Le dernier geste/Un major américain

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QUATRIÈME PARTIE

Un major américain

Les Anglais tinrent Louisbourg jusqu’au mois d’octobre 1748, alors que fut signé le traité d’Aix-la-Chapelle, par lequel l’île Royale était rendue à la France. Ce traité était la conclusion de la guerre de la Succession d’Autriche, laquelle avait remis aux prises l’Angleterre et la France, irréconciliables rivales.

Une fois encore la paix s’était faite sur l’Europe, paix censée s’étendre jusque sur le nouveau monde. Mais là, la paix n’était jamais qu’une paix armée, ou plutôt une guerre sourde et continue qu’entretenaient les Anglais des colonies du sud.

Au mois de juin de l’année suivante (1749), plusieurs des anciennes familles de Louisbourg revinrent au pays. La nouvelle en arriva aux habitants de l’île Saint-Jean sur la fin de juillet. Le capitaine Dumont, à cette nouvelle, regretta plus que jamais la perte de son bateau, car il fut pris du désir de retourner à Louisbourg et de se remettre à la pêche. C’eût été folie et pour bien des raisons. Et puis, oubliait-il qu’il n’était plus bon à grand chose, avec les rhumatismes qui le dévoraient depuis un peu plus d’un an ? À ne faire que deux ou trois heures d’ouvrage seulement, il se sentit tout éreinté. Louise et sa mère, d’ailleurs, savaient lui faire entendre raison. Il n’avait plus qu’à se tenir tranquille, sur son domaine où il vivait heureux sous les soins, attentifs et empressés de sa femme et de sa fille.

Avec la fin de la guerre et le retour en l’Île Royale des déportés de (1745), on espéra, à la Cédrière, obtenir des renseignements sur Aurèle et Olivier ; mais rarement un navire accostait à la Pointe-aux-Corbeaux, dont les habitants restaient à peu près ignorés du reste du monde.

Un jour, les habitants du hameau, très incommodés par le manque de communications avec les terres du voisinage, décidèrent de construire un bateau en commun. On ne pouvait plus s’approvisionner d’une foule de choses indispensables, de même qu’on ne pouvait pas aller trafiquer avec les commerçants de l’Acadie. On avait toutes espèces de produits à vendre ou à troquer : allait-on laisser se perdre tout ce bien pour lequel on avait tant peiné ? Non, il fallait un bateau.

À la Cédrière, comme au hameau acadien, on commençait à se sentir incommodé par le manque et le besoin de beaucoup de choses. Les vêtements s’usaient, qu’on ne pouvait renouveler ; la lingerie s’en allait ; des ustensiles des outils manquaient. Et combien d’autres choses ? Là aussi, à la Cédrière, on avait des bestiaux et autres produits à vendre ou à troquer. Oui, il fallait un bateau…

Mais les gens du hameau, trop peu expérimentés dans l’art de construire des navires, vinrent un jour demander les avis et le concours du capitaine. Flatté, le vieux s’empressa de tracer un plan et de donner tous les conseils et toutes les indications pouvant assurer la mise en chantier d’un bateau capable de bien tenir la mer. On se mit à l’œuvre. Le capitaine fut requis de diriger l’entreprise ; il accepta avec plaisir. Il offrit même ses écus, s’il en était besoin.

Le bateau fut terminé à la fin de l’été et baptisé l’« Acadienne ». On disait « terminé » mais non « complété » car il manquait, faute de matériaux, de bien des choses utiles pour la commodité de la navigation. Mais, tel quel, on pouvait toujours traverser le détroit et atteindre les côtes de l’Acadie. Dès que la dernière gerbe de grain eut été engrangée, on partit pour l’Acadie avec une bonne cargaison et l’on revint, sans accident, avec l’Acadienne bourrée de provisions et de marchandises de toutes sortes.

Puis, la vie continua avec ses labeurs quotidiens et sa monotonie accoutumée, et, à la Cédrière, on restait toujours sans nouvelles d’Aurèle et d’Olivier. Quant à Max, le jeune sauvage Micmac, il paraissait oublié.

♦     ♦

Et ainsi se succédaient les uns aux autres les jours, les mois, les saisons, les années, sans que les absents revinssent, sans que les morts sortissent de leurs tombeaux.

Puis, vint l’année 1755, l’« Année Terrible » de l’Acadie où les Anglais imaginèrent une terrible tragédie. Sept milles de ses malheureux habitants, dont les souffrances avaient déjà été trop nombreuses, furent saisis, parqués sur des navires et pour la plupart transportés sur les rivages de la Nouvelle-Angleterre.

Cette année-là, les colons de l’Île Saint-Jean furent laissés en paix, mais leur tour allait venir.

En cette année 1755, le capitaine Dumont, devenu plus rhumatisant, vieilli et cassé, ne marchait plus qu’à l’aide d’un bâton sur lequel il s’appesantissait de jour en jour davantage. Il avait été contraint de cesser tout travail. Par bonheur, on avait pu, deux ans auparavant, s’attacher un jeune paysan, Guillaume Bachu, sans père ni mère, sans parent aucun amené de France par un Père Récollet. Guillaume était âgé de dix-neuf ans, et, robuste, vaillant, plein de bonne volonté, il faisait d’un cœur gai tout le gros travail de la terre. Louise, qui voyait aux vaches, aux moutons et aux volailles, lui prêtait parfois son aide, surtout à l’époque des foins et des récoltes. Louise, chaque matin, menait les animaux au pré, au delà des champs et assez loin de l’habitation, et chaque soir elle allait les chercher pour les ramener aux étables. On n’osait pas laisser les bêtes au pré durant la nuit, parce qu’on redoutait la dent vorace des loups maraudeurs et des ours. Ces vilaines bêtes avaient déjà dévoré trois agneaux et deux génisses.

Un soir du mois d’août de cette même année, alors qu’à travers champs Louise suivait un sentier menant au pré, elle vit un Indien se dresser tout à coup sur son passage. Il avait dissimulé sa présence dans les hautes herbes qui bordaient le chemin.

Elle reconnut Max… Max, qu’elle avait fini par oublier tout à fait.

Après le premier moment de surprise… elle demanda, très émue :

— Max… Max… est-ce bien toi !

Elle n’avait pas l’air de croire à la réalité de cette apparition, cela lui paraissait comme un rêve.

Et lui, impassible et muet, la regardait, la contemplait.

Neuf années s’étaient écoulées depuis ce jour où Max, déçu dans son amour, s’était enfui. Sur la physionomie de l’Indien le temps n’avait accomplie aucun travail, c’était exactement le même personnage ; peut-être quelques traits de sa figure cuivrée s’étaient-ils un peu plus accusés. On aurait pu avoir l’impression qu’il n’était parti que de la veille.

Il regarda Louise longtemps avant de parler, comme s’il eût cherché en elle les changements qui auraient pu se produire. Il n’en trouvait pas. Il la revoyait telle qu’il l’avait laissée. Elle conservait sa beauté fraîche, sa jeunesse saine et forte, ses yeux vifs et profonds, les mêmes lèvres rouges et souriantes. Sa taille seule s’était un peu modifie, elle avait plus de rondeur. Et comme elle était ravissante et adorable, là, dans sa surprise, dans son émoi, avec ce visage charmant qu’ombrageaient les larges ailes d’un chapeau de paille. Son accoutrement de paysanne ne la déparait point : il semblait, bien au contraire, lui donner plus de grâce et de séduction. En vérité, on aurait pu la prendre pour une marquise déguisée en reine de mascarade. Bien sûr que Max la trouvait plus désirable que jamais, puisqu’il restait extasié, ses deux mains l’une sur l’autre appuyées sur le canon de son fusil et son menton posé sur ses mains. Dans cette posture il avait un air de nonchalance ou de lassitude, comme s’il eût ressenti une grande fatigue après une longue et rude marche.

Louise l’interrogea :

— Qu’es-tu devenu, Max, depuis si longtemps ? Pourquoi nous as-tu quittés si brusquement ? Sais-tu que nous avons beaucoup souffert de ton absence ?

Il ébaucha un sourire sarcastique, mais ne répondit pas.

Louise, en se remémorant ce qui s’était passé entre elle et lui, sentait une crainte l’envahir. Elle croyait lire dans le regard étincelant du jeune Indien des pensées mauvaises, et son sourire lui paraissait cruel. D’ailleurs, elle n’était pas sans se dire qu’elle avait mortellement blessé l’orgueil de Max, et qui l’assurait qu’il ne revenait pas, maintenant, avec une idée de vengeance ? Les circonstances pouvaient la porter à faire les suppositions les moins rassurantes, pour la raison toute simple que l’Indien au lieu de venir à la maison pour la voir, choisissait de la rencontrer dans les bois où, seule et sans défense, elle était à la merci de ses brutales passions. Pourtant, elle imaginait difficilement que Max, tout sauvage qu’il était, pût se porter contre elle à des actes indignes. Il était possible aussi que cette rencontre pût n’être qu’un fait du hasard.

La situation devenait embarrassante et Louise voulut y mettre un terme. D’ailleurs, elle avait sa besogne à faire. Il fallait ramener le troupeau à la ferme et traire les vaches. Déjà le soleil inclinait rapidement sur les coteaux du voisinage. Bientôt le crépuscule se ferait.

— Max, dit-elle, je vais chercher le troupeau. Si tu veux m’accompagner, tu reviendras avec moi à la maison… Mes parents seront bien contents de te revoir.

Enfin d’une voix sourde et traînante, il laissa tomber :

— Max veut parler à sa sœur blanche.

Et, changeant de posture cette fois, il indiqua à quelques pas la souche d’un hêtre comme pour inviter la jeune fille à venir s’y asseoir.

Louise refusa d’un mouvement de la tête.

— Non, Max, je suis pressée. Ce que tu veux me dire, tu me le diras chemin faisant.

Elle voulut passer outre et continuer son chemin vers le pré, à quelque distance, où elle pouvait apercevoir les bestiaux, qui paissaient tranquillement.

Louise ne put faire trois pas, que l’Indien, laissant tomber son fusil, la saisissait dans ses bras nerveux et la pressait contre lui. Elle ne jeta pas un cri, mais tenta seulement de se déprendre, y mettant toutes ses forces. Mais elle sentit tout de suite qu’elle était prise comme dans un étau. Et lui pressait plus fort, éprouvant une grande jouissance à sentir ce corps de femme contre le sien.

— Max aime sa sœur blanche, dit-il, et il la veut pour sa femme. Max est venu la chercher.

— Laisse-moi, Max, cria-t-elle, je suis promise…

Elle étouffait.

— Le promis de ma sœur blanche est mort. Max est venu chercher sa femme.

Louise se débattait ; mais, emprisonnée dans ces deux bras jeunes et puissants, ses efforts étaient bien vains.

— Laisse-moi, Max, laisse moi… pour l’amour de Dieu !

Elle ne savait plus que dire ou que faire. Elle eut l’impression, probablement, qu’elle allait mourir.

Max pencha son visage sur le sien. Elle rejeta sa tête en arrière pour éviter ce contact affreux. Maintenant l’horreur et l’épouvante se peignaient sur ses traits. Max serra sa taille plus fort, il ploya cette taille frêle avec brutalité. Elle lança un autre cri, perçant cette fois, essayant encore d’échapper à l’étreinte de ce démon. Lui tenait bon. Il voulait sa bouche et il l’aurait, fût-ce une bouche inerte et sans vie, la bouche froide d’un cadavre. Elle réussit à dégager une de ses mains, et de cette main saisit le cou de l’Indien, qu’elle se mit à serrer avec tout ce qui lui restait d’énergie et de force. Ce reste de force, se trouvant triplé par la peur, les doigts agirent comme des griffes de fer. Max suffoqua. Il perdit cette fois son sang-froid, la fureur l’emporta.

— Max tuera sa sœur… grogna-t-il d’une voix mal distincte…

Rendue au paroxysme de l’horreur, Louise serra plus fort. Mais déjà ses doigts fatigués avaient l’air de se détendre. Max sentit cette détente, et, donnant un brusque coup de la tête, parvint à dégager son cou et à ressaisir le bras de la jeune fille. Mais sa main se trouvait libre, et cette main rencontra le manche d’un couteau passé dans la ceinture de Max. Un frisson — était-ce de joie et d’espoir ? — secoua la jeune fille. Car elle saisit avidement ce couteau, parvint à le tirer… Mais comment pourrait-elle s’en servir, comment frapper avec son bras pris dans un étau !… Elle pouvait mouvoir sa main, mais non le bras. Une idée… elle put tourner la pointe de l’arme et l’appuyer sur les côtes de l’Indien, n’ayant plus qu’à pousser légèrement de bas en haut. Elle comprit tout de suite qu’elle ne pourrait faire pénétrer l’arme bien avant. Néanmoins, Max sentit dans son côté gauche une légère piqûre. Il s’étonna. La piqûre se fit plus forte. Son étonnement grandit jusqu’à la stupéfaction. Incapable de comprendre sur le moment une chose si inattendue, il abandonna sa victime. Alors il comprit. Il voyait Louise armée de son couteau de chasse. Cette vue le rendit fou. Il se rua sur elle comme une bête. Tous deux, maintenant, n’agissaient plus que par instinct. Chez lui, l’instinct de la brute haineuse, de la bête vorace ; elle, l’instinct de la conservation. En voyant, la bête rugissante s’élancer sur elle, Louise leva le bras et de toute la force possible frappa au hasard, aveuglément. Le couteau atteignit l’Indien à la poitrine, un peu au-dessus du cœur et s’y enfonça profondément. Max fit un bond en arrière. Le couteau sortit de sa chair et resta, ensanglanté, dans la main crispée de la jeune fille. Une stupeur inouïe se répandit sur le visage du jeune Indien. Il avait l’air de ne pas bien comprendre ce qui se passait. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Cette jeune fille blanche, si frêle, si faible, l’avait frappé avec le couteau… Était-ce possible ? Il ne pouvait le croire. Pourtant, ce froid dans sa chair… D’un geste rude il entr’ouvrit sa tunique et vit un large filet de sang qui coulait et mouillait déjà toute sa poitrine. Il regarda la jeune fille avec une stupeur croissante… Vraiment, c’était incroyable. Quoi ! elle avait fait ça… Elle avait pu…

Eh oui ! et elle pourrait encore. Car il la voyait toute pâle, tremblante, gardant dans sa main agitée le couteau sanglant. Ses yeux, devenus hagards, se fixaient sur lui. Ses dents serrés grinçaient. Une lionne furieuse… On pouvait être sûr qu’elle frapperait encore, si la bête revenait à la charge.

C’était un spectacle à la fois émouvant et terrible. Ils étaient là, immobiles tous les deux, muets, s’observant comme deux ennemis implacables qu’anime une haine mortelle et qui se sont juré la mort, et chacun ayant l’air de chercher le point faible de son adversaire pour en avoir raison.

Mais voici que l’Indien se met à chanceler… Il étend les bras, croyant tomber et cherchant un point d’appui. Son visage grimace, ses paupières battent, il suffoque et, tout d’un coup et tout d’une pièce, il tombe, lourdement, allongé sur le ventre, sa figure enfouie dans l’herbe du chemin.

Louise, figée comme une statue, regarde, et, à son tour, ne semble pas comprendre.

A-t-elle tué Max ? Elle finit par le penser et le croire. Car pas une fibre ne bouge dans ce corps étendu à ses pieds, pas un soupir ne s’exhale de cette bouche qui baise la terre. Elle demeure pétrifiée, les yeux arrondis par l’horreur. Au cours de la lutte son chapeau est tombé, et ses longs cheveux noirs, dénoués, tombent en désordre sur ses épaules et s’agitent dans le vent du soir. Autour d’elle les orges et les blés qui mûrissent remuent, bruissent et ondulent, et les épis penchés ont des accents de tristesse. Plus loin, au delà des champs, les cèdres et les pins étendent leur ramure sombre dans un geste d’amertume, tandis que leur ombrage morne et lourd couvre la terre comme d’un voile funèbre. Tantôt, les oiseaux s’égayaient bruyamment, leur ramage réjouissait la nature environnante. Ils se taisent maintenant, tapis dans les feuillages touffus, comme effrayés par le spectacle qui se déroule sous leurs yeux. Jusqu’aux bestiaux, là-bas dans le pré, qui regardent cette scène, muets de surprise. Que se passe-t-il donc ? Car ils reconnaissent leur jeune maîtresse. Pourquoi demeure-t-elle là, immobile, pétrifiée ? Pourquoi ne vient-elle pas ouvrir la barrière de l’enclos, comme elle le fait à la fin de chaque jour, pour les ramener aux étables ?

Louise finit par secouer sa torpeur. Elle paraît toute stupéfaite à voir ce corps inanimé qui s’allonge devant elle. Qu’a-t-elle fait ? Elle lève sa main droite toujours armée du couteau taché de sang. Un frisson la secoue. Elle jette loin d’elle l’arme meurtrière. Elle examine sa main pour s’assurer que cette main n’est pas tachée par le sang du crime. Car, sur l’instant, elle pense qu’elle a commis un meurtre, c’est-à-dire un acte condamnable par la loi des hommes et celle de Dieu. Cette pensée fait surgir en elle une épouvante. Elle tourne sur elle-même et, oubliant vaches, génisses, moutons, elle s’enfuit dans une course éperdue.

Elle atteint la maison, silencieuse dans les premières ombres du soir, et pénètre dans l’intérieur. Toute pâmée, épuisée par la course qu’elle vient de fournir, elle se jette sur un siège sur lequel elle chancelle. Ses parents, accourus, s’inquiètent, l’entourent, l’interrogent. À bout de souffle, elle est incapable de parler. Allons ! Il faut la laisser reprendre vent. Mais qu’a-t-elle fait ? Pourquoi a-t-elle couru ainsi ?

Les deux vieux, anxieux, lui posaient ces questions.

Et la mère :

— Es-tu malade, Louise ?

Le père :

— Si tu parlais, on saurait du moins ce qu’il faut faire.

Il fallut à la jeune fille pas moins de cinq grosses minutes pour rétablir son haleine épuisée. Et comme Guillaume, l’engagé, entrait, elle se mit à raconter le drame affreux, d’une voix qui hoquetait, avec des gestes vagues et précipités qui avaient l’air des gestes d’une folle. Enfin, elle parvint au bout de l’histoire. Alors, Guillaume lance un juron de colère.

— Oh, le damné sauvage… Attendez, s’il n’est pas mort, je vais lui donner son reste.

Avant qu’on eût songé à le retenir, il avait décroché le vieux mousquet du capitaine et s’était jeté dehors, à toute course, vers les champs.

Une heure se passa dans l’attente et l’inquiétude. Louise voulait espérer que l’Indien n’était pas mort, que Guillaume ne le tuerait pas s’il vivait. Elle aurait bien couru sur les pas de l’engagé pour prévenir une nouvelle effusion de sang, mais elle savait qu’elle ne pourrait faire trois pas sans tomber. Elle se voyait, non sans une nouvelle horreur, forcée de se soumettre à quoi qu’il pût arriver, et elle en devait prendre et garder toute la responsabilité.

Ses parents, comme elle-même, demeuraient consternés, incapables de se mouvoir ou de parler. De temps en temps le capitaine et sa femme s’interrogeaient d’un regard désolé ; puis, soupirant avec lourdeur, ils reportaient sur leur fille leurs yeux mouillés.

Au bout d’une heure, comme l’ombre du soir se faisait plus épaisse, Guillaume parut, ramenant les bestiaux et rapportant, comme un trophée de victoire, le chapeau de Louise et le couteau de l’Indien.

On l’interrogea avec avidité.

— Oh ! la demoiselle, dit-il à Louise avec un accent de regret, vous n’avez pas frappé assez fort cet animal, car il a disparu. Tout ce qui reste de lui, là où il est tombé, c’est un peu de sang noirâtre.

Cette nouvelle soulagea le cœur oppressé de la jeune fille, tellement elle redoutait d’avoir commis un crime, ne songeant point qu’elle n’avait agi qu’à son corps défendant.

— Ça se pourrait bien, reprit Guillaume, que, comme un cerf qu’on a blessé, il se soit enfoncé dans les bois, en s’y traînant, pour y expirer. D’un autre côté, il n’y aurait rien de surprenant qu’il n’ait été que légèrement blessé et qu’il ait fait le mort pour s’épargner un autre coup de couteau. Ces sauvages-là vous savez, c’est peureux et lâche, quand ça se voit sans défense… Je les connais, allez. Mais s’il est mort, c’est tant mieux, et vous aurez bougrement bien fait, la demoiselle, Oh ! si ç’avait été moi… Vrai comme le bon Dieu est là, je ne l’aurais pas manqué. Ces sauvages… tout un tas de canailles. On ne s’en débarrassera jamais assez vite.

Il cracha avec énergie sur le plancher, essuya ses lèvres de la manche de sa chemise et s’en alla aux étables, grommelant.

— Non… moi, je l’aurais étripé de la bonne façon.

♦     ♦

Ce fut vers le milieu de septembre, après la moisson qui avait été abondante, qu’on vit arriver dans l’île Saint-Jean des gens de Port-Royal, de Grand-Pré et de Beaubassin. Ils avaient à la hâte abandonné leurs foyers pour échapper à la déportation en masse que les Anglais de Boston avaient combinée en sourdine. Ils étaient venus sur des barques de pêche, et si précipitée avait été leur fuite, qu’ils n’avaient emporté que les choses les plus indispensables. Plusieurs, même, craignant de n’avoir pas le temps de réunir leurs effets, étaient venus les mains à peu près vides et au moment, pour le pire, où l’hiver n’était pas loin. Quoique dénués, ces malheureux ne s’inquiétaient pas outre mesure, car les innombrables infortunes du peuple acadien avaient fait éclore et grandir parmi les hommes de cette race un lien de confraternité dont il est peu d’exemples dans l’histoire des nations. Aussi, ceux-là qui avaient peu purent-ils compter sur la générosité de ceux qui possédaient, et ils virent les portes, s’ouvrir toutes grandes pour les recevoir.

Un moment, les habitants de l’île Saint-Jean craignirent que les Anglais ne vinssent pourchasser jusque-là les fuyards de l’Acadie et, en même temps, faire payer chèrement ceux qui leur avaient donné asile. Mais rien de tel arriva.

Au printemps de l’année suivante, dans les premiers jours de juin, un major anglais, ou plutôt américain, Edward Carrington, causa une grande sensation en abordant à l’île. Il se présenta aux habitants comme chargé de faire le recensement de la population et de prendre l’inventaire de leurs biens. Il était accompagné d’une dizaine de jeunes sous-officiers à titre de collaborateurs. Un navire de guerre avec un équipage complet et une troupe de débarquement, les avait amenés, ce navire demeura dans la baie, comme une menace.

Durant près d’un mois, ces gens parcoururent les parties habitées par les Acadiens, inscrivant sur des feuilles volantes le nom de chaque habitant, son âge, sa qualité, le nom de sa femme et le nombre de ses enfants, puis l’étendue de la terre ou du domaine qu’il cultivait et la valeur de ses biens en général. Il est bon de noter ici que la population avait sensiblement augmenté depuis le jour où l’Aurore du capitaine Dumont était venue jeter l’ancre dans la baie de la Pointe-aux-Corbeaux, non seulement par le nombre des réfugiés de l’Acadie, mais encore et surtout par la nombreuse progéniture de cette race féconde. Les modestes petits champs de 1745, qui avaient ébloui le capitaine, s’étaient développés, agrandis, élargis jusqu’à devenir presque immenses. Les bois abattus avaient fait place à de grandes et grasses prairies. De tous côtés fumaient les chaudières au milieu des étables et des granges. Dans les vastes pâturages, des troupeaux d’une belle venue paissaient à l’envi. Puis, autour de ces fermes, des jardins embaumaient, des potagers promettaient l’abondance, des vergers, comme surgis de cette terre vierge, offraient des fruits splendides et savoureux. Enfin, des routes avaient été tracées, des ponts et ponceaux jetés sur les rivières, les ravins, les ruisseaux. On peut imaginer aisément combien l’étranger jetait un regard de convoitise sur cette abondance. Or il avait fallu un peu plus de dix années à l’accomplissement de cette œuvre prodigieuse qui relatait maintenant en termes splendides, le courage, la vaillance et la persévérance de cette race canadienne.

Eh bien ! après tant d’efforts et de labeurs, fallait-il craindre de se voir dépouiller de ses œuvres une fois encore ? De se voir chasser une deuxième fois de sa terre et de son foyer ? Et, comme les malheureux de l’année d’avant en Acadie, devait-on redouter la déportation en terre étrangère ?

Ce fut bien là l’impression qu’on eut à l’arrivée de ce navire de guerre anglais, surtout lorsqu’il fallut se soumettre à l’importune visite des recenseurs.

Ceux-ci, tous les soirs, faisaient rapport à leur chef, le major Carrington, et lui remettaient leurs feuilles. Lui, avec l’aide de deux secrétaires, prenait ces feuilles et en inscrivait le contenu dans un grand livre, y notant tel ou tel renseignement verbal fourni de surcroît par le recenseur.

Comme il avait beaucoup de loisirs chaque jour, il aimait, en compagnie d’une ordonnance, faire une tournée de chasse dans le pays.

Il arriva, par une matinée éblouissante, que le hasard le conduisit à la Cédrière. Il parut tout émerveillé par le charme et la beauté des lieux. Le capitaine, assis dans l’ombrage des cèdres fumait tranquillement sa pipe. En voyant paraître les deux hommes, il crut avoir à faire à des chasseurs égarés. Mais, l’instant d’après, les uniformes militaires des deux hommes, et surtout leurs tuniques écarlates, rappelèrent au capitaine qu’il avait devant lui des officiers anglais.

Il ne se troubla point. Voyant les deux étrangers s’immobiliser à l’entrée de la clairière et paraissant hésiter, il les appela à lui, sans façon, comme s’il se fût adressé à de vieilles connaissances.

— Par ici, les amis, par ici !

Les deux Anglais ne l’avaient pas aperçu, et à cet appel ils parurent surpris et plus hésitants.

— Il ne faut pas avoir peur, reprit le capitaine, qui s’était levé en s’appuyant sur son bâton, on n’est pas des sauvages, vous savez.

Il se montrait familier, comme à son ordinaire.

Les deux hommes n’hésitèrent plus et s’avancèrent vers lui. Et sans se demander s’ils entendaient et parlaient la langue française, il leur dit encore, comme ils approchaient :

— Je ne sais pas si tous nous nous connaissons, mais nous pourrons faire connaissance.

Il leur indiquait le banc où il était assis à leur arrivée, les invitant à s’y asseoir.

À la maison, ce fut tout un émoi chez les deux femmes, seules à ce moment. Curieuses et penchées dans une fenêtre, elles examinaient les deux étrangers.

— Je me demande, dit la mère, qui peuvent être ces gens-là ?

— Il faut croire, dit Louise, que ce sont ceux-là qui font le recensement dans le pays.

— Des Anglais, alors ?

— Il n’en peut être autrement.

Une minute, elles gardèrent le silence, continuant d’observer les nouveaux venus.

— Tiens ! voyez, maman, fit Louise tout à coup. Papa les invite à s’asseoir… Les entendez-vous causer ? Bon, ils se mettent à rire… Ne dirait-on pas que papa est dans la compagnie de vieilles connaissances !…

— Cela me paraît bien étrange, dit la mère, il a l’air de les traiter comme des amis. Pourvu qu’il ne les retienne pas à dîner. Je connais ton père, il en est bien capable.

— Eh bien ! sourit Louise, nous leur donnerons à manger et à boire.

— Mais nous avons si peu à leur offrir…

— Bien au contraire, maman, nous avons tout ce qu’il faut. Une soupe au lard, un pot-au-feu, du saumon salé, du jambon, des œufs… Mon Dieu ! il y a plus qu’il ne faut pour ces messieurs.

— Avons-nous des pâtisseries ?

— Il en reste d’hier. Deux tartes aux framboises, un gâteau aux noisettes, des biscuits. Et puis dans la laiterie nous avons des confitures de toutes sortes, du beurre, du fromage, de la crème fraîche, du lait de ce matin. Bien sûr que nos visiteurs ne crèveront pas de faim.

Et Louise continuait de sourire tranquillement pour ajouter :

Et pour les boissons, nos bons vins et notre délicieux cidre, sans compter ce restant de café des îles. En outre, si nous furetons un peu dans la cave, nous y découvrirons d’autres choses. Oh ! maman, il faudrait que ces messieurs fussent bien difficiles pour ne pas être satisfaits de ce que nous pouvons leur offrir.

Cependant, le capitaine avait souhaité la bienvenue aux deux Anglais. Carrington entendait bien la langue française et la parlait avec une grande facilité. Jeune encore, trente-trois ou trente quatre ans, il était d’une bonne famille, instruit, avenant et de manières distinguées.

— Je tiens d’abord à vous faire nos excuses, dit-il à l’ancien pêcheur, de nous présenter, mon compagnon et moi, aussi inopinément.

— Oh ! il n’y a pas d’excuses à faire, pas la moindre, mon ami, reprenait bonnement le capitaine. Je connais ça. D’ailleurs, je n’ai pas de peine à voir que vous êtes des étrangers au pays…

— Parfaitement. Je suis le major Carrington, et mon compagnon, le lieutenant de marine, John Holbart.

— Bon, bon, fit le capitaine.

— Je tiens à vous dire tout de suite, poursuivit le major, que le lieutenant, bien qu’il entende un peu votre langue, ne peut la parler, et à moins que vous-même sachiez notre langue…

— Ah bien, monsieur l’officier, j’en suis bien chagrin, je n’ai jamais eu l’avantage d’apprendre votre langue. Mais qu’à cela ne tienne, nous nous entendons quand même, se mit à rire le capitaine, que la venue de ces Anglais — des ennemis, comme on disait — ne troublait pas le moins du monde.

Et il ajouta :

— Je veux que vous sachiez tout de suite, mes amis, que vous êtes les bienvenus.

— Je suis enchanté de votre accueil bienveillant. Vous nous mettez tout à fait à notre aise. Nous nous croyions tellement importuns…

— Mais non, mais non, pas du tout, interrompit le capitaine. Nous autres, vous savez, nous sommes faits de même, nous y allons rondement et sans cérémonies. On n’est pas des sauvages, croyez-le bien, quoiqu’on en ait l’air, des fois.

Carrington voulut protester.

— Je sais, je sais ce que vous allez dire, et, comme vous devez bien le penser, à force de coudoyer les Sauvages et de vivre dans leur promiscuité, on finit par prendre un peu de leurs coutumes, surtout à vivre isolés comme nous vivons ici.

Et le capitaine souriait placidement tout en bourrant sa pipe.

Je trouve au contraire, dit Carrington que vous conservez admirablement toute la bonne civilisation française.

— Je vous remercie de cette bonne opinion, monsieur le major.

Et moi, je remercie le hasard de m’avoir conduit sur votre beau domaine. Figurez-vous que nous étions en quête d’un gibier quelconque, cerf ou chevreuil, lorsque nous découvrîmes le chemin qui aboutit à votre ferme. Dois-je vous confesser que c’est la curiosité qui a dirigé nos pas jusqu’à votre porte.

— Heureuse curiosité, monsieur le major ; et je remercie hasard et curiosité. Il nous est agréable, dans notre solitude, de recevoir des visiteurs. Et puis, ce n’est pas tous les jours, loin de là, que nous avons l’avantage et le plaisir de recevoir des visiteurs de marque et d’importance.

Carrington s’inclina devant cet éloge.

Et le capitaine poursuivait :

— Puisque mon sans-façon ne vous importune point, et qu’il approche l’heure de midi, laissez-moi vous inviter à manger le potage avec nous. Oh ! nous ne sommes pas riches, mais nous parvenons tout de même à nous bourrer le ventre trois fois par jour.

— Si j’en juge par ce que voient mes yeux, il n’y a pas de doute que nous sommes chez un gros propriétaire. Je suis vraiment émerveillé. Même en Nouvelle-Angleterre on ne saurait trouver site plus enchanteur et mieux entretenu. Vous habitez un petit paradis.

— Si vous trouvez tout cela à votre goût, monsieur le major, ce n’est pas moi qu’il convient de féliciter, mais plutôt ma fille, qui a du talent et qui aime les belles choses. Mais vous ne me dites toujours pas si vous acceptez de partager notre modeste repas.

— Allons donc ! cher monsieur, nous acceptons avec empressement et plaisir. Votre aimable invitation tombe à point, nous sommes en très bel appétit.

— À la bonne heure. En attendant, nous allons boire un coup de vin. Cela vous va-t-il ?

— Comment donc… Mais parfaitement. En vérité, vous nous comblez, cher monsieur…

— J’ai oublié de vous dire qu’on m’appelle capitaine, oui capitaine Dumont, pour vous servir.

— De plus en plus enchanté, capitaine. Permettez que je fasse part à mon compagnon de votre bienveillante invitation.

Et pendant que Carrington informait le lieutenant Holbart de ce qui avait été convenu, le capitaine appela sa fille.

Louise… Louise… cria-t-il.

La jeune fille parut dans la porte à cet appel de son père.

— Louise, reprit le vieux, nous avons de la visite à dîner. Tu voudras bien faire le nécessaire. Mais avant tout ça, si tu nous apportais une bouteille de vin et trois verres, hein, ma fille ?

Louise acquiesça d’un signe de tête et d’un sourire.

Les deux Anglais avaient jeté un coup d’œil furtif sur la jeune fille, et, sans plus d’examen, elle leur parut fraîche et jolie.

Carrington venait d’interroger l’ancien pêcheur sur l’existence qu’il avait menée avant de venir s’établir dans l’Île Saint-Jean.

Le vieux retrouva sa loquacité de marin, et l’on sait que le marin, autant que le chasseur, aime à raconter les bons coups qu’il a faits et tient toujours en réserve un sac bien rempli d’anecdotes ou d’histoires toujours élargies et enjolivées. Tout d’abord, le capitaine parla de sa jeunesse, au temps de son apprentissage de la navigation avec son père, l’ancien corsaire brestois. Il rappela par le menu la perte de leur navire, après une rencontre sanglante avec des navires de guerre anglais, rencontre en laquelle son père avait trouvé la mort. Il narra sa captivité en Angleterre, ajoutant complaisamment qu’il avait été fort bien traité par messieurs les Anglais.

À ces paroles, le major sourit avec un plaisir manifeste. Et il allait faire quelques observations, mais s’abstint en voyant paraître Louise chargée d’un plateau sur lequel était posés une bouteille pleine d’un beau vin rouge et des verres. Comme elle approchait, Carrington, imité par son compagnon, se leva, enleva le tricorne et s’inclina fort galamment devant la jeune fille. Elle sourit aux deux étrangers avec une inclination de la tête et tendit le plateau à son père. Invitée par celui-ci à participer à cet acte de politesse, elle s’excusa, disant la besogne qui l’attendait à la maison, et retourna à ses occupations, non sans avoir salué les deux visiteurs d’un nouveau et joli sourire.

Le capitaine s’apprêtait à verser le vin, lorsqu’il avisa le major tenant de grands yeux admiratifs fixés sur la jeune fille, qui s’éloignait déjà dans une démarche rapide.

— Bon, fit-il, je vois ce que c’est… J’ai oublié de vous dire, monsieur le major, que c’est ma fille, oui, ma Louise.

— Voilà bien ce que j’ai pensé tout de suite, répondit Carrington.

Celui-ci, cette fois, avait eu le temps de faire un examen de la jeune fille, et il va de soi qu’il la trouva fort jolie et gentille. Mais il fut surtout surpris de lui trouver un air de distinction qu’à cette époque on découvrait bien rarement dans les familles campagnardes. Et Carrington de penser et de se dire !

— Par mon âme ! Voilà une belle fille, ou je ne m’y connais point.

Cependant, le capitaine avait empli les verres et disait :

— Allons ! messieurs, nous buvons à votre santé.

— Merci, dit Carrington, et aussi à la vôtre.

Le vin fut trouvé excellent. Puis, le capitaine reprit sa narration interrompue. Réchauffé par le bon vin, il racontait gaiement les aventures de sa vie de pêcheur. Le major l’écoutait distraitement. Il tenait le plus souvent ses regards tournés vers la porte ouverte de la maison, où de temps à autre, il voyait passer et repasser la fine silhouette de Louise.

Le lieutenant Holbart, par une attention soutenue, s’efforçait de comprendre tout ce que racontait l’ancien marin, mais il n’y parvenait pas toujours. Tout de même, il faisait mine de comprendre et chaque fois qu’après un bon mot le capitaine se mettait à rire, lui, Holbart, s’évertuait à rire plus fort.

Après un bon moment, on vit Guillaume, l’engagé, venir des champs pour le dîner.

— Ah bon ! voici Guillaume, dit le vieux, le dîner doit être prêt. Nous allons boire une autre goutte, mes amis, puis nous entrerons pour nous mettre à table,

Et cette table parut surprendre beaucoup les deux visiteurs, d’abord par son couvert bien propre et bien disposé, ensuite par quelques petites gerbes de fleurs rapidement arrangées par Louise, et enfin par la diversité des aliments. Dans un rapide examen Carrington admira la disposition et l’arrangement des choses dans l’intérieur de la maison, l’ensemble révélant un goût sûr et rare. Perspicace, il devina que cette ravissante jeune fille, qui s’empressait au service de la table, était la providence de cette habitation comme elle en était l’artiste. Et artiste jusque dans la préparation des mets, ainsi que le pensa Carrington au comble de l’admiration. La soupe était excellente. Le potage avait une saveur que le major avait rarement goûtée. Le pain et le beurre délicieux. Du jambon froid parfait. Une sauce au saumon, en laquelle entraient des œufs battus, de la crème et du fromage, parut au major comme un hors-d’œuvre à nul autre pareil. Et les tartes aux framboises, les confitures trempant dans une crème fouettée, les biscuits secs et tendres à la fois, les gâteaux aux noisettes… Non, le major n’en revenait plus. Et ce vin de cerises qui élargissait l’appétit tout en déliant les langues… Ce fut un festin pour les deux officiers, qui, à coup sûr, ne mangeaient pas aussi bien sur leur navire.

Carrington voulut en féliciter ses hôtes et plus particulièrement la jeune fille, sachant qu’elle avait elle-même apprêté la plupart de ces aliments.

— Jamais en ma vie, dit-il sur un ton convaincu, je n’ai mangé mets plus succulents et plus variés. C’est un véritable festin et que je n’oublierai jamais. Capitaine Dumont, je dois déclarer hautement que mademoiselle est une ménagère remarquable, et je vous demande la permission de lui offrir mes félicitations, pourvu que sa modestie ne s’en offusque point.

Louise, quoique un peu confuse, souriait aimablement.

— Et moi, monsieur le major, dit le capitaine content du compliment et se rengorgeant, je pense que j’ai le droit de vous déclarer non moins hautement que ma fille n’est pas comme toutes les filles, grâce à Dieu. Il y a de par ce monde, comme vous vous en doutez bien, beaucoup de jeunes filles qui, comme elle, ont reçu de l’instruction, mais qui vivent toujours avec la peur de se salir le bout des doigts. Ces filles-là, on les appelle les « demoiselles pincées ». Mais ma Louise, elle, n’est point pincée, bédame ! De cela je peux vous donner ma parole.

— Je vous crois, je vous crois, capitaine, assura Carrington qui reluquait Louise du coin de l’œil.

— Et vous croirez encore, monsieur l’officier, que c’est elle qui, en cette maison, fait à peu près tout de ses deux mains, voulant autant que possible épargner la besogne à sa vieille mère. Et si maintenant vous vous donnez la peine de lui regarder le bout des doigts, vous devrez bien convenir qu’ils ne sont pas trop sales.

Et le brave homme, rendu gaillard par le vin de cerises, riait d’un gros rire satisfait.

Le repas dura une heure. Seuls le capitaine et le major causaient. Louise, attentive au service de la table, ne disait qu’un mot par-ci par-là pour répondre aux questions qu’on lui posait ; tandis que la mère, plus loin, lavait et frottait ustensiles et vaisselles. Le compagnon du major mangeait lentement, faisant mine d’écouter ce qu’il ne comprenait pas ou ne comprenait qu’à demi. Mais de temps à autre Carrington lui donnait dans sa langue des explications ou faisait un court précis de ce qui venait de se dire. Quant à l’engagé, il restait silencieux, le nez dans son assiette, acceptant et avalant tout ce qu’on lui présentait. Il mangeait avec une gloutonnerie remarquable, paraissant pourvu d’un appétit d’ogre et d’un estomac d’éléphant. Parfois à voir la façon dont il les regardait, on avait l’impression qu’il allait avaler les plats tout ronds.

Pour finir le repas, qu’on aurait pu appeler pantagruélique, on but une tasse de café des Îles d’un arôme puissant. Puis on sortit pour aller faire la digestion dans l’ombrage des bois environnants.

Vers les trois heures, le major et son compagnon prirent congé avec force remerciements, éloges et louanges. Mais le capitaine ne voulut point laisser partir ainsi ses visiteurs.

— Un moment, dit-il. Vous n’allez pas partir comme ça, j’espère bien. Holà, Louise ! appela-t-il.

Et lorsque la jeune fille parut dans la porte :

— Dis-moi donc, ma fille, est-ce qu’il n’y aurait pas dans la cave un vieux reste de rhum ?

— Mais oui. Il en reste plus de la moitié d’un fût.

— À la bonne heure, si tu nous en apportais une goutte pour saluer le départ de nos amis…

Louise, l’instant d’après, apportait la liqueur et trois coupes de cristal.

On but le rhum, mais non sans faire quelques contorsions, tant il était fort. Le lieutenant Holbart, pour sa part, ne put l’avaler entièrement, ça l’étouffait. Il courut à l’étang, y plongea sa coupe et par deux fois la vida d’un trait.

Diable ! fit le major, qui ravalait difficilement sa salive, savez-vous, capitaine, qu’il y a dans cette boisson, délicieuse sans contredit, une infinité de petites grattes qui vous raclent joliment le gosier ?

Le vieux riait doucement.

— Il n’y a rien comme ça, dit-il, pour vous nettoyer le dedans. Vous me croirez si vous voulez, ce fût-là, je l’ai depuis pas moins de vingt ans, et lorsque je l’ai acheté aux Îles, il avait déjà une vingtaine d’années d’existence. En vérité, j’ai oublié l’âge exact que peut avoir cette boisson.

Le major demeurait toujours émerveillé. Il prit congé, content, charmé. Il s’inclina devant Louise, souhaita le bonheur à dame Dumont, serra avec force la main du capitaine et dit encore :

— Ah ! croyez-moi, capitaine Dumont, je n’oublierai jamais cette bonne hospitalité.

— Entre nous, répliqua le capitaine avec son sans-façon coutumier, il ne faut pas vous gêner. Quand vous passerez dans nos parages et si le cœur vous en dit, vous frapperez à notre porte. On aura toujours plaisir à vous revoir.

Le major promit de revenir avant de retourner à Halifax, où se trouvait son quartier général. Et il s’en alla, sans songer à remplir une feuille de recensement, ainsi qu’il le faisait quelquefois, lorsque ses pas le conduisaient dans une ferme où ses recenseurs n’avaient pas encore paru. Mais là, n’avait-il pas intentionnellement oublié ce détail ? N’était-il pas trop séduit par la beauté et la grâce de Louise, au point de lui faire négliger ses affaires ? Enfin, ne sentait-il pas d’ores et déjà et par quel magique pouvoir, que cette exquise jeune fille, sans doute aussi bonne que belle, l’attirait puissamment ?…

♦     ♦

Tout de même, le recensement qui se poursuivait dans le pays finissait par mettre un peu d’inquiétude dans l’esprit des habitants de la Cédrière. Le major américain avait été très poli et très aimable, mais il avait un devoir à remplir avec une mission dont on ne pouvait pas ignorer complètement la nature ou le motif. Au fait, pourquoi ce recensement ? Dans quel but prenait-on l’inventaire de tous les biens des habitants ? Et l’inquiétude augmenta lorsqu’on apprit un beau matin que la guerre avait repris entre l’Angleterre et la France ; on entrait dans ces funestes hostilités dites « Guerre de Sept ans ».

Mais les jours qui suivirent s’écoulèrent si paisiblement, que l’inquiétude finit par se dissiper. Seulement, le capitaine s’étonnait de plus en plus de voir qu’on ne couchait point son nom et la valeur de ses biens sur le papier à recensement, ainsi qu’il était fait avec les autres habitants du pays. Peut-être l’avait-on oublié… Il le souhaitait de toute son âme.

Sur la fin du mois, Carrington reparut à la Cédrière, mais sans être accompagné cette fois du lieutenant Holbart. Il était seul. Il revenait pour faire ses adieux. Et après avoir salué Louise et sa mère puis serré la main du capitaine, il expliqua,

— Il m’a été impossible de venir plus tôt vous faire visite, en raison d’une rude besogne qui m’a retenu journellement. Mais je ne pouvais pas, et le voulais encore moins, m’éloigner de votre pays sans venir vous faire mes adieux et vous remercier encore de la cordialité avec laquelle vous m’avez reçu.

Il donna quelques détails insignifiants sur sa mission, qui se trouvait terminée, et acheva, comme en confidence :

— S’il survenait dans le pays quelque événement susceptible de vous inquiéter, demeurez tranquilles. N’ayez aucune crainte, aucun souci, et fiez-vous à moi. Et si par aventure, vous aviez besoin de quelque secours, assistance ou appui, car on ne sait jamais ce qui peut arriver, recommandez-vous de ma personne. Je retourne à Halifax et, de là, il est possible que je sois rappelé à Boston, cela dépendra du cours des événements. En tout cas, j’ai bon espoir de revenir dans ce pays avant longtemps, et j’aurai alors grand plaisir à vous revoir.

Je vous remercie bien, répondit le capitaine, de l’intérêt et de la sollicitude que vous daignez nous témoigner, et je vous prie de croire que notre reconnaissance vous est déjà tout acquise. Mais voulez-vous me dire une chose, si ce n’est pas trop abuser de votre bienveillance ? Nous aimerions bien savoir s’il est vrai que la guerre, une fois encore, est déclarée entre l’Angleterre et la France.

— Rien de plus vrai. Voilà pourquoi je vous ai mis sur vos gardes. Mais ne vous inquiétez pas outre mesure à ce sujet, je ne pense pas que cette guerre soit de longue durée, et bientôt encore la paix sera rétablie.

— Dieu vous entende ! soupira l’ancien pêcheur.

Carrington avait glissé un long regard vers Louise, un regard qui sembla chargé de regret, et il se retira après avoir salué les maîtres du logis.

♦     ♦

À quelques jours de là, un habitant de la Pointe-aux-Corbeaux apporta à la Cédrière un paquet de lettres venues de France à Québec et, de là, envoyées à l’Île Saint-Jean, comme le portait la souscription. Toutes étaient, adressées au capitaine Dumont, mais sous chaque pli il y en avait une pour Louise, et ces lettres étaient d’Olivier. Elles avaient été écrites à différentes dates, la première de 1746 et la dernière de 1755. On ne pouvait expliquer comment ces lettres avaient pu être retenues si longtemps par les personnes qui en avaient été chargées. Il est une chose du moins certaine, c’est que ces nouvelles d’outre-mer causèrent une joie immense, mais aussi une inquiétude nouvelle, du moins chez Louise, puisque la dernière de ces lettres datait de plus d’une année. Tout de même, tous les espoirs si longtemps entretenus et souvent sur le point de sombrer se ranimèrent. Louise, pour sa part, pouvait croire qu’Olivier vivait encore.

Dans ces lettres Olivier relatait tout ce qui lui était arrivé depuis la reddition de Louisbourg. Puis il parlait d’Aurèle, qui, au printemps de 1746, s’était embarqué sur un navire allant au Mexique, d’où il espérait, par la suite, rejoindre ses parents dans l’Île Saint-Jean. Plus tard, on avait rapporté que ce navire avait fait naufrage sur les côtes d’Espagne, se perdant corps et biens. Olivier s’était donné beaucoup de mal pour obtenir des renseignements précis sur le sort d’Aurèle, mais toutes ses peines avaient été inutiles. Il espérait néanmoins qu’Aurèle avait échappé à la mort et retrouvé ses chers parents.

Quant à lui-même, il avait été retenu sur le sol de France par une longue maladie de son père, décédé en l’année 1755. Maintenant, disait-il encore, il achevait de régler les affaires de la succession, après quoi il tenterait de s’embarquer sur le premier bateau en partance pour l’Amérique, où il comptait retrouver une fiancée toujours fidèle.

Ce retour annoncé faisait donc revivre de chères espérances, bien que cette dernière lettre fût vieille de plus d’une année, et qu’aucune autre nouvelle d’Olivier eût suivi. Et maintenant l’inquiétude qui restait s’aggravait du fait que la guerre venait de reprendre entre l’Angleterre et la France. Louise pensait, non sans raison que le retour du fiancé si longtemps attendu pourrait bien être différé une fois encore, en raison même de la guerre. Si Olivier n’avait pu trouver un navire partant pour l’Amérique avant la déclaration de guerre, il était possible qu’il eût été enrégimenté dans les armées du roi Louis XV. Ou, s’il avait réussi à s’embarquer sur un navire, on pourrait craindre que ce navire eût péri en mer ou fût tombé entre les mains de corsaires anglais, et dans ce dernier cas, les chances d’un retour d’Olivier étaient diantrement minces. Louise, toutefois, s’efforçait de mettre du rose dans tout ce noir, elle s’évertuait à se nourrir d’espoir.

Au soir de ce jour même, seule en sa chambre, elle relut dix fois, peut-être, les lettres d’Olivier qui lui étaient personnelles, toutes pleines et débordantes d’un amour infini. Et combien de fois Olivier rappelait ses mortels ennuis, ses inquiétudes, ses angoisses, ses chagrins et, surtout, sa hâte de la revoir et de la posséder pour toujours. Ah ! cette hâte… c’était une véritable fièvre, un martyre de tous les jours.

Louise pouvait mesurer la cruauté de ce martyre d’Olivier par l’atrocité même de son propre martyre. Quoi ! vivre plus de dix ans dans une inénarrable attente… Qui donc oserait, volontiers tenter une telle expérience ? Et Louise, comme Olivier, aurait-elle le courage de revivre ces dix années dans les mêmes circonstances ? Peut-on de cœur gai et de son propre vouloir accepter un tel supplice ? Et pourtant quand elle songeait que de nombreuses années d’attente pourraient encore lui être réservées, elle soupirait d’angoisse, mais se disait avec une fermeté qu’on pouvait croire inébranlable :

— Je l’attendrai… je l’attendrai toujours, quoi qu’il advienne.

Pour le pire, la guerre assombrissait terriblement cette attente, et toutes les incertitudes se groupaient autour de l’avenir. De temps en temps on était informé que les affaires allaient mal en Europe, et que, en Amérique, il ne s’offrait rien de particulièrement rose. Dans cette terre du nouveau monde la guerre menaçait de prendre des proportions plus amples que jamais. Les Anglais de l’Acadie et ceux de la Nouvelle-Angleterre se montraient de plus en plus agressifs, avec des forces armées croissant en nombre et en puissance d’année en année.

Très souvent, depuis quelques mois, des navires anglais sillonnaient la mer et les détroits des îles, et pas un jour ne passait maintenant qu’on ne redoutât quelque visite importune. Le séjour des recenseurs dans l’Île Saint-Jean avait laissé parmi les habitants une forte appréhension : il fallait s’attendre à tout. Or, deux semaines après le départ de Carrington et du navire qui l’avait amené, deux autres bâtiments de guerre anglais vinrent mouiller l’ancre dans la baie de la Pointe-aux-Corbeaux. Pendant quelques jours, des marins parcoururent le pays sans qu’on connût au juste leurs desseins. Puis ils se rembarquèrent et reprirent la mer mais non sans avoir fait main basse sur les cinq barques de la colonie. Pour la deuxième fois, ces malheureux colons se voyaient privés de leurs moyens de communication avec le monde extérieur. Et l’ « Acadienne » qu’on s’était donné tant de mal à construire !… Raflée, elle aussi avec les autres barques. À cette nouvelle le capitaine Dumont éprouva autant de chagrin qu’il en avait ressenti par la perte de l’Aurore. Et maintenant, si les Anglais, après avoir fait le recensement de la colonie, lui enlevaient ensuite ses bateaux, ne devait-on pas penser qu’ils entendaient prévenir toute fuite ? Oui, mauvais présage…

Que faire ?…

Recommencer, construire de nouveaux bateaux et se tenir prêts à fuir, si l’ennemi venait pour tenter un coup de main comme en Acadie. Plusieurs habitants se mirent à creuser la terre pour y enfouir une partie de leur argent et de leurs effets. On creusait en hâte des caveaux profonds et bien étançonnés et l’on y emmagasinait le grain, des effets mobiliers, des salaisons. On abattait des animaux et de leur peau on faisait des cuirs qui disparaissaient ensuite dans le sein de la terre, une terre qui devenait un véritable entrepôt, Un bon nombre s’apprêtaient à quitter le pays au premier souffle de tempête, au premier symptôme d’une invasion car des rumeurs couraient, voulant que les Anglais manifestassent l’intention de reprendre Louisbourg, puis de pénétrer dans le Canada et d’aller assiéger la capitale de la Nouvelle-France. Tous ces bruits et rumeurs, s’ajoutant les uns aux autres, finissaient par semer dans la colonie de l’île Saint-Jean une constante anxiété.

Jusqu’alors l’ennemi n’avait point paru porter beaucoup d’intérêt à cette île et à ses habitants : il n’y avait là aucune menace ni aucun obstacle à ses desseins. La population y était petite, laborieuse et paisible, et vivait par elle-même. Il ne s’y trouvait ni forteresse ou place forte, ni soldats, et il en venait si peu de bruit qu’on aurait pu croire cette île inhabitée.

Mais, depuis le dénombrement qu’on y avait fait, l’Anglais ne pouvait plus ignorer que l’île Saint-Jean possédait de grandes richesses naturelles, que ses habitants s’y développaient rapidement, y acquéraient des biens déjà fort estimables, et qu’il pouvait devenir dangereux d’y laisser croître et se multiplier une race ennemie. Et les autorités anglaises de Halifax méditaient, depuis quelque temps, sur les avantages d’établir leur autorité dans cette île et d’en soumettre sans plus tarder les habitants à leurs lois. Peut-être aussi serait-il prudent de saisir leurs biens et de les expulser comme on avait fait en Acadie l’année précédente. Bien qu’ils ne connussent rien de ces trames et complots, les colons de l’île Saint-Jean se tenaient quand même sur leurs gardes, très méfiants de l’ennemi séculaire qui les avoisinait. Mais cette année-là ils ne furent aucunement dérangés. Ils eurent donc tout l’hiver pour se préparer aux éventualités de l’année suivante.

♦     ♦

Le printemps et l’été de 1757 se passèrent sans événements notables.

À l’automne, les habitants de la Cédrière eurent la bonne surprise de voir apparaître le major Carrington. Il arriva inopinément. Envoyé, expliqua-t-il, en mission en Angleterre, il n’avait pu passer dans les parages de l’île Saint-Jean sans y faire une courte escale.

L’existence sereine qu’on menait à la Cédrière n’allait pas sans quelque tristesse. Le souvenir des absents harcelait les mémoires. Louise supportait héroïquement son chagrin d’amour, et s’évertuait à rendre la vie agréable et douce à ses parents. Eux, cependant, se créaient beaucoup de soucis. Ils s’inquiétaient bien fort du sort futur de leur fille. Car ils vieillissaient très vite et songeaient au terme, plus rapproché de jour en jour, de leur existence. Partir et laisser Louise seule au monde, c’était l’amère souffrance qui les minait. Leur unique consolation était de se dire que Guillaume, du moins, resterait et qu’il pourrait être un compagnon utile à Louise. Car Guillaume, comme autrefois Max l’Indien, devenait l’enfant de la maison ; le capitaine et sa femme le considérant comme un fils et Louise, comme un frère. Mais Louise ignorait-elle que Guillaume, lui, l’aimait beaucoup plus qu’une sœur ?…

La venue de Carrington causa une agréable diversion. Le capitaine avait pour ce jeune homme une sympathie qui n’était pas loin de la plus solide amitié. Une chose certaine ; il aurait mis en Carrington toute sa confiance, il lui aurait confié les plus précieux de ses biens. Plus que cela, la venue de Carrington ne lui causait pas moins de plaisir qu’il en eût ressenti à voir revenir Aurèle ou Olivier.

Le major demeura trois jours à la Cédrière. Pour une fois encore il désirait mettre ses hôtes sur leurs gardes. Il annonça que le conseil de guerre de Boston avait décidé de reprendre Louisbourg, et que les colons de la Nouvelle-Angleterre, appuyés par les soldats et les flottes de leur mère-patrie, méditaient de se rendre maîtres de toutes les terres baignées par l’Atlantique et par le golfe Saint-Laurent puis à étendre leur domination au Canada et à toute la Nouvelle-France.

— Je sais encore, ajouta-t-il, qu’on songe à déposséder de leurs biens les habitants de l’île Royale et de l’île Saint-Jean pour ensuite les transporter en France, à moins qu’ils ne prêtent serment de soumission et de fidélité à la couronne d’Angleterre. Alors, je me suis tout de suite souvenu de vous, et j’ai pris immédiatement des mesures pour votre sauvegarde. Quoi qu’il arrive, je vous invite à vivre bien tranquilles. Feignez de ne pas voir et d’ignorer ce qui pourra se passer dans vos alentours et je vous garantis que personne ne songera à venir vous molester ou vous importuner.

Le capitaine fut très ému, d’une émotion si vive que ses yeux se mouillèrent.

— Je vous remercie, monsieur le major, dit-il en lui serrant la main, non seulement en mon nom, mais aussi au nom de ma femme et de ma fille.

— Croyez-bien, reprit Carrington, que, s’il m’était possible d’épargner aux autres habitants les ennuis et les désagréments, je le ferais volontiers. Malheureusement, mon influence auprès de mes chefs ne va pas jusque là.

— Je vous crois, mon ami. Vos intentions valent des actes, et cela nous suffit.

Louise et sa mère, à leur tour, exprimèrent leur gratitude. Elles ne savaient pas de quelle façon elles pourraient jamais se libérer à son égard d’une dette de reconnaissance aussi élevée : mais elles demanderaient à Dieu de répandre à profusion ses bienfaits sur leur providentiel protecteur.

Carrington paraissait content. La joie de ses hôtes le récompensait déjà des peines qu’il avait dû se donner pour leur assurer la paix et la tranquillité dans leur domaine. Il souriait souvent à Louise, lui décochait des regards pleins d’admiration, des regards qui disaient une infinité de choses agréables et qui la troublaient singulièrement.

Carrington possédait des qualités physiques et intellectuelles qui ne pouvaient le rendre indifférent au sexe : un esprit cultivé et délicat dans un corps bien fait, des manières avenantes, une haute situation sociale pouvant lui faire espérer une femme de choix dans la meilleure société de Boston. Seule un peu de froideur dans sa physionomie créait parfois un sentiment de gêne autour de lui, froideur peut-être plus apparente que réelle ; car sous un front haut et large que couronnaient de longs cheveux châtains noués sur la nuque, selon la mode du temps, il y avait une paire de grands yeux bruns, très vifs, très chauds, très doux même, qui répandaient sur les traits réguliers de son visage une grave sympathie. C’était peut-être cette gravité de l’expression qui mettait du froid sur son masque, car, même sous l’empire de la joie ou de la gaieté, cette expression grave, presque sévère quelquefois, demeurait.

Il va sans dire que Louise éprouvait pour ce garçon, véritable gentilhomme, une admiration et un attrait dont elle ne pouvait se défendre. Elle se plut tout de suite dans la compagnie de ce jeune homme, et durant ces trois jours elle l’accompagna en de longues promenades qui permettaient des entretiens exquis. Dans l’intimité le major avait un tour agréable et délicat de mener une conversation, et Louise avait rarement passé des heures plus délicieuses.

En présence de la famille réunie, il causait de toutes choses susceptibles d’intéresser ses auditeurs, et l’on se plaisait à entendre sa voix basse et profonde, douce et pénétrante. Cette voix, en certaines histoires pathétiques qu’il racontait sur son pays, remuait agréablement l’âme de ses hôtes. Il aimait aussi les entretiens familiers, les anecdotes amusantes tirées des camps et des garnisons, et le mot pour rire s’harmonisait fort bien avec l’expression un peu grave de sa physionomie. Bref, il sut charmer si bien ses hôtes, que son départ allait laisser chez eux un grand vide et de profonds regrets.

À son arrivée à la Cédrière, il avait déclaré qu’il rejoindrait son navire et son monde au matin du quatrième jour. Et le soir du troisième jour il fit part à Louise du désir qu’il avait et du plaisir qu’il aurait de l’entretenir une dernière fois en particulier. Elle accepta, et tous deux s’engagèrent dans le chemin qui menait hors de la forêt.

Un sourire mystérieux et furtif parut sur les lèvres du capitaine en voyant le couple s’éloigner, bras dessus, bras dessous. Que pensait-il ? Que signifiait son sourire ?… Une chose restait sûre : depuis que Carrington lui avait garanti la sécurité dans son domaine, il était tout gaieté et tout joie.

Sans oublier la mer, qu’il aimait toujours, l’ancien pêcheur de Louisbourg avait fini par se plaire et se trouver à son aise sur la terre ferme. Aujourd’hui, après toutes ces années de labeurs ardus et se sachant d’âge où l’on ne recommence plus sa carrière, il eût été bien misérable, misérable à en mourir, si l’on était venu le chasser de sa terre. Mais on ne le chasserait pas, on ne lui enlèverait pas son bien ; et si les Bostonnais tramaient une nouvelle déportation contre les Acadiens, lui, bien qu’un tel malheur l’eût profondément chagriné, pourrait se rassurer et dormir sur ses deux oreilles, parce que Carrington l’avait assuré de sa protection. Le capitaine se doutait bien que le jeune officier n’agissait pas ainsi par simple philanthropie ou par sentimentalisme, car, pour lui, les desseins de l’officier étaient clairs. Eh bien, quoi ! Cette protection ne valait-elle pas quelque chose en retour ? Oui. Mais qui allait payer… qui paierait cette dette de reconnaissance qu’on reconnaissait devoir au major ? Louise ? Oui, Louise, à coup sûr. Car si elle était le talisman de la famille, elle devait être aussi la garantie de ses dettes. Alors, Louise paierait. Et ce fut cette pensée qui mit un sourire aux lèvres du capitaine.

Mais Louise ?… D’abord, elle se sentait beaucoup plus attachée que son père à ce sol, à ces paysages, à cette forêt, ce lac et ces champs. Et quand son esprit interrogeait l’avenir, elle aimait à se voir, là, l’épouse chérie d’Olivier, sur ce bien qu’elle hériterait un jour et qu’en partie elle avait fait de ses mains. Elle ne pouvait voir dans le monde un endroit capable de lui offrir désormais un asile plus charmant et plus cher, et elle désirait mourir là où mourraient ses parents. Quelle douleur, quelle torture elle aurait soufferte de se voir expulser de cette terre bénie ! Alors, elle glorifiait Dieu, lui rendait mille grâces d’avoir envoyé cet officier anglais qui apportait appui et protection. Non moins que son père, Louise reconnaissait l’énorme dette qu’on devait à Carrington, et elle se demandait comment ou de quelle façon il serait possible d’acquitter cette dette. Elle avait le sentiment très fort qu’elle serait incapable de refuser à Carrington quoi que ce fût. Et pourtant…

Lui ne perdit pas de temps, il attaqua l’entretien tout de suite. Seulement, il crut bon de prendre quelques précautions oratoires.

— Si je vous ai demandé cet entretien, mademoiselle, c’est en prévision des événements graves qui se préparent et dont je vous ai déjà parlé. Il est certain, je tiens à vous le redire, que mes concitoyens vont soumettre à leurs lois tous les habitants de ce pays, et même ceux de la Nouvelle-France. J’ai promis ma protection à votre famille, je lui ai donné l’assurance qu’elle ne serait pas dérangée. Cette promesse et cette assurance, je les ai données en toute bonne foi, me basant moi-même sur des promesses obtenues de hauts officiers qui pourraient être chargés de l’expédition projetée contre Louisbourg et cette île Saint-Jean. Mais il pourrait arriver, et il faut le craindre que ces officiers soient remplacées par d’autres que je connais pas. En cette occurrence je ne pourrais peut-être pas, avec toute ma bonne volonté vous accorder une protection aussi efficace. Il pourrait même arriver — chose que je ne souhaite pas, comme vous devez bien le pensez — que je ne puisse vous être d’aucune utilité ni d’aucun appui, et j’en serais fort désolé. D’un autre côté, il est assez probable, vu ma connaissance du pays, que je ferai partie de l’expédition ; en ce cas, soyez en sûre, vous n’aurez rien à redouter des gens de mon pays. Tout de même, ainsi que vous le comprenez, nous demeurons en présence d’une incertitude qu’il importerait d’écarter pour notre tranquillité. Il faut toujours se rappeler qu’un soldat ne sait jamais à quels ordres il aura à obéir et qu’il doit se tenir prêt à toutes éventualités. Aujourd’hui, je suis près de vous, et avec quel bonheur j’y resterais ; demain, un ordre imprévu pourrait me pousser à l’autre bout du monde, comme c’est bien le cas en ce moment où l’on m’envoie en Angleterre. De cette situation qui nous est faite il me vient une grave inquiétude à votre sujet. Je me suis donc demandé comment il me serait possible, de loin comme de près, de vous couvrir de ma protection. J’ai trouvé le moyen, si je puis dire. Notez, je vous prie que c’est l’unique moyen, l’infaillible moyen de vous préserver, vous et vos parents, de toute catastrophe qui pourrait éventuellement vous menacer. Car Dieu m’est témoin, mademoiselle, que je serais le plus malheureux des hommes, si vous étiez frappés, vous et vos parents, par l’infortune. Désirez-vous connaître ce moyen ?

— Je le désire de tout cœur, monsieur. Seulement, je crains que notre dette envers vous ne devienne si grosse, que nous ne soyons jamais en mesure de payer.

— Oh ! rassurez-vous, je ne suis pas de ses créanciers féroces qui pourchassent leurs débiteurs jusqu’en leur sommeil : d’ailleurs je ne prétends pas vous imposer une dette. S’il y a dette entre nous, je me considère votre débiteur le premier par l’aimable et cordiale hospitalité que j’ai reçue dans votre maison. Ma première reconnaissance allait à votre père, ou plutôt à vos parents, et ma deuxième, qui n’est pas moindre, à vous-même, mademoiselle. Eh bien ! que dites-vous si nous nous considérons libérés les uns envers les autres ?

— Vous êtes trop généreux. Mais alors, ce moyen…

— C’est vrai, je vous demande pardon, je m’éloignais de mon sujet. Avant de vous en faire part, voulez-vous me permettre de vous faire un aveu ? Depuis le jour où je vous ai connue, je n’ai jamais cessé de vivre avec votre souvenir. Votre image m’a suivi et accompagné partout et constamment. Et je n’ai pas eu de peine à me comprendre : mademoiselle, j’éprouvais en moi-même un sentiment qui allait et qui va encore au delà de l’amitié et de l’estime.

Louise avait prévu… elle attendait cet aveu depuis un moment, et elle n’en fut pas très surprise. Elle rougit un peu et exhala un léger soupir, mais ne parla point. D’ailleurs, Carrington poursuivait :

— Oui, j’ai bien senti que je vous aimais, et en vous aimant me venait le désir de vous avoir pour la compagne de ma vie. J’ai bien pensé qu’entre vous et moi il pouvait se glisser quelque obstacle d’ordre moral ; d’autre part, je me persuadais qu’il n’en pouvait exister aucun d’ordre matériel. De nationalité étrangère l’un et l’autre, de foi religieuse différente, mais du même christianisme, et séparés par des coutumes et des usages que nous ignorons, je croyais, sur le coup, me trouver en face d’obstacles insurmontables. Mais ces obstacles, me demandais-je, sont-ils réels ou chimériques ? Ne sont-ils point l’œuvre de notre imagination ? Oui, le plus souvent, et je me suis convaincu que nous pouvions concilier nos différences, aplanir les aspérités de notre chemin et nous engager avec confiance dans la voie de l’avenir. Maintenant, mademoiselle, laissez-moi vous offrir ma main, ma carrière et mon cœur d’homme, afin qu’il me soit loisible de travailler toute ma vie à votre bonheur, sans oublier celui de vos parents.

Louise devint si émue qu’elle fut un temps incapable d’émettre une parole, la voix lui manquait. Et qu’allait-elle répondre ? Hélas ! elle se voyait contrainte, à bien dire, de repousser une main généreuse, un cœur large et noble. Elle confia à Carrington ses fiançailles avec Olivier Rambaud et son serment de lui rester fidèle, quoi qu’il dût arriver. Elle conclut :

— Je peux être votre amie, je désire même l’être, mais rien de plus. Seule la mort de mon fiancé, pourrait me dégager de mon serment.

— Pouvez-vous espérer qu’il soit encore vivant ?

— Tant que je n’aurai pas une preuve irrécusable de sa mort, je le considérerai comme vivant.

— Cette preuve pourrait bien ne jamais vous être offerte.

— Je resterai ce que je suis.

— Ne redoutez-vous point de vous trouver toute seule, un jour ? le jour où, pour obéir à la loi du Destin, vos parents devront quitter ce monde.

— J’y ai pensé. Il ne me restera plus qu’un refuge dans cette vie, le couvent.

Comme elle voyait une grande tristesse se peindre sur les traits de l’officier, elle ajouta, pour amoindrir ce que pouvait avoir de dur sa résolution.

— Oh, monsieur, croyez bien que je ne vous dis pas ces choses d’un cœur gai. Tenez ! je serai franche. Même sans vous connaître davantage j’accepterais votre offre, si j’avais la certitude que mon fiancé n’est plus de ce monde. Car, comme je vous l’ai dit, en mon nom comme au nom de mes parents, je vous dois une dette que je serais très heureuse d’acquitter par tous les moyens. Cela ne me serait pas difficile de vous accorder ma main à titre de paiement de cette dette, parce que déjà j’éprouve à votre égard une très grande sympathie, et j’ai tellement confiance en vous, en votre bonté, en votre loyauté que j’ai la conviction que le bonheur, en votre compagnie, me serait assuré. Mais, hélas ! Il nous faut nous soumettre bon gré, mal gré à notre destin.

Carrington ne voulut pas insister. Mais il sentit une amertume intolérable pénétrer peu à peu dans son cœur, et, pour le pire, une amertume qui tuait tout espoir. Il avait examiné tous les obstacles susceptibles de se dresser entre elle et lui, hormis celui-là, qu’il ignorait. Or Louise avait raison, et, à moins d’une certitude contraire, elle devait rester ce qu’elle était. Carrington, vraiment, l’en estimait davantage. Il avait près de lui une femme de caractère, mais aussi il avait le sentiment d’un trésor inappréciable qui lui échappait.

Bien triste fut le départ de l’officier, le matin suivant. Ce fut le cœur gros que Louise le vit s’éloigner, et probablement pour toujours. Quand elle ne le vit plus, elle s’affaissa sur un siège et se mit à pleurer. C’était la première fois en sa vie, peut-être, que des larmes s’échappaient de ces beaux yeux noirs dont la lumière semblait un rayonnement d’astre. Non, ses parents ne se rappelaient pas l’avoir jamais vu pleurer. Il fallait donc que le chagrin fût immense qui la jetait ainsi dans un flot de pleurs amers et débordants. Ses parents voulurent la consoler, sachant à quoi s’en tenir. D’ailleurs, Louise leur confia tout de suite que sa souffrance lui venait d’avoir blessé, sans l’avoir voulu, un grand et noble cœur. Oui, Carrington l’aimait et la désirait pour la compagne de sa vie… Eh bien ! elle finissait par devenir très misérable, très malheureuse parce qu’elle se voyait forcée de faire des malheureux.

Sa mère ne savait trop que dire ou conseiller. Quant au capitaine, il voulut émettre son avis tout de suite.

— Écoute, ma fille, dit-il, il faut faire selon la volonté du grand Maître. Si Olivier ne revient pas, et j’ai bien peur qu’on ne le revoie jamais, il faudra bien que tu prennes un homme. Eh bien ! sacre de sacre, vaut autant que ce soit le major qu’un autre. C’est un brave officier et un honnête garçon, dont tu pourras faire un bon chrétien, si tu veux t’en donner la peine. Après ça, dame, si je me suis trompé, Dieu me le pardonnera.

Sur ce, il secoua la cendre de sa pipe avec une rude énergie.