Le lutteur (Paquin)/10

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Éditions Édouard Garand (p. 25-29).

— II —


Octobre !…

Un temps de grisaille… un ciel bas, tellement, qu’on a peur qu’il s’écrase.

L’horizon se rapetisse… La brume le ferme et le ronge. Pas de vent. Dans l’air quelque chose de moite… Les ormes n’ont presque plus de feuilles. Il tendent désespérément vers le ciel leurs grands bras décharnés. Il y a de la détresse dans leur geste.

Trouant l’air, un bruit encore strident bien qu’affaibli monte du rivage. C’est la sirène au phare du Cap aux…

Les chemins sont détrempés, pleins de boue.

Les ornières parallèles fuient en décrivant des courbes.

Dans les fossés, des feuilles, jaunes, rouges, blanches, mêlées à la vase de la route, gisent toutes souillées.

Devant la maison des Duval, le père Elzéar, monté sur son « tapecul », sorte de carrosse primitif que traînera « Julie » la jument grise, regarde vers la porte.

Las d’attendre, il crie :

— Es-tu prêt, Victor ?

— Une minute. J’y vas.

Il sort peu après. Il est vêtu de grosses culottes d’étoiles et d’une chemise carreautée rouge et vert, en flanellette. Ses « souliers à l’huile » montent jusqu’aux genoux, emprisonnant ses mollets.

Il porte sur son dos à la façon des enfants d’école, une poche attachée par des cordes. Elle contient ses effets personnels « son butin de corps » comme ils disent à la campagne ; il y a aussi quelques livres, cadeaux du vicaire.

La distance entre St-X… et Valclair, la station de chemin de fer la plus proche, n’est que de 5 milles… Vu l’état des chemins, les deux voyageurs prirent une heure pour la franchir. Le cheval n’allait qu’au pas. À certains endroits, dans les fondrières, il enfonçait dans la boue jusqu’aux jarrets.

Ni l’un ni l’autre des deux hommes ne parlaient. Ils suivaient chacun le fil de leurs idées : l’un se remémorait sa jeunesse et la regrettait ; l’autre songeait à l’avenir, aux possibilités qu’il renferme lorsqu’on n’a pas encore vingt ans, et qu’on s’enfonce dans l’inconnu.

Une fois Elzéar demanda :

— Tu as l’heure ?

— Oui. Dix heures et quart.

— On a du temps en masse. Le train passe pas avant deux heures d’icitte.

— C’est mieux d’arriver avant qu’après.

Dans un bois, des perdrix se branchèrent précédées de leur broum broum.

— Dommage que j’aie pas mon fusil.

— En effet. C’est dommage.

Une côte se dressa. Le cheval la gravit à grand peine. Il dut s’arrêter deux fois pour souffler. À chaque respiration ses flancs se collaient ; il avait les naseaux élargis et fumants.

— V’là Valclair… Encore deux arpents, on y est…

Dans une vallée, le village s’échelonnait. Il était entouré de montagnes. Les maisons autour de l’église ressemblaient à des poussins près de leur mère. Le clocher de fer blanc avait des teints d’ocre à cause de la rouille.

— On va toujours prendre un coup avant que tu partes. Il faut mouiller ça.

— Je n’y ai pas d’objection.

— Je t’ai fait mettre une bouteille de rhum dans ton sac. C’est toujours commode. C’est du bon stuff de la Jamaïque. Ça fait cinq ans que je l’ai.

— L’idée est bonne. Y a-t-il un hôtel ici ?

— Oui à quelques pas de la gare. C’est là qu’on va descendre. T’as besoin de rien au magasin ?

— Non.

— T’es ben chanceux de partir pour le bois. Tu sais pas ce que je donnerais pour être à ta place. C’est ane grande vie dans les chanquiers. Certain qu’tu vas aimer cela…

Whoo ! cria-t-il à la bête.

Ils étaient en face d’une grande bâtisse de pierre… Au dessus de la porte une affiche se balançait : « Hôtel des voyageurs ».

— On est rendu.

Ils sautèrent au bas de la voiture. Après que le père eut attaché le cheval, ils entrèrent dans le bar.

La crudité de l’air les avait transis.

Un poêle rond était au milieu de la pièce. Ils s’y dégourdirent les mains en les étendant au-dessus du feu.

Une vingtaine de lumberjacks, vêtus presque tous d’un costume identique absorbaient fortes consommations. Ils ne voulaient pas partir « rien que sur une patte » selon leur expression. L’ivresse en gagnait quelques-uns.

L’hôtelier, un gros homme sanguin, en manches de chemises, une chaîne énorme en or lui flottant sur le ventre, promenait les flacons d’un bout à l’autre du comptoir.

Victor salua quelques amis. L’un légèrement éméché, lui frappa sur l’épaule ; un autre lui offrit une traite. Il accepta.

La conversation roula sur différents sujets. La gauloiserie des ancêtres perçait dans les propos.

Un grand jeune homme élancé et sec, se hasarda de dire :

— Pis, la petite Bourgeois, comment-ce qu’alle est ?

Cela fit l’effet, à Victor Duval, d’une profanation.

Il lui sembla que cette question constituait pour la jeune fille qu’il chérissait comme une espèce de souillure. Il se tourna vers celui qui avait parlé :

— Si tu veux recevoir mon pied quelque part prononce ce nom-là une autre fois.

L’incident fut clos.

Des nouveaux arrivants joignaient les rangs. Ils en venaient de toutes les paroisses voisines… Ils s’approchaient du comptoir qui avait maintenant une double rangée de buveurs.

Une rumeur sourde planait dans la salle.

Les voix se mêlaient, se confondaient. On entendait des jurons, des gros mots, des provocations…

— Bonjour les gars ! fit une voix qui réussit un moment à dominer le vacarme !

La plupart se retournèrent. Dans l’embrasure de la porte, un espèce de colosse fit son apparition flanqué de deux amis.

— Quens ! Pit Beauchamp, le boulé de Valclair, cria le voisin de Duval, Hector Tremblay.

Pit Beauchamp avait déjà commencé ailleurs à noyer dans un verre la tristesse de son départ… Il avait les joues rouges, les yeux vifs. Ses mouvements étaient brusques, saccadés.

— Ça sera pas long continua Tremblay qu’y va toutes nous stomper deux par deux.

Et comme pour lui donner raison Beauchamp regarda l’assistance insolemment et cria :

— Je prends le meilleur homme de vous autres à la colletée.

Un silence général accueillit ses paroles. Chacun s’était retourné, l’on cherchait qui relèverait le défi.

Soudain, calme, tranquille, la voix de Victor Duval brisa le silence.

— J’te prends au mot, Pit. Je te gage la traite que je te renverse.

En un clin d’œil, les chaises furent rangées le long des murs et autour de l’espace libre du milieu, un cordon de spectateurs se forma.

Pit Beauchamp n’avait pas encore « rencontré son homme » dans Valclair.

Des paris s’engagèrent.

Les deux hommes se toisèrent un instant et se prirent à bras le corps.

On n’entendit plus que le bruit de leurs souffles, les « ahan » qui accompagnaient chaque effort.

Durant cinq minutes, ils luttèrent sans résultat.

Soudain l’on vit pirouetter Beauchamp, qui chancela sur ses jambes, et tomba à genoux sur le plancher.

Il se releva, serra la main de son vainqueur.

— T’es un bon homme, Duval, tu m’as eu à la colletée, mais homme à homme, j’peux tétriper.

— Veux-tu qu’on essaye ?

Le cercle se reforma.

Les deux lutteurs enlevèrent leurs grosses chemises, ils étaient maintenant en camisole, plus libres dans leurs mouvements.

Les poings tendus en avant, dansant sur leurs jarrets, ils s’étudièrent un instant, se contentant de parer les coups, tous deux sur la défensive.

Ces sortes de batailles entre ces colosses à la force mal disciplinée, ne sont jamais bien longues : le temps d’échanger quelques bons coups.

Ce fut Duval qui reçut le premier coup. Le sang lui jaillit du nez et il alla presque s’assommer sur la muraille où il fut projeté violemment. Il était étourdi. Il ne voyait presque plus rien. La salle dansait. Tout tournait autour de lui.

L’adversaire s’avançait… Il le voyait grandir… grandir… prendre des proportions fantastiques… Il passa la main devant ses yeux. Subitement, avant que l’autre ait pu l’atteindre de nouveau, il recouvra la possession de ses facultés.

Le sang lui entrait dans la bouche. Il lui semblait que sa force augmentait, qu’elle se décuplait… Il poussa un cri qui n’avait rien d’humain et fonça en avant… Les deux poings s’abattirent comme deux masses sur la figure de Beauchamp. Puis obéissant à une impulsion animale, il éprouva une espèce de rage. Il fonça davantage, cognant sans merci, ne ressentant plus les coups qu’il recevait.

Finalement, il se recula d’un pied, ramena le bras en arrière, serra les poings à faire entrer les ongles dans la chair, et se portant en avant de toute la pesanteur de son corps, il frappa sans regarder mettant dans ce coup qu’il voulait décisif toute la vigueur dont il était capable. Le colosse, sous le choc, s’écroula, toute d’une pièce sur le carreau. Il avait la lèvre fendue.

— Hourra pour Duval, crièrent les gars de St-X…

Il marcha vers son opposant et l’aida à se relever.

— En as-tu assez ?

— Oui. Tu as gagné…

Et sans plus s’en vouloir que si rien n’était survenu entre eux, ils s’approchèrent du comptoir en titubant, et ingurgitèrent chacun une double rasade de whisky blanc, l’« étoffe du pays ».

Une heure après, Victor Duval, fatigué, abruti, prenait le train à destination du chantier où il devait passer l’hiver.

Il descendit à une station en plein bois à quelques cent milles de Rivière à Pierre… Il était nuit… Des voitures l’attendaient lui et ses compagnons… pour les conduire à leur campement à vingt-huit milles de là, en pleine sauvagerie.

Le temps s’était mis au froid vers la fin de l’après-midi. Il avait gelé fort. Les roues crissaient. Les chevaux allaient au pas, à cause de la charge.

La lune se reflétait sur le lac St-Maurice dont ils longeaient les bords. Les rapides qui s’échelonnent çà et là sur le parcours, chantaient. Ils étaient d’argent sous la clarté lunaire.

De temps à autre un nuage passait qui obscurcissait le ciel, momentanément.

Dans les voitures, les gars ne disaient rien. Plusieurs avaient mal aux cheveux, comme il arrive souvent, les « lendemains ».

Victor goûtait ce voyage. L’air frais, embaumé des senteurs forestières, lui caressait la figure.

Il avait le sang à la tête et ses joues comme son nez étaient tuméfiées.

Du combat de tantôt, il lui venait le mâle orgueil de la victoire. Il se passait la main au visage et souriait.

Il pensait à Germaine ! Les yeux violets l’obsédaient. Elle était avec lui, autour de lui, en lui.

Les voitures s’engagèrent dans un brûlé. Il offrait un spectacle de désolation. Des troncs d’arbres noircis, pitoyables, subsistaient seuls. Ils avaient l’air de monuments funèbres.

Puis ce fut une pinière qu’on traversa. Les arbres, grands, hauts, s’élevaient jusqu’au ciel… Leur frondaison de vert sombre marquait le gel et l’hiver qui venait.

Dans l’une des voitures, quelqu’un chanta. C’était une espèce de mélopée lente aux notes tristes, en mineure. La voix était jeune, grave, chaude.

Au loin, bien loin, des hurlements répondirent et cela donnait sur les nerfs.

Enfin, une éclaircie ; l’on aperçut le campement.

Les chevaux fatigués, hâtèrent le pas. D’eux-mêmes ils se mirent au trot, dans la hâte qu’ils avaient de la litière de l’entre-deux et de la portion dans les mangeoires.

L’aube commençait de naître. Un blanc laiteux s’étendait sur la forêt. À l’horizon au ras du sol, une barre rouge surmontée de rose présageait une journée de soleil.

Quatre grands bâtiments construits avec des troncs d’arbres composaient le campement.

Les hommes descendirent. Ils avaient congé à cause de la nuit sans sommeil. Ceux qui voulaient dormir le pouvaient. Dans la plus grande bâtisse se trouvait le dortoir. Ils se jetèrent sur les lits qui étaient à deux étages comme dans les cabines des bateaux.

Le lendemain, la besogne commença. Le bois jusqu’alors silencieux ou presque devint bruyant. Tout le jour, il résonnait des coups de hache, du grincement des scies, des jurons des charretiers.

Duval travaillait dans la joie. La dépense d’activité qu’exigeait son labeur l’empêchait de s’ennuyer. Aux milieu de ces hommes frustres, grossiers, durs aux coups, les rêveries amollissantes n’étaient pas permises. Et cela empêchait la morsure de l’ennui de s’attaquer à son cœur. Il lui arrivait d’oublier Germaine.

Seulement, le dimanche, quand il flânait, il revivait avec elle, dans son imagination, les jours récents. Il lui murmurait des phrases empreintes de poésie et il s’en grisait lui-même.

Les premiers temps, il travailla aux chemins. Peu après il fut adjoint à un homme de chez lui, pour scier les arbres abattus, en longueur de seize pieds.

En travaillant, il parlait peu. Le godendard allait d’un sens de l’autre entamant les arbres…

Quelque temps après, il fut chargé de faire les coupes. Il aimait mieux cela. Il avait comme une espèce de responsabilité…

Quand sa hache s’attaquait à un géant de la forêt et qu’il lui faisait l’entaille vitale qui le meurtrissait, il éprouvait la même joie que le chasseur quand il vise le gibier. Du côté qu’il voulait, l’arbre tombait. Ses coups portaient juste. Les copeaux volaient, carrés comme des bardeaux.

Une fois par mois, il écrivait. Elle répondait adressant ses lettres à St-X… d’où on les lui faisait parvenir.

Les jours de courrier, il se retirait seul et passait sa journée à lire et à relire les mots qu’elle avait tracés.

C’était là tout l’aliment romanesque dont se repaissait sa vie.

Les jours se suivaient, pareils, presque monotones.

Les hommes le craignaient. Le récit de sa bataille à Valclair l’avait suivi, amplifié. Sa force était devenue légendaire.

Comme il était plus instruit que la moyenne, il était en considération. Beaucoup avaient recours à lui, pour leur correspondance. Il se mêlait peu aux autres, cependant.

Les propos qui avaient cours les jours de tempête, où l’on devait rester aux « Camps » l’intéressaient peu, surtout quand ils avaient trait à des bonnes fortunes sensuelles, trop souvent imaginaires.

L’amour qu’il portait en son cœur le tenait pur de pensées… il sauvegardait sa jeunesse exubérante de santé.

Et ainsi l’hiver passa.

La neige graduellement se mit à fondre sous l’effet du soleil, qui, à chaque journée, devenait plus chaud.

Puis ce fut la drave, le flottage des billots que le St-Maurice charriait par milliers et par milliers et qu’il fallait suivre dans leur course.

Quand il se formait des montagnes de bois dans les rapides où ils se bloquaient, Duval allait poser la dynamite.

Il se hâtait de courir au rivage, s’adossait à un arbre et attendait… Soudain l’air s’ébranlait… un bruit formidable roulait au loin et revenait et l’on voyait les longs morceaux de bois, voler en l’air et retomber dans l’eau qui grondait, mugissait, écumait de rage.

Et les billots couvrant toute la surface du fleuve continuaient leurs descentes vers les scieries ou les pulperies prochaines.

Le St-Maurice semblait une rivière de bois.

Sur toutes ces scènes, le soleil se dardait dans l’ivresse de ses premiers rayons d’or.

La nature rajeunissait, l’air se faisait caressant. Et Victor songeait que les mois arrivaient où elle retournerait au Plateau redonner la vie au paysage que son départ endeuilla.