Le massacre dans le temple/01

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Éditions Édouard Garand (44p. 3-5).



I


L’avocat de la défense se leva.

Le juge s’accouda sur le banc, le menton appuyé au creux de sa main droite.

Les jurés dans leur boîte, tendirent la tête, en adoptant chacun une attitude empruntée de minutieuse attention. Ils avaient conscience de leur rôle et s’apprêtaient à ne rien perdre du plaidoyer.

L’accusé, au contraire, nonchalamment accoudé sur la barre au fond du prétoire, semblait insoucieux de ce qu’allait dire son défenseur. C’était un colosse, fortement charpenté, et qui avait un air naïf et bon enfant. Il appartenait à cette catégorie de gens que l’on appelle de « bonnes bêtes », braves cœurs pour la plupart, dévoués et serviables, très difficiles à encolérer, mais qui ne se possèdent plus et sont capables de tout, sous l’emprise d’une passion.

Les curieux, en grand nombre, attendaient avec impatience.

L’avocat, bien que très jeune, et novice dans son art, avait conduit le procès avec une maîtrise inusitée.

Ce fut pour Montréal, « une trouvaille ». Un être, dans sa sphère d’activité, se détachait de la masse, qui s’imposait à l’attention publique, du premier coup.

Armand Dubord, le défenseur, n’avait que vingt-six ans. Admis à la pratique du droit, depuis six mois à peine, il avait surpris et le juge, et ses confrères, par ses contre-interrogatoires serrés et surtout par sa façon de procéder. On pressentait en lui, un criminaliste d’envergure.

Il avait fait la psychologie de l’individu, et, tout en recherchant les circonstances atténuantes, s’était attardé à l’analyse des motifs, et, à remonter aux causes premières, aux causes morales.

Le substitut du Procureur, habitué à toutes les roueries de la Cour d’Assises et reconnu comme l’un des avocats les plus retors du Barreau, se trouva souventes fois dérangé dans ses prévisions.

Des témoins de la Couronne, et sur qui elle comptait le plus pour amener la conviction se tournaient contre lui, et, au lieu d’inculper l’accusé, tendaient par leurs réponses, à le disculper. De cela, il enrageait intérieurement.

Une trop longue expérience des tribunaux criminels, avait tué en lui, toute sensibilité.

Il n’avait qu’un objectif : remplir bien sa charge. Sa charge ? C’était d’obtenir une condamnation.

Elles lui plaisaient comme autant de victoires.

Le sens humanitaire et la bonté étaient disparus de son âme. L’accusé lui paraissait un gibier humain. Il ressemblait à un chasseur qui se réjouit chaque fois qu’il a visé juste et que tombe une victime.

Depuis le début de l’instruction, Armand Dubord ne pensait qu’à son procès ; il constituait pour ainsi dire, la pierre d’achoppement de sa carrière. De son issue dépendait l’avenir. Après avoir, au collège, dans ses classes de philosophie, décroché le prix Colin, il voulait, dans le monde, continuer la série de ses succès scolaires.

Il possédait tout ce qu’il faut pour réussir sauf peut-être ce que l’on est convenu d’appeler la « protection. »

Mais il n’en avait cure pour le moment, se proposant de l’avoir plus tard. Individualiste au suprême degré, comme beaucoup de Canadiens de sa génération, il comptait d’abord et surtout, sur lui-même. Il n’était pas éloigné de s’écrier comme ce héros antique : « Moi ! moi seul, et c’est assez ». Également bien doué au moral et au physique, il avait conservé de ses origines paysannes, une robustesse assouplie par la culture. Brun de complexion, il avait des yeux grands et noirs, et qui fascinaient. Il possédait ce don rare d’une sympathie communicative.

Travailleur acharné, esprit curieux, toujours avide de connaissances nouvelles, il aimait l’étude à l’égal d’une passion.

Exubérant, causeur exquis, bon camarade, il n’avait connu depuis son entrée dans la Société, où adroitement, il s’était faufilé, que des conquêtes. En raison des possibilités qu’il recelait, on le considérait comme un parti avantageux. Beaucoup de jeunes filles avaient tourné vers lui des yeux enamourés. N’étant pas homme à bonnes fortunes, il avait fui les femmes faciles. Elles ne l’intéressaient que vaguement, pour ne pas dire, nullement. Il soupçonnait au fond de ces aventures trop de désillusions pour qu’elles méritent d’être tentées. Elles signifient pour qui s’y abandonnent un gaspillage de forces et d’énergies. De ses rares équipées d’étudiant, il ne gardait qu’un arrière goût d’amertume et l’humiliante sensation d’une déchéance personnelle.

Fils de cultivateurs, aîné d’une famille de douze, l’instruction classique qu’il avait reçue, représentait pour les siens des sacrifices obscurs et continus. Ils avaient placé sur sa tête l’ambition de leur vie. Lui considérait comme un devoir de faire rejaillir sur le nom qu’il portait, un peu de cette gloriole tant désirée et rêvée.

Ce devoir, il l’avait accompli jusqu’ici. Au collège, c’était lui le premier, aussi bien à la classe qu’aux jeux. C’était lui qui, dans les grandes occasions, prononçaient les discours de circonstance. Il en respirait un orgueil doublé de l’orgueil des siens. Toujours au premier rang, l’écoutant dévotieusement, béatement, ils buvaient ses paroles dont ils n’auraient voulu perdre aucune.

En travaillant de nuit au bureau de poste, durant sa cléricature, il avait réussi à terminer ses études légales sans être à la charge de personne.

Depuis qu’il avait obtenu le « dignus intrare » dans le Barreau de la Province, il soupirait après l’occasion, la grande occasion, qui lui permettrait de se produire, de s’extérioriser et de montrer à ses concitoyens ce dont il était capable. Il était conscient de sa valeur et n’avait pas de culte plus grand que celui du « surhomme » qu’il voulait devenir.

Le hasard, la chance, comme il disait en donnant à ce mot Chance, un C majuscule, venait de le favoriser d’une façon imprévue. Dans son village natal, un habitant nommé Éphrem Langlois, avait tué d’un coup de poing, un commis de banque, nouvellement installé à St. X…

Éphrem Langlois, qui cultivait une mauvaise terre dans le rang du « Grand Brûlé » fréquentait une jeune fille du village : Aurélie Coderre. Depuis déjà deux ans, ils se voyaient tous les dimanches soirs, et souventes fois sur semaine. Il l’aimait comme un fou ; elle paraissait l’aimer. Est-on jamais sûr du cœur d’une femme ?

Éphrem était un bon garçon, rangé, sobre, pas très intelligent cependant. Il était dur à l’ouvrage et besognait du lever au coucher du soleil. La terre qu’il exploitait était rocailleuse et infertile, mais parce qu’elle lui venait de son père, il s’acharnait pour qu’elle rapporte.

Un jour, un jeune homme de la ville s’en fut demeurer à St. X… Il remarqua Aurélie, et s’amusa à lui faire un brin de cour, un peu pour tuer le temps, un peu aussi dans l’espérance de triompher de sa vertu.

Timide à l’excès, Éphrem n’osa reprocher à la fiancée, l’étrange de sa conduite. Il en souffrit cependant, et passa des nuits à pleurer, lui le colosse.

La jeune fille se laissa prendre aux belles paroles du séducteur. Ce qui devait arriver, arriva : elle fauta. Désespérée par l’abandon de son amant, elle se confia à Éphrem, lui annonçant sa maternité prochaine. Il ne dit rien, mais, comme un automate, ayant dans le regard une fixité troublante, il se dirigea vers la banque.

En apercevant celui qui tout en prenant l’honneur d’Aurélie lui avait volé son bonheur, le bras se détacha du corps, fit dans l’air une trajectoire rapide, et le poing formidable s’abattit en pleine figure du commis qui alla s’assommer à dix pieds plus loin. Le crâne donna contre l’angle d’une table massive, et se défonça.

L’accusé était peu fortuné. Il ne pouvait se payer le luxe d’un défenseur célèbre. Une fois conduit aux cellules et qu’on lui demanda s’il avait un avocat, il se souvint d’Armand Dubord avec qui jadis, il avait « marché au catéchisme ». Il l’envoya quérir. Celui-ci lui promit tout son aide. Il fit une enquête sur place, étudia les antécédents de la victime et ceux de son client. Quand le procès commença, il avait recueilli tout ce qu’il fallait pour faire, dans l’exercice de sa profession, un début sensationnel.

Il ne pouvait mieux débuter. Ce procès, avec son côté tristement passionnel, était empoignant pour qui évoquait la douleur de cet homme frustre, l’accusé, devant la révélation reçue.

L’avocat en fit ressortir toute l’âpreté. Des femmes, durant les témoignages, avaient pleuré, qui s’apitoyaient sur le sort d’Aurélie.

— Messieurs les jurés…

Un silence lourd recouvrit le prétoire.

Qu’allait invoquer Armand Dubord ? Quels arguments ferait-il valoir ?

Sa voix tremblait. Il était pâle. Ses yeux agrandis par l’émotion, semblaient plus noirs.

Comme un acteur qui affronte les feux de la rampe, il avait le trac.

Il savait les regards, tous les regards, braqués sur lui.

Il fit quelques pas devant la boîte des jurés. De ses paroles, de son plaidoyer, dépendait la vie d’un homme. La tâche entreprise lui fit peur. La vie d’un homme !

Il ferma les yeux pour se recueillir et lentement, il passa les mains devant ses paupières.

Il vit un gibet, et, au bout de ce gibet, une corde. Au bout de cette corde, une masse inerte de chair se balançait qui était un homme l’instant d’avant.

Il tendit ses facultés dans un effort suprême.

— Messieurs les jurés…

La voix s’affermit. À mesure qu’il parlait, il s’échauffait. La voix devenait vibrante. Les accents en étaient subjuguants. Il refit l’histoire du meurtre, brièvement. Quand il l’eut terminé, comme un médecin fouille un corps avec un scalpel, il fouilla l’âme de son client. Il en mit à jour les ressorts secrets. Il fit appel à la pitié, à l’humanité, à la conscience. Pénétré de son sujet, se dédoublant pour ainsi dire, il se mit dans la peau de l’accusé :… Sa voix s’étrangla dans la gorge… Elle devint saccadée,… haletante.

Dans l’audience on entendit des sanglots s’étouffer.

Le juge lui-même, séduit par cette éloquence, se sentait ému, enclin à la pitié. Il oublia qu’il était juge pour n’être plus qu’un homme.

Durant deux heures, Dubord parla. Quand il reprit son siège, il avait la figure exsangue… Il chancelait… épuisé par la tension et l’effort.

Le soir, après trois heures de délibération, les jurés proclamèrent Éphrem Langlais innocent. Ils conclurent qu’il y avait eu provocation.

Armand Dubord fut sacré grand criminaliste. Il vit son portrait dans toutes les gazettes. L’on y commentait élogieusement la façon magistrale dont il avait conduit sa cause. La fortune lui souriait.