Aller au contenu

Le livre des jeux d’esprit, énigmes, charades, logogriphes/Introduction

La bibliothèque libre.
Ch. Ploche — libraire, éditeur (p. 13-17).


Entre toutes les distractions qui ont le rare privilège de faire passer agréablement le temps, soit dans les longues veillées d’hiver, soit dans les douces soirées d’été, à l’heure où la famille réunie au coin d’un feu pétillant, ou sous de frais ombrages, goûte un repos paisible, noblement conquis par une journée de travail ; entre toutes ces distractions, dis-je, on n’en saurait trouver de plus ingénieuse, de plus amusante et qui remplisse plus délicieusement ce but que celle des jeux d’esprit. Ce n’est donc pas une vaine récréation, comme l’ont prétendu plusieurs auteurs par trop rigoristes, que celle à laquelle tous les âges de la vie peuvent prendre part, qui excite et exerce la finesse de l’esprit sans le fatiguer, et lui procure cette satisfaction charmante de l’attrait attaché à toute découverte qu’il peut espérer faire ; aussi M. de Jaucourt dans un article de l’Encyclopédie, traitant ces aimables jeux de puérilités, a-t-il mérité, selon nous, les réflexions pleines de goût et de raison que Marmontel lui adressa en réponse à ses dédains.

Toutefois, sans donner aux Énigmes, Charades et Logogriphes une importance considérable, peut-être n’est-il pas inutile de rappeler en quelques mots l’historique de ces piquants exercices de l’intelligence qui eurent pour créateurs des hommes illustres de tous les pays et de tous les temps.

En première ligne se présente l’Énigme, laquelle est, selon Marmontel, une définition de choses en termes vagues et obscurs, mais qui, tous réunis, désignent exclusivement leur objet commun, et laissent à l’esprit le plaisir de le deviner. Le berceau de l’Énigme remonte à la plus haute antiquité, et il est généralement admis que la plus ancienne est celle du Sphinx, résolue par Œdipe, ce qui fut pour lui un titre de gloire. Ésope s’acquit également une réputation universelle par les Énigmes qu’il devina et par celle qu’il fit pour le roi Necténabo. Du reste, tous nos livres sacrés sont pleins d’Énigmes ; on en compte soixante-douze dans les prophéties d’Isaïe ; trente-quatre dans celles de Jérémie ; douze dans Ézéchiel, l’Apocalypse, etc. Le Véridique Planude nous apprend que les rois d’Orient, et notamment le grand Salomon et le prince tyrien Hyram, entretenaient un échange continuel d’énigmes ingénieuses. On cite encore Nicausis, reine de Saba, qui, lorsqu’elle vint triomphalement visiter Salomon, ne le fit uniquement que pour le tenter avec des Énigmes ; mais malgré la finesse exquise et délicate des dames, celles de la belle princesse furent toutes devinées.

Les Grecs faisaient également leurs plus chères délices des jeux d’esprit. C’était pendant et après le souper qu’ils se livraient à la solution de ces attrayants problèmes. Leurs plus fameux auteurs ainsi que ceux des Latins, Homère, Sénèque, Athénée, Cléobore, Archiloque, Théognis, Sapho, Cicéron, Virgile ont consacré de précieux instants à cette occupation agréable. Aussi, vers le commencement de notre ère, on était devenu si habile dans ces sortes d’amusement, qu’aucune difficulté n’était invulnérable. C’est du moins ce que laisse à penser saint Paul, si l’on s’en rapporte à ce qu’il écrivait alors aux Corinthiens : « Nous ne trouvons plus d’énigmes indéchiffrables. »

Nous avons vu toute la valeur que les Anciens accordaient aux jeux d’esprit : ajoutons que les plus glorieuses illustrations littéraires de la France, particulièrement celles des 17e, 18e, et 19e siècles, n’ont pas dédaigné de s’en occuper. Ainsi, Fénelon dans Télémaque et Voltaire dans Zadig font adjuger des trônes pour des Énigmes bien devinées. Le savant La Condamine avouait qu’il avait fait pendant quarante ans une étude sérieuse de l’art des Énigmes. On sait que d’Alembert et d’Argental ne pouvaient dormir avant d’avoir deviné celle du Mercure de France. D’autres génies non moins remarquables : Boileau, Marmontel, J.-J. Rousseau, Houdard de la Motte, l’abbé Blanchet, le jésuite Porée, le Père Ménétrier, le fameux abbé Cotin, surnommé le père de l’Énigme, et enfin Mme de Genlis, ont composé de charmantes choses dans ce genre. Le 18e siècle si rayonnant dans les fastes littéraires, porta l’Énigme au plus haut degré d’intérêt : c’est ce qui explique la violente colère et l’indignation des Parisiens désappointés, le jour où le Mercure se permit d’insérer une énigme qui n’avait pas de mot. (Voir Énigme 73).

Après l’Énigme, vient le Logogriphe, d’origine également fort ancienne. Le logogriphe participe de l’énigme en ce qu’il donne la définition laissée obscure à dessein d’un mot que le lecteur doit deviner. Sphinx et Protée, le Logogriphe décompose en tous sens le mot qu’il a choisi pour sujet, et après l’avoir trouvé, il faut encore en découvrir les diverses combinaisons. C’est, comme on le voit, un travail d’esprit qui n’est pas sans charme. La Condamine a calculé qu’il suffisait d’avoir un mot de sept lettres pour trouver 5 047 combinaisons. On a longtemps prétendu que ce fut dans le 2e volume du Mercure de décembre 1727, que parut le premier logogriphe français. L’auteur était un Angevin, le marquis de la Guesnerie, auquel un M. Le Cloustier, disputa cette priorité en juillet 1728. Mais ce qui détruit les prétentions de ces deux honorables champions, c’est un logogriphe de Dufresni, publié bien antérieurement à celui de ces Messieurs, et que le lecteur trouvera dans ce livre.

Les Logogriphes, dans l’art desquels le père Porée excellait, étaient jadis une véritable occupation pour les partisans enthousiastes du Mercure de France, aux yeux desquels un logogriphe sans défauts avait tout le mérite attribué par Boileau au sonnet.

Enfin, la Charade, qui est le dernier des jeux d’esprit, n’est guère connue que depuis un siècle. M. Beauzée, de l’Académie française, l’a définie ainsi : « Une espèce de logogriphe qui consiste dans la simple division d’un mot en deux ou plusieurs parties suivant l’ordre des syllabes, de manière que chaque partie soit un mot exprimant un sens complet. Les mots composés, tels que chèvre-feuille, arc-en-ciel, etc., ne sont point admis dans la règle des charades. »

De même que l’Énigme et le Logogriphe, la Charade a eu aussi ses illustrations littéraires ; mais elle est d’invention trop récente pour que nous fassions l’injure à nos lecteurs de leur révéler des noms qu’ils connaissent beaucoup mieux que nous.

D’après ce qui précède, on a pu juger de l’importance qu’ont eue, dans les distractions de la vie, les jeux d’esprit dont nous venons de tracer le rapide historique. Qu’il nous suffise d’ajouter que, semblables à ces liqueurs précieuses qui augmentent de valeur en vieillissant, ces aimables et piquantes récréations sont bien plus encore aujourd’hui que par le passé une source inépuisable d’intérêt et de plaisir pour tous les âges comme pour toutes les intelligences.


Félix MOUTTET.