Le docteur Samuel Johnson et les femmes

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Le docteur Samuel Johnson et les femmes
Revue des Deux Mondes4e période, tome 134 (p. 205-216).
LE DOCTEUR SAMUEL JOHNSON
ET LES FEMMES
D'APRES UNE PUBLICATION RECENTE

Pendant que Voltaire régnait sur la France, l’Angleterre était gouvernée par le fils d’un petit libraire de Lichfield, par le fameux docteur Samuel Johnson, et l’autorité de Voltaire était plus contestée, moins solidement assise que celle du docteur anglais, que Chesterfield traitait de vénérable Hottentot. Comme l’a dit M. Filon, « on admettait ses préjugés comme des dogmes, on recueillait ses boutades comme des oracles. On se disputait l’honneur de puiser à sa tabatière, ou de le débarrasser de sa canne. Ses ennemis étaient des gens perdus, et il suffisait de l’avoir contredit une fois pour s’assurer une double réputation d’intrépidité et de mauvais caractère. » Ce n’était pas seulement dans les questions de critique littéraire que ses arrêts faisaient loi ; morale, religion, institutions politiques, convenances sociales, il décidait de tout, tranchait sur tout. Il s’était chargé d’enseigner à ses compatriotes ce qu’un homme doit croire, doit penser, mépriser ou respecter pour être lui-même respectable. Au commencement du siècle, Addison avait exercé, lui aussi, un grand empire sur l’opinion ; mais, comme l’a dit encore M. Filon, « Addison était un monarque constitutionnel, libéral, affable, le chapeau à la main, le sourire aux lèvres. » De 1760 à 1784, Johnson est un tyran. Il ordonne, il commande, il rend des jugemens sans appel, il proscrit les hérétiques, il frappe d’anathème quiconque résiste à ses souveraines décisions, quiconque discute un seul article de son code de la respectabilité.

Quand on examine son œuvre, on a peine à comprendre cette prodigieuse autorité dont il jouit jusqu’à sa mort. Il fut, comme Addison, un essayiste, un journaliste, et ce journaliste avait la patte lourde ; c’était un ours, et cet ours ne savait pas danser. Il a fait une tragédie, qui tomba à plat. Il a écrit sous le titre de Rasselas un conte philosophique, qu’on ne peut lire jusqu’au bout qu’à la condition de n’avoir jamais lu Candide. Il n’est resté de lui que ses biographies de poètes anglais et son dictionnaire, supérieur, pensent nos voisins, au dictionnaire de notre Académie, et qui a fait dire qu’un jour un Anglais avait battu quarante Français. Lisez tout ce qu’a écrit Johnson, vous n’y trouverez rien qui ressemble à du génie, rien qui porte la marque d’un talent de premier ordre. David Hume lui était cent fois supérieur par l’originalité et la puissance de l’esprit ; il a marqué dans l’histoire de la pensée humaine. Cependant, s’il eut ses admirateurs et ses disciples, il eut peu d’influence sur l’opinion. Johnson le regardait de haut en bas, et un jour qu’il le rencontra dans un salon, il lui tourna le dos. Il qualifiait ce remueur d’idées « de trayeur de taureau », il l’accusait avec superbe de s’amuser à de vaines spéculations, de broder des toiles d’araignées, de préférer des erreurs nouvelles aux vieilles vérités. Toute nouveauté lui était suspecte, il avait horreur des esprits qui cherchent les aventures. En politique, en religion comme en morale, il était un conservateur très borné, exprimant d’une façon originale des idées qui l’étaient peu, et ce fut là le secret de son étonnante fortune. Il représentait l’opinion moyenne de ses contemporains. Ses préjugés lui étaient chers, et dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les Anglais étaient disposés à croire que rien n’est plus raisonnable ni plus utile qu’un préjugé, qu’un homme qui n’en a pas ou qui se pique de n’en pas avoir est un homme dangereux, ou, en tout cas, n’est pas un homme respectable.

Entre la France et l’Angleterre du XVIIIe siècle, il y a cette différence que l’une s’acheminait, sans le savoir, à une grande révolution, et que l’autre avait déjà fait la sienne. A la veille des révolutions, on discute tout et on ne se défie de rien ; on croit à l’innocuité des doctrines, des thèses hardies, des utopies, des chimères ; tout paraît possible et rien ne paraît dangereux : c’est ce que Mirabeau appelait le fanatisme de l’espérance. Au lendemain de ces terribles fêtes, on a l’esprit plus rassis, on est revenu de beaucoup d’illusions, on est plus enclin à craindre qu’à espérer. L’Angleterre avait vécu cinquante ans dans les incertitudes, les crises et les orages ; elle avait décapité un roi, en avait chassé un autre et l’avait remplacé par un étranger qui ne lui plaisait qu’à moitié. Mais elle avait appris par de dures expériences que les parfaits contentemens ne sont pas de ce monde, qu’il faut tâcher d’aimer ce qu’on a, qu’il est plus facile de détruire que de remplacer ce qu’on a détruit, qu’il y a des coups de vent qui emportent les toits des maisons et qu’une maison sans toit est peu logeable. On n’aimait guère la dynastie de Hanovre, qui ne se souciait pas d’être aimable ; on ne laissait pas de la soutenir, crainte de pis. L’Église anglicane était antipathique à beaucoup de gens ; on reconnaissait cependant qu’elle avait son utilité, et que pourvu qu’on lui ôtât le pouvoir de persécuter les non-conformistes, il était bon de lui conserver ses privilèges. Les indifférens, les tièdes, qui ne croyaient pas fermement aux dix-neuf articles, pensaient qu’il convenait d’avoir l’air d’y croire, que la liberté se tourne facilement en licence, que l’esprit de discussion dégénère souvent en fureur et met les sociétés en danger.

Dans les premières années du siècle, il y avait eu comme une explosion de scepticisme et d’incrédulité militante. La religion établie s’était vue exposée à de vives attaques, dont elle avait peu souffert. Les Toland, les Tindal, les Collins, avaient trouvé à qui parler. Comme l’a remarqué M. Leslie Stephen, dans son excellente Histoire de la pensée anglaise au siècle dernier, les défenseurs du christianisme l’emportaient de tout point sur ses adversaires ; l’autorité, le talent, l’érudition, ils avaient tout pour eux[1]. On voyait figurer parmi les champions de la foi un Locke, un Bentley, un Berkeley, un Clarke, un Butler. Les essayistes, les gens de lettres étaient venus en aide aux théologiens et aux penseurs. Addison, Pope, Swift avaient dit leur fait aux incrédules, qui perdent sans cesse du terrain. Au rebours de ce qui se passe en France, la libre pensée n’exerce presque aucune influence sur la littérature anglaise du milieu du siècle. Fielding affecte autant de mépris pour les déistes que pour les méthodistes ; Richardson aurait cru faire injure à son Lovelace en supposant qu’il pût nier l’enfer et les peines éternelles.

L’antique orthodoxie languissait ; elle semblait usée jusqu’aux moelles. Dans le secret de son cœur, tel évêque était infecté de rationalisme, mais il s’arrangeait pour que personne n’en sût rien ; ses doutes ne le tourmentaient point, c’était une goutte indolente qui ne le faisait point souffrir et avec laquelle il pouvait vivre commodément. Tout le monde s’accordait à reconnaître que les vieilles formules ont leur prix, qu’il n’y faut toucher qu’avec un extrême ménagement, que le vin nouveau n’est bon à boire que quand on le sert dans une vieille bouteille. L’enthousiasme et le scepticisme, voilà les deux grands ennemis du bonheur ; on les met tous deux à l’interdit. Les opinions modérées sont à la vogue ; on leur attribue le double mérite de donner de la stabilité aux institutions et beaucoup d’agrément à la vie.

Les philosophes français de ce temps ont les emportemens, les témérités, les fougues et les grâces de la jeunesse ; les penseurs anglais sont des vieillards qui se souviennent, prévoient et se défient. Ils ont un goût prononcé pour les compromis, ils préfèrent le plus mauvais accommodement au meilleur procès ; ils sont fermement convaincus qu’il y a des inconséquences bienfaisantes, que les contradictions font quelquefois le bonheur des individus et des sociétés. Ils méprisent la métaphysique, les vaines curiosités, les fous qui se flaltent de scruter le mystère des choses, et qu’il faudrait bannir de tout État civilisé comme on chasse d’une maison les indiscrets qui aiment à fureter dans les buffets et à mettre leur nez dans les tiroirs. Ils n’approuvent que les doctrines qui tendent à calmer les âmes et à fortifier les vertus sociales. Ils doutent de la bonté originelle de l’homme et de sa perfectibilité indéfinie ; ils pensent qu’on lui rend service en le tenant en bride, en lui enseignant les obéissances pénibles, en lui persuadant de se résigner à certains abus, aux violences, aux fraudes, aux corruptions des gouvernemens, et de tenir pour le pire des fléaux le charlatanisme des redresseurs de torts.

Leur grand principe est que les idées ne prévaudront jamais contre les faits, et le fait qui leur parait le mieux démontré est que le monde ira toujours très mal, et que quoi qu’on fasse, on ne l’empêchera pas d’aller comme il va, qu’au surplus ce n’est pas en réformant les institutions qu’on améliorera le sort des peuples. Ils disent avec Johnson : « Parmi tous les maux dont nous souffrons, combien en est-il que les lois ou les rois puissent aggraver ou guérir ? » Et comme lui ils disent aussi : « Ne remuez pas les eaux qui dorment, laissez les choses tranquilles. Les plus beaux systèmes ne changeront rien ni au cœur ni à la destinée de l’homme ; Wilkes et Rousseau ne vous délivreront ni de la faim, ni de la pauvreté, ni de la maladie. Encore un coup, attachez-vous aux faits et moquez-vous des belles phrases. Travaillez et ne geignez pas. Respectez l’ordre établi, et résistez à l’anarchie comme vous résisteriez au diable. » Ainsi raisonnaient ces hommes sans illusions, sans jeunesse et sans génie. Ils étaient légion, et s’ils avaient été moins nombreux, peut-être l’Angleterre eût-elle vu se rouvrir pour elle l’ère des révolutions et des guerres civiles.

Il faut convenir que la sagesse des vieillards fait moins bonne figure dans les lettres que la folie des jeunes gens, et qu’un bon sens chagrin devient facilement ennuyeux. Johnson ne le fut jamais. Il possédait au plus haut degré cette gaieté d’imagination, cet humour anglais qui sait donner du piquant aux vérités banales ; il s’entendait à assaisonner les lieux communs, à les épicer, à les transformer en paradoxes par l’exagération du tour et de l’expression. Ajoutez que ce sage était un grand batailleur, un savant maître d’escrime, un gladiateur de la plume, et en ceci encore, il se conformait au goût de ses contemporains. Chose curieuse, les fortes convictions étaient rares, et on avait conservé la passion des controverses. Des gens flegmatiques, à l’esprit froid et posé, parlaient avec action ; ils s’échauffaient pour des thèses auxquelles ils ne croyaient qu’à moitié ; indifférent au fond des questions, le public assistait avec plaisir à ces passes d’armes comme à un combat de coqs ou de boxeurs.

On ne se contentait pas de pousser des argumens, de réfuter ses adversaires ; on les injuriait, on les bafouait, on les crossait. Bentley avait signifié à Collins qu’il était un coquin qui avait un intérêt personnel à nier l’enfer. Le virulent Warburton, évêque de Glocester, qui fut en son temps une manière de grand homme, accablait d’outrages les morts et les vivans. Il mettait au pilori « l’infâme Spinoza », et il méprisait également Hume qui ne croyait pas qu’il se fût jamais fait de miracles, et Wesley, qui se permettait de croire qu’il s’en faisait encore. Walpole n’était à l’entendre qu’un insupportable fat, Priestley un misérable, Voltaire une canaille. Johnson, dont les injures tombaient de plus haut, déclarait que tous les whigs étaient des hommes sans principes, de malhonnêtes gens, que le premier whig fut le diable. Il disait de Bolingbroke : « C’est un drôle qui a passé sa vie à charger son fusil contre le christianisme ; mais il a eu peur de la détonation, et il a laissé une demi-couronne à un Écossais famélique pour lâcher la détente après sa mort. » Il tenait tous ses contradicteurs pour des faquins, traitait Adam Smith de « fils de chienne », s’indignait que Rousseau n’eût pas encore été déporté aux îles, et déclarait qu’il faut regarder tous les étrangers comme des fous, jusqu’à ce qu’ils aient donné la preuve du contraire.

Mais il avait sur le retors Warburton l’avantage que donne une parfaite honnêteté d’esprit, une sincérité poussée jusqu’à la candeur. Molière avait fait d’avance le portrait de Samuel Johnson quand il définissait son M. Pargon « un homme qui croyait à ses règles plus qu’à toutes les démonstrations des mathématiques, et voyait du crime à les vouloir examiner. » Il est arrivé souvent à Johnson d’avoir raison, mais il n’était jamais ni plus sûr ni plus content de lui-même, ni plus triomphant que lorsqu’il avait tort. Comme M. Purgon, « il ne savait rien d’obscur, rien de douteux, rien de difficile ; » comme lui, comme tous les vrais dogmatiques, « il avait une impétuosité de prévention, une roideur de confiance, une brutalité de sens commun et de raison qui ne balançait aucune chose. » Hâtons-nous d’ajouter que si M. Purgon avait tué de la meilleure foi du monde sa femme et ses enfans, Johnson n’a jamais tué une mouche. Terrible dans ses propos, il ne voulait mal de mort à personne, et on lui pardonnait sa brutale insolence, qui le rendait heureux.

Si l’on a peine à comprendre l’étonnant empire qu’il avait sur les esprits, il y a dans sa vie quelque chose de plus extraordinaire encore : c’est la séduction que cet homme d’une laideur un peu ridicule et même repoussante exerçait sur les femmes. Ce géant informe, à la face massive, crispée par des tressaillemens nerveux, à la lippe tombante et baveuse, dont la figure avait été ravagée par la scrofule, et qui, vêtu d’un habit couleur de tabac, taché et râpé, portait une perruque que sa chandelle avait roussie, n’excitait pas seulement l’admiration des Burke, des Reynolds, des Garrick, il faisait l’enchantement, les délices des reines de la mode et des salons. Elles le recherchaient, le choyaient, le caressaient, lui prodiguaient leurs attentions et leurs sourires ; elles couraient après lui ; c’était à qui l’aurait. Dans un livre très documenté et fort agréablement écrit, M. Craig a tâché d’éclaircir ce mystère, d’expliquer ce miracle ; mais il convient lui-même que son explication ne satisfait qu’à moitié sa raison, qu’il y a de la magie dans cette affaire[2].

« Je pose en fait, dit M. Craig, que Johnson fut courtisé, flatté, adulé par les femmes comme aucun autre mortel ne l’a jamais été ni avant lui ni après. » La belle duchesse de Devonshire, alors dans la fleur de sa jeunesse, était suspendue à ses lèvres, buvait ses paroles. Lorsqu’il faisait son apparition dans les assemblées les plus fashionables, de charmantes créatures s’attroupaient autour de lui, formant un cercle de quatre ou cinq rangs de profondeur. On les voyait quitter sur-le-champ leurs adorateurs, les splendides beaux du temps des Georges, pour se disputer l’honneur de s’asseoir à côté de cet éléphant malgracieux. Elles ne se contentaient pas de recevoir ses hommages chez elles ; presque toutes allaient le voir chez lui, gravissaient son escalier malpropre, pénétraient avec émotion dans son appartement sombre et mal tenu comme dans le plus vénéré des sanctuaires.

On en cite deux ou trois qui résistèrent au charme. Mme Knowles osait lui tenir tête, lui livrer bataille, ce qui, du reste, ne le chagrinait point : il avait toujours pensé que vivre c’est donner des coups et en recevoir. L’ombrageuse Mme Montagu était jalouse de ses succès mondains qui faisaient tort aux siens. Mme Boswell ne pouvait lui pardonner d’aviver la flamme d’une bougie qui brûlait mal en la retournant de haut en bas et laissant dégoutter de la cire sur les tapis. Encore finit-elle par lui envoyer de la marmelade d’oranges qu’elle avait confectionnée elle-même ; il daigna la trouver bonne. Toutes les autres s’accommodaient aux caprices du dieu. Ses infirmités physiques, ses mains sales, ses ongles peu soignés, sa perruque inculte et posée de travers, ses gestes bizarres, ses gaucheries, tout de lui leur plaisait. Il leur reprochait quelquefois de ne pas savoir s’habiller, car il avait des théories sur tout, même sur la toilette des femmes. — « Petites créatures, leur disait-il, souvenez-vous que les insectes ont du goût pour les couleurs gaies. » — Les insectes passaient condamnation et s’engageaient à ne plus reparaître devant lui qu’enrobe claire.

C’était l’époque des cénacles littéraires, le temps où les gens du monde se piquaient de s’intéresser aux choses de l’esprit. Le jeu, les cartes étaient tombés en discrédit ; quelques femmes avaient proscrit de leurs salons le whist, l’ombre et le quadrille, elles avaient décidé qu’on ne se réunirait chez elles que pour causer. Elles pensèrent attire les hommes en les affranchissant de l’étiquette du costume. Jusqu’alors les bas de soie noire étaient de rigueur. Un M. Benjamin Stillingfleet, nous apprend M. Craig, se présenta un soir chaussé de bas d’un gris bleuâtre. Cet incident fit une si vive impression sur l’amiral Boscawen, qui n’aimait pas qu’on dérogeât à la règle, qu’il donna à ces réunions littéraires le nom de Société des bas-bleus, et le nom resta.

Que le docteur Johnson trônât dans le salon de Mme Montagu, de Mme Vesey, de Mme Ord, où l’on ne connaissait d’autre plaisir que celui de la conversation, on ne saurait s’en étonner ; il était le plus intarissable, le plus véhément, le plus savoureux des causeurs. Mais comme les bas-bleus, les femmes de théâtre subissaient son charme. La célèbre Mme Abington, cette incomparable Béatrix, fort recherchée du grand monde, eut toujours un faible pour cet homme énorme, à qui les lieux communs ne plaisaient que lorsqu’ils ressemblaient à des énormités, La charmante Kitty Clive le goûtait infiniment et se faisait une fête de deviser tête à tête avec lui : « Il m’amuse toujours, » disait-elle. Ce qui est plus étonnant encore, c’est qu’autant que les belles dames, les duchesses et les comédiennes, telles petites bourgeoises très ignorantes sentaient dès la première minute un irrésistible attrait pour l’éléphant, et le proclamaient le plus séduisant des mortels. Une fermière s’écria un jour : « C’en est fait, je suis amoureuse de lui. Est-ce vivre que de ne pas aimer ? » Quand il visita l’île de Skye en compagnie de Boswell, une jolie petite inconnue, d’humeur enjouée, vint s’asseoir sur ses genoux, lui jeta ses bras autour du cou et lui donna un chaste baiser : « Recommencez, ma chère, lui dit le colosse, et nous verrons qui de nous deux se lassera le premier. »

C’était du magnétisme, dit M. Craig ; l’attraction sympathique est une magie. Il y a des hommes qui possèdent le don de se faire adorer par leurs chats, leurs chiens et leurs chevaux. Il cite ailleurs un mot de John Wilkes, qui si laid qu’il fût, ne demandait qu’une avance d’un quart d’heure pour souffler au plus joli garçon de l’Angleterre les bonnes grâces de sa dame. « Il n’est pas besoin, ajoute M. Craig, d’avoir une grande expérience des femmes pour savoir que ce n’est pas toujours aux jolis garçons qu’elles donnent la préférence. Au contraire un instinct secret les avertit qu’ils ont une très petite part au bon ouvrage qui peut se faire dans ce pauvre monde, et en toutes choses, ce qui les touche le plus, ce sont les œuvres. » Ce qui me paraît certain, c’est que si le docteur Johnson avait été moins laid et moins bourru, il aurait eu plus de peine à leur prendre le cœur. Comme les enfans, elles se sentent secrètement attirées vers les choses et les êtres qui leur font peur ; une des sensations qui leur sont le plus agréables est de découvrir que ce qui paraît terrible ne l’est pas toujours, de revenir de leurs appréhensions et de prendre de grandes libertés avec le fantôme qui les effarouchait. Elles ont du goût pour les gros dogues qui mordent tout le monde et se laissent houspiller par leur maîtresse. Elles aiment à apprivoiser les monstres, à s’en faire obéir, à leur prouver que la faiblesse est une force.

C’était une entreprise hasardeuse que de prétendre amadouer le docteur Johnson. Il rebutait, rabrouait souvent ses belles adoratrices, payait de rebuffades leurs adulations et leurs cajoleries. On raconte qu’une jolie miss lui ayant dit : « Docteur, ce que j’aime dans votre dictionnaire, c’est qu’on n’y trouve pas un seul vilain mot, » il répondit brutalement : « Vous les avez donc cherchés ? » Miss Reynolds lui ayant demandé ce qu’il pensait d’une traduction d’Horace récemment publiée par une jeune lady : « Ce sont d’excellens vers de demoiselle, répliqua-t-il, c’est dire que ce n’est rien du tout ; mais c’est beaucoup pour la personne qui les a écrits. » La première fois que Mme Hannah More lui fut présentée, elle ne lui épargna pas les complimens ; il essuya quelque temps l’averse sans mot dire ; puis, d’un ton colère : « Madame, avant de flatter un homme aussi grossièrement que vous le faites, vous devriez vous assurer si vos flatteries ont quelque prix pour lui. » Un jour que miss Monckton, plus tard comtesse de Cork, l’une des reines de la mode, lui disait qu’un livre de Sterne l’avait touchée : « C’est possible, dit-il ; cela tient, ma chère, à ce que vous êtes une sotte. » Parfois, cependant, il avait l’humeur plus débonnaire et plus galante. Il était déjà très vieux quand il pria une dame fort élégante de venir s’asseoir auprès de lui ; comme elle s’informait de sa santé, il répondit : « Je me porte très mal, madame, très mal, même quand vous êtes très près de moi ; que serait-ce si vous vous éloigniez ? » Une autre fois, une jeune femme qui lui offrait une tasse de café, lui dit que sa cafetière était le seul bien qu’elle possédât en propre. « Ne parlez pas ainsi, ma chère, s’écria-t-il. Comptez-vous donc mon cœur pour rien ? » On lui pardonnait ses incartades, on savourait ses fadeurs.

Il charmait les femmes ; le charmaient-elles ? Si l’on en juge par les aphorismes dont il les régalait, il les respectait peu ; il les tenait pour de jolis petits animaux, dont les grâces l’amusaient et dont la vraie destination était de lui servir de jouets, de hochets. Il affectait de ne pas les prendre au sérieux, de les considérer comme des êtres inférieurs. Il les accusait de n’avoir pas le sens commun, de n’agir que par des motifs futiles ou intéressés, d’avoir tour à tour l’âme d’un enfant ou d’un vieil avare. Il désirait qu’on les tint de court, que la rigueur de la loi les empêchât d’abuser de la dangereuse puissance que leur avait donnée la nature. Il les trouvait insensées de réclamer l’égalité des droits ; il n’admettait pas que ni dans ce monde, ni même dans l’autre elles fussent traitées comme les égales de l’homme.

Ce ne sont pas nos aphorismes qui gouvernent notre vie ; nos inclinations naturelles sont la règle mystérieuse de nos sentimens et de nos actions. Par je ne sais quel miracle, ce docteur très bourru, qui tenait la femme pour un être inférieur, cachait un cœur d’or sous son enveloppe rugueuse, et il y avait en lui un fonds de tendresse délicate, pieuse, pour les êtres faibles et dépendans. Ce formidable batailleur, à l’esprit et au corps massifs, était un de ces bons géans des contes de fées, qui se plaisent à secourir les humbles et les petits. Ce pachyderme, à la lourde démarche, qui écrasait sous sa grosse patte tous les whigs, tous les fous, tous les enthousiastes, tous les sceptiques qu’il rencontrait sur son chemin, se faisait un scrupule d’écraser une fourmi.

Personne ne fut plus humain, plus charitable. Il avait vécu dix ans dans une misère noire et gagné son pain par de dures et fastidieuses besognes ; loin de l’aigrir, ses souffrances lui avaient attendri l’âme.

Il était devenu célèbre, mais il était peu fortuné ; le plus clair de ses ressources était la pension de 300 livres sterling que lui avait fait allouer le marquis de Bute, et ce pauvre aimait à partager ses petites rentes avec de plus pauvres que lui. Quand il eut perdu sa femme, il fit de sa maison un refuge, un hospice, où il recueillait de chétives créatures battues de l’oiseau, maltraitées par la vie, tristes épaves d’un grand naufrage. En sortant d’un salon où des duchesses, où d’élégantes comédiennes lui avaient prodigué l’encens, il retournait à ses brebis malades, qui vivaient de ses bienfaits et s’en montraient souvent peu reconnaissantes. Il était plein d’attentions pour elles, il adoucissait sa voix pour leur parler, prenait en bonne part leurs reproches et leurs doléances, se pliait à leurs caprices. Cet orgueilleux se faisait esclave et semblait aimer sa servitude. Il se révoltait contre le despotisme de la jeunesse et de la beauté triomphantes, il se soumettait humblement à la tyrannie de la laideur en cheveux gris.

La plus ancienne de ses pensionnaires était une Mme Anna Williams, fille d’un médecin du pays de Galles ; elle avait perdu la vue ; il se serait fait conscience de la renvoyer, et elle mourut chez lui. Elle se considérait comme la maîtresse de la maison ; quoi qu’on pût lui dire, elle découpait à table, patrouillait les viandes, s’obstinait à servir le thé, et s’assurait que les tasses étaient pleines en y plongeant le doigt. Ses incongruités causaient de grands dégoûts à Boswell et aux autres invités du docteur, dont l’angélique indulgence ne se démentit jamais. Elle était exigeante, irritable, acariâtre ; il prenait tout en douceur, et quand il dînait en ville, il lui envoyait de la taverne voisine quelque plat friand qui la consolait de son absence.

Il lui avait donné pour compagnes la veuve d’un professeur d’écriture, Mme Desmoulins, et une certaine miss Cormichaël, qu’on appelait Poil, très désagréable personne. « Comment Poli est-elle venue s’établir chez vous ? lui demandait-on. — Je ne m’en souviens pas bien, répondait-il ; mais nous pourrions facilement nous passer d’elle ; c’est une stupide pécore. » Telles étaient, dit M. Craig, les sultanes qui logeaient sous son toit et puisaient à l’envi dans sa maigre bourse. Il hébergeait aussi un vieux M. Levett, apothicaire en déconfiture. À ces pensionnaires à poste fixe s’en joignaient d’autres qui n’étaient que de passage. Tous ces éclopés ne s’entendaient guère ; la discorde régnait au logis, c’étaient de perpétuelles chamailleries. « Williams, écrivait-il à une amie, déteste tout le monde, Levett déteste Desmoulins et n’aime pas Williams, Desmoulins les hait tous deux également, et Poll n’aime personne. » Il était sûr, en rentrant chez lui, d’y trouver des plaignans à satisfaire, des combattans à séparer. « Pourquoi gardez-vous ces femmes ? — Eh ! ne voyez-vous pas que si je leur retirais mes secours, personne ne leur en donnerait ? » Au surplus, leurs querelles n’étaient pas pour lui déplaire. Quand Poil était aux prises avec Mme Williams, il lui criait quelquefois : « Courage, Poll ! Sus, sus, ma belle ! Tenez bon, Poll ! » Il y avait de temps à autre des accalmies imprévues, qui l’étonnaient comme un phénomène contre nature ; ces grands silences pacifiques lui semblaient inquiétans. On vit paraître un soir dans cette demeure trop hospitalière une étrange visiteuse. Il l’avait ramassée dans la rue, couchée de son long sur le pavé et hors d’état de se tenir debout ; la chargeant sur ses puissantes épaules, il l’avait emportée dans sa caverne. Il découvrit bientôt que c’était une pécheresse du plus bas étage. Il ne laissa pas de lui prodiguer de tendres soins, se mit en dépense pour elle, et lorsqu’elle fut entièrement rétablie, il lui adressa un éloquent sermon. L’histoire ne dit pas si elle en profita.

Non seulement cet homme coriace avait le cœur miséricordieux, il était de complexion amoureuse. M. Craig a dressé la liste de toutes les femmes qu’il aima ou prétendit aimer ; elle est longue et on n’est pas sûr qu’elle soit complète. — « Il ne faut pas se moquer, disait-il un jour, d’une passion qui a bouleversé des empires, et qui tour à tour inspire l’héroïsme ou dompte l’avarice. Celui qui ne l’a pas éprouvée ne connaît pas le bonheur, et celui qui la tourne en ridicule ne mérite pas de la ressentir… C’est cette passion qui me consume, ajoutait-il d’une voix altérée par l’émotion, quand j’aperçois la jolie Fanny que voici, et qui est très cruelle pour moi. » Aimait-il Fanny ? Il est permis d’en douter. Avait-il sérieusement aimé Molly Aston ? Comme on lui demandait quel avait été le plus heureux temps de sa vie, il répondit : « C’est l’année où j’ai passé toute une soirée avec Molly. Ce ne fut pas du bonheur, ce fut du délire, une ivresse dont le souvenir a embelli les douze mois qui suivirent. » Ce qui rend douteuse la sincérité de ses délires, c’est qu’il lui arriva souvent d’aimer trois ou quatre personnes à la fois ; il déclarait que tous les gens sensés en usent ainsi, qu’un amour exclusif est la chimère des imaginations romantiques et déréglées.

Il disait à l’âge de soixante-dix ans : « Si je n’avais pas de devoirs à remplir et de comptes à rendre à la postérité, je voudrais passer ma vie dans une chaise de poste qui irait dare-dare, tête à tête avec une jolie femme, pourvu qu’elle fût capable de me comprendre et de placer son mot dans l’entretien. » Le flirt et les longues causeries, c’est en vérité tout ce qu’il demandait à cette grande passion qui bouleverse les empires, et s’il aimait à tenir une femme sur ses genoux, c’est qu’il trouvait du plaisir à lui parler de très près. L’amour n’était pour cet infatigable causeur qu’une gourmandise de l’esprit, l’épice et le piment des conversations.

Toutefois il jouait trop avec le feu : ce myope, qui passait des soirées couché sur ses livres, avait brûlé sa perruque à la chandelle ; à force de flirter, son cœur finit par s’allumer. Le malheur est que cette aventure lui arriva sur le tard, et que les amours tardives compromettent la dignité des cheveux blancs. Fille d’un riche propriétaire du pays de Galles, Mme Thrale tenait une place en vue parmi les femmes lettrées de son temps. Elle écrivait en prose et en vers ; elle savait le latin, un peu de grec, le français, l’italien, l’espagnol. Miss Burneya vanté la finesse de son intelligence, le brillant de son esprit, son charme, ses grâces, l’aménité de son caractère. Ce qui la recommandait le plus à la bienveillance de Johnson, c’était son remarquable talent pour la conversation ; ni Mme Vesey, ni Mme Montagu ne possédaient comme elle le don des heureuses reparties. Le docteur lui reprochait d’en abuser quelquefois, d’avoir la langue trop déliée et trop hardie, ajoutant qu’à cela près elle était la première femme du monde. Elle recevait ses remontrances avec un pieux respect ; heureuse de voltiger, de papillonner autour du grand homme, elle lui témoignait une affection presque filiale et disait un jour à Boswell : « Tout le monde l’admire ; il n’y a que vous et moi qui l’aimions. »

Elle avait épousé depuis deux ans M. Thrale et Johnson avait perdu sa femme depuis peu quand ils lièrent connaissance. Petite, vive, potelée, elle avait le visage rond, le teint uni, l’œil bleu et luisant. On se voyait sans cesse, on parlait avec liberté de toute chose. M. Thrale, qui avait le corps et l’esprit pesans, faisait régulièrement sa sieste après ses repas. Johnson lui savait gré de ses longs sommeils, qui lui procuraient de délectables tête-à-tête avec une amusante petite femme, dont il était le confident et le conseiller. Williams, Desmoulins, Poil et leurs batailles, tout était oublié. Il avait alors cinquante-six ans, et cet âge est, selon M. Craig, « l’enfance de la vieillesse. » Durant seize années, ce délicieux commerce ne fut troublé par aucun incident fâcheux. M. Thrale pouvait dormir sur ses deux oreilles ; le docteur était incapable de convoiter le bœuf, l’âne et la femme de son prochain.

Malheureusement M. Thrale vint à mourir, et cela gâta les affaires. Johnson s’avisa désormais que Mme Thrale n’était pas seulement une exquise machine à causer, elle lui parut désirable ; elle était libre et l’idée lui vint de la posséder en tout bien, tout honneur. Il lui fit des insinuations, de vagues ouvertures, qu’elle ne sembla pas comprendre. Ce qui le gênait, c’est qu’il était fier et qu’elle était riche ; elle possédait un revenu de 3 000 livres sterling ; il serait mort de honte si elle avait pu le soupçonner d’en vouloir à ses écus. Le hasard voulut qu’elle rencontrât dans un salon un jeune Italien fort agréable et qui chantait à merveille. Elle le prit en goût, lui et ses chansons, et dès lors l’infortuné septuagénaire connut toutes les mélancolies, toutes les douleurs, toutes les angoisses qui gonflaient le cœur d’Arnolphe. Il la mit en demeure de rompre avec Horace et se flatta un instant qu’elle lui ferait ce sacrifice. Pendant un séjour qu’elle fit à Brighton dans l’automne de 1777, il lui écrivait : « Que vous êtes loin de moi ! et que ne puis-je être auprès de vous ! J’aime à entendre rugir la mer et babiller ma maîtresse. »

Son illusion ne dura guère : « Madame, si j’entends bien votre lettre, vous êtes sur le point de vous marier ignominieusement. Moi qui vous ai si longtemps aimée, respectée et servie, je vous en conjure, avant que le dommage soit irréparable, souffrez que nous causions une fois encore. » Elle lui répondit : « Tant que vous n’aurez pas une meilleure opinion de M. Piozzi, nous ne nous reverrons pas. » Il s’abaissa aux supplications, demanda grâce : « Je soupire de tendresse… J’ai les yeux pleins de larmes. » Quinze jours plus tard, elle épousa son Piozzi et, avant la fin de l’année, le docteur dormait du sommeil éternel dans l’abbaye de Westminster. Elle vécut fort longtemps ; on assure qu’à quatre-vingts ans, elle dansait encore avec grâce.

Ainsi vont les choses, et telle est la fragilité de la raison humaine. L’homme qui se regardait comme le bon sens personnifié, et qui accablait les fous de ses sarcasmes, a fini par donner au monde un grand exemple de déraison, il a prouvé que les plus sages ont leur grain. Ses lettres à Mme Thrale font peine à lire. Malheur aux fous qui ne sont plus jeunes ! La sagesse consiste à ne dire des folios que dans l’âge où l’on est capable d’en faire. M. Craig affirme que, même dans sa jeunesse, Samuel Johnson n’en fit jamais. Cela se paie toujours.


G. VALBERT.

  1. History of English Thought in the eighteenth Century, by Leslie Stephen, 1876.
  2. Doctor Johnson and the fair sex, a study of contrasts, by W. H. Craig. Londres, 1895.