Le duc de Broglie, sa vie politique et ses écrits

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Le duc de Broglie, sa vie politique et ses écrits
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 307-340).
LE
DUC DE BROGLIE
SA VIE POLITIQUE ET SES ECRITS


I

Sous l’ancien régime, la dignité la plus éclatante, la plus enviée, était celle de maréchal. Alors comme aujourd’hui, cette nation belliqueuse estimait avant tout les services militaires. La maison de Broglie, d’origine piémontaise, venue en France au commencement du XVIIe siècle, avait atteint en 1789 le plus haut point d’illustration, parce qu’elle avait fourni coup sur coup trois maréchaux. Le premier, Victor-Maurice, qui n’avait encore que le titre de comte de Broglie, fit avec Louis XIV les campagnes de Flandre et de Franche-Comté en 1667, et 1668; il fut nommé ensuite commandant du Languedoc. Le second, François-Marie, prit une part glorieuse à la bataille de Denain, qui sauva la France. Ambassadeur en Angleterre, commandant général de l’Alsace, commandant en chef de l’armée d’Italie et de l’armée de Bohême, il fut fait duc en 1742. Le troisième, Victor-François, fut le héros de la guerre de sept ans : nommé maréchal à quarante-deux ans, gouverneur de Metz, ministre de la guerre, il avait reçu de l’impératrice Marie-Thérèse, après une bataille gagnée contre les Prussiens, le titre de prince de l’empire pour lui et ses descendans.

L’héritier de ces guerriers célèbres, Claude-Victor, fils du dernier maréchal, était en 1789 aux premiers rangs de cette jeune noblesse qui, avec La Fayette, Noailles, Montmorency, Crillon, La Rochefoucauld, Clermont-Tonnerre, voulait abolir les privilèges et fonder en France l’égalité dans la liberté. Député de la noblesse de Colmar aux états-généraux, il y vota avec le parti des réformes malgré le courroux de son père, qui avait émigré un des premiers, et qui l’appelait impérieusement auprès de lui. A la clôture de l’assemblée nationale, il reprit du service comme maréchal de camp, et partit pour l’armée du Rhin. Après la journée du 10 août, il refusa de reconnaître les décrets qui suspendaient le roi, et donna sa démission, mais sans émigrer. Traduit devant le tribunal révolutionnaire, il fut condamné à mort et exécuté, le 27 juin 1794, à l’âge de trente-sept ans, versant, comme ses ancêtres, son sang pour la France, mais bravant pour elle un genre plus terrible de combats et de dangers.

M. le duc de Broglie (Charles-Achille-Victor-Léonce), dont le nom restera toujours attaché à l’histoire de la monarchie constitutionnelle en France, est le fils de l’héroïque et malheureux Claude-Victor. Il est né en 1785, et n’avait pas encore dix ans quand son père monta sur l’échafaud. Ses premières années ont reçu la rude éducation du malheur. Napoléon, qui cherchait à réunir autour de lui les plus grands noms de l’ancienne monarchie, le nomma auditeur, au conseil d’état. Il remplit en cette qualité plusieurs missions actives, en Illyrie, en Espagne, en Pologne, au congrès de Prague; mais le spectacle des grandeurs de l’empire n’exerça sur son jeune esprit, déjà mûri par de fortes études, aucune fascination. Parmi les traditions de sa famille, il avait choisi de bonne heure la plus généreuse et la plus tragique, celle de son père. Aux triomphes sanglans de la force, il préférait, en plein empire, le culte abandonné des idées. Il avait déjà cette sincérité stoïque que rien ne peut effrayer ni séduire, et qui a fait de tout temps le trait principal de son caractère.

Au retour des Bourbons, Louis XVIII s’empressa de le nommer pair de France. Il épousa presque en même temps la fille de Mme de Staël. Dans la journée du 14 juillet 1789, où le cours orageux de la révolution commença par la prise de la Bastille, deux hommes représentaient les partis opposés : l’un, le maréchal de Broglie, commandait l’armée réunie pour défendre l’ancien régime ; l’autre, M. Necker, était le chef reconnu des partisans du régime nouveau. Vingt-cinq ans après, le petit-fils du maréchal s’unissait à la petite-fille de M. Necker, devançant ainsi par son exemple la seule issue possible de nos troubles civils, la réconciliation de la vieille France et de la France nouvelle. Ce mariage fut un acte de tolérance religieuse non moins que de sagesse politique, car l’époux était fervent catholique, l’épouse protestante fervente, et cette différence de foi n’a jamais troublé l’union la plus heureuse et la plus passionnée.

Rien ne le peint mieux que son début dans la vie publique en 1815. Ce qu’on a nommé la terreur blanche était dans toute sa violence. La vengeance du parti vainqueur poursuivait surtout le maréchal Ney. M. le duc de Broglie n’avait pu encore, à cause de son âge, prendre part aux délibérations de la chambre des pairs ; il eut ses trente ans accomplis quelques jours seulement avant le jugement du maréchal, et au lieu d’attendre, pour exercer son droit, que tout fût fini, il le revendiqua avec instance et vota contre la mort. Le même homme qui avait résisté au prestige de Napoléon résistait à l’entraînement de la passion royaliste. Il aurait voulu épargner à la restauration une de ces fautes, si faciles au début des gouvernemens, qui pèsent ensuite sur tout leur avenir. Le jeune pair de France puisait dans le sentiment scrupuleux de la justice une sûreté de coup d’œil qui manquait aux hommes d’état les plus expérimentés. A partir de ce moment, il prit une part active à tous les travaux de la chambre des pairs, et soit pendant la restauration, soit pendant la monarchie de juillet, soit même pendant la seconde république, il n’a cessé un seul jour de se consacrer tout entier à son pays. Le coup d’état de 1851 a pu seul le décider à la retraite.

Les trois volumes qui viennent d’être publiés[1] ne renferment pas la collection complète de ses écrits et de ses discours. Un « avertissement de l’éditeur » nous apprend qu’en autorisant à rechercher dans les colonnes du Moniteur ou de plusieurs recueils périodiques l’expression de sa pensée, rendue publique à diverses époques, M. le duc de Broglie n’a permis de la reproduire que quand il était possible de la rattacher à quelque question de philosophie, de littérature, de droit public ou international, en un mot à quelque intérêt permanent. « Pour nous conformer à ce désir, ajoute l’éditeur, nous avons dû nous abstenir de reproduire ceux de ses discours qui n’avaient trait qu’à des incidens aujourd’hui oubliés de notre histoire parlementaire. » Cette réserve discrète, qui ne consent à occuper le public de soi qu’autant qu’il peut y trouver une utilité directe, est tout à fait conforme aux habitudes d’une vie de désintéressement et de dévouement, mais elle nous paraît regrettable : tout ce qui a rempli une pareille vie méritait d’être recueilli. Qui peut dire d’ailleurs ce qui doit être oublié ou non dans notre histoire politique? A. tout instant, nous voyons renaître des questions qui semblaient éteintes, et ces trois volumes en offrent plusieurs exemples.

Le premier discours reproduit remonte à 1819; il roule sur un sujet qui est plus que jamais de circonstance, puisqu’il s’agit de la liberté de la presse. Ce discours n’est pas le premier que l’auteur ait prononcé sur cette question, et celui qu’il avait fait l’année précédente à propos d’une loi qui fut rejetée aurait ouvert la série avec encore plus d’intérêt peut-être. Après quarante-cinq ans écoulés, on ne peut voir sans une curiosité douloureuse ce que les amis du gouvernement et le gouvernement lui-même pensaient en 1818 de cette liberté précieuse que nous n’avons pas su conserver. « Les journaux, disait M. le duc de Broglie, ont fait pour la politique, depuis un demi-siècle, ce que l’imprimerie a fait, il y a deux cents ans, pour les sciences et les lettres : ils ont popularisé le goût et l’occupation des affaires publiques. C’est maintenant un besoin que rien ne peut remplacer. Si leur liberté a des dangers, leur servitude a plus d’inconvéniens : elle rend la liberté des autres écrits illusoire. » C’est dans cet esprit que furent conçues les lois de 1819, les premières et les meilleures qui aient réglé ce difficile sujet. M. de Broglie avait des relations intimes avec les principaux ministres, et en particulier avec le garde des sceaux, M. de Serre ; il travailla lui-même à la rédaction de ces lois de concert avec ses amis, MM. Royer-Collard et Guizot, et il fut nommé à la chambre des pairs rapporteur de la plus importante, sur la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse ou par tout autre moyen de publication. Par cette législation, toute censure préventive était abolie, et le jugement des délits commis par la voie de la presse déféré au jury comme pour les délits ordinaires ; les seules conditions imposées aux journaux étaient le dépôt d’un cautionnement qui répondît d’avance des amendes encourues et une déclaration indiquant le nom d’un éditeur responsable. Point d’autorisation préalable, point d’avertissement administratif, encore moins de suppression arbitraire; voilà où nous en étions en 1819.

L’année suivante, le ministère libéral des premières années de la restauration fut dissous; la réaction ultra-royaliste qui suivit l’assassinat du duc de Berri venait de commencer. M. de Broglie allait passer dans l’opposition. Il s’arrêta un moment pour faire un acte rare d’indépendance politique. La loi de 1817 sur les élections avait été rédigée par ses amis, et la plupart d’entre eux s’y attachaient avec obstination. L’expérience y avait cependant démontré plusieurs vices. Il eut le bon sens et la bonne foi de les reconnaître. Le plus grand de tous était le renouvellement partiel. Trois fois depuis 1817 des élections partielles avaient eu lieu, et trois fois elles avaient amené une secousse. Frappé de ces résultats, M. le duc de Broglie demandait dès 1820 le renouvellement intégral. Le temps lui a donné satisfaction. Le principe du renouvellement intégral, introduit quatre ans après par M. de Villèle, fait encore partie de nos lois. Un autre passage de son discours; bon à relire aujourd’hui, traite du nombre des députés. D’après la loi de 1817, la chambre ne comptait que 258 membres; le gouvernement proposait de les porter à 430, et ce nombre, un peu accru, s’est maintenu jusqu’en 1848. La république, poussant en tout les choses à l’extrême, a eu le malheur de le doubler, ce qui a amené des assemblées tumultueuses, et aujourd’hui on l’a réduit à 283, c’est-à-dire à la moitié environ de ce qu’il devrait être d’après les principes posés en 1820. Toutes les objections présentées alors contre une chambre trop peu nombreuse trouvent donc encore aujourd’hui à s’appliquer.

Cependant la réaction royaliste suivait son cours, la guerre d’Espagne était décidée. Ferdinand VII avait été forcé par ses sujets insurgés d’accepter une constitution; le gouvernement français, poussé par l’Europe, allait rétablir par les armes le pouvoir absolu, ou, comme disaient les Espagnols, le roi tout net. Cette fois M. le duc de Broglie prit décidément parti pour l’opposition. Il commença par faire justice de ce pitoyable argument qui consiste à invoquer comme absolu le droit de paix et de guerre que toutes les constitutions donnent au prince ; les ministres eux-mêmes, après avoir un moment élevé cette prétention, y renonçaient. « Maintenant, dit-il, ce terrain est abandonné d’un commun aveu. Cette misérable fin de non-recevoir est délaissée comme elle mérite de l’être. Nui n’a entrepris de se retrancher derrière cet abri malencontreux, ni de nous persuader que nos attributions se bornent à envisager la loi proposée sous un point de vue purement financier. Ainsi voilà qui est compris et réglé. J’en prends acte pour l’avenir. Non, nous ne sommes pas réunis ici pour subir la guerre chaque fois qu’il plaît au gouvernement de nous l’imposer. Non, nous ne sommes pas réunis ici pour livrer des hommes, pour voter des impôts, stupidement, sans délibérer, comme des exacteurs ou des recruteurs. »

Entrant dans le fond de la question, il n’avait pas de peine à prouver que la guerre projetée portait atteinte au principe de l’indépendance des nations. On prétendait que la contagion morale d’une révolution si voisine avait du danger pour la France; mais ce danger n’existait qu’autant que le gouvernement manquerait à ses devoirs. « Sans doute, si la volonté de ceux qui disposent de nos destinées est de traiter les Français comme l’Autriche traite ses sujets italiens, s’ils se proposent d’ouvrir les cachots pour les meilleurs citoyens, d’étouffer toute indépendance dans les opinions, dans le langage et dans les démarches, de détruire dans ses premiers germes l’éducation publique, de faire pénétrer le soupçon, la surveillance, l’espionnage jusque dans le sein des familles, ils ont raison de craindre non-seulement l’exemple de l’Espagne, mais le contact de la moindre étincelle de liberté qui viendrait à s’allumer quelque part; mais, si leur dessein est de respecter religieusement la constitution qui nous régit, de cultiver au profit de nos institutions ce goût de l’ordre, cet instinct de conservation et de repos qui domine parmi nous, de laisser ou plutôt de rendre à l’opinion son empire, à la sûreté individuelle ses garanties, aux élections leur indépendance, à la justice sa généreuse impartialité, ils n’ont rien à redouter de la constitution des cortès. S’ils tremblent devant elle, c’est leur propre condamnation qu’ils prononcent. »

Tout ce discours est d’une grande éloquence. Les gouvernemens coalisés voulaient faire prévaloir ce principe, que les rois seuls avaient des droits et que les peuples n’en avaient pas; l’âme indignée de l’orateur protestait contre cette théorie tyrannique. « Quoi! le pouvoir de donner aux peuples des institutions politiques, de les détruire, de les refuser, réside perpétuellement et exclusivement dans les rois! Un roi est le maître en tout temps, et par sa seule volonté, d’abolir le droit public de son pays, d’en substituer un autre ou de n’en substituer aucun! Le roi d’Espagne, rentrant dans ses états après cinq ans d’exil, s’empare du pouvoir absolu et soumet au joug, le plus humiliant le peuple qui a délivré l’Europe; il fait bien : nulle voix parmi les souverains ne s’élève pour le contredire, il reçoit même de toutes parts des félicitations et des éloges! Ce pouvoir périt dans ses mains par ses propres fautes ; aussitôt grande rumeur : il faut que l’Europe s’arme pour le lui restituer dans sa pureté et sa plénitude! Quelque usage que ses conseillers en fassent, à quelque excès qu’ils se portent, de quelques inepties ou de quelques violences qu’ils se rendent coupables, ils n’en seront responsables qu’à Dieu, et si la nation espagnole, ruinée, persécutée, réduite aux abois, poussée au désespoir, se relève enfin, et sans attenter à la personne de son roi, sans porter atteinte à ses droits héréditaires, invoque et consacre un nouvel ordre de choses, cette nation ne sera plus qu’un assemblage de bandits qu’il faudra châtier et museler de nouveau ! Le droit de résistance à la tyrannie a donc disparu de la terre?... Les plus beaux souvenirs de la race humaine se rattachent à ces époques glorieuses où les peuples qui ont civilisé le monde ont brisé leurs fers, attesté leur grandeur morale, et laissé à la postérité de magnifiques exemples de liberté et de vertu. Les plus belles pages de l’histoire sont consacrées à célébrer les généreux citoyens qui ont affranchi leur pays. Et lorsqu’on songe que ce sont ces mêmes cabinets que nous avons vus pendant trente ans si complaisans envers tous les gouvernemens nés de notre révolution, qui ont successivement traité avec la convention, recherché l’amitié du directoire, brigué l’alliance du dévastateur de l’Europe, que ce sont ces mêmes ministres que nous avons vus si empressés aux conférences d’Erfurt, qui viennent maintenant, de leur souveraine science et pleine autorité, flétrir la cause pour laquelle Hampden est mort au champ d’honneur et Russell sur l’échafaud, en vérité le sang monte au visage ! » À ce vigoureux langage, tenu en face de gouvernemens enivrés de leur toute-puissance, on reconnaît l’homme qui, dix ans plus tard, ministre d’un gouvernement sorti d’une révolution, fera reculer la sainte alliance et contribuera à fonder en Espagne des institutions libres, sous la propre fille de Ferdinand VII. 1833 donnera la revanche de 1823.

On sait quelle magnifique sortie le fameux projet de loi sur le sacrilège inspira à M. Royer-Collard à la chambre des députés : M. le duc de Broglie ne fut pas moins éloquent à la chambre des pairs. Pour exprimer l’horreur que lui inspirait la loi, ce sont ses propres termes, il invoqua les plus lugubres souvenirs du saint office. La loi sortit de ces discussions ardentes amendée, affaiblie, mais encore barbare et d’une exécution impossible. Il en fut de même de cet autre projet présenté à la même époque sur le droit d’aînesse et les substitutions. M. le duc de Broglie le combattit comme portant atteinte au principe de l’égalité civile et aux saines notions d’économie politique. Personne, à peu près, ne savait alors l’économie politique. Lui seul pour ainsi dire l’avait étudiée et la connaissait à fond. Son discours en donne la preuve. Il était impossible de mieux démêler cet amas de confusions, d’erreurs, de craintes, de prétentions également chimériques, que représentait le projet de loi, et de mieux fixer le véritable sens de ces mots de grande et petite propriété, grande et petite culture, que tout le monde employait à tort et à travers. Le droit d’aînesse fut rejeté par la chambre des pairs, bien qu’elle fût alors héréditaire, et le droit de substitution, maintenu à grand’peine dans la loi, est resté sans application de la part de ceux même qui en avaient demandé le rétablissement. Telle est la puissance des mœurs.

Encore aujourd’hui quelques esprits sincères rêvent de nouvelles atteintes au principe de l’égalité des partagés dans les successions. Il faut les renvoyer à cette argumentation lumineuse qui dès lors réduisait à leur juste valeur le mal et le remède. Ils y verront exprimées d’avance les vérités économiques que quarante ans d’expérience n’ont fait que confirmer sur le rôle des capitaux en agriculture, sur les obstacles naturels au morcellement et sur l’impuissance des obstacles artificiels. Parmi les objections présentées par l’orateur, une surtout se distinguait par son caractère ingénieux et frappant; elle montrait que le projet de loi allait contre son but et accélérait le morcellement au lieu de l’arrêter. Supposons en effet qu’un père de famille laisse quatre enfans et une fortune de 100,000 fr. Dans le système du partage égal, chaque part sera de 25,000 fr.; dans le système du droit d’aînesse, la part de l’aîné sera de 40,000 francs, et chacune des trois autres de 20,000; la loi rendait donc l’une des quatre portions plus grande et les trois autres plus petites. « Prétendre arrêter par un tel expédient la division des propriétés, n’est-ce pas imiter ce pèlerin qui se flattait d’arriver à Rome en faisant régulièrement un pas en avant et deux en arrière?»

Parmi les autres discours prononcés par M. le duc de Broglie pendant la restauration, on n’en a réimprimé que deux. Le premier traite une grande question de droit commercial, plusieurs fois agitée dans nos assemblées, celle de la contrainte par corps. Il s’y prononce pour la suppression complète; son avis n’a pas encore prévalu, mais il prévaudra probablement quelque jour, et ce travail important aura préparé les voies. Rien ne prouve mieux que la contrainte par corps manque son but, et que l’esprit de nos lois modernes la repousse. Déjà les cas d’application ont été mieux définis et rendus plus rares; la contrainte par corps a même été supprimée un moment en 1848. Le second discours présente un intérêt curieux et piquant dans ce temps de viremens financiers : il s’agit de la fameuse affaire de la salle à manger de M. de Peyronnet. Ce ministre avait dépensé 179,865 fr. pour réparations à l’hôtel de la chancellerie, sans qu’aucun vote législatif l’y eût préalablement autorisé. Il n’avait pas excédé le total des crédits ouverts à son ministère, puisque l’ensemble de ses comptes présentait un boni de 267,439 fr.; il n’avait dépassé que le crédit spécial ouvert pour l’entretien de l’hôtel. C’était donc un simple virement qu’il s’était permis. La chose ne ferait aujourd’hui aucune difficulté; elle en fit beaucoup alors, et le ministère de M. de Martignac, qui avait succédé au ministère Villèle, fut le premier à la signaler. M. le duc de Broglie ne jugea pas inutile de s’en occuper; il posa des principes qui paraîtraient aujourd’hui bien sévères, puisqu’ils n’allaient à rien moins qu’à engager la responsabilité civile du ministre ordonnateur. La chambre des députés partagea cette opinion; mais la chambre des pairs fit quelque difficulté, et l’affaire finit par une transaction. Il ne faut pas oublier que cela se passait sous la restauration, c’est-à-dire avant le temps où les chambres ont été accusées, peut-être avec raison, de pousser à l’excès la spécialité en matière de crédits.

M. le duc de Broglie et ses amis ne se contentaient pas de servir les libertés publiques de leur parole et de leur vote dans les deux chambres; ils voulurent encore se faire journalistes, pour travailler sous une autre forme à l’éducation nationale. Le métier de journaliste, aujourd’hui décrié et mis presque hors la loi, était alors en grand honneur parmi les hommes les plus considérables de tous les partis. Dans la droite M. de Chateaubriand, M. Benjamin Constant dans la gauche, ne dédaignaient pas de se mêler à ces luttes quotidiennes. Le groupe qu’on appelait doctrinaire, et qui formait une sorte d’intermédiaire entre la droite et la gauche, voulut aussi avoir ses organes. Le Globe et la Revue française furent fondés à peu près en même temps. Là écrivaient presque tous ceux qui sont devenus ministres sous la monarchie de 1830 et qui remplissent aujourd’hui l’Académie française. La Revue des Deux Mondes doit un souvenir particulier à la Revue française, qui l’a précédée ; créé à l’imitation des revues anglaises, ce recueil est un des premiers qui aient importé en France l’habitude des discussions graves et développées, car le Conservateur et la Minerve se rapprochaient beaucoup plus de la polémique des journaux proprement dits. Les articles n’y étaient pas signés, suivant l’usage anglais; mais la plupart n’avaient d’anonyme que l’apparence. La Revue française a cessé de paraître en 1830, quand presque tous ses rédacteurs sont entrés dans les affaires. La Revue des Deux Mondes a commencé l’année suivante.

Les divers morceaux publiés par M. le duc de Broglie dans la Revue française attestent à la fois la variété et la profondeur de ses études. Dans l’article sur l’existence de l’âme à propos du livre de M. Broussais, De l’Irritation et de la Folie, c’est un métaphysicien qui parle, un véritable métaphysicien. M. Broussais, élève de Cabanis, n’avait pas écrit seulement un ouvrage de médecine, mais un traité de philosophie, moitié dogmatique, moitié polémique; il y niait l’existence de l’âme, et se moquait de la méthode d’observation appliquée aux faits de conscience, c’est-à-dire de cette science nouvelle, la psychologie, que M. Royer-Collard avait inaugurée dans son court enseignement philosophique, et dont M. Cousin était le brillant interprète. Sans s’attacher précisément à défendre l’observation psychologique, l’écrivain prend à son tour l’adversaire corps à corps. La foi spiritualiste a ses obscurités, elle ne peut pas expliquer l’inexplicable; mais la doctrine matérialiste est cent fois plus obscure, plus incompréhensible, et la plus simple, la plus claire, la plus logique des deux solutions est encore celle qu’adopté le témoignage universel de l’humanité : telle est la thèse qu’il développe avec une grande puissance de raisonnement. Nul ne parle plus aisément, plus sûrement, la langue spéciale de ces questions subtiles. Le livre de M. Broussais avait eu un assez grand succès de verve et d’originalité; la réponse de son contradicteur l’emporta par l’énergie de l’argumentation.

Dans les réflexions sur le Droit de punir et la Peine de mort, sur les Forçats libérés et les Peines infamantes, ce n’est plus un métaphysicien, mais un criminaliste de premier ordre. M. de Broglie y maintient en principe la peine de mort, mais comme une nécessité funeste, qui risque à tout instant de devenir illégitime, et dont tout législateur digne de ce nom doit travailler constamment à purger son ouvrage. Il repousse avec force les peines infamantes qui existaient encore, comme la marque et le carcan, et montre les difficultés et les dangers de la colonisation pénale. Depuis la publication de ces deux manifestes, la réforme du code pénal s’est accomplie, et M. de Broglie lui-même a eu le bonheur d’y participer; la marque et le carcan ont été abolis, la peine de mort est plus rarement prononcée par la loi. C’est là un de ces bienfaits du gouvernement de 1830 dont on parle peu, mais qui restent dans la législation et dont profitent à jamais les générations futures. Depuis 1848, une réaction s’est déclarée en sens contraire : la société française, effrayée par les désordres qui ont éclaté dans son sein, s’est rejetée avec violence vers la répression. Une peine nouvelle, la déportation à Cayenne, a été appliquée aux forçats, par simple mesure administrative d’abord, et ensuite par la loi. Le moment ne paraît pas venu d’étudier dans ses détails cette expérience; mais il ne peut manquer de venir tôt ou tard, et on fera bien alors de se reporter à ce qu’en a dit d’avance M. de Broglie en 1828 d’après Bentham et les premiers criminalistes.

Dans les études sur la juridiction administrative et sur la piraterie, c’est un jurisconsulte, un légiste consommé, qui définît avec un soin scrupuleux l’origine et la nature de ce qu’on appelle le contentieux administratif et qui circonscrit dans ses véritables limites le crime de piraterie pour ôter à la répression tout caractère arbitraire, montrant ainsi son profond respect pour tous les droits, même ceux des pirates. — Enfin, dans l’article sur l’Art dramatique en France, à propos de la traduction en vers d’Othello par M. Alfred de Vigny, c’est un critique plein de goût qui discerne le beau partout où il est, sans système et sans parti pris. On était au plus fort de la grande lutte entre les classiques et les romantiques. M. le duc de Broglie et ses amis avaient donné à cette querelle ses principaux alimens en publiant des traductions littérales des théâtres étrangers. Shakspeare surtout avait la vogue parmi les novateurs comme le plus éloigné des formes régulières de nos propres auteurs dramatiques. Faire jouer sur le Théâtre-Français, sur le théâtre de Molière et de Racine, une traduction d’Othello dans toute sa rudesse primitive, et sans aucun des ménagemens que Ducis y avait apportés, quel triomphe pour l’école nouvelle! Le duc de Broglie accueillait avec sympathie cette hardie tentative, et à ce sujet il analysait de main de maître l’œuvre du tragique anglais, louant et critiquant tour à tour, et concluant enfin par une sorte de compromis entre les deux écoles, ou plutôt n’admettant ni l’une ni l’autre dans ce qu’elle avait d’étroit et de servile.

Le temps a conclu comme lui. La connaissance des littératures étrangères nous a guéris de l’imitation exclusive de nos formes littéraires, sans rien créer de nouveau à proprement parler. S’il y a un vainqueur dans cette lutte, c’est encore le goût et l’esprit français. Racine et Shakspeare ont vieilli tous deux, mais Shakspeare plus que Racine; il y a toujours eu dans sa renommée, même en Angleterre, quelque chose d’artificiel. Cent ans après sa mort, il était complètement oublié dans son propre pays. Même au plus fort de sa renaissance, au siècle dernier, quand l’art de Garrick intéressait à sa gloire l’esprit national des Anglais, ses pièces n’étaient pas jouées comme il les a écrites. Aujourd’hui tout le monde sait par cœur ses plus beaux vers, les noms de ses personnages sont populaires, mais on ne le joue plus guère; ses œuvres vont avoir trois siècles, celles de Racine n’en ont que deux, et pour la culture générale des esprits et des mœurs on ne saurait comparer l’Angleterre du XVIe siècle à la France du XVIIe. C’est précisément cet archaïsme de Shakspeare qui a fait son principal succès il y a quarante ans. Il était neuf à force d’être vieux. Il répondait à cette résurrection des études historiques qui a marqué les plus belles années de la restauration. Ce moment est passé, non sans avoir laissé de profondes traces. Notre horizon s’est élargi; nous avons appris, avec notre propre histoire, que nous ne savions qu’imparfaitement, celle des nations étrangères, que nous ne savions pas du tout. Nous avons compris, étudié, admiré d’autres que nous-mêmes. L’engouement s’en est mêlé comme toujours, et il a fini par son excès même. Shakspeare n’a plus l’attrait d’un paradoxe. Depuis que son génie est incontesté, ses défauts reparaissent. Il a l’inspiration et la verve; il n’a pas l’art patient et savant qui achève et polit. On a raison d’admirer Shakspeare, on aurait grand tort de trop l’imiter. Tout en applaudissant à son apparition sur notre scène, M. le duc de Broglie signalait le danger. « Après avoir essuyé, disait-il, pendant cent ans, et sous mille noms divers, des Andromaque et des Zaïre, moins les vraies beautés d’Andromaque et de Zaïre, gardons-nous d’essuyer, sous mille autres noms divers et pendant cent autres années peut-être, des Macbeth et des Othello, moins les vraies beautés de Macbeth et d’Othello. Le beau ne s’imite pas; ce qui s’imite, ce sont les défauts, les formes extérieures, c’est la manière des grands poètes. Évitons les contre-façons. Il faut que l’originalité soit originale. » Ce dernier trait fait d’avance justice de ces oripeaux romantiques, si vite fanés, qui étaient alors dans toute leur fraîcheur d’emprunt. Rien de plus facile que la fausse originalité, mais aussi rien de plus éphémère.

Ces travaux, si variés et si solides, rehaussaient chez l’auteur l’éclat d’un grand nom. Ce temps a été le plus heureux de sa vie; des succès plus retentissans n’ont pu faire oublier plus tard ces jours d’activité généreuse et sereine. La conformité des idées et des sentimens attirait autour de lui une société d’élite. Tous ceux qui ont eu l’honneur d’approcher Mme la duchesse de Broglie disent combien ce nom rappelle de grâce délicate et d’aimable supériorité. Jeune, belle, d’un esprit à la fois sérieux et charmant, pieuse et gaie, sévère et piquante, douée de toutes les séductions et de toutes les vertus, elle aimait le monde comme sa mère, et y portait comme elle un irrésistible attrait. Son salon devint le rendez-vous des hommes les plus distingués de son temps, et continua pendant vingt années la tradition de nos grands salons des deux derniers siècles. Là se rencontraient presque tous les jours M. Royer-Collard, M. de Barante, M. de Sainte-Aulaire, M. Guizot, M. Villemain, M. Cousin, et un peu plus tard M. de Rémusat, M. Duchâtel, M. Vitet, M. Jouffroy, avec tous les étrangers illustres qui passaient à Paris. Là se préparaient les combinaisons politiques et se décidaient les succès littéraires. Beaucoup de ceux qui y furent admis vivent encore, et conservent ce souvenir comme un des plus chers trésors de leur vie passée; d’autres sont morts laissant une trace lumineuse, et parmi eux le frère de Mme de Broglie, M. le baron Auguste de Staël, dont la fin prématurée fut une perte pour la France.

L’article sur l’Art dramatique parut dans la Revue française du mois de janvier 1830. M. le duc de Broglie y exprimait l’intention de reprendre bientôt ce sujet. Il comptait sans les événemens, qui allaient l’enlever à ces travaux paisibles et le jeter dans de tout autres hasards. Quand éclata la révolution de juillet, il ne put se défendre d’une émotion douloureuse, mais il sentit la nécessité de fonder au plus vite un gouvernement. Lui-même a exprimé bien longtemps après, en quelques mots graves et fermes, les sentimens dont il fut saisi ; c’est dans son discours de réception à l’Académie française, prononcé en 1856. « M. de Sainte-Aulaire, dit-il en parlant de son prédécesseur, était absent de France au mois de juillet 1830. Il n’eut point à délibérer avec lui-même, il n’eut point à prendre parti dans cette crise soudaine et terrible. Tout était décidé avant son retour. Je n’entends, quant à moi, ni regretter ni rétracter le parti que j’ai pris à cette époque. J’ai fait ce qui m’a paru juste et nécessaire. Si je me suis trompé, je me trompe encore; mais ce qu’il en coûte en pareil cas de combats intérieurs et d’anxiété, Dieu seul le sait. Je le remercie de les avoir épargnés, à l’âme la mieux faite pour en être douloureusement éprouvée. »

Ces hésitations secrètes ne parurent pas dans sa conduite extérieure. Son parti une fois pris, il l’exécuta avec cette résolution calme qu’il a toujours montrée dans les momens difficiles. Le 27 et le 28 juillet, il fut le seul membre de la chambre des pairs qui assistât aux réunions des députés pour protester contre les ordonnances ; le 29, il fut nommé ministre de l’intérieur par la commission municipale qui siégeait à l’Hôtel de Ville; le 30, il fut appelé des premiers auprès de M. le duc d’Orléans à son arrivée à Paris. Il prit part à toutes les délibérations décisives, tandis que Charles X était encore à Saint-Cloud, à Versailles, à Rambouillet, et exposa sa tête plus que personne.


II

Ce n’est pas après l’événement, c’est au milieu même de la lutte et en quelque sorte sur les barricades qu’a commencé le dissentiment qui devait remplir tout le règne de Louis-Philippe et aboutir à la catastrophe de février. Pour une partie, et, il faut le dire, pour la plus grande partie des combattans de juillet, c’était le principe absolu de la souveraineté du peuple qui devait l’emporter avec toutes ses conséquences; pour d’autres, en plus petit nombre, et en particulier pour M. le duc de Broglie, il s’agissait au contraire de renfermer la résistance aux ordonnances dans les plus étroites limites possibles, et de faire la révolution la moins révolutionnaire. Ce sont ces derniers qui, pour éviter l’anarchie qu’ils redoutaient, voulurent que la charte nouvelle fut bâclée en quelques heures, comme on l’a dit plus tard, et que le premier prince du sang après l’héritier direct fût immédiatement appelé au trône. M. le duc de Broglie rédigea lui-même la formule de la déclaration, afin de lui ôter autant que possible tout caractère électif. Lui et ses amis firent plus encore : ils refusèrent de soumettre la désignation du nouveau roi aux assemblées primaires. Eurent-ils tort? eurent-ils raison? L’approbation des assemblées primaires n’eût pas fait la moindre difficulté ; mais, précisément à cause de cette certitude, il répugnait à des hommes sincères d’y avoir recours. M. le duc de Broglie eut l’occasion de s’en expliquer quelque temps après. « Les convocations d’assemblées primaires, dit-il, les registres ouverts dans les municipalités, ce sont de méchantes farces, de ridicules simagrées; c’est une jonglerie méprisable et qui ne prouve qu’une chose : c’est que celui-là qui s’en donné le passe-temps se croit assez fort pour braver ses adversaires et se moquer de ses partisans. » L’usage qu’on avait fait de ces simagrées pour légitimer les changemens à vue de notre histoire révolutionnaire expliquait la sévérité de ce jugement; mais il est peut-être à regretter qu’on s’y soit arrêté. Rien ne pouvait enlever au duc d’Orléans les droits qu’il tenait de sa naissance, et il aurait eu un titre de plus.

L’heure des jugemens définitifs n’est pas arrivée pour ces événemens. Il se peut que l’histoire reproche un peu de précipitation à ceux qui arrêtèrent la révolution au milieu de son triomphe. Il ne suffit pas, pour faire œuvre durable, qu’une nécessité apparaisse aux hommes les plus sages, les mieux placés pour bien voir : il faut que la grande majorité nationale partage leur sentiment et s’en rende compte. Le gouvernement de 1830, après avoir vaincu dix-huit ans l’anarchie toujours renaissante, a fini par succomber dans cette lutte, parce que la France n’a jamais eu une notion suffisante du danger qu’elle courait. On a trop fait ses affaires, on ne lui a pas assez fait sentir le poids de la responsabilité; mais, s’il est possible de signaler quelques torts d’un côté, il y en a beaucoup plus à relever de l’autre. L’expérience de la république, assez malheureuse en 1848, eût encore plus mal tourne dix-huit ans plus tôt. Beaucoup de bons juges pensent aujourd’hui que les lumières ne sont pas assez répandues pour justifier l’exercice du suffrage universel; elles l’étaient beaucoup moins en 1830. Les idées et les passions révolutionnaires avaient au contraire toute leur puissance. Au péril de la désorganisation intérieure se joignait un grand péril extérieur. Il ne s’était écoulé que quinze ans depuis nos revers; la sainte alliance nous entourait encore de toutes parts, et la France, épuisée d’hommes et d’argent par l’empire, n’avait pas eu le temps de réparer ses forces. La période de la monarchie constitutionnelle a continué et accéléré les progrès pacifiques commencés sous la restauration; elle a développé la population et la richesse au dedans et les moyens de résistance armée au dehors; elle a divisé, affaibli nos ennemis pendant qu’elle nous fortifiait nous-mêmes.

M. le duc de Broglie ne voulut accepter dans le premier ministère formé par le roi Louis-Philippe à son avènement que le portefeuille de l’instruction publique. M. Guizot avait le ministère de l’intérieur. Composé de onze membres, sept ministres à portefeuille et quatre ministres consultans, ce cabinet contenait pêle-mêle les divers élémens de l’opposition sous la restauration. Il ne dura que quatre mois, au milieu de divisions et d’indécisions de toute sorte. Les élémens contradictoires qui le formaient tendaient toujours à se séparer. M. Guizot a caractérisé dans ses Mémoires le rôle qu’y remplit M. de Broglie. « Il était, dit-il, plus libéral que démocrate et d’une nature aussi délicate qu’élevée; la politique incohérente et révolutionnaire lui déplaisait autant qu’à moi. Quoique divers d’origine, de Situation et aussi de caractère, nous étions unis non-seulement par une amitié déjà ancienne, mais par une intime communauté de principes et de sentimens généraux, le plus puissant des liens quand il existe réellement, ce qui est rare. »

Au commencement de novembre, cette association d’élémens disparates fut dissoute. MM. Guizot, de Broglie, Casimir Perler, Louis, Mole et Dupin se retirèrent, et MM. Lamtte et Dupont (de l’Eure) devinrent ministres dirigeans, l’un comme président du conseil, l’autre comme gardé des sceaux. « Nous sortîmes des affaires, le duc de Broglie et moi, dit encore M. Guizot, avec un sentiment de délivrance presque joyeux dont je garde encore un vif souvenir. Nous échappions au déplaisir de nos vains efforts et à la responsabilité des fautes que nous combattions sans les empêcher. » Ce second ministère, où dominait la gauche, ne dura pas plus que le précédent; il succomba sous la crainte permanente de nouvelles secousses compliquées d’une guerre générale, et après quelques incertitudes M, Casimir Perier forma le ministère du 13 mars 1831, qui rétablit par son énergie la paix intérieure et extérieure. Ni M. de Broglie ni M. Guizot n’en firent partie, mais tous deux l’appuyèrent de toutes leurs forces et contribuèrent à son succès.

Deux circonstances délicates appelèrent M. le duc de Broglie à la tribune de la chambre des pairs en 1831 et 1832.

Une pétition adressée à la chambre demandait que les grades et décorations conférés par Napoléon pendant les cent-jours et annulés par la restauration fussent reconnus valides. C’était mettre en présence les deux gouvernemens qui s’étaient rapidement succédé, celui de Napoléon et celui des Bourbons, et reconnaître au premier une valeur légale qu’on refusait implicitement au second. Dans une question où tant d’intérêts et de passions étaient en jeu, il fallait du courage pour se prononcer contre les pétitionnaires. M. le duc de Broglie commença par déclarer que le gouvernement pouvait conférer les grades et décorations dont il s’agissait, et que, si quelque mesure législative était nécessaire pour l’y autoriser, il était prêt à la voter; mais quant à rétablir de plein droit, par mesure générale, ce qu’un gouvernement reconnu, en pleine possession du pouvoir, avait aboli, on ne pouvait y consentir sans tout remettre en question. « Je ne crois pas au droit divin, s’écria-t-il, je ne crois pas qu’une nation appartienne à une famille, corps et biens, âme et conscience, comme un troupeau, pour en user et en abuser; mais je ne crois pas davantage à la souveraineté du peuple; je ne crois pas qu’un peuple ait le droit de changer de gouvernement quand il lui plaît, comme il lui plaît, uniquement parce que cela lui plaît ; je ne reconnais pas à la majorité plus un d’une nation le droit de se passer ses fantaisies en fait de gouvernement, et le régime du bon plaisir ne me paraît ni moins insolent ni moins abject sur la place publique que dans le palais des rois. »

L’autre question était plus délicate encore. Une loi rendue dans les premières années de la restauration avait déclaré jour de deuil pour la France l’anniversaire du 21 janvier et prescrit de célébrer tous les ans, à pareil jour, dans tout le royaume, un service funèbre pour le repos de l’âme de Louis XVI. Le parti révolutionnaire demandait impérieusement l’abrogation; la chambre des députés l’avait votée ; la chambre des pairs, appelée à prendre parti, hésitait. Le cabinet intimidé gardait le silence. Considérée en elle-même, la loi de la restauration était une faute, car il ne doit pas appartenir à la loi de perpétuer les haines; mais dans les circonstances où l’on se trouvait, on ne pouvait l’abroger sans accepter une sorte de solidarité avec l’acte du 21 janvier. M. de Broglie repoussa, pour la révolution de juillet, jusqu’à la moindre apparence d’une pareille complicité, et la chambre des pairs, s’associant à ces nobles sentimens, refusa l’abrogation; la loi ne fut abrogée que plusieurs années après, avec un amendement qui ôtait au vote tout caractère équivoque.

Ces deux discours montrent l’attitude nouvelle que M. le duc de Broglie avait prise. Défenseur des libertés publiques sous la restauration, parce que le danger venait alors du gouvernement, il allait être, pendant tout le cours du nouveau règne, le défenseur de l’ordre public menacé par les théories révolutionnaires : rôle pénible et périlleux, qui l’a fait quelquefois accuser de contradiction et qui le montre au contraire immobile et inébranlable au milieu de nos agitations. Tel il fut alors, tel il est encore; toujours battu par les vents opposés, mais toujours débout, refusant de plier quand tout le monde plie, refusant d’abuser quand tout le monde abuse, passant avec indifférence de la retraite au pouvoir et du pouvoir à la retraite, et toujours fidèle à lui-même, à ses convictions, à ses principes : qualis ab incepto.

Après la mort de Casimir Perler, le cabinet qu’il avait présidé continua à lutter vaillamment contre les difficultés du dedans et du dehors; mais les hommes qui le composaient n’avaient pas assez d’ascendant personnel pour suppléer longtemps au chef qu’ils avaient perdu; le roi sentit la nécessité de constituer un ministère plus fort. Au commencement d’octobre 1832, il chargea le maréchal Soult de lui proposer un nouveau cabinet. Le maréchal pensa tout d’abord à M. le duc de Broglie ; il était absent de Paris. On le fit venir de sa terre de l’Eure, où il passait l’automne, pour se concerter avec lui. « Il se montra disposé, dit M. Guizot dans ses Mémoires, à accepter, sous la présidence du maréchal Soult, le ministère des affaires étrangères; mais dès le premier moment il fit de mon entrée dans le cabinet la condition sine quâ non de son acceptation. Le maréchal, les ministres anciens et nouveaux, le roi lui-même, furent troublés. Tous me faisaient l’honneur de tenir sur moi personnellement le meilleur langage ; mais j’étais si impopulaire ! j’avais servi la restauration! j’étais allé à Gand! j’avais profondément blessé le parti révolutionnaire en attaquant non-seulement ses excès, mais ses principes! Le duc de Broglie fut inébranlable. »

Cette honorable fidélité finit par l’emporter, et le ministère du 11 octobre 1832 se forma. M. le duc de Broglie y entrait comme ministre des affaires étrangères, M. Guizot comme ministre de l’instruction publique, M. Thiers comme ministre de l’intérieur, sous la présidence du maréchal Soult. La grande insurrection des 5 et 6 juin était encore toute récente ; il fallait à la fois tenir tête à de nouveaux assauts et achever dans ses détails l’organisation laborieuse du nouveau gouvernement. Le ministère du 11 octobre pourvut à tout. Parmi ses œuvres, il suffit de citer les deux lois qui font le plus d’honneur à la monarchie de 1830, soit dans l’ordre moral, soit dans l’ordre matériel : la loi sur l’instruction primaire et celle sur les chemins vicinaux. En même temps il pacifiait la Vendée et livrait bataille aux sociétés secrètes à Lyon et à Paris.

A l’extérieur, M. le duc de Broglie trouva une situation difficile. Le ministère de Casimir Perier avait préservé la France de la guerre générale ; mais les rapports diplomatiques restaient toujours violemment tendus. L’Angleterre seule montrait quelques sympathies pour la France; les trois cours du Nord, toujours unies par une étroite alliance, se tenaient dans une réserve ombrageuse et menaçante. L’empereur de Russie surtout, héritier fastueux de l’ascendant que les événemens de 1815 avaient donné à son frère en Europe, affectait en toute occasion des airs d’insolence qui blessaient le sentiment national. La révolution de Pologne, après une lutte héroïque, avait succombé depuis un an, sans que la France, occupée d’elle-même, eût pu venir à son secours; les essais d’insurrection en Italie n’avaient pas beaucoup mieux réussi. Une seule des révolutions tentées à la suite de la nôtre, celle de Belgique, avait survécu, grâce au concours qu’elle avait reçu de nous, mais les dernières difficultés n’étaient pas vidées.

Le ministère du 11 octobre débuta par un acte de vigueur. Il était à peine constitué que la crise prévue arriva en Belgique. Le roi de Hollande refusa d’exécuter le traité qui, en fixant les limites des deux états, attribuait Anvers à la Belgique, et donna l’ordre à la garnison qui occupait la citadelle de se défendre à toute extrémité. Le cabinet anglais hésitait à employer la force. Après avoir attendu quelques jours un assentiment qui n’arrivait pas, M. le duc de Broglie insista pour une action immédiate; cet avis fut partagé par le roi et son conseil, l’armée française reçut l’ordre d’entrer en Belgique et d’assiéger Anvers. On pouvait craindre que l’armée prussienne, campée à une journée de marche, ne prît parti contre nous, et tel était en effet l’espoir secret du roi de Hollande, beau-frère du roi de Prusse; mais les Prussiens ne bougèrent pas, et Anvers, après un siège d’un mois, fut pris sous les yeux de l’Europe intimidée. Ce siège décida la question en suspens : la Belgique jouit encore et jouira longtemps, il faut l’espérer, de l’indépendance qui lui fut assurée alors et dont elle a fait un si bon usage. Les traités de 1815 reçurent une première atteinte, et l’Europe compta un gouvernement libre de plus.

L’empereur Nicolas sentit à son tour la main du nouveau ministre des affaires étrangères. Depuis 1830, ce prince affectait, contre tous les usages suivis entre têtes couronnées, de ne jamais demander à l’ambassadeur de France des nouvelles du roi. En janvier 1833, M. le duc de Broglie nomma le maréchal Maison ambassadeur à Saint-Pétersbourg, et lui donna pour instruction de quitter cette capitale le lendemain même de son arrivée, si l’empereur continuait à manquer aux convenances diplomatiques. Il ne s’en tint pas là, il fit venir l’ambassadeur de Russie et lui répéta la même déclaration. De son côté, le maréchal Maison reçut ordre de ne faire aucun mystère de ses instructions et d’en parler d’avance à tous ses collègues. L’empereur se le tint pour dit ; à la première réception, il demanda à l’ambassadeur des nouvelles du roi, et les rapports entre les deux cours devinrent pour le moment plus réguliers. Ces sortes d’incidens, où la personne des souverains est en jeu, ont peu de retentissement dans le public, mais ils font un grand effet dans le monde politique. Toutes les chancelleries surent que l’orgueil du tsar avait cédé, et le prestige théâtral dont il aimait à s’entourer en fut affaibli.

Pour s’en venger, il imagina de provoquer contre nous une nouvelle démonstration de coalition. Après en avoir conféré en grand appareil avec l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse dans une petite ville de Bohême, il fit adresser au cabinet français, par les trois cours, des notés identiques dans leurs conclusions qui contenaient une sorte de menace contre la France, si elle continuait à servir d’asile aux perturbateurs de tous les pays. La réponse du duc de Broglie fut nette et péremptoire ; aucune des trois cours, même celle de Russie, ne poussa plus loin sa tentative. Les beaux jours des congrès de Laybach et de Vérone étaient passés. Cet incident, connu dans l’histoire diplomatique sous le nom de conférences de München-Grœtz, n’a été révélé qu’après la révolution de février[2]. Il avait cependant son prix, puisqu’il marquait la fin de la sainte alliance. Le nouveau gouvernement durait depuis trois ans, il avait eu le temps de réorganiser son armée et ses finances, et il pouvait prendre le ton haut.

On l’avait déjà vu à propos de la Belgique, on le vit mieux encore à propos de l’Espagne. Ferdinand VII mourut au commencement d’octobre 1833. Le gouvernement français reconnut sur-le-champ la reine Isabelle, qui, dans la lutte engagée pour la succession, représentait les idées libérales et constitutionnelles ; les trois cours du Nord prirent parti pour don Carlos, qui représentait l’ancien absolutisme, et rappelèrent de Madrid leurs ambassadeurs. Après dix ans de rudes épreuves, où le gouvernement constitutionnel espagnol aurait probablement succombé, s’il n’avait trouvé au-delà des Pyrénées un appui persévérant, ce gouvernement a fini par se consolider ; en Espagne comme en Belgique, il a duré plus qu’en France même ; en Espagne comme en Belgique, il a produit une explosion de prospérité qui frappe tous les yeux. C’est à l’attitude prise à l’origine par le ministère du 11 octobre que doit remonter le principal honneur de cette fondation difficile, sans qu’il y ait eu de notre part une seule goutte de sang versée.

Le recueil des Écrits et Discours ne contient aucune mention de ces événemens ; il se borne à reproduire un discours prononcé par M. le duc de Broglie, comme ministre des affaires étrangères, le 18 mai 1833, sur le projet de loi relatif à la garantie de l’emprunt grec. Ce n’est pas en effet par des discours, mais par des actes, par des dépêches, par une conduite à la fois prudente et ferme, patiente et résolue, qu’il avait obtenu ses succès. L’affaire de Grèce n’avait qu’une importance secondaire, elle ne laissait pas cependant d’occuper sa place dans la pensée du gouvernement. Un traité de 1832, entre la France, l’Angleterre et la Russie, avait reconnu le petit royaume de Grèce; l’existence de ce nouvel état indépendant était encore une conséquence de la révolution de juillet. L’Angleterre et la Russie, par des motifs divers, voyaient avec jalousie se former en Orient un état chrétien qui pouvait mettre obstacle à leurs desseins; la France au contraire favorisait de tout son pouvoir le succès définitif de l’insurrection grecque, d’abord par sympathie pour un peuple illustre qui avait reconquis lui-même sa liberté, et ensuite pour constituer en Orient un commencement de régénération chrétienne que le temps devait développer. Les puissances contractantes avaient donné à la Grèce le titre de royaume, et pour faciliter ses premiers pas, elles avaient garanti, chacune pour un tiers, un emprunt de 60 millions. Une assez vive opposition s’élevait en France. C’était, disait-on, faire violence à la Grèce, à ses souvenirs, à ses mœurs, que de lui imposer un roi, quand tout la poussait à une république fédérative. Le discours du 18 mai 1833 répondait à ces objections.

Trente ans se sont écoulés depuis cette époque; on peut aujourd’hui apprécier par ses résultats l’œuvre de 1832. Tout n’a pas également réussi dans ce qui fut fait alors, et une révolution récente l’a prouvé; mais la plus grande partie a réussi, c’est ce qui importe dans les œuvres humaines. La Grèce n’a pas cessé d’exister comme état indépendant ; non-seulement elle a duré, mais sa population a doublé en trente ans, son commerce a quadruplé. Aucun pays en Europe n’a fait dans le même laps de temps les mêmes progrès proportionnels. La forme monarchique, tant attaquée, a survécu, du moins jusqu’ici, et l’expérience qui vient de se faire sous nos yeux semble prouver que si la Grèce supporte impatiemment une monarchie, elle peut encore moins s’en passer. Ce qui a succombé, c’est la dynastie bavaroise; mais les puissances contractantes ne pouvaient pas prévoir que le prince Othon n’aurait pas d’enfans, ce qui a été la cause principale de sa chute. En échangeant leur prince bavarois contre un prince danois, les Grecs ont donné tort en apparence aux combinaisons de 1832; ils leur ont donné raison en réalité. Ce qui a dû, dans les derniers événemens, blesser profondément le cœur patriotique de M. le duc de Broglie, c’est la ruine de l’influence française, qu’il avait cru fonder en Orient. Si la France possédait encore un gouvernement parlementaire, la tribune aurait retenti d’accens passionnés contre cette révélation soudaine qui vient de nous montrer la Grèce, comme la Turquie, aux pieds de l’Angleterre. Telle a été la conséquence, bien inattendue, des immenses sacrifices que nous a coûtés la guerre d’Orient. Quoiqu’elle eût employé de moins grands moyens, la monarchie parlementaire avait d’autres prétentions et d’autres espérances.

Au mois de mars 1834, la chambre des députés ayant rejeté, à ne majorité de huit voix, le crédit de 25 millions demandé par le ministère pour acquitter une dette envers les États-Unis, reconnue par un traité, M. le duc de Broglie, qui avait préparé et soutenu le projet de loi, donna sa démission. Il ne passa qu’un an hors des affaires, et le 12 mars 1835, rappelé par une sorte de cri public, il reprit le portefeuille des affaires étrangères en y joignant la présidence du conseil. Son premier soin fut de reproduire le projet de loi des 25 millions, et la chambre, reconnaissant son tort, le vota à une grande majorité. Des démonstrations violentes avaient éclaté aux États-Unis dans l’intervalle, nous avions été menacés d’une déclaration de guerre, et il eût mieux valu pour la dignité nationale voter tout d’abord le crédit. Cette fois ce fut M. Guizot qui insista pour le rappel de M. de Broglie, et qui se montra décidé à quitter le ministère, si on ne lui donnait complète satisfaction. Le titre de président du conseil n’était pas une vaine apparence, quoi qu’on ait pu dire de l’intervention personnelle du roi Louis-Philippe dans son gouvernement. Plus que personne, M. le duc de Broglie le prit au sérieux; il exerça dans toute son étendue les prérogatives d’un premier ministre, non qu’il eût un goût très vif pour le pouvoir, il a cent fois prouvé le contraire, mais parce qu’il tenait à ne rien laisser échapper de ce qu’il considérait comme l’essence du gouvernement représentatif. Il le déclara hautement d’avance quand il vint faire à la chambre des députés les déclarations d’usage. « J’ai reçu du roi, dit-il, j’ai reçu de la confiance de mes collègues l’honorable mission d’imprimer au cabinet cet ensemble, cette unité de vues, de principes, de conduite, sans laquelle la vraie responsabilité ministérielle, la responsabilité collective, ne devient qu’un vain mot, et qui fait la force et la dignité des gouvernemens. » Ce langage tout parlementaire nous transporte dans un monde bien différent de celui où nous vivons.

Le président du conseil accompagnait le roi à cette fatale revue du 28 juillet 1835, où la machine infernale de Fieschi éclata sur le cortège royal et fit à la fois tant de victimes. M. le duc de Broglie eut le collet de son habit emporté par une balle qui resta dans sa cravate. De toutes parts on réclamait des garanties contre le retour de semblables forfaits. Le gouvernement présenta les lois qui ont reçu le nom de lois de septembre, parce qu’elles ne furent votées qu’au mois de septembre suivant. Ces lois, que la fureur des partis a si étrangement défigurées, étaient au nombre de trois : l’une réduisait de huit à sept sur douze le nombre des voix nécessaires aux condamnations par le jury; la seconde autorisait les cours d’assises à faire amener de force ceux des prévenus qui refuseraient de comparaître devant elles, ou même à passer outre aux débats en leur absence ; la troisième enfin, la plus contestée, défendait d’attaquer par la voie de la presse la personne et les droits du roi, et déférait à la cour des pairs, comme attentat à la sûreté de l’état, toute provocation à l’insurrection.

Le véritable reproche qu’on peut adresser à ces lois, c’est leur impuissance : elles n’ont rien empêché. Rien n’y excédait les bornes de la répression la plus légitime. La loi de la presse, entre autres, ne modifiait aucun des principes de la législation défendue par M. de Broglie en 1819; elle ne rétablissait aucune censure préventive, aucune juridiction discrétionnaire, et la presse serait fort heureuse aujourd’hui de vivre sous ce régime. On ne peut cependant se faire une idée du déchaînement qu’il excita. Le président du conseil, qui avait eu la plus grande part à la proposition, défendit son œuvre. C’est la seule circonstance de sa vie politique où il se soit mêlé aux luttes ardentes : il aimait mieux les thèses réfléchies, les savantes discussions; mais cette fois l’indignation l’emporta hors de lui-même. Il faudrait citer tout entier ce discours, si plein d’une noble colère. En voici la péroraison : « Le gouvernement de juillet a pris naissance au sein d’une révolution populaire; c’était là sa gloire et son danger. La gloire a été pure, parce que la cause a été juste; le danger est grand, car toute insurrection qui réussit, légitime ou non, enfante par son succès des insurrections nouvelles. La révolte, c’est là l’ennemi que la révolution, la glorieuse et légitime révolution de juillet, portait dans son sein. La révolte, nous l’avons combattue sous toutes les formes, sur tous les champs de bataille. Elle a commencé par vouloir élever en face de cette tribune des tribunes rivales, d’où elle pût vous dicter ses volontés insolentes et vous imposer ses caprices sanguinaires. Nous avons démoli ces tribunes factieuses, nous avons fermé les clubs, nous avons pour la première fois muselé le monstre. Elle est alors descendue dans la rue; vous l’avez vue heurter aux portes du palais du roi, aux portes de ce palais, les bras nus, déguenillée, hurlant, vociférant des injures et des menaces, et pensant tout entraîner par la peur. Nous l’avons regardée en face; la loi à la main, nous avons dissipé ses attroupemens, nous l’avons fait rentrer dans sa. tanière. Elle s’est alors organisée en sociétés anarchiques, en complots vivans, en conspirations permanentes; la loi à la main, nous avons dissous les sociétés anarchiques; nous avons arrêté les chefs, éparpillé les soldats. Enfin, après nous avoir plus d’une fois menacés de la bataille, plusieurs fois elle nous l’a livrée; plusieurs fois nous l’avons vaincue, plusieurs fois nous l’avons traînée, malgré ses clameurs, aux pieds de la justice, pour recevoir son châtiment. Elle est maintenant à son dernier asile, elle se réfugie dans la presse factieuse; elle se réfugie derrière le droit sacré de discussion que la charte donne à tous les Français. C’est de là que, semblable à ce scélérat dont l’histoire a flétri la mémoire, et qui avait empoisonné les fontaines d’une cité populeuse, elle empoisonne chaque jour les sources de l’intelligence humaine, les canaux où doit circuler la vérité. Nous l’attaquons dans son dernier asile, nous lui arrachons son dernier masque; après avoir dompté la révolte matérielle sans porter atteinte à la liberté légitime des personnes, nous entreprenons de dompter la révolte du langage sans porter atteinte à la liberté légitime de la discussion. »

Ce cri courageux ne pouvait avoir qu’un grand succès dans une chambre française ; les acclamations de la majorité interrompirent l’orateur à plusieurs reprises. Hélas ! si ceux qui repoussaient avec le plus de violence ces mesures de salut avaient pu lire dans l’avenir, ils auraient remercié les premiers le gouvernement royal de n’employer contre eux que les armes légales. Un temps devait venir où ils expieraient leur succès d’un jour par une répression bien autrement terrible. En les arrêtant sur cette pente fatale, la monarchie constitutionnelle les préservait à leur insu de la déportation sans jugement et de la mort sans phrases. Les lois de septembre furent votées; mais l’irritation survécut à ces discussions, et quelques mois après le ministère fut renversé par un vote de la chambre sur une question incidente. M. le duc de Broglie, fatigué de tant d’inconstance, sortit du pouvoir pour n’y plus rentrer.

L’incident qui détermina sa retraite est curieux et caractéristique. Il s’agissait de la conversion des rentes, proposée soudainement par M. Humann. Le président du conseil venait de présenter les objections du gouvernement; on prétendit qu’il avait manqué de clarté; impatienté, il reproduisit en termes plus sommaires ce qu’il venait de dire, et ajouta en s’adressant à ses interrupteurs : Est-ce clair? Les chambres étaient alors infiniment plus susceptibles qu’aujourd’hui; on trouva le mot peu parlementaire, et on s’en fit un grief qui réussit à détacher quelques voix; Voilà sur quoi succomba ce ministère qui a marqué la grande époque du gouvernement de 1830. Jamais cause plus puérile n’eut de plus fâcheux résultats, et on comprend sans peine que le souvenir de pareilles misères ait amené une réaction contre l’excès des prétentions parlementaires. Malheureusement le remède a été pire que le mal. M. le duc de Broglie manquait, dans ses rapports avec les chambres, de cette souplesse complaisante que les maîtres impérieux cherchent avant tout; mais cette qualité est la dernière qu’un pays libre doit exiger de ses ministres. Tout homme qui cède facilement aux influences de presse ou de tribune devrait être plutôt suspect. La fierté, même incommode, est un bon signe. Ce que M. le duc de Broglie était devant les chambres, il l’était devant le roi, devant les factions et devant l’Europe; c’était assez pour qu’on pût lui passer quelques mots brusques, parfaitement justifiés d’ailleurs par les outrages dont on l’abreuvait. La France reviendra certainement quelque jour au gouvernement parlementaire, et même beaucoup plus tôt que nous ne l’avions espéré ; qu’elle apprenne par cette expérience à se respecter elle-même dans ceux qui la servent.

Le plus ancien, le plus éprouvé des gouvernemens constitutionnels nous donne à cet égard un grand exemple. La vie des ministres anglais est beaucoup moins dure que ne l’était, sous la dernière monarchie, celle des ministres français. Sans doute, dans les occasions importantes, la nation sait prendre les moyens de faire prévaloir sa volonté; mais dans le cours habituel des choses on combat à armes courtoises. Rien de pareil à cette cohue étourdissante, à ces perpétuels assauts dont nos chambres ont présenté trop souvent le triste spectacle; rien de pareil surtout à cette polémique furibonde des journaux, qui a fini par faire croire à la nation épouvantée qu’elle ne pourrait trouver de repos que dans l’asservissement de la presse. Le propre des institutions libres, c’est de démêler dans la foule et de pousser aux affaires les hommes qui donnent le plus de garanties par leur talent et par leur caractère; quand ils y sont, on ne gagne rien à les tourmenter outre mesure. Les peuples sages tiennent au contraire grand compte des services passés. En ce moment, l’Angleterre est gouvernée par un homme qui a plus de cinquante ans de ministère, et chez nous M. le duc de Broglie n’a pas été ministre trois ans. Plusieurs fois, il est vrai, il aurait pu reprendre le pouvoir; il a mieux aimé s’abstenir. En 1838, il eut le malheur de perdre Mme la duchesse de Broglie, enlevée subitement par une fièvre cérébrale, et cette perte a jeté sur le reste de sa vie un voile de tristesse que rien n’a pu soulever.

La plupart des questions engagées pendant qu’il dirigeait la politique extérieure se poursuivirent sous ses successeurs ; elles donnèrent lieu à des discussions qui ne lui permirent pas de garder le silence. Une des plus importantes était l’affaire d’Espagne. Le parti légitimiste accusait le ministère qui avait reconnu la reine Isabelle d’avoir favorisé en Espagne l’abolition de la loi salique, et, en rendant possible la perte de la couronne d’Espagne par la maison de Bourbon, d’avoir compromis une des plus grandes œuvres de l’ancienne monarchie. M. le duc de Broglie, directement atteint par ces critiques, prit la parole pour y répondre. Il démontra que la loi salique n’avait, à proprement parler, jamais existé en Espagne, et que la succession des femmes était le droit ancien et national de ce pays. Philippe V avait essayé de changer la loi fondamentale; mais un acte solennel des cortès avait aboli en 1789 la pragmatique de Philippe V, et cet acte, qui avait près de cinquante ans d’existence, venait d’être confirmé par le testament de Ferdinand VII. Le droit ne pouvait donc faire l’objet d’un doute. L’intérêt qu’avait la France constitutionnelle à soutenir en Espagne et en Portugal les gouvernemens libres qui succédaient aux monarchies absolues du passé ne pouvait davantage être contesté. Rien ne prouvait d’ailleurs que l’avènement de la reine Isabelle dut faire sortir la couronne d’Espagne de la maison de Bourbon; le mariage de cette reine, dix ans après, a montré au contraire qu’on pouvait y trouver l’occasion de fortifier l’œuvre de Louis XIV.

Un autre jour, il eut à justifier sa conduite envers le gouvernement pontifical. Le ministère de Casimir Perier, pour s’interposer entre les troupes autrichiennes et les habitans révoltés des Légations, avait mis garnison dans la citadelle d’Ancône. Plusieurs fois pressé par le saint-siège de mettre un terme à cette occupation, le ministère du 11 octobre s’y était constamment refusé. Le cabinet présidé par M. le comte Molé, en jugeant autrement, consentit à l’évacuation. C’était blâmer implicitement l’attitude du précédent ministère. M. le duc de Broglie la défendit. Maintenir le pouvoir temporel du pape comme la condition essentielle de l’indépendance de l’église et en même temps obtenir du saint-siège les institutions libres que réclamait l’état de la civilisation, tel est le programme que le gouvernement de 1830 n’a cessé de poursuivre malgré l’incident inutile et fâcheux de l’évacuation d’Ancône. Cette politique aurait certainement réussi sans les révolutions de 1848 ; elle avait fait un grand pas à l’avènement de Pie IX, sous les auspices d’un ami de M. le duc de Broglie, l’illustre Rossi. On peut juger par ce discours du langage que tenaient alors à la cour de Rome les ministres français. L’administration des États-Romains y est traitée avec une grande sévérité, et jusqu’à Pie IX, cette sévérité n’était que justice. Plus on reconnaissait la nécessité du gouvernement pontifical, plus on avait à cœur de lui dire la vérité. Il n’y a pas en Europe de gouvernement qui ait plus perdu à la chute de la monarchie constitutionnelle.


III

Plusieurs années s’écoulent ici sans que l’ancien président du’ conseil reparaisse à la tribune. Tout entier à ses douleurs domestiques, il s’éloigne volontairement de l’arène. Il n’y rentre qu’au mois de mars 1841, pour soutenir le projet de loi sur les fortifications de Paris. Parmi les œuvres du gouvernement de juillet, c’est là une des plus contestables; mais les événemens d’Orient venaient de faire entrevoir la possibilité d’une guerre générale, et le souvenir des deux invasions de 1814 et de 1815 agissait fortement sur les imaginations. La question ne se présentait pas tout entière devant les chambres. Les travaux avaient été commencés par ordonnance; le ministère qui les avait décidés avait quitté les affaires; un ministère nouveau en acceptait la responsabilité. Il s’agissait de ménager la transition entre le cabinet guerrier de M. Thiers et le cabinet pacifique de M. Guizot. La loi des fortifications présentait, dans cette grande crise, une sorte de terrain commun où pouvaient se rencontrer les partisans de la guerre et ceux de la paix; c’est sans doute ce qui décida M. de Broglie à s’y placer pour tenter un rapprochement.

L’année suivante, un triste devoir lui fut imposé. Un accident funeste venait d’enlever à la France M. le duc d’Orléans, fils aîné du roi, qui ne laissait que deux enfans en bas âge. La charte ne contenait aucune disposition relative à la régence ; il fallut y pourvoir par une loi. On vit alors combien il importe que tout soit réglé d’avance dans la transmission du pouvoir suprême. C’est par là que les monarchies l’emportent sur les républiques; mais les monarchies elles-mêmes présentent un point vulnérable dans les minorités. Toutes les régences ont été plus ou moins des époques de troubles publics. La monarchie de 1830 n’eût pas plus qu’une autre échappé à cette fatalité. A qui appartiendrait la régence en cas de minorité? Cette question souleva des orages qui annonçaient d’avance la catastrophe. Le gouvernement proposait de suivre pour la régence les mêmes règles que pour la couronne, et de la donner de mâle en mâle à l’exclusion des femmes. L’opposition de toutes les couleurs soutint la régence des femmes, et c’est cette même question qui, reproduite brusquement en 1848, après l’abdication du roi, causa ce moment de vide et d’incertitude qui donna passage à la république. M. le duc de Broglie, rapporteur de la loi à la chambre des pairs, se prononça pour l’application de la loi salique. On sent à la gravité de sa discussion un profond sentiment des dangers que cette épreuve va faire courir à la monarchie.

Il appuya jusqu’à la fin, de ses conseils, de son influence et de sa parole, le ministère présidé par M. Guizot. Ce qu’il avait fait à l’intérieur pour les fortifications de Paris et la régence, il le fit pour les questions extérieures du Maroc et des mariages espagnols. Les bandes indisciplinées du Maroc ayant inquiété sur leurs frontières de l’ouest nos possessions d’Afrique, le gouvernement envoya contre cette puissance barbare une armée de terre et de mer. Pendant que le maréchal Bugeaud gagnait sur terre la bataille de l’Isly, M. le prince de Joinville bombardait par mer Tanger et Mogador, malgré l’attitude menaçante des Anglais, qui semblaient se regarder comme attaqués dans les ports de leur allié. Le but une fois atteint, le ministère fit la paix, et l’expérience à prouvé qu’il l’avait faite à propos, car depuis cette époque le Maroc n’a plus commis aucune agression contre nous. Quant aux mariages espagnols, on n’imaginerait pas aujourd’hui qu’il fût possible de contester les avantages d’une alliance qui, en écartant du trône d’Espagne le candidat présenté par l’Angleterre et en rapprochant par un nouveau lien les deux maisons régnantes, assurait à la France l’amitié de la Péninsule. Que l’Angleterre s’en soit alarmée, on le comprend à la rigueur; mais que les colères anglaises aient trouvé en France de nombreux échos, c’est ce qui se comprend beaucoup moins. Dans l’un et l’autre cas, M. le duc de Broglie s’associa cordialement à la politique suivie et repoussa des attaques injustes.

Pendant le ministère du 11 octobre, la puissante organisation des sociétés secrètes avait forcé le gouvernement à proposer une loi sévère sur les associations. L’emploi de cette arme de guerre avait coûté beaucoup à M. le duc de Broglie, qui s’en était expliqué avec une tristesse patriotique. La sanglante insurrection de Lyon ne tarda point à montrer qu’on avait frappé juste. En réclamant un pouvoir qu’il regardait lui-même comme exceptionnel, le ministère l’avait restreint à la stricte nécessité; il s’était engagé à n’en faire aucune application aux réunions religieuses. Cette interprétation ne reposant pas sur un texte formel, la cour de cassation déclara la loi applicable à toute espèce d’association, et l’administration se crut autorisée à en faire usage contre des réunions, de prières. Le consistoire de l’église réformée de Niort réclama par une pétition à la chambre des pairs. M. le duc de Broglie l’appuya; il rappela la distinction établie, lors de la discussion de la loi, entre les associations proprement dites et les simples réunions, et puisque la jurisprudence de la cour de cassation n’admettait pas cette différence, il demanda une loi spéciale qui garantît la liberté des cultes. « Je ne crois pas, dit-il, que, quand l’article 5 de la charte a dit que chacun en France professait librement sa religion, on ait entendu dire que chacun professait librement le culte qu’il lui était permis de professer. Nous avons eu autrefois en France une loi ainsi conçue : aucun journal ne peut paraître sans l’autorisation du gouvernement ; mais le gouvernement ne disait pas que c’était une loi destinée à établir la liberté des journaux. »

La charte de 1830 avait annoncé la liberté d’enseignement. Cette promesse est restée sans effet. C’est un des torts, le plus grave peut-être, du gouvernement fondé à cette époque ; mais il faut lui rendre justice, ce n’est pas tout à fait sa faute. Après sa belle loi sur l’instruction primaire, où se trouvait déjà le principe de la liberté, M. Guizot avait présenté en 1835 un projet de loi sur l’instruction secondaire, où la promesse de la charte recevait une large exécution. La répugnance des chambres le fit échouer. Une nation qui a été longtemps aussi gouvernée que la nôtre, s’accoutume lentement, péniblement, au régime de la liberté. Le grand épouvantail, tout le monde le sait, c’était la crainte des congrégations religieuses. Un amendement portant que tout chef d’un établissement privé d’instruction publique serait tenu de jurer qu’il n’appartenait à aucune corporation non autorisée fut introduit dans la loi malgré le ministre. À la retraite du ministère du 11 octobre, le projet tomba avec lui, et pendant le reste du règne on montra peu d’empressement à le reprendre. Un nouveau projet fut pourtant présenté à la chambre des pairs en 1844, et M. le duc de Broglie en fut nommé rapporteur. On éprouve, en lisant son rapport, une véritable peine à voir un esprit aussi large et aussi élevé s’embarrasser dans une foule de précautions et de réserves ; il fallait absolument en passer par là pour avoir la moindre chance de réaliser la promesse de la charte. Malgré ces restrictions, la loi ne put encore obtenir la majorité dans les deux chambres. C’est l’assemblée législative de la république qui a eu l’honneur de trancher la question, grâce à la réaction opérée dans les esprits contre la république elle-même, qui a fait adopter comme un moyen de salut ce qu’on avait repoussé jusqu’alors comme un danger.

Mais ce qui força en quelque sorte M. le duc de Broglie à prendre une part active aux discussions parlementaires, ce fut la violente polémique que souleva le droit de visite. Nous ne trouvons dans les Écrits et Discours aucune trace de ses longs efforts pour préparer l’abolition de l’esclavage dans nos colonies. Il n’a pourtant jamais cessé d’y travailler, soit au pouvoir, soit hors du pouvoir, et quand la république de 1848 s’est hâtée de supprimer l’esclavage, elle a trouvé la question aux trois quarts résolue par son persévérant apostolat. Dès 1821, il proposait à la chambre des pairs une adresse au roi pour demander l’entière abolition de la traite ; en 1827, il prononçait sur le projet de loi présenté à cet effet un discours chaleureux ; en 1840, il était nommé président d’une commission chargée de réunir les élémens d’une solution, et en 1843, après une immense enquête, il présentait au ministre de la marine un rapport décisif. Ces faits, qui feraient à eux seuls l’honneur de toute une vie, ont été rappelés récemment par M. Augustin Cochin dans son livre sur l’abolition de l’esclavage. « Votre main plus qu’aucune autre, dit M. Cochin en s’adressant à M. le duc de Broglie, a contribué par des coups répétés à briser enfin les liens qui retenaient dans l’esclavage, à l’ombre du drapeau français, en face des autels chrétiens, 250,000 créatures humaines. »

Parmi les mesures prises à diverses époques pour amener par la répression efficace de la traite la destruction de l’esclavage, se trouvaient deux conventions passées avec l’Angleterre, en 1831 et 1833, pour autoriser les croiseurs des deux nations à visiter sans distinction les bâtimens anglais ou français soupçonnés de se livrer à ce honteux trafic. Le droit de visite réciproque avait été pratiqué jusqu’en 1841 sans donner lieu à aucune réclamation. L’opposition y découvrit un beau jour une atteinte à l’indépendance du pavillon national et commença contre ce droit inoffensif la plus formidable campagne. M. le duc de Broglie avait négocié la première des deux conventions, il avait signé la seconde. Il les défendit, comme il le ait lui-même, en accusé. Au lieu d’instituer la visite des navires suspects, qui existait de fait auparavant, les conventions n’avaient fait que la régulariser, la limiter, la rendre exactement réciproque. Malgré ces bonnes raisons, les susceptibilités éveillées persistèrent. Le gouvernement crut devoir entamer une négociation avec le cabinet de Londres pour modifier les traités. M. le duc de Broglie consentit à s’en charger, et une nouvelle convention fut conclue par ses soins, qui supprimait le droit de visite, mais en organisant contre la traite de nouveaux moyens de répression.

Après ces débats, il accepta en 1847 le titre d’ambassadeur à Londres. Il avait reçu de la nation anglaise, comme simple négociateur, un accueil plein d’estime et de respect. Ces témoignages se multiplièrent quand on le vit investi d’un titre durable. Nul ne pouvait mieux que lui calmer les passions excitées entre les deux pays, et son acceptation dans un pareil moment fut encore de sa part un acte de dévouement. Une seule affaire de quelque importance marqua sa courte ambassade. La guerre civile venait d’éclater en Suisse. Le souffle orageux qui allait couvrir l’Europe de révolutions se levait au pied des Alpes. L’Europe s’en inquiéta, non sans motifs; des pourparlers s’engagèrent à Londres entre les représentans des puissances qui avaient garanti le pacte constitutif de la confédération helvétique. L’ambassadeur de France y prit naturellement une grande autorité; il connaissait, il aimait la Suisse, où l’appelait souvent le culte qu’il conservait pour la mémoire de Mme de Staël, et il souffrait de ses déchiremens comme d’un malheur domestique. Le fait a prononcé à la fois pour et contre ces inquiétudes. La révolution prévue est arrivée en Suisse, mais sans entraîner tout à fait les conséquences qu’on redoutait. Quant au danger que présentait pour le reste de l’Europe l’agitation commencée, les événemens de 1848 ont pris soin de le démontrer. Le discours que M. le duc de Broglie prononça sur la question suisse à la chambre des pairs devait être le dernier, puisqu’il a précédé à peine d’un mois la chute de la monarchie.

Après la révolution de février, il ne désespéra pas. N’ayant que le titre d’ambassadeur, il ne fut pas compris dans la proscription qui frappa les ministres. Il resta donc en France, et, les premiers momens passés, le suffrage universel vint le chercher dans sa retraite. Il ne fit point partie de l’assemblée qui donna une constitution à la république ; mais en 1849 le département de l’Eure le choisit pour un de ses représentans à l’assemblée législative. Il accepta ce nouveau mandat et l’exécuta tristement, mais fidèlement. Quels que fussent ses regrets, ses tourmens de cœur et d’esprit, il les comprima pour faire encore une fois son devoir. Il s’associa de sa personne et de son vote à toutes les mesures qui rétablirent l’ordre ébranlé. Son énergique simplicité, son désintéressement absolu, son libéralisme sincère, eurent bientôt commandé tous les respects; on vit les plus ardens républicains s’incliner devant ce grand exemple de vertu civique. Il n’avait jamais eu plus d’ascendant personnel, et s’il n’a pas réussi à préserver la France de nouvelles secousses, c’est que le succès était impossible.

Le vice capital de la constitution de 1848 apparaissait peu à peu à tous les yeux. L’existence simultanée d’un président et d’une assemblée issus l’un et l’autre du suffrage universel ne pouvait manquer d’aboutir à un conflit. M. le duc de Broglie comprit parfaitement que le prince-président, déclaré non rééligible par la constitution, ne se soumettrait point à cette condition, et que, pour se maintenir au pouvoir, il trouverait un puissant appui, soit dans l’armée, soit dans les classes populaires qui l’avaient élu. On ne pouvait trouver d’autre issue légale que dans la révision de la constitution par une nouvelle assemblée constituante. Une proposition dans ce sens fut faite à l’assemblée, qui en renvoya l’examen à une commission. M. le duc de Broglie, nommé président, s’y déclara sans hésiter pour la révision immédiate. Les séances des commissions n’étant pas publiques, on n’a pu retrouver le texte même des considérations qu’il présenta à l’appui de son opinion; mais les journaux du temps en donnèrent la substance, et en les collationnant avec ses notes, on a pu rétablir assez exactement ses paroles. Ce document devient aujourd’hui historique.

« On prétend, dit-il, ne pas connaître les vices de la constitution, et on soutient que, si elle éprouve quelques difficultés dans sa marche, c’est la faute, non de l’institution en elle-même, mais des hommes qui se trouvent chargés de l’appliquer. Parlons franchement : on n’accuse pas les hommes, mais un seul homme, le président de la république. M. de Broglie n’a pas mission de le défendre; il n’est ni son ministre, ni son conseiller, ni son ami; il n’a fait connaissance avec lui que pour l’envoyer au fort de Ham, quand il a été appelé à le juger. S’il médite un 18 brumaire, M. de Broglie l’ignore et ne veut pas le supposer. Admettons pourtant que ce soit là sa pensée et que ce danger existe. Le président lui-même, qui l’a fait? La constitution. Demander au suffrage universel d’élire un président pour un grand pays unitaire comme la France, n’était-ce pas appeler de toute nécessité un prétendant à la présidence? Qui veut-on que les masses choisissent, excepté un homme dont le nom exerce sur elles un prestige superstitieux, ou par la grandeur de sa race, ou par l’éclat de ses aventures? Nous aurions Washington, John Adams, Monroë, en un mot un de ces républicains éclairés qui ont honoré les États-Unis, que la foule, qui saurait à peine leur nom, ne les nommerait pas. Si le président, une fois élu, est tenté de sortir de la constitution, encore ici à qui la faute? A la constitution même. Elle remet à un homme la disposition de la totalité, des forces d’une grande nation et l’environne lui seul de tout l’éclat du pouvoir royal; elle le place dans une situation où il est l’égal d’un roi et lui donne les moyens de tout oser; puis elle le somme, au bout de quatre ans, de prendre son chapeau et de s’en aller loger dans un hôtel garni. Elle le place entre le néant et l’usurpation, et elle s’étonne qu’il ne veuille pas le néant! Si M. de Broglie désire la révision, c’est pour que ces conditions de l’élection du président soient changées. Toute cette partie de la constitution est extravagante. Quand le résultat arrivera, M. de Broglie est décidé à résister, bien qu’il trouve ridicule de se draper d’avance comme un Brutus; mais ne vaut-il pas mieux l’éviter en corrigeant les vices de la constitution qui ont amené cette triste situation? »

Ceci se passait le 28 juin 1851. La proposition de révision réunit dans l’assemblée la majorité, mais elle n’obtint pas les trois quarts des voix exigés par la constitution. Le 2 décembre suivant éclata le coup d’état que M. de Broglie avait prévu. Comme il l’avait annoncé, il prit parti pour la résistance, quoiqu’il ne se fît aucune illusion ; il était, malgré son âge, du nombre des représentans qui se réunirent à la mairie du 10e arrondissement pour soutenir la lutte, et qui furent arrêtés par la force armée. Ainsi finit sa vie politique; il avait soixante-six ans.

De nouveau condamné au repos par une révolution, et cette fois pour longtemps, il est resté depuis douze ans le témoin inactif d’un ordre de choses bien éloigné de celui qu’il avait rêvé pour son pays. Il n’est sorti de son silence qu’en 1856 pour prononcer cet admirable discours de réception à l’Académie française qui le montra tout à coup sous un nouveau jour. Le public français, si indifférent et si mobile, connaissait en lui l’homme politique, le duc et pair, l’ancien président du conseil : on avait oublié l’orateur et l’écrivain. On fut bien forcé de s’en souvenir en écoutant cette parole nerveuse, dont chaque mot se gravait dans les esprits et y laissait une empreinte profonde. Jamais plus de sobriété ne s’unit à plus de relief. Tantôt la phrase brève et concise partait comme un trait, tantôt elle s’assouplissait en période naturelle et aisée ; mais, sous une forme ou sous une autre, elle ne manquait jamais son but. La familiarité même de quelques expressions rehaussait la vigueur contenue de la pensée. L’effet fut très grand sur un auditoire exercé à apprécier les plus rares et les plus puissans secrets du langage. Aux premiers accens de cette mâle éloquence, chacun se sentit ramené vers le temps où la parole était l’âme et la vie de nos institutions, où la littérature et la politique marchaient de pair, s’éclairant, se fortifiant l’une par l’autre, et quand arriva cette heureuse péroraison où il montrait l’empereur Sévère se levant sur son lit de mort pour s’écrier d’une voix forte : Travaillons! (laboremus!) on put croire que l’assemblée tout entière allait se lever aussi pour répéter le grand mot d’ordre. C’était le mot de toute sa vie qu’il venait de dire, le mot qui fait les hommes éprouvés et les nations libres.

Le recueil des Écrits et Discours contient encore trois notices biographiques écrites à diverses époques. Dans les discours de tribune, on sent toujours plus ou moins l’abandon de l’improvisation; ici, la forme est plus arrêtée, plus exquise. Le portrait de M. Silvestre de Sacy, le savant orientaliste, décèle un art accompli ; celui de M. le maréchal Maison est plus vivant encore. L’un présente le spectacle d’une vie calme, heureuse, toute consacrée à l’étude et à la pratique des vertus chrétiennes; l’autre respire la poudre des champs de bataille et peint avec vivacité ce vigoureux soldat qui comptait encore plus de blessures que de grades. Ces deux personnages étaient morts pairs de France; la troisième notice a un caractère plus intime, elle est consacrée à un homme qui n’a pas eu l’honneur d’être pair, qui n’était même pas Français, et qui devra à son biographe un juste retour de renommée, M. Lullin de Chateauvieux, l’auteur des Lettres sur l’Italie en 1812 et du Manuscrit de Sainte-Hélène. Ce qui a valu à M. de Chateauvieux cet hommage touchant, c’est qu’il avait fait partie de la société de Mme de Staël à Coppet, qu’il avait été l’ami de M. Auguste de Staël et qu’il ne s’est jamais consolé de sa perte. A défaut de ces titres de famille, l’originalité de son talent et l’indépendance de sa vie auraient suffi.

Depuis son discours de réception à l’Académie française, M. le duc de Broglie n’a rien publié; mais tout le monde a appris, par l’éclat d’un procès inattendu, qu’il remplissait ses oisivetés, comme Vauban, en écrivant des Vues sur le gouvernement français. Nous ignorons ce que renferme ce manuscrit, condamné par la police à rester secret; il sera sans nul doute publié un jour, et on aura alors le dernier mot de cette longue expérience. A défaut de nous-mêmes, nos successeurs en profiteront.

Nous avons indiqué quelques lacunes dans la trop courte publication qui vient de nous occuper; nous ne les avons pas indiquées toutes, et la biographie complète de M. le duc de Broglie reste à faire. Cet aperçu donnera du moins, nous l’espérons, aux générations nouvelles une idée de la noble figure qui ne se montre qu’à demi à leurs regards. Ce qui la distingue, c’est le travail, le travail continu, persévérant, infatigable, quand il était si facile à l’héritier de ce nom illustre de s’endormir dans un loisir opulent. On travaille peu aujourd’hui, on aime peu la peine et le sacrifice; qu’on apprenne par là à en rougir. M. le duc de Broglie a tout lu, tout médité : littérature, philosophie, histoire, droit public, économie politique, théologie même. Les principales langues de l’Europe n’ont pour lui aucun secret, et il peut suivre, il suit à la fois dans le monde entier le mouvement des idées et des faits. À ces longues et patientes études, il a joint une vie politique pleine d’efforts et de périls; il est resté quarante ans sur la brèche.

On ne peut voir en lui un écrivain et un orateur de profession, quoiqu’il ait à l’occasion aussi bien parlé et aussi bien écrit qu’aucun autre. Il n’a jamais abordé la tribune que sous une nécessité pressante; mais quand une fois il y était monté, il épuisait le sujet. Il n’y apportait aucun étalage oratoire, aucune prétention, aucune recherche : la discussion simple et nue, mais rigoureuse, l’enchaînement des preuves, la clarté de l’exposition, la véhémence de la dialectique, et cette force irrésistible que donne l’accent de la conviction. On sent à chaque mot la haine du mensonge et le dédain de l’habileté. Pour le caractère, c’est un républicain, un grand républicain, dans le véritable et bon sens du mot. Ce n’est pas un démocrate, à coup sûr, mais c’est encore moins un aristocrate malgré sa naissance. Nul n’a moins que lui les préjugés de l’aristocratie. Il y a une région supérieure à cet éternel débat entre l’aristocratie et la démocratie, c’est là qu’il a toujours aimé à se placer. Il a soutenu la liberté civile, politique, religieuse, économique, la justice sous toutes ses formes, le droit, pour tous. Il s’est attaché par raison à deux monarchies, mais en y portant une inflexible austérité de mœurs, de goûts et d’idées. « Le roi Louis-Philippe, dit M. Guizot, avait pour le duc de Broglie plus d’estime et de confiance que d’attrait. » C’est qu’en effet personne n’a été moins courtisan, et les rois, même les plus sages, ont toujours un faible pour ceux qui leur cèdent. Modeste et fier, il n’a pas recherché les honneurs, il ne les a pas dédaignés, il n’y songeait pas, et, ce qui est plus rare encore, il n’a pas plus brigué la popularité et la renommée que le pouvoir. Dans la grande époque de la république de Hollande, il eût été un de Witt ou un Barnevelt; en Angleterre, il serait le chef vénéré du grand parti whig. Quand la république est venue, elle l’a trouvé tout prêt : c’est la France elle-même qui n’était pas prête, et, parmi les républicains de la veille, combien peu méritaient ce titre autant que lui!

Dans le cours de sa vie publique, les événemens ont tourné trois fois contre ses vœux; il a vu trois révolutions qu’il aurait voulu prévenir : 1830, 1848 et 1851. S’il n’a pas eu pour récompense de ses services l’échafaud de son père, il a eu à subir les amertumes de la défaite et il a fini par la prison. Il devait s’attendre à pis encore par le terrible exemple qu’il avait sous les yeux, et il n’a pas hésité. Tel est le tranquille courage que donne l’amour de la patrie et de la liberté. Cette cause immortelle compte bien des martyrs, et rien ne lasse ses défenseurs.

Pour qui ne juge que sur l’apparence, M. le duc de Broglie a succombé dans les causes qu’il a servies, les flots se sont éloignés de lui sans retour. D’où vient cependant le respect sans égal qui s’attache à son nom? Il n’a voulu prendre aucune part au dernier mouvement électoral; il n’a pas dit un mot, il n’a pas fait un pas, mais il a ouvert un jour sa maison à ceux qui se réunissaient pour en parler, et ce simple fait a suffi pour exciter un frémissement dans le pays. C’est que, même en France, une pareille vie ne s’oublie pas. Si ce nom représente des institutions tombées, il représente aussi des idées qui ne peuvent pas mourir. Le temps a détruit quelques-unes de ses œuvres, il en est encore plus qui survivent. Regardons autour de nous : à l’extérieur, la Belgique affranchie, l’Espagne délivrée, la Grèce indépendante, la sainte alliance dissoute, sans commotion et sans grande guerre; à l’intérieur, la loi de 1819 sur la liberté de la presse, tant d’autres lois rendues sur les questions les plus vitales, le code pénal réformé, la traite réprimée, l’esclavage aboli, et, pour tout dire en un mot, les résultats de tout genre acquis par dix-huit ans de gouvernement libre. Plus encore que les actes, il restera de lui ce qui reste de ces Russell et de ces Hampden dont il a lui-même évoqué la mémoire, — le souvenir et l’exemple d’un grand citoyen.


LÉONCE DE LAVERGNE.

  1. Écrits et discours de M. le duc de Broglie, 3 vol. in-8o, Didier, 1863.
  2. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er octobre 1848, l’étude de M. le comte d’Haussonville sur la Politique extérieure de la France depuis 1830. M. d’Haussonville cite le passage suivant de la circulaire écrite par M. le duc de Broglie à tous nos agens à l’étranger : « J’ai cru que ma réponse aux trois envoyés devait être conforme à la couleur que chacun d’eux avait donnée à sa communication. De même que j’avais parlé à M. de Hügel (le ministre d’Autriche) un langage raide et haut, je me suis montré bienveiliant et amical à l’égard de la Prusse, un peu dédaigneux envers le cabinet de Saint-Pétersbourg. Ce qui a dû ressortir clairement de mes paroles pour mes trois interlocuteurs, c’est que nous sommes décidés à ne tolérer l’expression d’aucun doute injurieux sur nos intentions, que les insinuations et les reproches seraient également Impuissans à nous faire dévier d’une ligne de conduite avouée par la politique et par la loyauté, et qu’en dépit de menaces plus ou moins déguisées nous ferons en toute occurrence ce que nous croirons conforme à nos intérêts. »