Le drapeau blanc/16

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Éditions Édouard Garand (35p. 66-70).

— XVI —

LE RETOUR DE FLAMBARD.

Varin, Estèbe et Maurin trouvèrent monsieur de Vaudreuil en train d’écrire dans la salle commune. Quelques officiers, non loin de là, s’entretenaient à voix basse.

— Ah ! ah ! fit le gouverneur en posant son regard sur Maurin, j’ai précisément besoin de vos services, monsieur.

— Excellence, répondit Maurin, je suis à votre disposition.

Il se pencha à l’oreille de Varin et murmura :

— Faites mine de rien et allez respirer l’air du jour ; je me réserverai un entretien avec le gouverneur une fois que notre travail sera terminé.

Varin et Estèbe s’éloignèrent.

Déjà Maître Hurtubise faisait les apprêts du déjeuner, et toute la domesticité besognait de son mieux.

Sur la place de l’auberge se pressait toujours la même foule de paysans et de villageois, mais nul indien ne s’y mêlait ce jour-là.

Toute cette journée fut tranquille à l’extérieur de l’auberge comme à l’intérieur où M. de Vaudreuil travaillait.

L’unique incident qui parût intéresser quelque peu la foule, fut la venue d’un forgeron qui se mit en train de réparer la voiture de Péan.

Puis vers les quatre heures ce furent les préparatifs de départ de la diligence qui reçut ordre de rebrousser chemin, puis du gouverneur et de sa suite. Les cochers se lançaient des appels, juraient, rangeaient leurs chevaux de chaque côté des timons des berlines. Les cavaliers de l’escorte faisaient caracoler leurs montures au travers de la foule du peuple, qui, pour ne pas être écrasé, s’écartait prestement. Les voyageurs venus par la diligence deux jours auparavant, remontaient en voiture. Le postillon chargeait ses colis aidé de quelques villageois. Et durant l’heure qui suivit l’animation fut intense. Dans la cour des écuries des chiens à la chaîne hurlaient, des valets allaient et venaient, couraient, criaient, gesticulaient. Les chevaux qu’on bridait piaffaient rudement, renâclaient ou hennissaient, tandis que des fenêtres ouvertes des cuisines arrivaient des cliquetis d’ustensiles, de casseroles et de vaisselles que dominaient les commandements brefs et sonores de Maître Hurtubise. Parfois le rire gai d’une servante traversait tous ces bruits, toute cette animation.

Rentrons dans l’auberge pour assister à une petite scène qui allait bientôt s’y passer.

Maurin et Varin n’avaient pas réussi à faire lever la consigne qui maintenait Péan et sa femme prisonniers dans leur appartement. M. de Vaudreuil n’avait pas voulu intervenir.

— Ah ! messieurs, avait-il répondu, je suis bien désolé, mais je n’y peux rien. Et moi-même ne devrai-je pas tout à l’heure demander un laisser-passer au capitaine Vaucourt pour que je puisse gagner ma voiture ? Messieurs, voyez le capitaine Vaucourt !

Les deux subalternes sentirent l’ironie qu’il y avait dans les paroles du gouverneur, et comprirent qu’il serait inutile d’insister. Quant à demander tel laisser-passer à Jean Vaucourt en faveur de Péan, ils savaient que ce serait là encore vaine démarche, car ces deux personnages savaient que le capitaine Vaucourt ne les tenait pas en très sainte estime.

Alors, que faire ?

Ils étaient tous deux fort inquiets, redoutant que Péan, pour se tirer du piège, ne se fit accusateur et ne devint un danger pour eux-mêmes et toute la bande dont ils faisaient partie. Ils décidèrent, tout en allant faire leurs adieux aux prisonniers, de leur donner les meilleurs encouragements et leur laisser quelque faible espoir.

Mais ces encouragements ne parurent pas faire l’affaire de Péan.

— Mes amis, dit-il, je vous remercie de l’aide que vous avez bien voulu m’offrir, et puisque vous ne pouvez rien, je vous prie d’aller prévenir le gouverneur que je désire lui parler.

Estèbe se fit le porteur de ce message.

M. de Vaudreuil acquiesça à la demande du prisonnier.

— Eh bien ! monsieur, dit Vaudreuil à Péan, après s’être incliné devant Mme Péan dont les forts beaux yeux étaient tout pleins de larmes, veuillez me dire ce qu’il m’est possible de faire pour vous.

— Excellence, répondit Péan sur un ton bourru, on m’empêche de remplir pour M. l’Intendant une mission fort importante auprès de M. de Bréart aux Trois-Rivières, et cette mission, je dois vous le déclarer, concerne les affaires du pays. Je vous prie donc de faire cesser de suite l’odieuse comédie qu’on se plaît à jouer à nos dépens !

Vaudreuil ne parut pas froissé par le ton plutôt impératif de Péan. Il répliqua froidement :

— Ah ! vous vous dirigez vers les Trois-Rivières pour une mission importante de la part de Monsieur l’intendant ? C’est bien, je vais de suite conférer avec le capitaine Vaucourt et Monsieur de Bougainville.

Sans plus le gouverneur retourna à la salle de l’auberge où il fit appeler Vaucourt et Bougainville pour leur soumettre la communication de Péan.

— Excellence, dit Vaucourt, il serait dangereux pour le salut de la colonie de les laisser partir avant que notre ami Flambard ne soit revenu. Je tiens à vous informer qu’un individu à la solde de Péan et plusieurs gardes ont mystérieusement disparu hier pour une destination inconnue. En outre deux autres individus mais à qui je ne saurais me confier entièrement, bien qu’ils se soient conduits durant la bataille des Plaines mieux que les plus braves soldats du roi, ont aussi mystérieusement disparu la nuit dernière.

— Quels sont ces hommes ? demanda Vaudreuil.

— Le premier se nomme Foissan.

— J’ai entendu parler de cet homme comme un trafiquant clandestin d’eau-de-vie.

— Oui, Excellence, mais il est autre chose aussi que je ne pourrais spécifier.

Le gouverneur, qui détestait les intrigues répliqua durement :

— C’est bon, capitaine, je ne veux pas contrebarrer votre méfiance et encore moins nier votre loyauté au roi et à la colonie. Mais s’il est vrai que Monsieur Péan a une mission à remplir, de même que nous avons les nôtres, nous ne pouvons l’en empêcher sans injustice. D’ailleurs, je suis fatigué de ce jeu de colin-maillard. Laissez-le donc aller en liberté. Mais rien ne vous empêche de prendre vos précautions, et vous pourrez le faire escorter de quelques cavaliers de Monsieur de Bougainville.

L’ordre venait de trop haut pour que Vaucourt s’entêtât.

Toutes les issues de l’auberge furent aussitôt dégagées.

Péan et sa femme bondirent de joie, et leur berline, réparée par le forgeron, fut vivement attelée et vint se ranger près de la véranda avant celle du gouverneur.

Hautains et arrogants, Péan et sa femme s’y installèrent commodément. Mais lorsque huit cavaliers de Bougainville vinrent se poster de chaque côté des portières, Péan jeta un cri de colère. Il bondit hors de la voiture et courut à M. de Vaudreuil qui se trouvait dans la salle de l’auberge.

— Excellence, cria-t-il, il semble qu’en dépit de vos ordres la comédie se continue, on vient de placer huit cavaliers pour nous faire escorte ! Que veut dire cet espionnage ?

Vaudreuil se leva avec vivacité, et la colère cette fois le fit trembler. Et il allait parler plus haut que le sieur Péan, lorsque sur la place se produisit un tintamarre effrayant de cris de joie ou de peur, de jurons retentissants, de piaffements, de hennissements, et les chiens dans la cour des écuries se mirent à hurler de plus belle. Mais aussitôt sur tous ces bruits un juron bien connu et lancé par une voix très nasillarde vola :

— Par les deux cornes de Lucifer !…

C’était Flambard.

Toute l’auberge parut bouleversée par ce cri.

Une voix de femme jeta une clameur terrible. Péan qui avait reconnu cette voix, poussa un rugissement de fauve.

— On égorge ma femme ! dit-il.

Et il se rua vers sa voiture.

M. de Vaudreuil, sa suite, ainsi que Bougainville et Jean Vaucourt suivirent Péan sur la véranda, et voici ce que vit tout ce monde en émoi.

Flambard… oui, mais Flambard tout déchiré, couvert de poussière et de sang, Flambard qui, aidé de Pertuluis et Regaudin rugissant comme deux tigres, saisissait les chevaux de Péan, les arrachait de leur timon et les confiait aux deux autres grenadiers ; puis il grimpait sur le siège, empoignait le cocher et le lançait sur la route ou le pauvre diable alla s’aplatir tout meurtri… Et tout cela se passait pendant que le peuple autour criait, hurlait, trépignait, se bousculait, et tandis que les cavaliers de La Rochebaucourt, qui voulaient imposer l’ordre, étaient assaillis par une nuée de pierres lancées par la tourbe rugissante, et tandis qu’une femme à l’intérieur de la berline se pâmait d’épouvante.

Déjà Flambard sautait en bas du siège, se précipitait dans l’intérieur de la berline, saisissait la belle madame comme un paquet quelconque, la soulevait dans ses bras et grommelait :

— Vous, belle dame, vous demeurerez en cette auberge jusqu’à certain ordre ultérieur.

Et Flambard, avec son fardeau, se jeta sur la véranda ; d’un coup de genou renversa Péan qui se trouvait sur son passage, et, passant comme un bolide, troua la masse humaine devant lui, bouscula même M. de Vaudreuil qui n’avait pu s’écarter assez tôt, et alla déposer Mme Péan évanouie sur une table de la salle commune, ordonnant à deux serviteurs :

Veillez-moi ça, vous autres !

Il rebondit vers la véranda au moment où sur la place agitée retentissaient ces cris :

— Place, ventre de diable !

— À mort, biche de bois !

— Taille en pièces !

— Pourfends et tue !

C’étaient Pertuluis et Regaudin qui repoussaient les cavaliers et conduisaient aux écuries les chevaux de Péan.

Revenu sur la véranda comme un coup de vent, Flambard se jeta sur le sieur Péan qui se relevait de sa chute, le saisissait et l’emportait dans l’auberge.

Mais avant qu’il eût atteint le seuil de la porte, une main se posa sur son épaule, et une voix bien connue du spadassin prononça ces paroles :

— Ah ! ça mon ami, que voulez-vous en faire ?

Flambard reconnut Vaucourt, sourit largement et répondit :

— Je veux seulement le fourrer dans une cage quelconque, lui et sa péronnelle, pour que ni l’un ni l’autre ne m’échappent d’ici trois jours.

Vaudreuil, blême et courroucé, intervint à son tour.

— Inutile monsieur, proféra-t-il avec sévérité, Monsieur Péan et sa dame ont liberté de poursuivre leur route.

Disons que le gouverneur commençait à craindre de s’attirer de vives représailles de la part de l’intendant Bigot.

— Ah ! sourit Flambard sans se troubler. Ceci, Excellence, est votre ordre, n’est-ce pas ?

— Sans doute ! répliqua Vaudreuil avec hauteur.

— Mais n’avez-vous pas dit que dans les choses de la guerre dorénavant Monsieur de Lévis pourrait seul ordonner ?

— J’avoue que je l’ai dit, répondit Vaudreuil étonné.

— En ce cas, Excellence, je vous prie de m’excuser, ordre de Monsieur de Lévis, général en chef !

Et Flambard, avec Péan dans ses bras, se rua de nouveau dans l’intérieur de l’hôtellerie, jeta son fardeau sur le parquet, appela deux autres serviteurs et dit :

— Gardez-moi ce cochon !

Il fit volte-face, traversa la véranda et d’un bond prodigieux sauta sur le siège de la berline et debout, dominant tout le tumulte sur la place, il fit un grand geste avec un juron familier :

— Par les deux cornes de Satan !…

Toute la place, surprise, s’immobilisa. Les cavaliers et le peuple qui s’étaient un moment chamaillés apaisèrent leur courroux, et tout le monde prêta l’oreille à la voix de Flambard.

— Sujets du roi de France, clama le spadassin, réjouissez-vous ! Le brave chevalier Marquis de Lévis prendra demain la conduite de l’armée et marchera sur Québec pour en chasser les Anglais ! Vive le chevalier de Lévis !

Dans les airs il lança triomphalement son tricorne troué par les balles.

— Vive le chevalier de Lévis ! rugit la foule enthousiasmée.

Ayant rattrapé son tricorne, Flambard le lança de nouveau dans l’espace en rugissant :

— Vive le roi de France !

— Vive le roi ! imita la foule joyeuse.

— Vive son Excellence Monsieur le Gouverneur ! reprit Flambard de sa voix qui emplissait l’espace sonore.

La foule jeta un vivat étourdissant.

Mais cette fois Flambard avait manqué de rattraper son tricorne, et, perdant l’équilibre, il culbuta en bas de la berline et roula dans la poussière.

Un rire énorme partit des spectateurs de cette scène.

Mais vite Flambard se releva, jura un terrible « Cornes du diable », et sauta de nouveau sur le siège du conducteur de la berline. Puis il tira sa rapière et se prit à la faire tourner au bout de ses doigts… La lame tournait avec une rapidité vertigineuse, elle sifflait, étincelait. Puis il la lançait dans l’air la reprenait du bout de ses doigts où elle se remettait à tourner, pour encore reprendre la route des airs et redescendre et retourner… Ébahi, le peuple applaudissait.

Puis les deux voix réunies de Pertuluis et Regaudin poussèrent ce vivat :

— Vive Maître Flambard !…

Un tonnerre répondit et roula jusqu’aux échos lointains et étonnés…