Le faiseur d’hommes et sa formule/VIII

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Librairie Félix Juven (p. 148-173).

VIII

Plus que jamais, cher ami, je regrette de n’avoir pas le don d’évoquer la couleur des choses, l’atmosphère matérielle d’un milieu quelconque. J’eusse aimé à vous donner une idée tangible exacte, non seulement de M. Brillat-Dessaigne, mais du cadre quelque peu compliqué où il m’apparut le jour mémorable de notre première entrevue. Je puis vous dépeindre sans doute, par à peu près, un visage dont on trouve la photographie dans toutes les vitrines où figurent nos célébrités parisiennes, je puis aussi noter la physionomie impressionnante du cabinet où il me reçut, une salle basse, aux piliers trapus, sans fenêtres presque, et où pourtant, flotte une lumière plus que suffisante pour lire, écrire ou méditer, de somptueux tapis par terre ; dans un angle, un divan où se tient le Maître pour « penser », et où il se repose et dort la nuit ; trois murailles sur quatre disparaissant sous des rayons de livres ; la quatrième présentant un renfoncement aménagé pour de rapides et sommaires manipulations chimiques, encombré de cornues, d’éprouvettes, de mécaniques barbares, de lentilles, de prismes, d’appareils de micrographie ou de micrométrie, et de quelques autres instruments, dont la silhouette même m’était totalement inconnue. Mon talent narratoire peut vous donner une idée au moins approximative de tout cela. Ce que je ne puis dire, c’est l’atmosphère spéciale qui flottait, ce cercle magique où m’apparut le Maître et qui fut peut-être un simple mirage de mon imagination apeurée, peut-être aussi, la suggestion directe de ce visage de scrutation magnétique, dont la pâleur mate recélait manifestement de l’inexprimable, de l’indéchiffrable, presque de l’intemporel. Permettez-moi d’ajouter, au cas où j’aurais forcé la touche ici, que malgré cela, l’homme ne sentait pas le cadavre, je veux dire qu’il ne donnait pas du tout l’impression un peu fâcheuse qui, dans le langage courant, associe l’odeur de cadavre à l’idée du savant classique.

Le visage porte une cinquantaine d’années au plus. Plus jeune encore est le sourire malicieux qui accompagne les saillies, les images cocasses, les mots à facettes, dont il farcit volontiers son terrible vocabulaire de biologiste. Vous connaissez au reste, le célèbre profil, la coupe un peu bombée du front, le nez puissant, nerveux, les pommettes ascétiques qui se perdent dans une barbe d’alchimiste, vous connaissez aussi l’extraordinaire regard gris d’acier qui jadis brûlait au fond de l’orbe broussailleux des sourcils. Vous vous représentez donc aisément ce même regard aujourd’hui magnifié, sublimé par le combat acharné, que la pensée y soutint, quinze années durant, contre les mystères coalisés de la vie et de la nature. Vous imaginez plus aisément encore le mien, respectueux et attentif, entièrement adapté maintenant au fantastique énorme où je patauge depuis des jours, si bien adapté, que pour un peu, je me tiendrais moi-même pour une simple réaction de laboratoire plus ou moins évanescente, et qui n’a nullement à s’enorgueillir de la supériorité que lui donne sur les autres animaux, son système cérébro-spinal plus développé.

Vous voilà donc suffisamment « polarisé » pour suppléer à la note impressionniste qui me manque, et je puis laisser parler le Maître selon mes notes sténographiques, en passant sous silence mes propres interruptions, celles du moins qui n’eurent pas pour but de repérer quelque essentiel détail de nos aventures antérieures. Nous sommes assis l’un en face de l’autre, lui, la tête droite, le menton dans la main, le verbe, haut, clair, coulant de source, avec toutefois un léger accent alsacien qui suscite, par instants, l’inénarrable portier en même temps qu’elle anéantit un lieu commun de plus, l’idée de race, — puisqu’une même souche humaine (le savant et le portier sont tous deux nés à Colmar) peut produire des types aussi éloignés l’un de l’autre.

— Oui, je conviens qu’il doit vous paraître plus qu’étrange que j’aie réussi à fabriquer de la substance humaine vivante, des hommes enfin à peu près semblables à nous. Moi-même, si la découverte était due à un autre, je ne croirais qu’après avoir, comme vous, vu et touché. Cependant n’exagérons rien. Ma part est en somme assez modeste, puisque non seulement, j’ai profité des travaux de mes devanciers, de tous ceux d’abord qui ont créé la chimie, puis des maîtres de la synthèse chimique courante, de la biologie et des sciences connexes, non seulement, dis-je, j’ai profité de tous les pas faits avant moi dans la même voie ou dans des voies parallèles, mais encore ma découverte a-t-elle, comme la plupart des grandes découvertes, bénéficié de la collaboration du hasard.

Longtemps, comme tant d’autres, j’ai barboté dans la décevante ornière des synthèses de raccroc, j’isolais les éléments primitifs d’un corps quelconque et, après en avoir dégagé la formule, j’essayais de reproduire ce corps en combinant servilement ses éléments selon la formule trouvée. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il y manquait toujours l’étincelle magique, le principe même de la vie, le mouvement. Car c’est dans le mouvement que réside tout le secret de la transformation de la matière inerte en cellules vivantes, c’est-à-dire le secret de la génération spontanée, expression qui, dans ma pensée, signifie : production d’êtres vivants sans procréation préalable. Je ne dis pas sans fécondation d’aucune sorte, car toute genèse, si simple soit-elle, suppose et implique l’intervention d’un principe fécondateur, ou, si nous voulons écarter ce vieux mot, d’un principe aux affinités multiples qui, en présence d’affinités identiques ou contraires se combinent avec elles et donnent lieu à la germination, à la prolifération, à la déhiscence, à tous les phénomènes constitutifs de la vie embryonnaire proprement dite, phénomènes dont la croissance de l’être ensuite ne fait que répéter ouvertement les phases occultes. Je laisse de côté, bien entendu, la puérile fécondation dite artificielle, car si vous fabriquez une graine de fleur, par exemple, en fécondant vous-mêmes le pistil de cette fleur avec un pollen naturel, vous ne créez rien du tout, vous compliquez les choses simplement en substituant votre main maladroite à la baguette de fée de la nature. Si, au contraire, vous réussissez à féconder des œufs d’astérie au moyen de l’acide carbonique, comme l’a fait le professeur Yves Delage dans son laboratoire de Roscoff, alors vous créez, parce que vous donnez la vie à une matière inanimée : l’acide carbonique en question. C’est donc là déjà une sorte de génération spontanée. Moi j’ai voulu aller plus loin. Et comme il faut toujours tout commencer par le petit bout, — la nature elle-même nous en donne l’exemple — c’est vers les infiniment petits que je me suis tourné tout d’abord. Oui, j’ai consacré le plus clair de mes années de Paris à chercher la formule synthétique d’une cellule primitive, d’un infusoire, et, ma foi, je l’ai trouvée, ou presque. J’avais réussi, en effet, à obtenir un être qui reproduisait le type morphologique des plastides en général, à une échelle grossie plusieurs milliers de fois bien entendu, puisqu’il avait la dimension d’un petit œuf et que les plastides ordinaires sont des êtres microscopiques. Seulement voilà, il ne lui manquait qu’une chose, la vie. J’avais oublié d’éclairer ma lanterne, et vous allez voir que l’image est plus juste qu’elle n’en a l’air.

Mon insuccès eut du moins ce résultat heureux de me rejeter dans la vraie voie : l’étude préalable et exclusive des protoplasmes. Vous savez ou vous ne savez pas que, dans l’opinion générale de mes prédécesseurs, les protoplasmes diffèrent entièrement de toutes les substances chimiques connues. Eh bien, c’est vrai et ça ne l’est pas. Cette simple et unique différence les sépare : la vie, c’est-à-dire, encore un coup, le mouvement. Le protoplasme est une substance vivante.

Or donc l’être que j’avais fabriqué, celui qui constituait mon infusoire géant, n’était doué ni de mouvements browniens, ni de mouvements amiboïdes, ni d’aucun mouvement quelconque : il ne vivait pas. Et pourquoi ne vivait-il pas ? Parce qu’il n’avait pas de noyau. J’avais oublié ce nucléus des savants qui s’appelle l’œuf à un degré plus élevé de l’échelle animale. C’était par l’œuf qu’il fallait commencer, puisque lui seul est l’origine et le foyer de toute vie, le principe vital se confondant en somme avec le principe reproducteur. Oui, mais cet œuf était lui-même composé de substance protoplasmique vivante, et j’étais incapable d’en créer.

Comment sortir de ce cercle vicieux ?

Je n’en serais peut-être jamais sorti sans les travaux de Haeckel sur le Bathybius. Vous connaissez le Bathybius ? Oui ? Non ? Vaguement ? C’est que je ne voudrais pas pontifier vis-à-vis de quelqu’un qui a signé des fantaisies scientifiques susceptibles d’être comprises par des enfants de quatre ans. Passez-moi le nombre de mots barbares strictement nécessaire, et je vous promets d’être clair pour tout le reste, à quelques formules près que je suis obligé encore de tenir sous le boisseau. Entre autres secrets sur lesquels je ne puis m’expliquer davantage : du sérum humain très fermenté figura dans la composition de ma première nucléine, — ne jetez pas les hauts cris sans savoir de quoi il retournait — ; fier de payer, lui aussi, son tribut à la science, notre portier, un compatriote à moi, avait mis à ma disposition tout le sang de ses veines.

D’ailleurs il se saignait fréquemment par mesure de santé, comme on se purge, et c’est même à l’abus des saignées que j’attribue son anémie actuelle, tant cérébrale que musculaire. Par la suite, du reste, je renonçai à l’emploi du sérum, devenu inutile. Donc n’en parlons plus.

Je résume en deux mots maintenant l’histoire du Bathybius ou « être des abîmes » ainsi dénommé, vous le devinez, parce qu’on ne le trouve qu’au fond de la mer, à des profondeurs effarantes. Le premier échantillon connu fut en tout cas ramené d’une profondeur de 8.000 mètres par les dragueurs d’un navire anglais en croisière scientifique sur l’Atlantique. C’était une sorte de gelée animée de mouvements imperceptibles. Elle pouvait grandir, s’allonger indéfiniment, et même cette propriété subsistait, — lorsqu’on la divisait — dans chacune de ses parties, avec ce surcroît de particularité extraordinaire que si deux de ces parties venaient à se rencontrer, elles se ressoudaient aussi intimement que si elles n’avaient jamais été disjointes. Mon regretté et célèbre collègue Huxley étudia cet être phénoménal et lui donna le nom de Bathybius Haekeli pour faire plaisir à Haekel qui était déjà le parrain des Monères et qui d’ailleurs assuma avec reconnaissance les graves responsabilités de cette nouvelle tutelle. Je dis graves parce que Haekel eut naturellement maille à partir avec tous ceux qui n’étaient pas partisans de l’origine une et simple de la vie. Il n’en fut pas moins démontré que nous étions enfin en présence de cette fameuse gelée primordiale, de cet Urschleim des Allemands, de cet être immortel et inindividuel qui demeurait le témoin vivant des faunes et des flores dont il avait peuplé l’univers.

C’est au Bathybius, me dis-je, qu’il faut demander la solution du grand problème de la synthèse des êtres vivants. Je cherchai donc du Bathybius et je finis par en trouver sur les côtes mêmes de cette île où nous avaient conduits à la fin de pénibles et infructueux dragages au long des routes marines menant d’Europe en Extrême-Orient. Il en existait ici une couche assez étendue sur un sol calcaire de 100 mètres de profondeur à peine. Aussitôt l’importance de la couche confirmée par un sondage sommaire, je fis construire le grand réservoir de pierre dont vous avez pu voir les ruines à mi-côte du petit cratère, là, au-dessus de nos têtes. En même temps j’entrais en pourparlers avec le gouvernement hollandais pour le baillage de cette île à peu près déserte. Puis j’emmagasinai dans mon réservoir tout ce que nous pûmes draguer de Bathybius et je commençai mes expériences avec l’aide de mon dévoué collaborateur Moustier.

Dans l’intervalle j’avais poursuivi activement la synthèse chimique des œufs d’animaux, en commençant naturellement par des œufs d’animaux inférieurs, d’hydres et de mollusques notamment, et j’avais obtenu des résultats fort satisfaisants.

Il ne me restait donc plus qu’à remplacer la nucléine artificielle et inerte de mon œuf par le véritable plasma germinatif que me fournissait la matière même du Bathybius. Mon premier œuf d’animal vivant me mènerait forcément à l’œuf humain. Je pouvais me tromper sans doute mais mon raisonnement s’étayait de cette vérité connue que le stade œuf est commun à tous les êtres vivants. L’œuf humain n’est en ce sens qu’un noyau de plastide perfectionné. À ces « horribles détails » j’ajouterai l’énoncé de deux lois de sélection qui me sont toutes personnelles et qui me permirent de varier et de compliquer l’œuf primitif, par degrés insensibles, jusqu’au type terminus, l’œuf humain.

1o La loi des équivalents embryonnaires en vertu de laquelle chacune des parties d’un embryon d’animal inférieur peut, dans certaines conditions, comme celles d’un retard ou d’une accélération de l’évolution, acquérir les facultés distinctives des parties correspondantes chez un animal beaucoup plus élevé, ce dernier n’étant lui-même qu’un agrégat de plastides colonisées.

2o La loi de l’adaptation rétrograde qui prête à des embryons d’animaux supérieurs, même très spécialisés, placés dans les conditions susdites, la faculté de s’adapter et de se développer selon le mode des embryons d’animaux très inférieurs, à peine différenciés.

Mais je ne veux pas me donner plus de gants que je n’en pourrais mettre. Vous remarquerez en somme que la deuxième loi n’est en réalité que la réciproque de la première dont elle renverse à peu près les termes. J’ajouterai même, pour rendre son compte de gros sous à César, que les deux théories découlent toutes les deux plus ou moins directement de la grande loi biologique : tout embryon au cours de son développement, reproduit, en les abrégeant plus ou moins, les phases évolutives de ses ancêtres, loi confirmée notamment, par l’embryon humain qui passe par les stades gastrule, poisson, reptile, poulet, etc.

Je devais donc réussir mes genèses par séries ascendantes en retardant ou accélérant, selon les besoins, le développement de mes œufs. Mais c’était là le hic. On ne peigne pas un diable qui n’a pas de cheveux. Je n’avais aucune action sur le développement de mes œufs parce qu’ils ne se développaient pas. Ils vivaient, donnaient des signes de circulation et de chaleur appréciables au moyen de mes micrographes, mais c’était tout. J’étais une fois de plus acculé dans une impasse.

Cette fois ce fut le radium qui me tira d’affaire. Une communication du laboratoire Cavendish, de Cambridge, venait de faire le tour de la presse, annonçant qu’un jeune savant M. Butler Barke, venait de réussir une nouvelle expérience de génération spontanée. Cette expérience consistait simplement à placer une parcelle de radium dans une solution de gélatine rigoureusement stérilisée. Au bout d’un jour ou deux, l’examen microscopique révélait l’existence de cultures formées de points noirs qui augmentaient lentement de volume et se subdivisaient en plusieurs éléments nouveaux au fur et à mesure que leur grosseur atteignait un soixante millième de pouce environ.

Ce fut pour moi un trait de lumière. Oui, elle était peut-être dans le radium, — cet agent dynamique nouveau et mystérieux, — la force susceptible de dénouer les liens où la nature s’obstinait à retenir captifs les êtres créés par moi. Je déposai donc du radium dans le réservoir où mitonnaient mes œufs, protégés contre les intempéries par une couche de Bathybius inemployée.

Hélas ! j’avais peut être forcé la dose car les œufs périrent et tout fut à recommencer. Nous nous remîmes à la tâche, mon collaborateur et moi, et en moins d’un an, le désastre fut réparé.

« Mais nous eûmes beau renouveler l’expérience du radium à toutes les doses, nos nouveaux œufs persistaient à vivre sans germer. Et je commençais à m’arracher les cheveux de désespoir, quand enfin intervint le hasard heureux auquel j’ai fait allusion au début de ma petite conférence, le Hasard, ce deus ex machina des inventeurs et des savants.

Au cours d’un de ces orages formidables accompagnés de secousses sismiques dont nos latitudes sont prodigues, la foudre tomba sur le réservoir, et… fit éclore — ou germer — nos œufs. Ce que le radium n’avait pu faire, l’électricité atmosphérique et tellurique l’avait accompli d’un seul coup. Je ne vous dirai pas l’émotion poignante qui me prit aux entrailles quand, penché sur le premier œuf observé après le coup de foudre, je reconnus dans les feuillets invaginés du blastoderme l’ébauche d’un embryon vertébré présentant tous les signes caractéristiques du fœtus humain. Je ne vous dirai pas non plus ma stupeur horrifiée en présence du monstre amorphe qui grimaçait derrière la paroi translucide de tel autre œuf. Des produits de bas volatiles s’étaient glissés parmi nos œufs d’aigles ! Et nous ne pouvions nous en prendre qu’à nous-mêmes, car notre inadvertance seule avait pu mêler à nos œufs humains, ces déchets de laboratoire. Peut-être aussi, suggéra mon collaborateur Moustier, fallait-il ranger ce coup de sorcellerie sous la rubrique « singuliers effets de la foudre », de cette foudre qui avait renversé notre marmite, ou du moins l’avait si bien secouée qu’il n’y restait plus trace de Bathybius.

Une simple boutade, mais racinée dans un fait qui n’était que trop certain : notre provision de Bathybius avait disparu, comme volatilisée, et du coup nos expériences prenaient fin, car je n’avais plus les capitaux nécessaires pour pratiquer de nouveaux dragages dans l’océan Indien. Le fond du réservoir était à sec et tout au plus ses parois ébréchées présentaient-elles encore quelques vestiges de protoplasme torréfié et fleurant la corne brûlée.

Je songeai d’abord à anéantir les germes avortés dont l’anatomie suspecte n’était peut-être pas uniquement imputable à la maladresse de nos manipulations ; après mûre réflexion je n’en fis rien. Leurs faits et gestes plus tard pouvaient enrichir la science tératogénique, si jeune encore et si tâtonnante.

Vous savez maintenant comment naquirent ces Purs et ces Immondes qu’aujourd’hui vous connaissez certainement mieux que moi. Moustier vous a dit comment nous avons refoulé les seconds dans le sud de l’île où leur multiplication simple et rapide, à la façon des protozoaires, ne peut être qu’un phénomène relevant de la loi d’adaptation rétrograde citée tantôt. Il me reste à vous parler des Purs dont l’histoire est infiniment plus compliquée, plus digne d’intérêt aussi puisqu’il s’agit en somme d’êtres humains à peu près normaux. Je dis « à peu près » seulement, car je ne devais pas tarder à m’apercevoir qu’ils étaient malheureusement atteints de deux tares congénitales les plaçant à un échelon plutôt intermédiaire : ils n’avaient pas de sexe et leur durée était excessivement limitée. Les premiers temps, ils grandissaient et mûrissaient à vue d’œil, au bout de deux ans ils avaient atteint leur taille et leur développement actuels, et je pus calculer alors que la sénilité arriverait pour eux vers la dixième année (c’est-à-dire bientôt puisqu’ils ont neuf ans et demi environ), et qu’en tout état de cause ils ne dépasseraient pas le maximum de longévité d’un Terre Neuve. Les observations et renseignements que vous m’apportez prouvent au reste que je ne me suis guère trompé dans mes prévisions. Ils étaient trente en tout, et comme aucun d’eux n’est mort encore il est probable qu’ils disparaîtront tous ensemble, et cela dans un bref délai.

Bien entendu, j’avais, dès le principe, renoncé à les mêler à la vie sociale d’êtres plus fortement organisés. Mon entourage — Moustier excepté — ignorait leur origine ainsi que leurs tares physiologiques ; et le moment n’était pas venu de divulguer le secret de nos expériences. Nous les maintenions donc à l’abri de toute curiosité profane, et, dès qu’ils furent grands je les envoyai fonder une colonie fermée dans le sud de l’île où les Immondes ne s’étaient pas fixés encore.

C’est alors seulement que je m’aperçus que ce groupe d’êtres asexués, inindividuels, sans racines dans le passé, sans aucune attache humaine véritable, affranchis de toutes les passions dérivées de l’instinct sexuel représentaient une formule neuve d’humanité, un type moral et social totalement inédit et dont l’observation pouvait fournir une contribution intéressante à l’histoire des sélections artificielles.

Mes travaux aussi bien que mes goûts personnels me déconseillaient d’entreprendre une étude aussi absorbante, mais j’avais offert l’hospitalité en ce temps-là à un professeur d’Université en tournée botanique intertropicale qui, précisément, souhaitait d’explorer la pointe méridionale de l’île. Il accepta avec enthousiasme la mission que je lui confiais, se sentant pour elle d’autant plus d’aptitude qu’il avait, disait-il, du sang de missionnaire dans les veines. J’aurais dû me méfier de ce sang-là, puisqu’en somme ce n’était pas un apostolat que je lui confiais. Tout au plus était-il chargé de donner à mes pupilles un semblant d’éducation conforme à leur organisme et à leur court passage sur terre. Mais allez donc empêcher un universitaire de jouer au pion. Il fabriqua à l’usage de ces pauvres diables toute une théodicée farouche qui gravitait autour de moi, leur Père et leur Providence, chef constitutionnel aussi des « divins », c’est-à-dire de tous les porteurs de barbes de l’île ; bref, il n’eut pas de peine à les induire en des idées absolument fausses sur le monde et ses origines, à leur cacher tous les secrets de la vie, y compris le mystère des sexes, à leur façonner enfin une sorte de conscience anthropocentrique limitée à la région qu’ils habitaient et qu’il leur était, au reste, défendu de franchir.

C’est également à la fâcheuse hérédité de ce maniaque — il est mort depuis, soyons indulgents — que mes pupilles sont redevables de leur étiquette baroque de Purs, par opposition aux autres qui étaient les Impurs ou les Immondes. Heureusement pour eux le symbolisme de ces vocables ne pouvait les tourmenter, puisqu’ils ne savaient pas, puisqu’ils ne savaient rien de rien, n’ayant même aucune notion de lecture ni d’écriture. C’est pour leur conserver du moins les bénéfices de leur totale inculture que je me décidai plus tard à laisser les choses dans le statu quo. Je m’explique.

Plus je songeais à leur cas singulier, unique au monde, plus je me disais qu’ils représentaient l’homme théoriquement et parfaitement heureux, l’homme qui n’existe pas, qui n’a jamais existé, mais qui existera certainement à la fin des temps humains. Cet homme, en effet, ignorera la femme, parce qu’il n’y aura plus de femmes et qu’il sera lui-même le dernier produit neutre des anciennes différenciations sexuelles. Je vous vois sourire, mais je vais vous prouver tout à l’heure que la suprême étape de l’évolution humaine sera marquée par la suppression des sexes, c’est-à-dire la suppression des types antagonistes mâle et femelle, laquelle se confondra, comme de juste, avec l’extinction de l’espèce. Laissez-moi d’abord m’expliquer sur l’homme théoriquement heureux auquel j’assimile le type Pur.

Le bonheur, vous le savez, est une condition d’être négative. Il n’a pas d’autre définition possible. Donc l’homme heureux est celui qui n’a pas d’histoires, au pluriel n’est-ce pas ? celui que ne torture pas l’aiguillon du sexe, celui qui n’est pas ravagé par le besoin d’engendrer, de procréer, celui sur qui ne pèse pas la damnation de la genèse, celui qui, en un mot, ignore l’amour et toutes les catastrophes qu’il implique.

Et c’est bien l’homme qu’ont produit nos œufs artificiels. Mais c’est ou ce sera aussi l’homme de l’étape terminus de l’humanité, et voici pourquoi. L’histoire de l’évolution générale nous montre que la faculté de reproduction se perfectionne et diminue à mesure que l’animal se complique.

Chez les êtres monocellulaires elle est tout ensemble grossière et illimitée. La cellule se divise, et peut continuer à se diviser indéfiniment.

À mesure que nous remontons l’échelle animale nous voyons la fécondité diminuer en même temps que se perfectionnent et diminuent les organes reproducteurs. Chez les Métazoaires segmentés il y a encore plusieurs paires d’organes reproducteurs et déjà ont diminué ou disparu les facultés de bourgeonnement ou de scissiparité. La propagation de l’espèce est dès lors limitée, comme aussi la vie de l’individu. De même dans le règne végétal à mesure que les types se perfectionnent nous les voyons renoncer aux dévergondages génésiques que leur permettaient la reproduction agame ou cryptogame, l’hermaphroditisme, la parthénogenèse et autres aberrations de la nature en délire. En thèse générale dès que les sexes se différencient suffisamment pour se concréter en individus la reproductibilité décroît.

Chez l’homme enfin il n’y a plus qu’une union sexuelle consentie et une faculté de multiplication extrêmement limitée, qui diminue de jour en jour et bientôt sera réduite à zéro. Et alors disparaîtront les organes reproducteurs devenus inutiles, comme tout ce qui est inutile disparaît dans la nature ; les sources de la virilité tariront chez l’homme ; la femme cessera d’engendrer. Tout au plus verra-t-on peut-être des facultés parthénogénétiques temporaires apparaître chez quelques femelles opiniâtres comme phénomène de transition précédant l’extinction totale de la fécondité humaine. Mais les générations ainsi conçues ne connaîtront plus l’amour, car le « honteux » et puéril mystère des sexes aura disparu avec les attributs distinctifs des sexes eux-mêmes, et la vie des derniers humains sera un commentaire éclatant de la théorie du bonheur absolu, celui qui réside dans l’absence de toute émotion passionnelle… »

Pour la première fois, depuis plus d’une demi-heure qu’il parlait, le savant s’arrêta court comme pris d’une défaillance vocale. Il passa la main sur ses yeux, puis je vis son regard papilloter, s’emplir de brume, était-ce le passage d’une émotion mal domptée ? Toujours est-il que ce regard ne semblait pas s’enfoncer dans les chimériques lointains suscités, mais dans un douloureux passé sentimental, l’ineffaçable passé que tous nous portons dans nos cœurs flétris et au nom duquel nous anathémisons l’amour et ses généreuses illusions.

Ce qu’il y avait de gênant pour moi dans la minute présente, c’est que le hasard m’eût désigné pour apporter une réfutation complète à sa subtile théorie d’un bonheur parfait fondé sur la disparition de l’aiguillon sexuel et la méconnaissance de l’amour. Car elle était, cette réfutation, le substrat même de la mission dont m’avaient chargé les Purs. Une hésitation cruelle me tint un moment dans l’impossibilité d’articuler une syllabe.

Vous savez que je n’ai jamais été bien hardi. Or, dans la circonstance présente, non seulement la hardiesse n’était guère à ma portée, mais je ne jouissais même d’aucune liberté de jugement, ayant toutes les peines du monde à conserver l’intégrité de mon moi pensant au milieu des impressions chaotiques, formidables, tour à tour obscures ou lumineuses, qu’y avait soulevées la causerie du savant.

— Je vous ai un peu interloqué ? fit-il tout à coup avec le sourire truqué d’un maître de maison s’excusant auprès de l’invité qui ne paraît pas s’être suffisamment amusé, je vous en demande pardon, mais je ne pouvais pas vous édifier, même sommairement, sur les mystères de l’île, sans montrer un peu le bout de l’oreille du chimiste.

Je me récriai. Son récit m’avait, au contraire, profondément intéressé, mieux que cela, sa conclusion surtout m’avait bouleversé de fond en comble, d’autant plus bouleversé que, — mon Dieu ! comme j’étais donc habile ! — les Purs précisément m’avaient chargé de lui porter une requête, vaine sans doute, et stérile par avance, mais qui n’en laissait pas moins entrevoir chez eux, un état de conscience très peu conforme à la formule qu’il venait d’énoncer.

— Diable ! pouffa le savant, si vous devenez amphigourique à votre tour… voyons expliquez-vous.

Eh bien non, je préférais remettre cette oiseuse discussion au lendemain. En m’expliquant tout de suite, j’aurais eu l’air de vouloir jeter une pierre dans le prodigieux jardin anthropozoologique, dont son génie venait de me faire les honneurs. Mon explication, d’ailleurs se serait ressentie du trouble profond où mon intellect se débattait encore, et elle prenait alors des airs tellement saugrenus, que moi-même je risquais de passer pour un imbécile.

Tandis que je m’excusais de mon mieux, demandant au Maître le temps de me ressaisir, un coup de sifflet retentit dans une tenture voisine du bureau où nous étions assis. Une courte explication eut lieu par l’intermédiaire d’un conduit acoustique ; l’instant d’après, un coolie entrait, présentant au savant un petit céphalopode absolument semblable à celui de la tourbière.

Il l’examina assez longuement, puis se retourna vers moi, un pli au front, plus nerveux qu’il ne le voulait paraître.

— C’est une bête dans ce genre, n’est-ce pas, que vous avez rencontrée au cours de votre excursion avec Moustier ? Et sur ma réponse affirmative, il ajouta : « Eh bien, on me dit que nos plantations sont saccagées en ce moment par des milliers de bêtes semblables. Si nous voulons éviter la famine d’ici quelques mois, il va falloir prendre des mesures de défense immédiates et énergiques. Je vous laisse donc, cher monsieur, en vous priant de revenir demain à la même heure. D’ici là, je compte bien avoir trouvé le moyen d’enrayer les progrès du fléau qu’on me signale, et nous pourrons reprendre notre bavardage en toute sécurité. Nous nous reverrons tantôt sur le théâtre même de leurs exploits… adieu !… Si encore, je pouvais comprendre !… ah ! les sales bêtes !…

Il gesticulait, debout, nerveux, ne se parlant plus qu’à lui-même… J’étais servi à souhait. Il ne me restait plus qu’à m’incliner et à sortir, et c’est ce que je fis, pressé de constater l’étendue d’un désastre qui était loin de me laisser indifférent. Mais déjà le savant s’était ravisé et me rejoignait au vestibule.

— Au fait, dit-il, pourquoi ne m’accompagneriez-vous pas, si votre temps n’est pas autrement pris ?… En quelques pas, nous serons sur les lieux sinistrés, et vous verrez un spectacle comme vous n’en avez certes jamais vu… ni moi non plus d’ailleurs.

Un sentier en labyrinthe nous conduisit à une petite porte basse en fer qui s’ouvrait dans le mur d’enceinte, au sommet du triangle formé par la Résidence. La manœuvre d’une lourde serrure, et nous étions dehors.