Le manoir mystérieux/Préface par Casimir Hébert

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Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 9-13).


PRÉFACE



FRÉDÉRIC HOUDE


Le roman que nous présentons au public canadien mérite bon accueil, non seulement par l’intérêt du récit et par la personnalité du héros — qui n’est rien moins que l’intendant Hocquart — mais encore par son auteur, dont la mort prématurée ne lui permit pas de donner à son œuvre la forme du livre, qui en la multipliant en aurait assuré la vie. Cette œuvre remarquable fut écrite par un journaliste de talent, par un des plus grands amis de la cause des Canadiens-français aux États-Unis, le lieutenant-colonel Frédéric Houde, membre du parlement canadien et éditeur propriétaire du « Monde », le journal français le plus lu et le plus répandu, alors que la « Patrie » était à ses débuts et que la « Presse » était à naître.

L’auteur du « Manoir mystérieux » est né à Louiseville ou, comme on disait autrefois, à la Rivière-du-Loup (en haut) le 23 septembre 1847. Houde fit de brillantes études au séminaire de Nicolet, et à sa sortie entra au « Constitutionnel » des Trois-Rivières comme assistant-rédacteur.

Il passa ensuite aux États-Unis pour s’y livrer au journalisme, avec un courage et une ardeur que rien ne put abattre. Le succès couronna ses efforts dans cette rude tâche comme nous le verrons, et ce n’était pas une mince entreprise que celle de se faire un avenir dans cette carrière.

Quand il se rendit aux États-Unis[1], Frédéric Houde était jeune et imbu d’idées un peu avancées. Il donnait vers un libéralisme nuageux et indéfini. La république des États-Unis était pour lui l’idéal, et en dehors de son nouveau pays d’adoption, il ne voyait rien de bien, rien de beau. Frédéric Houde dont l’âme était noble et haute, et dont le sens de la justice était si grand, ne tarda pas au contact de Messire Druon à quitter ses idées de jeunesse pour embrasser celles de patriotisme, qui répondaient le mieux à son activité dévorante et à ses aspirations. Il ne cessa dès lors de se dépenser pour le bien de ses compatriotes, et durant les cinq dernières années qu’il passa aux États-Unis, on le vit prendre une part active dans toutes les sociétés, dans toutes les fêtes et toutes les conventions canadiennes-françaises.

Il se rendit d’abord à Saint-Albans, dans le Vermont, où il entra à la rédaction du « Protecteur Canadien », que rédigeait auparavant M. le grand vicaire Druon. Lorsqu’en 1872 cette publication fut suspendue, il entra à la rédaction de « l’Avenir National » que venait de fonder M. Antoine Moussette. Sous la direction de Frédéric Houde, ce journal prit une influence considérable ; mais comme Saint-Albans était un centre trop petit pour permettre à Frédéric Houde de déployer toutes ses facultés, de satisfaire son activité, il s’associa dans l’hiver de 1873, avec Ferdinand Gagnon et tous deux fondèrent à Worcester, dans le Massachusetts, « Le Foyer Canadien », dont la publication se continua en cet endroit jusqu’au mois d’août 1874, époque à laquelle Frédéric Houde revint à Saint-Albans avec son journal « Le Foyer », dont il était devenu le seul propriétaire. Au mois de juin de cette année, Frédéric Houde avait assisté comme délégué des Canadiens des États-Unis à la célébration de la Saint-Jean-Baptiste à Montréal, et il s’y fit remarquer par plusieurs discours.

Il retourna aux États-Unis, et son séjour y fut de courte durée. L’année suivante, il repasse au Canada comme rédacteur du « Nouveau-Monde » de Montréal, dont il devint en 1879 l’unique propriétaire. Il n’en continuait pas moins la publication du « Foyer Canadien », qui peut être considéré comme l’édition hebdomadaire américaine du « Nouveau-Monde. »

Sous sa direction, ce journal atteignit les hauts sommets de la renommée. Son rédacteur propriétaire était un véritable soldat en armes, vivant de luttes et de combats. Écrivain vigoureux, polémiste redoutable, mais franc et honnête, il épuisa sa frêle constitution dans ses combats de la plume et ses luttes politiques. Il ne lui suffisait pas d’être un des premiers journalistes de son pays, il voulut encore devenir législateur, et c’est pourquoi il se fit élire député fédéral pour son comté natal en 1878. Là, comme ailleurs, il fut un travailleur infatigable, et son nom resta synonyme de loyauté, d’honnêteté et d’indépendance. Admiré de ses partisans et respecté de ses adversaires, il mourut le 15 novembre 1884, à l’âge de 37 ans et quelques mois, dans sa paroisse natale, dont il a décrit les beautés dans son roman le « Manoir mystérieux ». Quand Frédéric Houde trouva-t-il le loisir d’écrire ce roman ? Nous supposons qu’il l’écrivit avant 1878, alors qu’il n’était pas encore entré dans les luttes politiques.

Frédéric Houde avait jeté les bases d’une saine politique dans son comté natal, et les électeurs, enthousiasmés de la nouveauté de ses principes, s’étaient empressés d’accepter sa doctrine nationale et patriotique ; fascinés par l’accent de sincérité dont était faite l’éloquence de leur mandataire, les Maskinongeois avaient fini par l’entourer d’un respect pour ainsi dire idolâtrique. Ils avaient de lui une opinion si haute, que, forcés de lui trouver un successeur, quand la maladie impitoyable l’eût couché dans la tombe, ces braves gens crurent que seul un ministre du cabinet provincial était digne de le remplacer auprès d’eux. Un groupe important d’électeurs se rendit en conséquence auprès de l’honorable L.-O. Taillon, ministre du cabinet Ross, pour le prier de se laisser porter à la candidature. Celui-ci, peu soucieux d’abandonner son portefeuille pour entrer dans la politique fédérale comme simple député, manifesta son étonnement de ce que la délégation semblait ignorer les candidatures que la mort de Houde avait fait naître et dont l’écho répercuté dans les gazettes parvenait jusqu’à lui. Les délégués avouèrent naïvement qu’« ils ne voulaient pas donner aux autres comtés l’occasion de dire que le niveau de leur représentation avait baissé ».

Cette démarche ne fait pas moins honneur aux Maskinongeois qu’à leur député Frédéric Houde. Nous laissons au lecteur le soin d’apprécier son œuvre que nous ne croyons pas indigne de notre littérature. Des critiques, plus autorisés et moins intéressés, diront si l’on a eu tort de l’exhumer des vieux journaux. J’avouerai que, devant le reproche souvent fait aux littérateurs canadiens de ne pas écrire de romans, on était en droit de penser qu’il n’était pas permis de laisser une œuvre sincère s’enliser plus longtemps dans les sables de l’oubli.

Frédéric Houde partage avec Ferdinand Gagnon, Messire Druon et M. Antoine Moussette, l’honneur d’avoir fondé aux États-Unis le journalisme canadien-français, dont le rôle a été de seconder l’éloquence du clergé pour stimuler le patriotisme et la foi des Canadiens-français. Ils furent les auxiliaires du clergé et comme l’écho sonore des patriotiques appels de ces prêtres admirables dont les noms sont synonymes : les Bédard, les Frimeau, les Chagnon, et tant d’autres.

À Frédéric Houde revient encore l’honneur d’avoir créé, à Montréal, le grand journalisme quotidien à un sou. La popularité du « Monde » lui vint de la modicité de son prix.

Ce patriote éprouvé, qui ne rêva que la gloire de sa patrie, a laissé trois héritiers de son nom, dont un fils et deux filles. Frédéric Houde avait épousé une jeune Irlandaise de Saint-Albans, qui, après la mort de son époux, séjourna quelque temps à Louiseville, puis se rendit à Ottawa où elle obtint un emploi dans le service civil qui lui permit d’élever ses enfants en bas âge. Fidèle au souvenir de son mari, elle n’a pas voulu qu’ils oublient la belle langue française. Les enfants de Frédéric Houde vivent près de leur mère, dans la capitale fédérale. Nous regrettons de n’avoir appris ce détail, qu’au moment d’aller sous presse. Nous aurions sans doute obtenu de cette source des renseignements intéressants sur Frédéric Houde.

Avant de terminer, nous tenons à remercier ceux qui nous ont aidé dans notre travail, spécialement M. E.-Z. Massicotte, l’archiviste provincial à Montréal, qui n’a pas marchandé ses conseils, et M. Pierre Bilaudeau, l’éditeur du « Manoir mystérieux » dont la libéralité nous a permis de lui donner le jour. La carrière d’imprimeur et de journaliste de M. Bilaudeau lui a donné d’acquérir sur le monde d’il y a trente ans des connaissances et des détails qui, s’ils étaient écrits, seraient extrêmement intéressants.


CASIMIR HÉBERT.


Mars 1913.

  1. (Houde assistait à la 6e grande convention annuelle des Canadiens des États-Unis, tenue le 30 août 1870 à Saint-Albans.)