Le drapeau blanc/19

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Éditions Édouard Garand (35p. 78-82).

XIX

LE DRAPEAU BLANC


Quand Flambard atteignit Saint-Augustin, la nuit était tout à fait venue.

L’obscurité ne parut pas l’inquiéter, et il se jeta à la même allure vertigineuse dans la route de la Lorette, route sinueuse, rocailleuse, raboteuse, et difficile de passage par les nombreux et profonds ravins qui la coupaient. Mais il dut ralentir dans la pente d’un ravin plus profond, pente qui aboutissait à un pont jeté sur un torrent. Et devant ce pont il s’arrêta tout à fait, car le pont lui parut dangereux autant qu’il y put voir dans les ténèbres. Ce pont n’avait aucun garde-fou, ce n’était qu’une pièce uniforme de madriers assemblés soutenus par des poteaux. Sur un côté deux de ces poteaux avaient été cassés au passage de la lourde artillerie de l’armée de Beauport, si bien que le pont penchait terriblement vers le torrent qui grondait. Un homme pouvait toujours passer ; mais il y avait danger pour un cheval de glisser et de rouler dans le torrent. Que faire ?

Flambard examinait le pont et réfléchissait. Il y avait un moyen : lancer sa monture à toute épouvante. Le pont n’était pas large, quarante pieds au plus. Il prit sa résolution, et éperonna rudement le cheval en le commandant. Mais la bête, ayant fait un bond en avant fut saisie de crainte et se cabra si brusquement que le spadassin faillit être désarçonné du coup.

— Ah ! diable ! maugréa-t-il, est-ce qu’on a peur à présent de mettre ses pattes sur un pont de ruisseau !

Il sauta à terre et tira son cheval après lui. Le pont frémissait et ployait légèrement sous le poids de l’homme et de la bête qui n’avançait que prudemment et en renâclant. Et à mesure que Flambard avançait le pont penchait davantage, de sorte que le cheval commença à glisser peu à peu.

— Par mon âme ! murmura le spadassin, allons-nous dégringoler dans ce torrent ?

Le cheval fit tout à coup un écart au moment où ses pieds de derrière venaient de glisser, le pont craqua si fort que la bête fut saisie d’épouvante. Elle se cabra de nouveau, elle glissa tout à fait, tomba sur le pont qui craqua encore, et elle roula dans le torrent. Flambard lui-même faillit la suivre ; mais il lâcha à temps la bride pour s’agripper aux madriers du pont et se sauver d’un bain glacé. Il entendit sa monture se débattre violemment dans l’eau du torrent, puis un long hennissement partit sous le pont même, et Flambard comprit que le cheval était entraîné et que tout était perdu.

— Allons ! me voici bien emmanché ! grommela-t-il.

Il se mit debout et prêta l’oreille : il n’entendit plus que le rugissement de l’eau qui dévalait avec violence dans le ravin vers le fleuve.

Le spadassin se sentit rongé de dépit. Il pensait à Foissan, aux traîtres, au message au Drapeau Blanc ! Ah ! non, à présent, il n’arriverait plus à temps ! Il estima qu’il lui restait au moins quatorze à quinze milles à parcourir pour atteindre Québec. Même en s’élançant à toute course il serait en retard, attendu que Foissan devait avoir trois ou quatre heures d’avance.

— Mais comment diable ? se demandait Flambard a-t-il pu traverser ce pont ? Est-ce que par hasard sa berline et ses chevaux n’auraient pas roulé dans le ravin ? À moins que ce pont ne se soit écroulé qu’après le passage de Foissan. Ce que Flambard ne pouvait savoir, c’est que le pont avant l’arrivée du garde penchait beaucoup moins. L’Italien avait vu le danger de passer sur le pont, mais il avait tout risqué en faisant lancer les chevaux à toute vitesse. Et ce ne fut que par miracle, si l’équipage réussit à franchir le pont sans accident. Seulement le passage de la berline l’avait ébranlé davantage et l’avait fait pencher au point de le rendre impassable.

— Allons ! se dit le spadassin, il ne me reste qu’à découvrir une ferme où je pourrai peut-être me procurer un autre cheval.

Et sur ce il traversa le pont tout à fait.

Mais il n’avait pas fait dix pas de l’autre côté qu’il buta contre un obstacle. Il se pencha et reconnut que c’était le corps d’un homme ; et se penchant encore il reconnut vaguement les traits livides du père Croquelin, du père Croquelin qui avait eu la gorge trouée de deux ou trois coups de poignard. Flambard frémit.

— Par l’enfer ! jura-t-il, voilà bien, si je ne me trompe, le travail de cette charogne de Foissan.

C’était vrai.

Rose Peluchet avait dit à Flambard que le père Croquelin s’était agriffé aux ressorts de derrière de la voiture au moment où celle-ci, tirée par Pascal et Loulou, prenait rapidement la direction de Québec. Oui, l’ancien mendiant avait réussi ce tour de force, et il avait réussi à se maintenir dans sa position peu confortable jusqu’à ce point. Ce fut pour lui aussi miracle s’il ne dégringola pas de la voiture et ne roula dans le torrent. L’équipage avait donc atteint l’autre côté du ravin où Foissan le fit arrêter pour examiner le pont et s’assurer qu’il demeurait impassable. Mais en descendant de la berline il aperçut le père Croquelin accroché à l’arrière. Sa décision fut vite prise : il tira un poignard, se jeta sur l’ancien mendiant et lui troua la gorge, si bien que la mort fut presque instantanée.

Il jeta le cadavre sur le milieu de la route grommelant :

— Bon ! celui-là ne m’embêtera plus !

Il jeta un coup d’œil sur le pont et sourit en pensant ceci :

— Si je suis poursuivi, gare à ceux qui franchiront ce pont après moi !

Et il remonta aussitôt dans la berline qui repartit à toute vitesse.

Après avoir considéré le cadavre du vieux mendiant. Flambard dit à mi-voix :

— Pauvre vieux ! je reviendrai te donner une sépulture plus chrétienne.

Il le souleva et le déposa dans un fourré sur le bord de la route. Puis il reprit son chemin dans la nuit froide et noire.

Le spadassin marcha ainsi jusqu’à l’aurore. Dans les premières clartés du jour il vit des coteaux fort boisés, puis à droite, du sein des bois blancs de frimas il aperçut une mince colonne de fumée.

— Voilà une habitation, se dit Flambard, j’y trouverai peut-être un cheval.

Il ne lui fallut que dix minutes pour atteindre une pauvre chaumière où il fut reçu par deux vieux paysans qui venaient d’allumer le feu du matin.

Devant l’étonnement des paysans qui ne s’attendaient pas à cette visite, le spadassin dit :

— Braves gens, je viens vous demander aide et secours.

Il narra son aventure et dit la mission importante qui l’appelait à Québec.

Les deux paysans, qui avaient beaucoup souffert de la guerre, compatirent avec le spadassin et ne refusèrent nullement de lui prêter l’unique cheval qu’ils possédaient. Flambard remercia les bonnes gens, leur laissa une poignée d’or en garantie, et sauta en selle.

Il lui restait huit milles à faire. Mais il s’aperçut que le roussin qu’il montait n’était pas précisément un coureur de race. Gros cheval de labour, il n’allait qu’en trottinant lourdement et butait constamment. Le spadassin enrageait. Avec tout le temps perdu, il se voyait monté sur un vieux roussin qui était loin d’aller vite comme le vent, et ainsi monté il lui faudrait bien plus d’une demi journée pour atteindre les murs de la cité.

Ce ne fut que vers les dix heures et demie, que Flambard se trouva sur une colline que traversait la route et qui dominait la rivière St-Charles. Devant lui il apercevait la capitale et ses décombres informes. Nul drapeau ne flottait. Il soupira d’aise.

— J’arriverai peut-être encore à temps ! se dit-il.

Il laboura les flancs du roussin qui hennit de douleur et qui, croyant arriver au bout de cette course étrange, fit un effort et galopa vers la rivière St-Charles.

Mais le spadassin n’avait pas atteint le Faubourg St-Roch que trois coups de canon ébranlèrent l’espace. Une fumée blanche s’éleva au-dessus de la ville, et lorsque cette fumée se fut évaporée, le spadassin vit flotter dans la brise de l’est un drapeau blanc.

Il lança un cri de rage. Et de ses éperons coupant les chairs de l’animal, il parvint à lancer celui-ci dans une course éperdue. Il atteignit la porte du Palais, sauta à terre, attacha la bête hors d’haleine et frappa du pommeau de sa rapière.

La porte fut ouverte, mais une dizaine de gardes la barraient.

— Ordre du général Lévis ! clama Flambard.

— Avez-vous un laisser-passer ? interrogea un sous-officier.

— J’ai dit « ordre du général Lévis » ! Par l’enfer ! ai-je le temps de parlementer ! Arrière !…

Il bondit, culbuta les gardes et de toute la vitesse de ses jambes gagna le Château Saint-Louis.

La place était encombrée d’une foule de peuple et de soldats de la garnison.

— Place ! rugit Flambard, qui, la rapière au poing, se fit jour jusqu’à la grande porte d’entrée. Il passa par-dessus des huissiers, des valets, des gardes et alla donner contre une porte qui céda sous son coup d’épaule. Il se trouva dans la salle des audiences, où M. de Ramezay tenait conseil avec les officiers de la garnison et quelques notables de la cité.

L’apparition de Flambard produisit un choc violent. Tout le monde fut debout. Sur une grande table rectangulaire étaient disposés des feuillets de parchemin couverts d’une encre fraîche.

Un grand silence, fait de stupeur et de crainte, s’établit. Le spadassin marcha rudement à la table, posa un index sur l’un des feuillets et demanda, regardant M. de Ramezay :

— Qu’est-ce cela, Monsieur ?

Ramezay se dressa avec fureur et demanda :

— Et vous, Monsieur, que signifient cette entrée et cet ordre ?

Sans mot dire le spadassin saisit un feuillet, le parcourut du regard et reconnut que c’étaient les termes d’une capitulation qu’on préparait pour les envoyés anglais.

— Une capitulation ! rugit-il. Et sans l’ordre de le faire ?

Son regard terrible pesa sur toute l’assemblée.

— Nous avons cet ordre ! cria Deladier.

— Trahison ! vociféra Flambard. Voici l’ordre du général de l’armée de ne pas livrer la ville… ordre du général chevalier de Lévis !

Et de sa main agitée il brandissait un pli.

Ramezay blêmit.

— Du Chevalier de Lévis ? murmura-t-il. Mais nous avons reçu de lui l’ordre de capituler.

— Eh ! cria Flambard avec rage, c’était un faux message, un complot ourdi par ce traître Bigot dont vous êtes tous, tous sans exception, les dupes ou les serviteurs.

Il ramassa rapidement les feuillets, les roula dans ses mains et les jeta à la figure de Deladier avec cette injure :

— Lâche et traître !…

Des épées sortirent des fourreaux… Mais déjà un huissier annonçait l’arrivée des envoyés Anglais.

— Oh ! s’écria Flambard avec une fureur terrible, au moins votre maître infâme François Bigot ne jouira pas de son triomphe !

Il s’élança dans une ruée effarante ; peuple, valets, gardes, soldats s’écartaient vivement. Il franchit la porte du Palais que les factionnaires eurent soin d’ouvrir prestement, et dévala vers l’habitation de l’intendant près de la rivière St-Charles, sans remarquer que les premiers régiments anglais envahissaient les faubourgs.

Lorsqu’il arriva en vue de la maison de Bigot, il aperçut une berline tout attelée de quatre vigoureux chevaux et entourée d’une quarantaine de gardes.

— Où est votre maître ? leur cria Flambard.

Les gardes, pour toute réponse, descendirent de leurs montures, tirèrent l’épée et firent front devant le spadassin. Le heurt fut terrible. Sous la rapière étincelante du ferrailleur dix gardes tombèrent sur le chemin. Flambard rugissait comme un lion enragé, frappait comme un géant courroucé. D’autres gardes allaient se voir transpercés par l’effroyable lame, lorsque par la portière de la berline qu’une main d’homme venait d’ouvrir, apparut une main fine et blanche de femme, et cette main était armée d’un pistolet. La main ajusta le spadassin une seconde et un coup de feu éclata.

Atteint à l’épaule droite, Flambard échappa sa rapière sanglante, jeta un regard surpris vers la portière de la berline, poussa un sourd rugissement et voulut s’élancer contre la voiture. Mais il buta, et lourdement s’écrasa dans la poussière dans laquelle il se roula avec d’atroces hoquets de rage impuissante, tandis qu’un flot de sang giclait de son épaule.

Or, dans la portière ouverte maintenant apparaissait le visage blême de Bigot, et, assise près de lui, se trouvait une jeune et belle femme… une femme qui n’eût pas manqué d’exciter la jalousie de Mme Péan. À cette femme Bigot dit en souriant :

— Ma chère amie, vous êtes une merveille au tir !

Cette jeune femme n’était autre que la jolie Mlle Deladier, maîtresse de Foissan et devenue subitement celle de l’intendant-royal.

Elle éclata d’un rire ingénu, disant :

— Ce pauvre Flambard ! ça me chagrine bien tout de même !

Ses yeux et ceux de l’intendant se fixèrent sur le corps du spadassin qui continuait à se débattre sur le chemin, à se rouler, à gémir, à faire entendre des jurons indistincts.

Les gardes, pendant ce temps, relevaient leurs camarades blessés, et jetaient les morts dans les buissons sur le bord du chemin.

À cet instant un homme, enveloppé d’un large manteau noir, sortait de la maison et accourait vers la berline. C’était Deschenaux qu’on attendait pour partir.

— Qu’est-ce cela ? demanda-t-il en regardant la scène du chemin.

Ça, se mit à rire l’intendant, c’est notre ami Flambard. Seulement, je constate qu’il n’est pas tout à fait mort.

Le spadassin demeurait maintenant presque inerte, n’étant secoué de temps à autre que par un spasme.

— Bon ! prononça froidement Deschenaux ; je vais l’achever !

Il arma un pistolet et marcha vers le corps de Flambard.

Il s’arrêta tout à coup, surpris et inquiet.

Non loin une fusillade venait de crépiter. On entendait des cris terribles et des jurons. Puis d’autres coups de fusils éclataient. Et chose curieuse, à tous ces bruits se confondaient le roulement d’une voiture ou d’un chariot. Et ces cris, ces coups de feu, ce roulement semblaient se rapprocher de l’habitation.

Pris d’épouvante un garde clama :

— Les Anglais !…

Cette épouvante du garde gagna tout le monde.

— En route ! ordonna Bigot d’une voix rude et impérative.

Descheneaux abandonna Flambard et courut à la berline qui, la seconde d’après s’éloignait dans un nuage de poussière escortée de ses gardes, et disparaissait peu après dans la route de la Lorette.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Flambard demeurait seul, mais vivant, sur le milieu du chemin.

Là-bas, les cris venaient de cesser ainsi que les coups de feu ; mais le roulement de voiture continuait à se faire entendre. Il se rapprochait très vite. Bientôt apparut un cabriolet portant deux individus dont l’un criait :

— Hop ! hop ! Monaut… il faut pas que les Anglais s’emparent de notre coffre !

C’étaient bien les deux grenadiers Pertuluis et Regaudin. Le premier fouettait le pauvre Monaut à tour de bras.

L’instant d’après le cabriolet arrivait en vue de mares de sang sur le chemin. Puis les deux grenadiers aperçurent le cadavre d’un homme.

Regaudin arrêta net son cheval.

— Hé ! mais, cria-t-il, n’est-ce pas là un grenadier…

— Ventre-de-roi ! clama avec étonnement Pertuluis, est-ce que je ne reconnais pas notre ami Flambard ?

— Biche-de-biche ! fit avec stupeur Regaudin. Est-ce que ces cochons de gardes de Bigot l’auraient proprement occis ?

Pertuluis venait de sauter à terre et se baissait vers le corps du spadassin.

— Non, dit-il, après un moment, ils ne l’ont qu’assommé un brin !

— En ce cas, reprit Regaudin, il faut l’embarquer. Il ne sera pas dit que des grenadiers du roi auront laissé mourir ainsi et sans secours un autre grenadier du roi, biche-de-bois !

— T’as raison, Regaudin, faut l’emporter avec nous !

Usant de sa force de géant Pertuluis souleva le corps du spadassin et le posa dans le cabriolet tout à côté du coffre rempli d’or et d’argent « qu’ils avaient hérité du père Raymond et de sa femme. »

— Et, maintenant, fouette Regaudin, pour qu’ils ne restent aux Anglais que ces vilains corbeaux !

Du doigt il montrait les cadavres des gardes sur le bord du chemin.

Le cabriolet se perdit bientôt dans la direction prise par la berline de Bigot.

Et c’était le 17 septembre 1759 !…

À la même heure, ceux qui avaient été chargés de défendre la capitale de la Nouvelle-France discutaient avec l’ennemi les termes d’une capitulation.

Car le Drapeau Blanc continuait de flotter au-dessus d’un amas de ruines et de décombres qui semblaient pleurer et gémir dans l’affreuse catastrophe que l’infamie avait suscitée !

Car François Bigot et sa bande avaient joué leur dernier et fatal atout !…


FIN