Le jardin de l’instituteur/01

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Le jardin de l’instituteur
Revue pédagogique2, second semestre 1878 (p. 657-660).

I.
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.

Il serait désirable que les enfants de nos campagnes fussent initiés aux connaissances élémentaires de l’agriculture. C’est un vœu que nous entendons exprimer de toutes parts et qui nous plaît nécessairement. Mais il nous semble qu’en cette affaire les meilleurs esprits dépassent la mesure. Ainsi, par exemple, c’est la dépasser, selon nous, que de demander un champ d’expériences pour les besoins de l’enseignement agricole, ou bien encore de vouloir que l’instituteur conduise chaque semaine ses écoliers dans les fermes les mieux tenues de sa commune. Le champ d’expériences, n’eût-il qu’un demi-hectare ou seulement un tiers d’hectare, ne servirait qu’à mettre l’instituteur dans l’embarras. Il serait forcé de le faire cultiver à prix d’argent ; il n’aurait par conséquent ni le choix des jours ni le choix des heures. Un autre inconvénient qu’on n’a pas l’air de soupçonner, c’est qu’à l’époque où les enfants fréquentent l’école, il n’y a pas de culture possible, La terre est gelée ; les champs sont couverts de neige. Quand viennent les beaux jours, les écoliers s’en vont de l’école ; tout au plus en reste-t-il quelques-uns des plus jeunes au moment des labourages d’été, des moissons, des récoltes quelconques et des semailles d’automne.

En admettant même que l’instruction primaire devienne obligatoire, il faudra bien que les vacances coïncident avec les grands travaux de la contrée, et qu’en ces temps de rareté de main-d’œuvre, les enfants de 12 à 14 ans viennent en aide à leurs familles pendant la fauchaison, la moisson et les vendanges. Vous voyez par là que le champ d’expériences ne servirait à rien, que l’instituteur n’aurait personne à instruire sur son petit domaine et personne non plus à conduire dans les fermes du voisinage au moment des travaux les plus importants et les plus intéressants.

Ajoutons à ces obstacles très-gros déjà un obstacle plus gros encore. L’instituteur n’a pas l’autorité nécessaire pour enseigner l’agriculture. Il n’est pas du métier, il n’est pas riche, il n’a pas qualité pour faire la leçon aux cultivateurs sur les choses de la terre. S’il a de l’influence, il la doit à des connaissances d’un autre ordre, connaissances qu’on ne lui conteste pas, et qui le mettent au-dessus des gens de sa localité. En matière de lecture, d’écriture, de calcul, de géométrie, d’histoire, de géographie, il est un maître ; mais s’il s’avisait de parler de grande culture à ses écoliers, il ne serait plus un maître ; il perdrait son influence acquise. Les parents se moqueraient de lui certainement, parce qu’ils s’estimeraient plus capables et plus compétents, et ces moqueries lui ôteraient chez les enfants une partie de la considération qui fait sa force.

Laissons donc de côté les champs d’expériences et les visites dans les exploitations rurales. C’est par d’autres voies que l’instituteur pourra nous rendre des services. Qu’il ait un jardin bien tenu, qu’il fasse à temps perdu des collections d’insectes nuisibles et utiles, personne ne le jalousera ; qu’il choisisse ses exemples et les sujets de ses dictées dans les questions d’économie rurale, personne ne s’en plaindra.

Tout en faisant du jardinage, et sans qu’il y paraisse, l’instituteur enseignera la grande culture. Il l’enseignerait au besoin sur sa fenêtre, rien qu’avec un pot de fleurs. Travailler sur une surface de la largeur de la main, c’est pratiquer en petit la même besogne que sur des centaines d’hectares. Il faut que le pot soit drainé, et il l’est au moyen d’un trou. Il faut que le fonctionnement du trou soit bien assuré ; on l’assure en le recouvrant de tessons ou morceaux de pots cassés. On y met ensuite la terre qui recevra la plante ou la graine, et l’on a bien soin de l’émietter, de la diviser le plus possible, comme fait le cultivateur avec sa charrue et sa herse avant d’ensemencer ses champs. À la terre du pot on ajoute de l’engrais par poignées, comme on en ajoute par charretées à la terre des champs. Avons-nous semé de la graine, nous l’enterrons avec les dents d’une fourchette en fer recourbée qui nous sert de herse ; puis nous tassons la terre remuée en appuyant la main en guise de rouleau, La terre du po. se dessèche-t-elle au soleil et à l’air, nous l’arrosons, Pousse-t-il dans le pot des herbes inutiles et gourmandes, nous les enlevons comme on les enlève des champs par le sarclage. La terre des pots se durcit-elle à la surface, nous la remuons avec un morceau de bois ou une lame de couteau, comme on la remue au jardin avec le sarcloir ou aux champs avec la houe à cheval.

Vous voyez bien que les opérations essentielles de la grande culture tiennent dans un pot de fleurs et à plus forte raison dans un jardin de quelques ares.

Dans un jardin de quelques ares, nous labourons le sol avec une bêche ou une houe au lieu de le labourer avec une charrue ; nous y mettons les mêmes engrais que dans les champs : nous y enterrons les graines avec un râteau de bois ou de fer au lieu de les enterrer avec de grandes herses ; nous foulons avec les pieds la terre ensemencée, au lieu de la fouler avec de lourds rouleaux ; nous sarclons avec de petits outils au lieu de sarcler avec de gros outils ; nous donnons de l’eau avec des arrosoirs, au lieu de la donner avec des rigoles ; nous faisons nos charrois avec des brouettes, au lieu de les faire avec des tombereaux, des charrettes et des chariots. Les théories sont les mêmes dans un cas comme dans l’autre ; les applications ont le même but et ne diffèrent que dans les proportions et les moyens. En somme, le jardinage n’est qu’une réduction très-perfectionnée de la grande culture. C’est pourquoi nous vous disions tout à l’heure qu’en faisant du jardinage l’instituteur enseignera la grande culture. Qu’il fasse donc du jardinage ; il y trouvera le double avantage de ne point passer par la langue des cultivateurs de profession et d’intéresser les écoliers à sa besogne pendant quelques semaines à la sortie de l’hiver.

De février en avril, il y a peu de chose à apprendre aux champs, mais au jardin c’est une autre affaire. C’est le moment de fumer, de bêcher, de préparer ses planches, de planter et de semer quantité de légumes et de fleurs.