Le grand troche, sorite/35

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Éditions Elaia (p. 45-49).

EN CHEMIN D’ENFER


Durante le fermate nelle stazioni
e vietato servirsi della ritirata.

DANTE, D. C., Inferno, III, 66.

Le dieu de ce soir était noir —
non pas nègre — son âme l’était peut-être
s’il en avait une — mais noir
& chacun sait que le noir
est une couleur purement morale.

Deux compagnons s’étaient armés
pour un de ces voyages lointains
qui finissent très mal

Le long du canal charbonnier
on devinait les Palmes Idumées
& dans les soufflets de l’express
s’éclipsaient des nègres à plumes.

Amer Janvier avait un sac bourré
d’imprudences prévues
de méchancetés & de froideurs.
Deux ou trois arcs-en-ciel de rechange complétaient
la cargaison des deux exclus.

Dans les wagons et les couloirs
flottait une odeur de vent noir.

On entendait la putain des W.-C.
se faire grossièrement ramoner la culasse
par de hardis artilleurs
dont les houseaux craquaient avec fureur.
Il y eut même un anthropophage
qui fit une courte apparition au wagon-restaurant
nul ne le remarqua
quoique les dames sussent
les bons morceaux.

On aperçut un dos nu
et des fesses menues & nerveuses
sur des cuisses trop impérieuses
Le Grand Schimpanzé des premières
se masturba devant les demoiselles altières
& visiblement intéressées.

Le gel avait glacé les glaces
mais le train n’arrivait pas
— Quelques voyageurs malgré les montres pickpocketées
commencèrent à s’interroger du nez.

Cette steppe de Floride était engivrée.
Des reptiles par la chaleur enivrés
s’infiltraient subrepticement
dans les compartiments.

— Deux poignards luisirent
on ne sut où.

« Ce train à du retard
— émit Monsieur Prud’art —
Voilà bien cent quarts d’heure
qu’il devrait être à Lheure »

Les palmiers étaient décidément gelés
les fesses des nègres bleuissaient
& les autruches faisaient le pied de grue.
Les agents de la secrète défirent
leurs souliers inquiets de voir certains visages.

« C’est inouï — on devrait être à Quay
— vitupéra Monsieur Hacket-Eckhart —
depuis déjà trente heures & quart ! »

C’étaient les dunes & le désert
& puis les lunes & la mer —
Des poulpes borgnes palpaient verdeusement
les joints des soufflets gémissants
des flots gris clapotaient
des icebergs se hissaient
& ciel ni terre n’étaient plus visibles.

Or — précisément quand Monsieur Harangue obscéna :
« Mais enfin — c’est un peu fort — je le demande —
Quand-al-lons-nous-ar-ri-ver ? »
C’est alors que tout commença.

Amer Janvier cria
Jamais !

Qu’est-ce que c’est ? — La Compagnie
n’assure-t-elle plus
le salut éternel des voyageurs ?
& l’habeas corpus alors ?

Mais ils n’eurent pas le temps de se retourner
que le massacre commençait
On débuta presque proprement
par quelques beaux éventrements
— notamment pour les femmes enceintes
puis ce furent les décervelages
les écorchages et les énuclements.
Les voyageurs testiculaient
cherchant sortie à leur sottise
par la portière ils se jetaient
dans un paysage qui n’était
plus qu’un vide
car le train ne devait plus arriver
& tout le monde le sentait.
Il prenait de la vitesse
On se tuait par politesse
puis pour se rendre service
puis par jalousie
par vice
par furie.

Aux gardes-fous de la locomotive
le mécanicien du délire
avait accroché le Pavillon Noir.

Le train donnait de la bande
On passait le neuf cents à l’heure
Il fallait inventer la lande
& les rails — au fur & à mesure de la fuite.

Pour Amer Janvier & pour Mar Tilpin le train lui-même
n’existait plus qu’à peine
si peu qu’on pouvait n’en plus parler
tant la vitesse était grande.

Goitres & loivres — parétrons & sambuques
pullulaient — puaient dans tous les coins
& s’accouplaient sans répugnance
avec les bouches des mourants —
On marchait dans une glu
d’immondice innommable
& le train ne pouvait s’arrêter
— Amer & Tilpin le savaient

Car ils gagnaient une île
qu’on ne trouve jamais.