Le lutteur (Paquin)/19

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 50-53).

— XI —


La fonderie Dollard, située près du port, dans l’Est de la ville, occupait une étendue immense de terrain. Des centaines et des centaines d’ouvriers y travaillaient. Ses feux ne s’éteignaient que rarement. Trois équipes d’hommes se relayaient à la besogne. Le soir, quand on passait auprès, on voyait la flamme s’échapper des cheminées, illuminant un pan du ciel.

Le jour, c’était un bruit assourdissant, une rumeur folle d’activité. Des wagons pénétraient dans ses cours, en sortaient chargés de bouilloires gigantesques, de pièces de machineries.

Établie depuis cinquante ans, cette institution n’avait fait que prospérer.

Le feutre rabattu sur les yeux, les traits durs, martelant de sa canne l’asphalte du trottoir, Victor Duval longeait les hautes murailles de briques noircies qui encernent l’usine comme une forteresse. Par la grille ouverte il vit sortir un train complet chargé de lourdes pièces. Il supputa mentalement ce qu’il devait rapporter en argent. Il en ressentit jusque dans sa chair l’aiguillon de la jalousie.

Près de la rue Craig un édifice en pierre renferme les bureaux. Dans l’espace libre à côté, stationnaient des autos. Il en remarqua une plus riche que les autres : une limousine.

Aussitôt dans son esprit, passa la vision rapide de la femme jeune, élégante, et charmeuse, qui, un dimanche, rue Sherbrooke, le salua au passage.

Ses lèvres se serrèrent en une grimace, et un instant, dans son regard, une petite lueur fauve séjourna, où il y avait, concentrée, une haine féroce. Il éprouva l’arrière goût des fugitifs baisers d’autrefois.

Il se l’imagina telle qu’elle était durant ces jours d’insouciance, où tout entier, il s’abandonnait à un rêve fou de bonheur. Il se l’imagina aujourd’hui dans le luxe de sa demeure, vivant sa vie de femme adulée, comblée, recherchée, respirant comme un encens les hommages qui montaient vers elle.

Il eut, en lui, la sensation de son impuissance. Jamais, il ne pourrait l’atteindre dans son refuge de richesse…

Il appela à la rescousse son énergie et son orgueil. Il jeta un regard de défi à l’imposante institution qui le narguait de toute sa prospérité et se jura à nouveau de n’avoir de cesse tant qu’il n’aurait emmené à sa merci celui et celle qui l’avaient frustré de son bonheur.

Et en regagnant sa chambre cet après-midi-là, il cherchait dans son cerveau, un moyen de frapper, de frapper juste, implacablement.

Il lui tardait de lancer le trait décisif. Il avait une hâte folle de la voir à son tour, suppliante, l’implorer comme lui jadis avait imploré.

Quand il arriva chez lui, les journaux étaient sur sa table. Il les prit, et comme chaque soir, consultât la page des finances.

Un rapport attira son attention : celui des opérations de la Fonderie Dollard. Il étudia avec soin, comme un général d’armée, fait sur la carte, le pays qu’il veut prendre.

Il constata que c’était avec les compagnies de navigation que transigeaient les LeMoyne, père et fils.

Aussitôt, le projet vague qu’il nourrissait se développa, prit corps. Sa ligne de conduite en fut définitivement tracée. Cela prendra du temps… mais un jour…

Et pour mieux savourer la perspective de leur déchéance, il se ferma les yeux.

Sans attendre à demain, il commença de mettre à exécution le plan élaboré.

Il téléphona à Janvier Brossard, lui demandant de passer le voir immédiatement.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée que le courtier en immeubles frappait à sa porte.

À brûle pourpoint, Duval lui expliqua le but de cette entrevue.

— Je désire m’intéresser dans les affaires maritimes. Es-tu capable de me trouver un propriétaire de bateau, en besoin d’argent, qui consentirait à prendre un associé.

— Ça se trouve.

— Voici ce que j’ai pensé pour t’aider. Publie une annonce dans le journal, rédigé à peu près comme suit : « Homme avec capital de $100 000 ou même $200 000 si tu veux, désirerait exploiter de moitié, un service de transport par voie d’eau entre Montréal et Québec ». En tous les cas quelque chose dans ce genre-là…

— Je vais y voir immédiatement. Je te ferai rédiger une annonce qui paraîtra demain soir…

— Si tu trouves quelques petits bateaux à acheter à bon compte pour du comptant, laisse le moi savoir…

— Tes projets ?

— Fonder une ligne de navigation entre Montréal et Québec.

— Tu ne pourras pas rivaliser avec les Fluviale. Ces gens-là sont trop fort pour toi.

— Peux-tu me nommer une entreprise que j’ai raté ?

— C’est vrai que tu es un homme chanceux…

— Chanceux ? Non. Je veux, et quand je veux, je veux.

Il songea à part lui qu’une fois il avait voulu… inutilement…

Il poursuivit…

— Quand peux-tu me trouver ce que je demande.

— D’ici une semaine.

— Entendu ?

— Entendu.

Comme sa décision subite lui commandait beaucoup de travail, il se leva, signifiant à son visiteur que tout était dit entre eux.

Il s’installa à sa table et toute la nuit, il échafauda calculs par dessus calculs, plans par dessus plans.

Le lendemain, il vendait tous ces stocks convertissant en argent liquide, le capital qu’il possédait.

Janvier Brossard ne tarda guère à trouver ce qu’on lui demandait. Ses ramifications d’affaires s’étendaient un peu partout. L’importance du contrat et des autres qui s’ensuivraient, en lui faisant escompter une commission libérale décupla son zèle.

Quelques jours seulement après leur entrevue, Victor Duval qui ne s’absentait pas de chez lui où il travaillait avec acharnement à édifier la structure économique d’une firme financière, commerciale et industrielle qu’il rêvait colossale, reçut un appel téléphonique de Brossard.

Celui-ci lui mandait qu’il serait chez lui dans quelques minutes et qu’il avait son affaire en mains : « une véritable occasion ».

— La chance te favorise encore !

Ce fut son bonjour.

— Eurêka ! comme disait mon professeur de Belles Lettres…

— Ce qui veut dire…

— Que j’ai trouvé…

— Alors, assieds-toi, allume ce cigare et conte-moi cela.

— Le capitaine Bellavance qui possède un bateau d’assez fort tonnage est en besoin pressant d’argent. Son bateau fait le service de freight et de passagers entre Montréal et Trois-Rivières. Il a coûté $275 000. Avec $60 000 comptant tu peux acheter la moitié des intérêts de Bellavance. Il lui faut de l’argent d’ici une semaine.

— Je pourrai le voir ?

— Demain, si tu veux.

— Non. Pas demain ! Tu le verras toi-même. Laisse-lui entendre que je puis disposer de $50 000, pas plus.

— Ça va être dur. Il demandait $80 000, je l’ai amené à $60 000.

Duval se caressa le menton, fit quelques pas dans la pièce et poursuivit :

— Il a besoin d’argent. Donc, il n’est pas indépendant. Demain matin offres-lui $50 000. Demain après-midi, dis-lui que j’ai changé d’idée et que je ne veux, pour aucune considération, m’intéresser dans son entreprise. Ensuite, je ferai le reste.

Il fut fait tel qu’entendu.

Entre temps Victor Duval prenait ses informations. Louis Bellavance depuis la mort de sa femme cherchait à s’étourdir. Il négligeait ses affaires, buvait comme un polonais, et, s’était pris d’une passion violente pour le jeu. Tous ses gains y passaient. Quand arrivait l’échéance de divers billets qu’il avait signés, il se trouvait acculé à la muraille. Il avait une forte obligation à rencontrer la semaine suivante, et une autre dans un mois.

Duval en apprit assez pour avoir la certitude que dans un mois le « Florence » lui appartiendrait entièrement et uniquement.

L’entrevue avec Bellavance eut lieu dans une chambre d’hôtel, place Jacques-Cartier.

Duval avait fait préparer un contrat la veille, par son notaire. Il avait passé la nuit à en étudier les diverses clauses. Il en était satisfait. La teneur lui plaisait.

Le capitaine qui pouvait avoir une cinquantaine d’années était un ancien loup de mer, qui, grâce à son mariage, grâce aussi à un héritage s’était vu un jour possesseur d’un beau navire. Les affaires prospérèrent quelques années, puis par sa faute, elles se mirent à péricliter. Il les négligeait. Forcé de s’endetter pour se maintenir à flot, il se trouvait dans l’obligation de recourir à un tiers pour éviter la ruine. Il menait un train de vie ruineux, buvait, jouait, et son énergie à ce régime s’en allait graduellement. Il portait sur sa figure la trace, trace des tracas qui l’assaillirent ces derniers jours. Sa peau était parcheminée et la patte d’oie étirait le coin de ses prunelles… Ils grisonnait légèrement aux tempes et sur le sommet de son crâne la calvitie faisait de rapides progrès.

Duval examina avec soin îles papiers que lui présenta son futur associé… Il les discuta toujours avec son âpreté habituelle, laissant entendre que le marché n’était pas avantageux pour lui.

Une bouteille de cognac et deux verres sur la table composait une nature morte attrayante pour Bellavance.

À tout instant, Duval emplissait les verres.

— Une larme, capitaine.

Il ne se faisait pas prier, ingurgitait le liquide doré, et perdait un peu plus la tête chaque fois.

Quand il vit que le moment était venu de frapper le grand coup, que les yeux se faisaient plus petits, Duval étala les copies du contrat et fit sa proposition. Elle était à prendre ou à laisser.

— Cinquante milles piastres comptant. Pas un sou de plus ou de moins. Si ça vous va voici mon chèque accepté… Nous sommes co-propriétaires du Florence. Si ça ne vous va pas, ça m’est égal. J’ai d’autre chose en vue. Ça vous va ?

L’homme hésita, se gratta la tête.

— Si ça vous va dites-le, l’affaire est bâclée. Sinon…

Le capitaine prit la plume, signa les documents, et empocha l’argent…

Victor Duval pensa :

— Je savais bien que je t’aurais… À présent dans un mois, mon vieux, tu ne seras plus mon associé.

Dès les premiers jours, il s’aperçut que le Florence ne pouvait guère rapporter de revenus. L’intérieur n’offrait aucun confort aux passagers.

L’équipage, mal stylé, agissait à sa guise. Là où il ne fallait qu’un homme, il y en avait deux.

Victor Duval eut bien garde d’améliorer les conditions présentes. Il laissa les choses dans le « statu quo ».

À chaque occasion il amenait le capitaine au club. Celui-ci jouait et perdait. Il trouvait dans son associé, un bénévole et inlassable bailleur de fonds.

Arriva le jour de l’échéance.

Duval frappa le grand coup.

Il réclama sans délai l’argent avancé à diverses reprises et dont le total se chiffrait à quelques milliers de piastres.

Il se plaignit d’avoir été roulé, menaça de faire des procédures, et finalement offrit $25 000 pour la totalité des intérêts de Bellavance dans la Florence.

Pris à la gorge, incapable de se dégager de l’étreinte que chaque jour accentuait, le capitaine dut se désister de tous ses droits.

Victor Duval se trouva donc possesseur d’une petite flottille de trois unités. Janvier Brossard avait négocié pour lui l’achat de deux autres bateaux.

Le « lutteur », selon son habitude, quand un point important de finance réclamait son attention, s’enferma chez lui et passa toute la nuit, grillant cigares sur cigares, à étudier sous ses angles divers le problème qu’il voulait résoudre. Il s’agissait pour lui de convertir en recettes les déficits existants.

Le « Florence » amarré à son quai, une équipe de peintres et de décorateurs s’en empara qui en renouvela la toilette, ainsi qu’au « Madeleine » et au « Jupiter ».

Il mit à pied une partie du personnel. Il n’en conserva que ceux dont il avait éprouvé la compétence et l’ardeur au travail. Il nomma un nouveau chef d’équipe, jeune homme de 32 ans, marin depuis l’enfance, et dur à la besogne, dur pour lui-même comme pour les autres. Il organisa des cuisines, un buffet, engagea un orchestre permanent.

Ensuite de quoi il invita les représentants des journaux et quelques notables de la Métropole, pour une excursion diurne à Québec.

Elle eut le succès qu’il désirait.

Le lendemain, les gazettiers, enthousiasmés de l’accueil reçu à bord, de l’efficacité du service, de l’apparence coquette du petit palais flottant, firent un rapport élogieux et annoncèrent au grand public l’innovation due à Victor Duval.

Dorénavant le « Florence » entreprenait, de jour, le voyage entre Québec et Montréal. Un matin il partait de Montréal, l’autre matin de Québec. Une campagne de presse bien pensée suivit qui lança définitivement l’affaire.

L’objectif était atteint. Les déficits se muèrent en recettes, laissant de substantiels bénéfices.

En même temps, le « Madeleine », remis à neuf, fut affecté au remplacement du « Florence » entre Montréal et Trois-Rivières. Quant au « Jupiter », il sillonna quotidiennement le lac St-Louis et le lac des Deux-Montagnes, sautant à son retour les Rapides de Lachine.

Les touristes abondèrent et les voyageurs, et l’entreprise se développa tellement qu’elle devait en un espace de temps relativement court englober par la fusion tous les services de navigation sur les eaux intérieures du Canada.