaire, les cartésiens et atomistes retiraient à cette science le droit de se substituer à la philosophie entière, de servir de base assurée à la cosmologie, de donner des arguments aux théologiens ; par là, les nouveaux savants amoindrissaient singulièrement la portée de la chimie, ils en rétrécissaient le domaine !

Il n’y a là qu’une apparence ! La discussion étrange de Glauber qui cherchait à montrer contre l’opinion courante que les cratères des volcans ne sont point les cheminées du purgatoire, la tentative de Beccher qui cherchait à établir dans sa « physique souterraine » que le diable s’est réfugié au centre de la terre, n’ont jamais été prises en considération par les chimistes[44]. Les superstitions bizarres ont certes été balayées par la philosophie mécanique. Mais chez les adversaires réfléchis de cette philosophie, chez du Clos par exemple, elles ne tiennent aucune place ;

Que prétendait donc le chimiste qui cherchait à combattre la nouvelle théorie de Boyle ? Du Clos a tenté de nous l’apprendre dans sa « dissertation sur les mixtes naturels[45] ». La lecture de ce curieux opuscule est assez déroutante pour nos intelligences modernes, et, à première vue, nous serions tentés de dire avec Fontenelle que « l’esprit de la chimie est à la fois confus et enveloppé ».

Essayons pourtant de dégager la pensée de l’auteur, en la réduisant à ses termes essentiels ! Tout d’abord, du Clos remarque que les phénomènes chimiques[46] « se connaissent par les sens aidés de l’entendement » ; or, si les conclusions de notre entendement sont absolument sûres, les données sensibles dont nous sommes obligés de faire un point d’appui sont ambiguës, équivoques, et projettent leur incertitude fondamentale sur l’ensemble de la chimie[47].

« Ainsi, dit-il, en travaillant à la résolution chimique des plantes, je me suis vainement occupé à réduire ces mixtes en quelques matières simples qui peuvent être réputées premières et passer pour principes[48]. » Les substances que le feu des fourneaux sépare des végétaux, l’eau, l’huile, le sel et la terre, ne sont pas pures ; étant toujours mélangées à d’autres corps, il est bien précaire de les considérer comme des éléments : ils peuvent parfois eux-mêmes se résoudre en d’autres corps, et l’acrimonie caractéristique du sel disparaît parfois elle-même !

L’analyse des animaux, comme celle des minéraux, se heurte[49] aux mêmes difficultés ! Si la méthode expérimentale est impuissante à mettre en évidence des matières élémentaires, aurons-nous pourtant un moyen de les reconnaître ? Oui, dit du Clos, « la matière des mixtes particuliers est prise de celle du globe terrestre » ; celle du globe terrestre est formée de grandes masses de terre dense et solide, d’eau liquide, et enfin d’air rare et subtil qui occupe la place laissée libre[50].

Ceci posé, y a-t-il des propriétés communes à ces trois éléments ?[51] Oui : en tant que substances corporelles, la terre, l’eau et l’air sont étendues ; elles sont par conséquent divisibles et réduisibles à la quantité ! Cette qualité d’étendue que les cartésiens reconnaissent comme seule qualité de la matière ne suffit point à du Clos ; il y ajoute trois autres qualités qui caractérisent chacune un élément ! Ce sont : l’humidité, propriété spécifique de l’eau ; la sécheresse, propriété spécifique de la terre, et la froideur, propriété spécifique de l’air ! Quant à la chaleur, qui, d’après les aristotéliciens, serait caractéristique d’un quatrième élément, le feu, il ne faut pas la considérer comme une qualité corporelle, mais comme un principe de mouvement et de transformation ; nous en reparlerons plus tard.

Les affections des corps élémentaires et des mixtes sont dues simplement à des différences de densité, la terre est plus dense que l’eau, et l’eau est plus dense que l’air ; les mixtes formés par la réunion de ces corps participent aux propriétés de leurs principes constituants.

Ces principes sont d’ailleurs immuables. « Les trois éléments corporels, dit du Clos, qui constituent matériellement le globe terrestre et qui semblent être aussi les pièces matérielles de tous les mixtes naturels particuliers, dans lesquels il se trouve de la terre et de l’eau qui ont vraisemblablement quelque mélange d’air, ne sont point altérables en leurs substances, ni en leurs qualités essentielles, et ne se changent point les uns aux autres. Les mixtes qui en sont faits ne sont altérables qu’en leur composition, et en quelques formalités qui sont accidentelles à la matière[52]. »

Ces éléments n’ont d’autre mouvement naturel que celui qui leur vient des divers degrés de pesanteur ou d’inclination vers le centre de ce globe ». À quoi sont dues leurs réactions diverses ? À cette question du Clos répond que le feu du soleil, comme celui des étoiles, est la cause externe des phénomènes que nous constatons sur notre globe ! Le feu, qui se manifeste à nous sous forme de lumière et de chaleur, « est un esprit qui tient de l’étendue sans être corps, et qui diffère aussi de la substance pure ment incorporelle[53] ».

Nous n’insisterons pas davantage sur la doctrine de du Clos. Il est visible qu’avec une telle méthode, un système métaphysique difficile d’accès fournit à la chimie un cadre théorique dans lequel elle devra faire rentrer toutes les constatations expérimentales ! La nouvelle génération de savants rationalistes et mondains, élevés comme Fontenelle dans le respect du cartésianisme et le mépris de l’érudition, dédaignera cette philosophie d’apparence obscure, pour ne véritablement respecter que la philosophie mécanique.


D. — La méthode mécaniste pénétra si rapidement et si profondément les sciences de la nature, que bientôt, loin de la discuter pour l’établir ou la combattre, les savants la prirent pour base définitivement assurée, et ne songèrent plus qu’à en fournir des applications judicieuses. Les chimistes, comme d’ailleurs les physiciens et les naturalistes, virent rapidement que, pour s’adapter à chacun des cas particuliers observés par l’expérience, le principe primordial sur lequel ils s’appuyaient nécessitait des modulations spéciales. Le mécanisme laissant indéterminé la forme des particules dont l’union constitue les différents corps, les chercheurs proposèrent, pour chaque réaction chimique qu’ils voulurent expliquer, une hypothèse née de l’observation de cette réaction et ayant trait à la figuration des molécules des diverses substances en présence.

Ces hypothèses, nous en avons déjà rencontré quelques-unes et nous aurons occasion d’en signaler quelques autres au cours des chapitres suivants ; sans nous attarder à les examiner, rappelons qu’André, partisan de la philosophie mécanique, voulait faire de l’acide, dont les particules sont pointues, et de l’alcali, dont les particules sont creuses, les seuls principes physiques du monde matériel ; rappelons que Bertrand, au nom de cette même philosophie mécanique, attaquait le dualisme acido-alcalin comme ne répondant pas à la simplicité de la nature, et que Boyle, toujours au nom de la philosophie mécanique, refusait de prendre en considération ce même dualisme comme étant incapable d’exprimer les différentes altérations dont la nature est susceptible.

De même pour expliquer les dissolutions, digestions, précipitations et effervescences, nos chimistes proposèrent différentes théories fort semblables, mais absolument inconciliables l’une avec l’autre. À mesure que la documentation expérimentale s’enrichit, l’interprétation mécanique de l’ensemble perd quelque peu de son homogénéité, et bientôt présente à l’esprit un tableau fort désordonné du monde !

De cela certains philosophes se plaignirent amèrement[54]. « On ne voit dans les traités de physique, dit Régis, qu’expériences entassées les unes sur les autres, avec des explications qu’on ne peut réduire aux mêmes principes, parce qu’elles sont fondées sur des analogies qui n’ont aucune analogie entre elles. »

Comment alors, parmi toutes les interprétations de la nature prétendant atteindre la réalité des choses, reconnaître la bonne ? Cet insoluble problème devait certainement engendrer quelque scepticisme parmi les savants qu’aucune considération théorique ne guidait pour faire un choix. Quelques-uns d’entre eux pensèrent que notre esprit n’était en possession d’aucune méthode assez sûre pour savoir la vérité. En conséquence, ils déclarèrent que les théories physico-chimiques pouvaient, sans commettre de faute, faire appel à des systèmes différents, présentant entre eux une incompatibilité radicale. Ce droit à l’ incohérence fut très nettement proclamé par le distingué expérimentateur Claude Perrault[55] qui, s’étant rendu compte que la physique spéculative n’est point absolument démonstrative, refusait de lui accorder toute valeur métaphysique et se servait indifféremment des images mécaniques les plus variées pour figurer les différents phénomènes observables !

Mais les philosophes qui ont le mieux pénétré l’esprit de la chimie mécaniste refusèrent de suivre Perrault sur la route où il s’était engagé. Régis proclama bien haut que la réduction de la Nature à un seul système probable peut être assignée comme but à la science ; et, précisant sa pensée, il ajoute : « Je dis à un seul système pour bien faire entendre que je ne sais pas de l’opinion d’un philosophe moderne[56] qui croit que plusieurs systèmes, probables les uns plus que les autres, valent mieux que le plus probable seul, prétendant qu’il ne peut y en avoir aucun d’assez probable pour résoudre toutes les difficultés qui se présentent, et que les choses dont on ne saurait rendre la raison dans un système s’expliquent par un autre. — Comme la nature agit toujours par les voies les plus simples nous sommes persuadés que son action ne saurait être expliquée que par un seul système. — Nous entendons par système, non une seule hypothèse, mais un amas de plusieurs hypothèses, dépendantes les unes des autres, et tellement liées avec les premières vérités qu’elles en soient comme des suites et des dépendances nécessaires.

Le physicien ou le chimiste devra donc tenter de former avec des hypothèses judicieusement choisies un système homogène, « désirant en cela s’éloigner de la pratique de ceux qui ont coutume de faire des hypothèses purement arbitraires, c’est-à -dire qui n’ont aucun rapport entre elles ni avec les premières vérités et qui, étant jointes ensemble, font un tout aussi monstrueux que le serait le portrait d’une femme qui finirait par la queue d’un poisson. »

Si les principes mécanistes étaient suffisamment indéterminés pour suggérer des hypothèses explicatives vraisemblables mais inconciliables entre elles, la plupart des savants essayèrent pourtant, en un coup d’œil, de dominer la complexité du monde matériel et d’en avoir une vision harmonieuse. Bien que cet effort soit souvent masqué par celui d’expliquer le phénomène particulier qui occupe actuelle ment leur esprit, il est sensible néanmoins que c’est pour parvenir à ce but que les chimistes rejetèrent les qualités occultes, les sympathies, les correspondances, les attractions, pour se laisser séduire par les principes simples et grandioses de l’atomistique ou du cartésianisme. Comme les doctrines qu’il a rejetées dans l’ombre, comme le newtonisme qui le supplantera à son tour dans la chimie, le mécanisme du xviie siècle n’a pas su conserver son admirable unité quand il a voulu pénétrer dans les détails des phénomènes qui, théoriquement du moins, formaient un ensemble homogène. Nous n’insisterons pas davantage sur ce point dont nous ne parlerons plus et qu’il était utile d’élucider brièvement. Dans ce chapitre[57], d’ailleurs, nous n’avons signalé que les bases philosophiques sur lesquelles s’appuyaient les partisans de la nouvelle chimie mécaniste ; les prochains chapitres ’ donneront une vue d’ensemble de ce qu’était la chimie théorique et expérimentale à l’époque du succès de Lémery, et fourniront l’occasion d’apprécier la valeur des recherches de laboratoire et découvertes de Robert Boyle que nous avons jusqu’à présent négligées ; nous verrons aussi avec quelle ferveur les travaux expérimentaux se poursuivirent quand une nouvelle manière d’interpréter les phénomènes matériels renouvela le public qui s’intéresse à la chimie.

  1. Entretiens, préface 1680.
  2. Voir chapitre précédent.
  3. Voir là-dessus Laswitz, Geschichte der Atomistik.
    Plusieurs médecins, Sennert entre autres, avaient essayé de formuler un atomisme qualitatif, etc. — Sprengel, Geschichte der Arzneikunde, vol. 5. — Lange, Geschichte der Materialismus. — Mabilleau, histoire de la philosophie atomique, etc. — Ehrenfeld, Heidelberg, 1906 Précis, de l’histoire de l’évolution de l’atomisme chimique, Heidelberg, 1906. — Bloch Ernst, Isis, 1er numéro.
  4. De Gustus organo ad Malpighunn, 1655, in-12, analysé dans le Journal des Savants, 1666, p. 4. Observations microscopiques sur la figure du sucre et du sel marin, TP. vol. 10, no 117, reproduit dans la COL vol. 4, page.
  5. JS. 1666.
  6. Voir COL. 4.
  7. Voir les Principes.
  8. Paulian, Dict. de physique, art. Tourbillon, v. 3, pag. 321. Avignon, 1764.
  9. Principes.
  10. Daniel Duncan, Montpellier, 1682.
  11. En préface, un sonnet à Descartes.
  12. Page 27.
  13. Il admet la circulation, page 19.
  14. Page 35.
  15. Voir aussi les météores, théorie de la dissolution du sel.
  16. Voir De homine (d’après Sprengel).
  17. Ainsi le microscope qui avait donné une impulsion si grande à la philosophie corpusculaire reçut de cette philosophie une nouvelle popularité.
  18. Histoire de la médecine, vol. 5 , pag. 43.
  19. V. 5, pag. 132 parmi les chimistes nous citerons Harstœcker, comme exemple, voir chap. 7, page.
  20. Voir chap. 2.
  21. Voir citation d’Harstœcker, chap. ii, p. 132.
  22. Voir chap. vii.
  23. Éloge de Lémery, par Fontenelle
  24. Éloge de Guglielmini
  25. Cette identification de l’expérience et de la théorie mécanique parvenue au terme de son développement est admise encore aujourd’hui par un grand nombre de penseurs ; voir notamment Abel Rey. La théorie de la physique chez les physiciens contemporains (Alcan, 1905, in-8o, p. 256). « Le mécanisme prend comme terrain solide de construction l’unité profonde de l’intelligible et de l’expérience, du pensable et du représentable, du rationnel et du perceptible… (p. 254). Les principes, parce qu’ils résultent de l’expérience qui ne s’exprime que par une série de termes représentables, devaient donc être et ne pouvaient être que des relations établies entre des éléments empruntés au domaine du représentable des éléments objectifs et figurés, etc… »
  26. Voir H. Kopp, Geschichte, vol. vi. p. 163. — Gmelin, Début de l’époque moderne, vol. ii. — Thorpe.
  27. Voir là-dessus Mayer, Robert Boyle, Naturphilosophie, Munich, 1904, p. 9.
  28. The sceptical chymist or chymico physical doubts and paradoxes touching the experiments, were by vulgar spagyrists are wont to endeavour to evince their salt, sulphur and mercury O. i, 290. Londres, 1666.
  29. Page 352.
  30. O. Vol. i, p. 395 A. Sur la production concrète du soufre.
  31. Page 352.
  32. Page 348.
  33. Page 323.
  34. Page 324.
  35. Page 325.
  36. Il ne faudrait pas dire avec M. Delacre que Boyle a été suggestionné par l’idée d’une matière première primordiale ni que ces « notions étaient peu claires ».
  37. 2e partie, p. 310.
  38. Page 355.
  39. Un historien autorisé de la médecine, le Dr Sprengel, a fait remarquer qu’au moins en ce qui concerne sa science, la philosophie de Descartes contenait une adaptation des théories de Van Helmont au mécanisme corpusculaire. Il est intéressant de signaler à ce sujet que les théories concernant la nature de la matière qui aujourd’hui nous paraissent incompatibles et opposées tendaient à former une harmonieuse synthèse dans l’esprit des savants qui ont le plus profondément réfléchi sur les bases de la science. Leur ensemble formait une sorte de culture générale que médecins et physiciens exposaient et discutaient avant de proposer la doctrine résultant directement de leurs travaux et méditations. Qu’on lise pour s’en rendre compte les « Nouveaux instituts de Médecine » publiés par Michel Ettmuller et plus spécialement le chapitre intitulé « Des principes des corps naturels ». Aucun système n’est là dogmatiquement proposé, et si l’auteur, après examen de la question, préfère l’atomisme de Gassendi au mécanisme de Descartes ; s’il repousse les quatre éléments d’Aristote et les trois principes de Paracelse, pour adopter la métaphysique de Van Helmont qui dérivait toutes les substances corporelles des altérations de l’eau, il tente pourtant de montrer que tous les chercheurs ont entrevu une partie de la vérité. En particulier, la philosophie corpusculaire de Boyle lui semble être un prolongement de la physique de Van Helmont. Écoutons-le : « Les modernes prétendent que les corps simples de la chimie ne sont pas les premiers ni les derniers principes ou éléments, mais qu’ils sont eux-mêmes composés de l’eau, et qu’ils sont enfin dissous en eau immédiatement ou médiatement pour l’ordinaire ; par exemple les végétaux naissent immédiatement de l’eau et en sont nourris. Les animaux sont formés des végétaux immédiatement, et médiatement de l’eau. Les animaux retournent médiatement et les végétaux immédiatement en eau, laquelle seule ne peut être changée en rien qui lui soit antérieur ou postérieur. L’hypothèse des corps formés de l’eau par le mouvement est confirmée spécialement par l’analyse, ou la dernière réduction des corps en eau, même de ceux qui lui sont très opposés, par exemple la graisse des animaux et l’huile des végétaux ont des qualités entièrement contraires à l’eau ; si néanmoins on les expose souvent à l’air, elles se changent en eau totalement ou en partie par le moyen de l’alcali. Or, si une substance entièrement contraire à l’eau se résout en eau, et par conséquent est formée d’eau, ne doit-on pas dire que les autres substances s’y résoudront beaucoup plus facilement. La syncrèse démontre la même chose par le moyen de laquelle l’eau devient terre suivant l’expérience de Boyle dans son traité de l’Origine des formes. Que si une substance étrangère comme la terre est formée de l’eau, que dirons-nous des substances qui ont moins de proportion ?… Les principes matériels formés immédiatement de l’eau, ou médiatement lorsqu’elle s’est revêtue de la forme de quelque mixte, par le moyen de la cause efficiente ou de l’agent séminal dans le temps de la composition des corps, composent les corps dans la génération, ils les détruisent dans la corruption et les changent dans l’altération, en se combinant, se divisant et en se transposant diversement. Les causes formelles de toutes les qualités, surtout des qualités manifestes, naissent pareillement de la tissure et de l’union mutuelle de ces petites particules, de leur mouvement spécial et de leur repos, qui enfin après la dissolution de leurs liaisons mutuelles et de la tissure séminale retournent après plusieurs altérations en eau élémentaire » … ainsi le langage de la philosophie mécanique s’adaptait à exprimer la doctrine que Van Helmont croyait lire dans la Genèse. Insensiblement l’on passait de l’une à l’autre ; insensiblement se fondait dans la physique nouvelle qui l’absorbait un système qui eut une heure de grande influence avant de disparaître de la science.
  40. About the excellency and grounds of the mechanical hypothesis (v. 3, p. 449). Voir aussi : On the origine of formes and qualities.
  41. Acqueville, Sur les effets de la pierre divine.
  42. Bellini, d’après l’Encyclopédie.
  43. 1669, l’Histoire de l’A. D. S., pag. 7, 9 et 10.
  44. Voir Duhem Le mixte.
  45. Amsterdam, 1677.
  46. Page 3.
  47. Page 4.
  48. Page 6.
  49. Page 7.
  50. Voir Buffon, pag. 9. H. N., 1775, Supplément, le même raisonnement.
  51. Page 10.
  52. Page 20.
  53. Page 22.
  54. Philosophie, vol. i, préface.
  55. Essais de physique, Paris, 1680. Voir v. i, page 10.
  56. C'est Perrault qui est visé.
  57. Nous consacrerons un court chapitre au triomphe et au déclin de la philosophie mécanique après Lémery.