Le lutteur (Paquin)/21

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 55-56).

— XIII —


« Monsieur mon grand ami, »

« Vous m’avez à maintes reprises fait des reproches parce que je vous remerciais de toutes vos bontés. J’affronte vos reproches une autre fois. Je vous remercie du fond de mon cœur, en cette veille de mon dernier jour au couvent de tout ce que je vous dois. C’est énorme, c’est incalculable, et je ne sais comment vous dire toute la gratitude de mon cœur.

Mon grand ami, ce sera demain la collation des diplômes. Demain je dirai adieu à mon Alma Mater, à ce couvent où j’ai connu de si belles heures, où j’ai vécu des années inoubliables. Leur souvenir changera dans ma mémoire, et il sera intimement mêlé au souvenir de l’homme que j’aime le plus au monde. J’aimerais beaucoup que vous veniez assister à la cérémonie. Je veux que vous soyez fier de votre petite protégée et que vous applaudissiez à mes succès.

Depuis deux ans vous ne venez plus me voir au parloir comme vous faisiez avant. Je croirais que vous m’oubliez si vos lettres périodiques ne m’apprenaient que vous pensez à moi. Je comprends que vous êtes pris par vos affaires. Je sais, on me l’a dit, que vous travaillez, malgré votre fortune, plus ardemment que le dernier des tâcherons. Je sais aussi que vous êtes triste parce que jamais je ne vous ai vu rire, ni même sourire. Je donnerais tout au monde pour vous savoir heureux car je devine que vous avez une grande peine. Je voudrais vous prouver ma reconnaissance en donnant ma vie pour vous, si vous le désiriez. Je vais, en attendant, me contenter de prier beaucoup.

Excusez, mon ami, le décousu de ma lettre, sans style et sans suite, et venez demain combler le vœu de celle qui vous aime de tout son cœur. »

PIERRETTE P.


Le « lutteur » lut la lettre machinalement. Il était absorbé par d’autres sujets : une importante entrevue pour le lendemain. Il prit une feuille de papier et griffonna :


« Ma petite Pierrette, »

« Je te remercie de ta bonne lettre. À mon grand regret, je ne pourrai te voir demain. Inclus un chèque. Après demain également je serai très occupé. Tu en profiteras pour faire tes emplettes, t’acheter de belles robes et aussi des petits souvenirs à ta famille. Jeudi matin viens me voir et nous dînerons ensemble. Je vais dire à « mémère » de nous préparer un bon petit « dîner ». »

VICTOR D.


Il expédia la lettre et réfléchit quelques instants sur l’étrange de sa conduite et de ses relations avec cette petite fille. L’échéance approchait. Il lui venait presque des remords de s’être engagé dans une aventure presque ridicule. Il pensait encore à l’épouser mais pour la forme seulement. Elle tiendra sa maison, un point, c’est tout. La compagne désirée ! la femme idéale ! Cela c’était quelque chose d’interdit, de prohibé pour lui. Il se demanda quelle mine elle avait ! C’était vrai qu’il ne l’avait vue depuis deux ans. Il envoyait sa ménagère à sa place et ne rappelait son existence que par de petits cadeaux mais fréquents.

Mais quand il la vit pénétrer chez lui, au jour fixé, il eut un moment d’ahurissement. Quoi ! cette jolie grande fille, élégante et gracile dans sa légère robe mauve, au visage pur, aux yeux candides, profonds, doux comme le velours, aux traits affinés, c’était Pierrette Potvin, la fille du petit habitant de Valclair. Tout lui plaisait en elle : la démarche, la taille, l’expression, les intonations câlines de la voix jusqu’au goût qui avait présidé à la toilette. Transformation étonnante que les années du couvent avaient apportée…

Un instant son regard s’alluma, il brilla de désir.

Le feu s’éteignit aussitôt. Il flaira la femme cauteleuse, féline, souple, dangereuse. Il resta assis à son fauteuil.

— Bonjour mon protecteur, lui lança-t-elle de sa petite voix flutée.

— Bonjour Pierrette ! Tu es en beauté aujourd’hui.

— Vous aimez mon costume. C’est pour vous que je l’ai choisi. Vous ne m’embrassez pas ?

Il lui effleura le front de ses lèvres, juste à la racine des cheveux…

Elle rougit sous ce baiser virginal et chaste… Elle s’informa de lui, de ses affaires, se montra enjouée, essayant de chasser de son front l’ombre qui toujours l’obscurcissait.

Car Pierrette aimait Victor Duval. Son imagination enfiévrée de jeune couventine l’avait parée de toutes les vertus, de toutes les qualités. Il était le héros mystérieux des antiques contes de fée, le paladin des romans de chevalerie, le surhomme moderne, le financier qui dompte les dollars et avec eux les hommes.

Et ce drame dans sa vie qu’elle soupçonnait, cette tristesse latente qu’elle devinait dans son cœur faisait naître en elle des élans de dévouement et de tendresse…

Quand elle le quitta pour retourner chez elle, elle pleura, pleura, pleura… Il en fut presque touché. Mais surtout flatté de voir qu’au moins une créature l’aimait sincèrement.

Il promit d’aller la voir, de lui écrire, de ne pas l’oublier.

En lui-même, il jura de l’oublier. Elle était l’ennemie, l’éternelle ennemie…

Toutes les semaines, elle lui écrivit, fidèle à sa parole. Il répondait quand il avait le temps. Il était maintenant au tournant de sa carrière. Il préparait le coup, le grand coup, l’attaque décisive qui devait faire sombrer dans le désespoir le bonheur de deux personnes. Il savait, du moins il croyait, que pour certaines gens l’amour dans la vie n’a de charme et de valeur qu’étayé sur la richesse. Saper la richesse dans sa base, c’était creuser le tombeau de l’amour.

Il venait d’écraser par une concurrence acharnée la compagnie rivale : la Dominion Steamship. En s’en rendant maître, son premier geste fut de résilier tous les contrats avec la fonderie Dollard.

Un groupe de financiers s’étaient ligués contre lui qui lui faisaient la guerre. Il leur tenait tête, opiniâtrement, et les forçait à reculer, à perdre du terrain.

L’institution des LeMoyne affaiblie, il fallait la rachever. Il leur restait un client important : La Fluviale, qui avait quatre navires en construction et dont ils devaient fournir, sur plans et devis, toute la machinerie…

Victor Duval corrompit l’ingénieur de la compagnie chargé de faire ces devis. Il les prépara avec lui, insinuant certaine clause insignifiante en apparence et qui permettrait de « refuser l’ouvrage ».

Il fit de même pour ses bateaux à lui ; donna une importante commande et arrangea ses contrats de la même façon. Il tiendrait sous peu LeMoyne à sa merci.

Auparavant, il lui fallait le contrôle de la Fluviale. L’affaire aurait marché toute seule s’il n’avait pas été vendu par son gérant. Montréal assista à la bataille financière la plus épique jamais connue et qui se termina, comme on l’a vu, par le triomphe de Victor Duval et par la ruine de Pierre LeMoyne.