Le drapeau blanc/13

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Éditions Édouard Garand (35p. 57-60).

XIII

DANS LA TOMBE


La salle d’armes du Château Saint-Louis avait été tendue de deuil, et dans un cercle de cent vingt cierges allumés qui répandaient une vive lumière Montcalm, dont les yeux étaient fermés à la vie terrestre le matin de ce 14 septembre, était exposé sur un lit de velours noir. Durant tout ce jour la population civile et militaire fut autorisée à venir déposer l’expression de sa douleur près de la couche funèbre du grand soldat et du beau gentilhomme de France. La cloche de la chapelle des Ursulines, l’unique cloche que n’avaient pas abattue les boulets anglais durant le bombardement de la cité, tinta tout le jour un glas douloureux.

Le soir venu, un lourd silence s’était fait de toutes parts, dans la cité en pleurs et dans le camp ennemi où, là aussi, on déplorait la perte d’un grand soldat et d’un héros : le général James Wolfe. La flotte anglaise, immobile sur le fleuve et presque sans lumières, demeurait également silencieuse.

Partout c’était la même tristesse empoignante, le même silence terrible !

Et pourtant, durant tout ce jour d’effrayante désolation, la nature n’avait pas paru s’associer ni au deuil ni à la douleur d’un peuple. Il est vrai qu’au moment où Montcalm avait rendu le dernier soupir, le ciel était couvert de nuages opaques qui firent présager de ces froides pluies d’automne ; mais vers les neuf heures le soleil faisait une trouée, les nuages se dissipaient et un flot de lumières gaies inondait la cité morne, brisée, pleurante. Était-ce que le ciel, en pitié de la grande douleur d’un peuple si cruellement éprouvé, voulait par un grand rayonnement de jour en atténuer la violence ? Peut-être !… Mais les ruines de la cité, sous ces rayons de soleil qui les effleuraient et les fouillaient, semblaient revêtir un aspect plus désolé ; leurs blessures et leurs plaies, que peut-être elles auraient voulu ensevelir à tout jamais dans les cendres encore chaudes, étaient mises à nu, et leur solitude était troublée. Et ces ruines, qui la veille semblaient mortes, reprenaient vie. De leur amoncellement surgissaient des têtes hagardes, de douleur tourmentées, ravagées par l’effroi, crispées de désespoir, et, souvent, ciselées par ce burin effrayant qu’est la faim ! Ah ! oui, combien de ces visages anémiés et faméliques grouillaient entre ces pierres noircies et ces décombres carbonisés ! Oui, presque tous ces fronts pitoyablement courbés, tous ces pas chancelants dans les débris informes, toutes ces lèvres blêmes et tordues, tous ces lambeaux et ces haillons, tout cela, oui, en outre des souffrances morales, ployait, tombait, s’écrasait sous les tortures affreuses de l’inanition ! Et pourtant, ces enfants de France, dans leur défaite, dans la détresse inouïe qui les assiégeait, en face des gouffres du désespoir qui ouvraient leurs gueules immenses, ne perdaient pas entièrement leur vaillance. Sous ce poids écrasant des désastres et des malheurs ils ployaient affreusement, c’est vrai, mais ils marchaient encore, ils avançaient au travers de ces décombres qui avaient été leurs foyers chers, de ces débris fumants qui avaient été leurs temples de paix et les monuments de leur fierté française, ils allaient pleurer devant la tombe d’un serviteur de Dieu et de la France.

Et ils pleurèrent tout le jour ! Tout le jour leurs prières ardentes montèrent vers le ciel !

Puis vint la nuit…

Huit religieuses, portant chacune un cierge allumé et précédées d’un prêtre qui disait les prières pour les trépassés, sortirent des ruines noires de la ville et, douloureux cortège, cheminèrent lentement vers le château Saint-Louis.

Là, un menuisier avait, deux heures auparavant, assemblé quelques planches et les avait couvertes d’un suaire ; et dans ce pauvre cercueil on avait déposé bien pieusement le corps du héros. Lorsque les coups de marteau avaient annoncé à la foule sur la place qu’on clouait le couvercle du cercueil, les larmes avaient ruisselé, les gémissements avaient empli l’espace troublé. Car on ne le verrait plus ce grand soldat qu’on avait tant admiré et aimé ! Ce chef intrépide en qui on avait mis toute sa confiance ! Ce général vaillant qui eût pu sauver Québec, si la mort ne l’était venue frapper sitôt ! Et ce ne fut pas seulement le peuple qui pleura… des soldats éclatèrent en sanglots !

Puis, porté par six officiers de la garnison, le cercueil prit le chemin des Ursulines. Cinquante soldats, armés de flambeaux qui sur la ville noire jetaient d’étranges et fantastiques clartés, firent haie de chaque côté du cercueil et des porteurs. Les religieuses Ursulines précédaient le cortège, et tout ce qui restait de la population, femmes, vieillards, enfants, soldats et marins, suivait. C’était comme une procession de spectres et de fantômes qui gémissaient lamentablement. Sous les clartés rouges et vacillantes des torches on pouvait remarquer un grand nombre d’indiens mêlés à la foule : Ils étaient venus rendre un dernier hommage à la dépouille du Grand Chef. Aux prières murmurées, aux lamentations, aux sanglots, aux chants funèbres continuaient de se joindre le glas de la chapelle des Ursulines. Et ce fut dans cette chapelle, dans un trou creusé par les boulets anglais que fut descendu le cercueil de Montcalm. Et toute la nuit au pied de cette tombe des religieuses et du peuple demeurèrent en prières.

Tandis que se déroulait cette triste cérémonie, deux de nos personnages, que des événements terribles avaient écartés l’un de l’autre, se trouvaient ce soir-là réunis. Bien que ces deux personnages n’apportent dans le cours de ce récit qu’un rôle effacé, nous croyons devoir leur consacrer une partie de ce chapitre, attendu que plus tard ils reprendront un rôle plus actif et plus intéressant : nous voulons parler de Marguerite de Loisel et du vicomte Fernand de Loys.

On se rappelle comment le vicomte, blessé à la bataille des Plaines d’Abraham, avait été informé par son ancien camarade de plaisirs, le chevalier de Coulevent, du complot tramé pour la perte de Québec, et comment, ayant été conduit aux Hospitalières où il avait réclamé les soins de Marguerite de Loisel, il avait confié à cette dernière la trame ourdie et l’avait suppliée de tout tenter pour en empêcher l’exécution. Or, Marguerite n’avait cru mieux faire que d’en instruire Jean Vaucourt pour qui elle n’avait cessé de garder une grande admiration et une vive amitié.

Ayant donc rempli sa mission auprès du jeune capitaine, elle était revenue en toute hâte aux Hospitalières. Elle y était accourue avec la vision angoissante du vicomte blessé, mortellement blessé, et sur le point de rendre son âme à Dieu. Oui, Marguerite accourait maintenant auprès du blessé, non avec répugnance, mais avec un cœur ardent tout plein de sympathie et de pardon. Car Jean Vaucourt en quelques mots lui avait narré la belle et héroïque conduite du vicomte sur les Plaines, et avait conclu par ces paroles :

— Je pense, Mademoiselle Marguerite, que le vicomte n’est plus ce que nous l’avons connu. Moi, je lui pardonne de tout âme. Je me souviens qu’en ma jeunesse on me disait que toujours le ciel se réjouit à la conversion d’un pécheur. Or, si Dieu pardonne, c’est que, par son exemple, il nous commande aussi le pardon.

À ces paroles, Marguerite avait tressailli d’une grande joie intérieure.

Oui, c’est vrai, le vicomte avait été un grand pécheur… Oh ! comme elle le savait mieux que d’autres ! Mais elle avait pardonné, elle aussi, depuis longtemps. Seulement, elle n’avait pu oublier… elle n’avait pu oublier en dépit de tous les efforts de volonté qu’elle avait faits.

Mais voilà que tout à coup, après le récit de Jean Vaucourt et avec le pardon déjà accordé, elle avait senti l’oubli se faire rapidement sur un passé terrible. Ah ! ce vicomte de Loys l’avait fait bien souffrir, elle, Marguerite qui l’avait aimé ! Mais lui-même, aujourd’hui, ne souffrait-il pas davantage ? N’avait-il pas en secret, peut-être, atrocement souffert ? Oui… car pour qu’un homme se transforme sitôt, du jour au lendemain, après une existence dépravée de plusieurs années, il faut bien que la souffrance ait torturé l’âme de cet homme ! Or celui qui a souffert n’a-t-il pas droit à la pitié des hommes ? Oui, Marguerite se le disait, et la pitié qui la dévorait à présent se changeait en un ardent désir, une volonté âpre de disputer à la mort l’homme qui avait été son bourreau ! Oui, mais n’y avait-il pas dans les replis secrets du cœur de cette jeune fille le souvenir d’un amour qui avait résisté à toutes les catastrophes et à tous les outrages ?… Peut-être !…

Marguerite trouva de Loys livide, inerte, mais vivant encore. Elle s’en réjouit. Un chirurgien penché sur le blessé lui dit :

— Ce voyage en calèche, mademoiselle, l’a presque tué ; c’était une grave imprudence.

— Monsieur, on pourra peut-être le sauver, dit la jeune fille en tremblant.

— Certes, cela se peut avec la vigoureuse constitution qu’il possède. Mais quelles attentions il faudra, quels soins de nuit comme de jour !

— J’aurai ces soins et ces attentions, monsieur, car le vicomte les a réclamés lui-même.

— Je sais, et j’ai confiance en vous.

Le chirurgien donna à la jeune fille les instructions nécessaires, puis se rendit auprès du milicien Aubray qui, comme l’avait demandé Marguerite, allait être ce soir-là conduit chez lui. Le chirurgien voulait s’assurer de la solidité de ses pansements.

Et toute cette nuit-là, tandis que les religieuses allaient à tour de rôle prier en leur chapelle pour le repos de l’âme du Marquis de Montcalm, Marguerite la passa au chevet du vicomte, guettant le premier réveil pour lui administrer certaine potion recommandée par le chirurgien.

Ce ne fut que le matin, à l’heure où trépassait le héros de la Nouvelle-France, que le vicomte de Loys revint à la vie.

Il reconnut Marguerite et ses yeux vitreux jetèrent des éclats de joie souveraine. Il voulut parler, mais ses lèvres, sur le moment, refusèrent de remuer. Elles étaient collées par une sorte d’écume qu’avait produite la fièvre.

Marguerite essuya les lèvres du malade, et lui fit boire à petites gorgées la potion recommandée par le chirurgien. Cette potion fit du bien au blessé, et cette fois ses lèvres purent murmurer quelque chose d’indistinct, mais qui avait paru à Marguerite comme un « merci ».

— Ne parlez pas, dit la jeune fille, le chirurgien l’a défendu !

Le vicomte ferma les yeux et s’assoupit doucement. Une heure se passa. La garde-malade ne quitta pas son blessé, elle devait renouveler la potion au bout d’une heure s’il reprenait vie. À peine cette heure était-elle dépassée que le vicomte releva ses paupières. Ses yeux étaient plus brillants, ses traits moins livides. Il sourit.

Marguerite lui tendit de nouveau la potion.

Le vicomte but plus facilement. Puis, quand la jeune fille eut essuyé ses lèvres, il sourit encore et prononça distinctement :

— Merci, Marguerite… je pourrai mourir en paix !

La jeune fille frémit, et obéissant à l’impétuosité de son cœur, elle murmura avec une étrange énergie :

— Vous ne mourrez pas… je ne le veux pas !

Le vicomte parut surpris.

— Vous ne le voulez pas ? dit-il.

— Je ne veux pas, répéta-t-elle avec force.

Et, incapable de faire taire ou de contraindre le trouble de son cœur, elle se détourna brusquement pour ne pas laisser voir des larmes qui débordaient.

De Loys saisit un sanglot.

Plus étonné, il essaya de se soulever pour mieux voir la jeune fille.

— Non ! non ! cria Marguerite qui surprit ce mouvement.

Le vicomte s’était mis sur son séant, et il vit le visage de Marguerite tout mouillé.

— Vous pleurez ? demanda-t-il.

Elle le recoucha avec un peu de rudesse, disant :

— Je veux vous sauver, écoutez-moi !

— Mais moi… je veux mourir, Marguerite ! balbutia le blessé, retombé sur son oreiller.

Malgré moi ?

— Je ne suis pas digne de votre dévouement !

— Malheureux, n’avez-vous pas réclamé mes soins ?

— J’ai été fou, mademoiselle ! Je pensais qu’à la vue de mes blessures, devant mon repentir, devant ma douleur, oui, je pensais que vous auriez été désarmée…

— Ah ! monsieur, qu’osez-vous dire ! Ces pleurs que je ne peux contenir ? Cette veille de toute la nuit à votre chevet ?…

— Ah ! vous m’avez donc pardonné ? s’écria le vicomte d’une voix joyeuse.

— Je veux que vous viviez, monsieur !

— Pourquoi ? Mais pourquoi, Marguerite ?

— Ah ! ne m’arrachez donc pas un aveu que vous entendez ! Car mon cœur ne fut jamais brisé tout à fait ! Vous l’avez meurtri, mais aujourd’hui vous le guérissez !

Et pour ne pas avouer tout à fait le secret de la pensée, elle s’enfuit de la chambre.

— Ah ! fit de Loys tremblant de bonheur infini, après que Marguerite se fut éloignée, à présent je ne veux plus mourir… non, je ne veux pas mourir !…

Et peu après il dormait doucement avec un sourire aux lèvres.