Le drapeau blanc/01

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Éditions Édouard Garand (35p. 3-10).



— I —

LE GRAND DEUIL


Ce soir du 13 septembre 1759, Québec, la capitale de la Nouvelle-France, gémissait et pleurait !

Elle, qu’on avait vue si heureuse, lorsqu’elle acclamait le retour de ses soldats vainqueurs après quelque campagne héroïque… lorsque sa voix vibrante de fierté chantait les hymnes de la victoire… lorsque de son rire sonore et joyeux elle semait autour d’elle la gaieté et l’espérance… lorsque de ses fêtes éclatantes elle répandait sur toute la Nouvelle-France des flots de joie et d’enthousiasme… oui, ce soir-là, la capitale de la Nouvelle-France demeurait plongée, anéantie presque dans un abîme d’amertume et de désespoir !

Ce n’était plus la nymphe épanouie haussant hors des ondes lumineuses sa silhouette gracieuse et frémissante, mêlant la richesse de ses formes à la richesse des frondaisons mouillées d’une rosée de mer, étalant magnifiquement ses grâces admirables sous les lumières vives d’un ciel tout aussi pur qu’un ciel de France ! Ce n’était plus cette reine majestueuse dominant de son trône de granit la puissance et la majesté des fleuves, des bois, des monts qui la saluaient d’un geste large ! Elle n’était plus l’éclatante lumière dont les rayons avaient ébloui le monde, lumière qui avait de ses feux ardents embrasé tout un continent, lumière vers laquelle s’étaient à l’envi tendues les mains d’un jeune peuple ! Elle ne tenait plus en ses mains ce sceptre de diamant qui, durant près de deux siècles, avait tenu en respect tant d’ennemis barbares et redoutables ! Non, elle ne rayonnait plus ! Non, elle ne chantait plus ! Non, elle ne riait plus ! Son visage serein des jours de gloire s’était voilé ! Son ombre même, jadis illuminée comme un astre, se confondait, se dissipait dans l’ombre plus épaisse de cette nuit funeste ! Non… il n’était plus rien de tout ce passé splendide !

Cette masse de granit, qu’avait couronnée la gloire, des eaux du fleuve sombre surgissait comme un monument funèbre qui semblait abandonné sur un point sauvage d’un continent inconnu. À le contempler ainsi, on aurait pu penser que des hommes naguère, mais dans un temps très reculé, l’avaient élevé pour marquer la consommation d’un désastre affreux ou pour exprimer une douleur inouïe ! À moins qu’un grand roi, peut-être, dans sa marche aux conquêtes gigantesques ne l’eût, en passant, dressé pour laisser aux mondes futures un indice de sa force, un jalon de sa puissance ? Car, en dépit de sa désolation, car malgré son deuil, ce monument gardait un air de majesté et de puissance qui étonnait !

En s’arrêtant tout près on se sentait troublé infiniment : on reconnaissait un géant, mais un géant gaulois qui, sombre dans sa détresse et son délaissement, tête penchée sur sa vaste poitrine, paraissait considérer ses blessures d’un œil atone. Car il était tout déchiré ce grand lutteur tombé enfin sous le choc puissant d’un ennemi implacable ! Ses membres, si vigoureux hier, ne sont plus aujourd’hui que des lambeaux de chair ! Cette chair frémit ! Et malgré sa défaite, malgré l’atroce souffrance que lui causent ses plaies encore saignantes, il se redresse dans un mouvement désespéré… il se redresse comme pour mieux exhaler sa douleur ! Dans la nuit tranquille, que n’ose pas troubler l’ennemi retranché non loin de là, on entend tomber de sa bouche crispée la plainte de sa grande âme endolorie !

Oui, Québec répand ses lamentations autour du corps agonissant de son vaillant héros !

Dans la salle d’armes du Château Saint-Louis, le valeureux marquis de Montcalm repose sur une couche de souffrances. Un chirurgien, un Père Jésuite, M. de Ramesay, M. de Fiedmont et quelques autres officiers de son armée vaincue entourent, graves et consternés, sa couche. Dehors, sur la place du Château, le peuple et les soldats de la garnison prient à genoux, ou, à voix basse et désespérée, font l’éloge du beau général.

— Il est vrai que je suis tombé dans la défaite, disait Montcalm à ceux qui l’entouraient, mais n’importe ! je meurs content !

Il mourait content, lui aussi, comme son adversaire, le jeune général Wolfe ; il mourait avec la vision du devoir accompli. Ses fautes n’étaient plus : il s’en était accusé et il avait été pardonné. Sa défaite était encore une gloire qui lui servait de linceul. Mais, hélas !… il sembla que son dernier soupir fût aussi celui de la Nouvelle-France, et il sembla que la masse de granit en avait frémi jusqu’en ses bases les plus profondes !

Et tandis qu’agonisait ce héros, qui fut peut-être le plus beau, sinon le plus grand, de la Nouvelle-France, l’armée, triste et à demi démoralisée, sortait de son camp de Beauport ; elle s’engageait par la route de la Lorette, obliquait vers Saint-Augustin et gagnait, par la Pointe-aux-Trembles, la rivière Jacques-Cartier où elle allait se retrancher en attendant que son nouveau chef, le Chevalier de Lévis, auprès duquel Vaudreuil avait dépêché le grenadier Flambard, vînt en prendre le commandement.

Ce soir-là, en effet, le gouverneur avait tenu conseil avec les principaux officiers qui lui restaient. Fontbonne avait été tué. Sénézergues et de Privas avaient été mortellement atteints. M. de Saint-Ours était aussi gravement blessé. Or, à ce conseil encore apparaissait Bigot. Il apparaissait, après avoir en secret conféré avec sa bande.

Le conseil s’était réuni pour décider que l’armée retraitât et se retirât à la rivière Jacques-Cartier, incapable qu’elle était, par manque de vivres et de munitions, de reprendre l’attaque contre les Anglais, et coupée aussi qu’elle était de l’armée de Bougainville. En demeurant dans son camp de Beauport elle courait le risque de se voir embouteillée, affamée, puis réduite à néant. Mais Bigot, qui désirait voir se terminer une dispute « Pour un pays de bois et de neiges », conseilla une reprise d’offensive contre les Anglais, avant que ceux-ci, disait-il, ne fussent solidement retranchés. C’eût été marcher à un désastre irrémédiable. Et pourtant Vaudreuil écouta la voix de Bigot, il voulut que l’armée se joignît à la garnison de la ville et qu’elle reprît l’offensive dès le lendemain sur les Plaines d’Abraham. Mais aucun officier ne voulut consentir à une telle folie ; et, la majorité l’emportant, la retraite fut décidée. C’était le parti le plus sage. Il fut en même temps décidé de confier le commandement suprême de l’armée au Chevalier de Lévis, qu’on croyait à Montréal, et à qui un courrier serait dépêché.

De fait, cette décision avait été déjà prise par Vaudreuil lui-même, et Flambard avait été chargé de remplir cette mission auprès du chevalier ; mais le gouverneur avait jugé prudent de faire confirmer sa décision par le conseil. Il avait aussi confié à Flambard un message pour M. de Ramezay, enjoignant à celui-ci de ne pas livrer la ville tant qu’il resterait des vivres suffisantes pour la garnison et la population de la cité, et exprimant l’espoir que M. de Lévis arriverait à temps à son secours.

Dès après la réunion du conseil l’ordre de la retraite fut donnée à toute l’armée, et, trop précipitée, cette retraite ressembla à une fuite. Il est vrai qu’il était à craindre que les Anglais ne s’opposassent à la retraite, en barrant la route de la Lorette et de Saint-Augustin, l’unique voie par laquelle l’armée française pouvait se retirer. Aussi, pour ne pas éveiller les soupçons de l’ennemi, fut-il laissé dans le camp de Beauport une certaine quantité de tentes toutes dressées, qui pourraient faire penser que l’armée demeurait dans ses retranchements.

La population de la campagne environnante, se voyant abandonnée, désespéra tout à fait. Un grand nombre de paysans suivirent l’armée pour aller s’établir aux Trois-Rivières ou à Montréal, en attendant que le sort des armes décidât de la victoire définitive. Le spectacle fut lamentable : on vit en pleine nuit des charrettes chargées de meubles et de quelques provisions rouler en cahotant lugubrement à la suite des régiments français. Des vieillards suivaient en gémissant. Des femmes éplorées marchaient à la suite du triste cortège, les unes traînant leurs enfants par la main, d’autres les portant sur leur sein suffoqué, car dans les charrettes on n’avait pu leur faire une place ! Que de larmes mouillèrent la poussière de la route ! Que de sanglots troublèrent cette nuit funèbre ! Que de pieds meurtris et sanglants laissèrent leur empreinte sur ce chemin du Calvaire ! Des veuves, seules et incapables d’emporter quoi que ce fût, ou trop découragées, avaient mis le feu à leurs habitations pour qu’elles ne devinssent pas la propriété de l’ennemi, et elles s’en allaient à l’aventure, brisées par la douleur. Cette fuite ressemblait à l’antique exode du peuple hébreux. Et pendant quatre jours les routes furent témoins de cette retraite navrante de pauvres et misérables campagnards ; et la fuite ne cessa que ce jour néfaste du 17 septembre, quand on vit au-dessus du Fort Saint-Louis flotter, comme un linceul affreux, le drapeau blanc ! Alors, on comprit que tout espoir était anéanti ; et ceux qui n’avaient pas fui et d’autres qui s’apprêtaient à fuir furent à ce point abattus par cet événement, que, sans force ni courage, ils préférèrent attendre ce qui adviendrait… quand ce serait ou la mort ou l’esclavage !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Donc, tandis qu’un grand et malheureux héros exhalait le dernier soupir — soupir avec lequel semblait s’envoler l’âme d’un peuple — tandis que l’armée abandonnait son camp et les murs de la cité, laissant les Anglais maîtres de toute cette partie du pays qui s’étendait jusqu’à la mer, tandis que les populations campagnardes, dans le plus grand désarroi, clamaient leur désespoir ou appelaient d’une voix déchirante l’aide de la France, comme si la France par l’au-delà des mers pouvait entendre ces voix chétives que dévorait un espace infini, il était des êtres humains — mais était-ce bien des êtres humains ?… oui, il était des Français qui célébraient joyeusement et cyniquement la catastrophe !

Dès le crépuscule de ce jour de deuil, ces Français s’étaient hâtivement réunis chez l’intendant Bigot, en sa demeure de la rivière Saint-Charles. Cadet, Péan, Varin, Corpron et Pénissault y étaient venus joindre l’intendant et son funèbre factotum, Deschenaux. Ceux-ci, c’étaient les chefs ; mais les autres étaient venus aussi, tout une bande de subalternes sans cesse affamés et assoiffés, tels des chiens repus, mais qui sentent qu’il reste encore un os à croquer. Car on savait qu’il restait tout au moins des dépouilles dont chacun de ces croquants tenait prodigieusement à sa part. D’autres, moins cupides peut-être, ou plus anxieux d’aller mettre à l’abri le fruit de leurs rapines, y étaient venus dans le dessein d’unir leurs forces pour précipiter la chute finale, après quoi ils n’auraient qu’à prendre la mer. Et tout en venant chez monsieur l’Intendant pour se concerter et discuter affaires, on y avait emmené ses femmes, de sorte que rien ne pouvait les empêcher de mêler l’utile à l’agréable : on voulait fêter et festoyer comme avant, comme toujours ! Comme leurs ennemis, les Anglais, ils disaient, avec un cynisme révoltant : « as usual » !

Nous ne rapporterons pas les détails de cette fête qui se prolongea jusqu’à l’aurore du jour suivant, jusqu’à cette heure fatale où, au Château Saint-Louis, le malheureux Montcalm expirait après avoir enduré de terribles souffrances. Car narrer ce festin, cette débauche, alors que de toutes parts coulaient des flots de larmes, alors qu’un deuil immense enveloppait toute la colonie, serait tracer un tableau si honteux qu’il nous répugne à l’entreprendre. Mais pour mieux faire voir à notre lecteur jusqu’à quel degré de lâcheté et de cynisme était descendue toute cette bande féroce d’agioteurs et de larrons, nous le ferons assister à un conciliabule qui fut tenu à l’écart et à l’insu des autres personnages de la fête.

À ce conciliabule assistaient Bigot, Deschenaux, Cadet, Beau, Varin, Corpron et Pénissault. D’autres associés de cette bande se trouvaient en ce moment ou aux Trois-Rivières ou à Montréal où, là encore, la table des festins était largement mise.

Il était six heures et demie, lorsque Deschenaux pénétra dans une large pièce du premier étage qui servait de cabinet, de travail à l’intendant, et où se trouvaient réunis les dignes personnages que nous venons de nommer.

— Messieurs, annonça Deschenaux en entrant, l’armée a trouvé un nouveau chef !

— Bougainville ? je parie, cria Varin.

— Non, dit Bigot en hochant la tête avec mépris ; Bougainville n’est qu’un sot. Je devine quel est ce nouveau chef ; c’est ce fat et prétentieux Monsieur le Chevalier de Lévis !

— Vous le devinez, monsieur, dit Deschenaux.

— Mais Lévis est à Montréal, cria Cadet ; comment peut-il prendre le commandement de l’armée ?

— Mon cher Cadet, reprit Bigot de sa voix toujours suave, mais aussi pleine d’autorité toujours, si notre ami Deschenaux a nommé Lévis comme le nouveau chef de l’armée, c’est donc que c’est ainsi !

— Mais je m’y oppose ! exclama Cadet avec force.

— Et moi donc ? fit Bigot.

— Et moi donc ? Et moi donc ?… firent les autres tour à tour.

— Messieurs, dit Deschenaux, quel est, à votre avis, celui de nos officiers qui serait le plus apte à prendre le commandement suprême de l’armée ? Car Monsieur de Montcalm aura bientôt cessé de vivre.

— Le plus apte ? s’écria Corpron. Mais ne serait-ce pas Le Mercier ? C’était son ami intime.

— Le Mercier ? ricana Varin ; mais ce n’est qu’un petit capitaine d’artillerie. Moi, ajouta-t-il, je proposerais…

Il fut interrompu par Pénissault.

— Ah ! bah, dit ce dernier ; allez-vous nous faire croire maintenant qu’il faille un maréchal de France pour prendre le commandement de quelques régiments tout halbrenés, le ventre vide, et les yeux plutôt tournés vers la France, où il leur tarde de retourner, que vers cette capitale qui ne tient plus debout ? Vous me faites rire !

— Je ne dis pas qu’il faille un maréchal, répliqua Varin aigrement ; mais je conçois qu’il faille tout au moins un officier de mérite.

— Nomme donc cet officier ! cria Cadet, qui venait de vider coup sur coup deux coupes remplies d’eau-de-vie.

— Montreuil ! répondit Varin.

— Montreuil ! s’écria Cadet avec un sourire méprisant. Bah ! je pense que Monsieur le chevalier de Montreuil, tout comme Monsieur de Levis, a plus de prétention et de fatuité qu’il n’a de nerf dans la tête et le cœur !

Il éclata d’un long rire.

— Mes amis, intervint Péan sur un ton prétentieux, car Péan essayait de rivaliser d’influence et d’autorité avec l’intendant ; et si ce dernier lui prenait le meilleur de sa femme, en revanche Péan essayait de subtiliser à Bigot un peu de son autorité. Mes amis, dit Péan, il n’y a qu’un homme capable de conduire l’armée…

— Selon nos vœux… ricana Deschenaux.

— Bien parlé, ami Deschenaux ! approuva Cadet.

— Ne riez pas ! cria Péan indigné. Je dis qu’il n’est qu’un homme dans tout le pays capable de commander l’armée : c’est Duchambon de Vergor !

Cadet se mit à rire follement.

— Qu’est-ce à dire ? s’écria Péan plus indigné.

— Mon cher ami, ce pauvre Vergor est prisonnier des Anglais, ne le saviez-vous pas ?

Péan rougit et demeura béant.

Un rire énorme résonna autour de la table de l’intendant. Car Péan était un être plus ridicule que sérieux. Sans être un imbécile, il n’avait certes pas de facultés mentales à revendre. C’était aux mains de Bigot un instrument passif ; c’était un esclave abject incapable d’initiative ; c’était l’ignorant bourré de prétention au savoir, cousu de fatuité, dévoré d’envie d’ordonner et de diriger comme M. Bigot, pourri de vanité, boursouflé d’orgueil et sujet à crever un jour ou l’autre de toutes ces excellentes choses dont il s’emplissait le ventre, la tête et le cœur !

Le rire se prolongea tant, que Bigot dut intervenir.

— Messieurs, messieurs, cria-t-il, du sérieux, je vous prie ! Tantôt le moment des plaisirs sera revenu, lorsque nous irons rejoindre ces dames dont nous entendons les rires joyeux et les chants exquis.

Des salons du rez-de-chaussée, en effet, montaient par fusées éclatantes les rires des femmes et leurs gais refrains.

Dans le cabinet de travail de l’intendant le silence se fit.

Bigot aspira longuement une prise de tabac. Puis, ayant secoué son jabot, il se tourna vers Deschenaux qui, sombre et agité, insensible au rire des autres, se promenait à quelques pas de là les mains au dos, et demanda :

— Mon ami, tu ne nous as pas donné l’explication de cette nouvelle que tu apportes : que Monsieur de Lévis a été désigné pour remplacer le marquis de Montcalm.

— L’homme qui m’a apporté cette nouvelle est en bas… c’est ce Foissan !

— Oh ! oh ! fit Cadet en riant, le signor Fossini !

— Foissan ! dit Bigot en fronçant un peu le sourcil ; de qui tient-il la nouvelle ?

— Il ne me l’a pas expliqué. Voulez-vous que je le fasse mander ?

— C’est bien, fais !

Deschenaux souleva une portière, ouvrit une porte et appela :

— Jérôme !

Un domestique, posté dans une antichambre voisine, parut.

— Va, dit Deschenaux, dire au sieur Foissan qu’il est mandé sur l’heure, et amène-le !

Le valet descendit rapidement au rez-de-chaussée, pour ramener l’instant d’après cet individu louche, homme de bas étage, qui s’adonnait à tous les métiers pourvu qu’ils rapportassent, transfuge capable d’accepter et d’entreprendre pour de l’argent les pires traîtrises, esclave qui avait amorcé des pourparlers d’affaires entre Wolfe et Cadet, c’est-à-dire ce Fossini, italien d’origine qui avait pris un nom français, ce Foissan, enfin, que notre lecteur se rappelle avoir vu à l’œuvre dans un récit antérieur intitulé Le Siège de Québec. Ce Foissan, comme quantité d’autres subalternes et vipères, apparut richement vêtu de dentelle et de soie, poudré, fardé, perruqué, et portant avec une ostentation à faire pouffer les agonisants l’épée en verrou. Ajoutons, puisque ce Foissan va jouer dans le présent récit un certain rôle, que c’était encore un autre bretteur, ferrailleur sans scrupule, qui avait traversé les continents en quête de fortune facile et de plaisirs. Joli garçon, hélas ! dépassant à peine la trente-cinquième année, c’est-à-dire jeune, audacieux, mais dépravé, pervers, doué d’une certaine facilité de parole, il possédait cent avantages pour exercer la duperie.

Seulement, il était assez intelligent, tout à l’encontre de Péan, pour ne pas se donner avec ses maîtres des airs de maître. Il s’inclina respectueusement devant l’intendant et attendit qu’on l’interrogeât.

— Ah ! ah ! fit Bigot en souriant avec ironie, je crains que nous n’ayons dérangé Monsieur de Foissan. Si je ne me trompe, monsieur était en tête à tête avec mademoiselle… la très jeune et très jolie mademoiselle Deladier.

Foissan rougit sous la peinture qui rougissait son visage et bégaya :

— Monsieur l’intendant…

Bigot l’interrompit :

— C’est bon, c’est bon, mon ami ; il importe que jeunesse se passe, par Notre-Dame ! Or, maître Foissan, pour aller au plus court, vous avez apporté céans la nouvelle que Monsieur le Chevalier de Lévis, présentement en la ville de Montréal, a été nommé… général en chef de l’armée ?

— C’est la vérité, monsieur l’intendant.

— Mais nommé par qui ? interrogea Cadet, la voix zézayante sous l’ivresse qui venait.

— Par Monsieur de Vaudreuil, répondit Foissan.

— Mais Monsieur de Vaudreuil ne nous a pas consultés, s’écria Bigot, cela ne peut être !

— Cela est cependant. Cet après-midi, Monsieur de Montcalm a demandé qu’on envoyât à Monsieur le gouverneur un exprès chargé de lui désigner le nouveau chef de l’armée.

— Oh ! oh ! fit l’intendant, monsieur de Montcalm avait donc encore assez de vitalité pour s’occuper des affaires de l’armée ?

— Oui, mais après il est tombé dans l’agonie.

— Il aurait dû agoniser et trépasser plus tôt ! cria Cadet avec haine.

— Silence, ami Cadet ! commanda Bigot d’une voix autoritaire. Ainsi donc, ami Foissan, c’est Monsieur de Vaudreuil qui a, de lui-même et sur cette unique recommandation du marquis de Montcalm, fait le choix de Monsieur de Lévis ?

— Pas tout à fait, monsieur l’intendant. Il a pris les avis de Monsieur de Montreuil et de Monsieur de Repentigny, qui se trouvaient réunis avec quelques autres officiers que je n’ai pu reconnaître.

— Vous étiez là ?

— Presque… une mince cloison me séparait de la pièce où avait lieu cette délibération.

— Ah ! ah ! Mais alors on a dû envoyer un courrier à Monsieur de Lévis ?

— Oui, monsieur l’intendant ; ce courrier doit être en route à l’heure qu’il est.

— Tu connais ce courrier ?

— Un peu… c’est le grenadier Flambard.

Flambard !

Ce nom produisit un choc.

Tous les personnages de cette scène, à l’exception de l’intendant, furent debout, la main posée sur le pommeau des épées, terribles.

Bigot sourit, fit un geste et dit :

— Asseyez-vous, messieurs ! Et toi, mon ami, tu peux te retirer. Mais demeure à portée, nous pourrons avoir besoin de tes services.

Il fit un signe à Deschenaux, qui alla reconduire l’italien à la porte du cabinet.

Avant de refermer la porte, Deschenaux souffla à Foissan ces paroles :

— Descends à l’office et fais-toi servir à dîner ; car il se peut que tu partes bientôt en mission !

Foissan sourit et s’en alla.

— À présent, messieurs, reprit Bigot sur un ton sévère — et l’on eût dit qu’une sourde colère grondait en lui — il est inutile de songer à mettre l’un des nôtres à la tête de l’armée, tant que le Chevalier de Lévis n’aura pas été écarté.

— Il faut empêcher que lui parvienne ce message de Monsieur de Vaudreuil, gronda Deschenaux.

— En effet, approuva Bigot. Nous y verrons tout à l’heure. Pour le moment, il y a plus pressé. Messieurs, prêtez bien l’oreille et vous me direz votre approbation. Ce soir, il y aura conseil chez Monsieur de Vaudreuil ; ce sera pour décider si l’armée doit demeurer dans ses retranchements ou retraiter vers la rivière Jacques-Cartier. Il faut empêcher cette retraite, comme vous le pensez bien, afin qu’elle reste en son camp comme en une souricière où Messieurs les Anglais en auront vite raison. Sans chef réel et de valeur, elle n’est qu’un jouet. Lévis, je le connais, est un homme de talent, un militaire capable de relever le moral de l’armée et d’en faire une massue contre l’Anglais. Mais Lévis est à Montréal, et il lui faudra au moins cinq jours pour rejoindre l’armée dans son camp.

— Mais si elle retraite vers Jacques-Cartier ? demanda Péan.

— Elle ne retraitera pas, parce que je ne veux pas, parce que nous ne voulons pas ! rugit Bigot en frappant la table de son poing. Parce que nous voulons qu’elle soit rasée, mise en miettes par l’Anglais ; parce que nous voulons que Monsieur de Ramezay rende la ville demain, parce que nous voulons tous reprendre le chemin de la France, et parce que, enfin, le roi est fatigué du pays, qu’il n’envoie plus de secours et qu’il sera fort content de se voir débarrasser d’un fardeau inutile et ruineux. Voilà, messieurs ! Or, il se trouve un homme capable de ruiner tous nos projets…

— Lévis ! prononça Deschenaux.

— Justement.

— Eh bien ! dit Pénissault, il importe d’arrêter ou d’intercepter le message que lui envoie Vaudreuil !

— C’est-à-dire, sourit Bigot, qu’il faudra arrêter Flambard !

Tous frissonnèrent à ce seul nom.

— Il faut l’arrêter coûte que coûte ! prononça encore Deschenaux d’une voix caverneuse.

— As-tu sous la main des hommes capables d’accomplir cet exploit ?

— Je les ai, répondit Deschenaux avec assurance.

— Fossini ? sourit Bigot.

— Et d’autres…

— Eh bien ! va, ami Deschenaux, il n’y a pas un instant à perdre.

— Pardon, monsieur l’intendant, reprit Deschenaux, pour que tout réussisse à souhait, il ne faut pas oublier une chose importante : c’est-à-dire les moyens à prendre pour faire rendre la ville !

— C’est juste, approuva Cadet, il ne faut pas oublier ce point très important.

— Nous y avons déjà songé, dit Varin.

— Qu’avons-nous fait ? demande Corpron.

— Nous avons, répondit Bigot avec un sourire froid, envoyé instructions aux marchands de la cité d’influencer Ramezay pour qu’il cède.

— Ramezay est têtu, monsieur l’intendant, gronda Deschenaux, il ne cédera pas facilement. Mais j’ai un projet…

— Parle, ami.

— Il importerait, au cas où les marchands ne pussent influencer le commandant de la place, que celui-ci reçût un message de livrer la capitale…

— Un message de livrer la capitale ? fit Bigot avec surprise.

— Oui, sourit ironiquement Deschenaux, un message venant de Monsieur de Lévis.

— Mais cela est impossible !

— Non… puisque le message viendrait de nous, mais portant la signature de Lévis et d’une écriture semblable à la sienne !

Tous les regards se tournèrent vers Descheneau avec admiration. Lui, toujours sombre et insensible en apparence à cette marque d’admiration, poursuivit :

— Monsieur de Ramezay serait instruit ce soir-même qu’un courrier est parti cet après-midi pour se rendre auprès de Monsieur de Lévis, pour en rapporter l’ordre de rendre ou de ne pas rendre la ville.

— Mais cet ordre serait de rendre ? demanda Bigot.

— Sans doute. Donc, j’attellerais de suite une berline, et, pour que nul de nous ne soit jamais soupçonné, j’installerais dans cette berline une jeune femme hardie…

— Pourquoi une jeune femme ? interrogea Bigot, très curieux.

— Parce qu’une jeune femme, hardie et jolie, sera moins susceptible de se voir arrêtée en chemin par on ne sait quels espions ou rôdeurs.

— Poursuis, commanda Bigot.

— Cette jeune femme se rendrait aux Trois-Rivières seulement, d’où elle reviendrait en moins de trois jours avec le message de Monsieur de Lévis. Monsieur de Ramezay n’y verra que vide et vent !

Et Deschenaux sourit atrocement.

— Tu sais donc, demanda encore Bigot, comment t’y prendre pour manigancer toute cette histoire de message ayant la signature de Lévis et fait de son écriture ?

— Je vous l’ai dit, Monsieur de Ramezay n’y verra que du feu.

— Oh ! Oh ! s’écria l’intendant tout ravi, vous avez donc un plan déjà bien médité.

— Et bien mûri, oui, monsieur.

— C’est merveilleux ! s’écria Cadet.

— Naturellement, ajouta modestement Deschenaux, mon plan n’est bon qu’en autant qu’il recevra votre approbation, messieurs.

— Mais c’est tout approuvé, tout approuvé, ami Deschenaux ! clama Cadet en vidant une coupe d’eau-de-vie.

— Mais quelle sera cette jeune femme hardie ? interrogea Péan.

Deschenaux le regarda un moment avec attention, cligna un œil sournois vers l’intendant, puis répondit :

— La vôtre, monsieur !

— Ma femme ?

— Parbleu ! s’écria Bigot en riant. Madame Péan n’est-elle pas jeune, hardie et jolie ?

— Mais je l’accompagnerai, déclara Péan.

— Si vous voulez, se mit à rire Deschenaux. Du reste, j’avais aussi songé à lui donner une escorte de quatre cadets et de quatre gardes.

— Eh bien ! mon cher Péan, que décides-tu ? interrogea Bigot.

— Mais j’accepte… Il ne sera pas dit que j’aurai exposé ma femme à quelque danger que je n’aie partagé ! À moins sourit-il narquoisement, que monsieur l’intendant…

— Monsieur l’intendant, interrompit Bigot, te commande donc, mon cher Péan d’accompagner ta femme.

— Alors, c’est ma femme qui devra apporter le message à Monsieur de Ramezay.

— Oui, répondit Deschenaux ; ce message dans la main d’une femme aura, ce me semble plus de vraisemblance !

— Allons ! c’est entendu ! consentit Péan.

— Et vous, messieurs, demanda Deschenaux ?

— Oui, oui, approuvèrent les autres… le message ! Le truc en vaut bien un autre !

On se mit à rire à la ronde.

— Mais, intervint Bigot en se levant, il semble que nous oublions un peu notre ami Flambard !

— Oh ! soyez tranquille, monsieur l’intendant, ricana Deschenaux ; moi, je n’oublie pas Flambard !

Et, sans plus, il sortit vivement.

— Messieurs, s’écria Bigot avec une joie sombre dans ses prunelles, les affaires de l’État sont réglées ! À présent, levons notre coupe à la santé de ces dames que nous allons rejoindre !

Encore une fois, le Maître avait parlé et ordonné !…