Le massacre dans le temple/04

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Éditions Édouard Garand (44p. 10-12).

IV


Un matin de juin, en la basilique, Armand Dubord unit sa destinée à celle de Madeleine Boisvert.

La journée était tendre, caressante. Le soleil lui-même semblait en joie. Il dispersait amoureusement sur la ville, l’or de ses rayons. À l’intérieur de l’église, une foule nombreuse se pressait. L’orgue chantait. Dans l’âme de Dubord, la vie chantait plus fort. Il était radieux, fier comme un conquérant. Dans sa poitrine, son cœur battait, fougueusement.

Après les inévitables réceptions, mais qu’il abrégeât, il sauta dans un auto et avec celle, qui, désormais, partagerait sa vie, il laissa la Cité-fiévreuse pour fuir au loin dans la solitude et le calme des montagnes. Durant quinze jours le toit rustique d’un chalet abrita son bonheur. Il vécut dans un rêve, une ivresse continue.

Et puis, la vie recommença. Il habitait dans Outremont un joli petit cottage, meublé avec goût.

Dans le cabinet de travail qu’il s’était aménagé, ils passaient leurs soirées, lui, à étudier et préparer ses causes, elle, à lire, à peindre, et à broder, mais à ses côtés, toujours. De temps à autre, il abandonnait son travail, se levait, allait retrouver Madeleine. Il lui prenait la tête à deux mains, la regardait longuement dans les yeux, lui caressait les cheveux et sur ses lèvres fraîches, posait les siennes en un baiser ardent.

Et les jours passaient, fugitifs…

Un dimanche, qui était l’anniversaire de leur mariage, il lui proposa une promenade au loin, dans sa famille.

Depuis un mois, il était possesseur d’un auto, une superbe petite routière, puissante, rapide.

Ils partirent au matin, joyeux, exubérants, gais, parce que la vie était bonne, et que leurs jours tous pareils et jamais monotones étaient faits de bonheur.

Une fois la ville franchie et qu’ils s’engagèrent sur la grande route bordée d’arbres énormes, tout près de la rivière qui versait sa fraîcheur, il arrêta le moteur, enlaça sa femme, l’attira à lui, et doucement, câlinement, avec une ferveur de jeune amoureux il lui demanda, bas, tout bas à l’oreille :

— Madeleine, Madeleine d’amour, m’aimes-tu ?

Elle ne répondit pas, se contentant de lever vers lui ses grands yeux frangés d’or.

Il répéta la même question.

Alors, à son tour, elle se pencha à son oreille, et lui murmura un secret… Son secret. Il leva les yeux vers elle. Il y avait dans son regard l’orgueil des conquérants quand ils ont pris des villes, des savants quand ils ont arraché leurs secrets à la nature, des artistes quand ils ont créé une œuvre. Leurs mains s’étreignirent… longuement. Puis, il se pencha, le buste en avant, et mit le moteur en marche. Il haleta et, comme un bolide, s’élança sur la route, ivre de vitesse.

La griserie de l’homme affolait la machine. Dubord exultait. D’avoir entendu Madeleine lui confier ses espérances d’une maternité prochaine, fit couler dans ses artères, plus vif et plus rapide, son sang qui brûlait. Il se sentait pris de vertige…

Le vent les fouettait au visage.

Un virement brusque faillit faire capoter l’auto.

La jeune femme, peureuse, lui étreignit le bras.

— Armand… sois prudent

Mais lui, s’exclama :

— Je vais être père ! Je vais être père ! Moi ! Moi ! Armand Dubord ! J’aurai un fils ! J’ai un fils !

— Armand, ne va donc pas si vite.

Une voiture obstruait la route. Il l’évita à grand peine.

— Armand, si tu m’aimes ! modère…

Il enleva le pied de sur l’accélérateur et ralentit graduellement jusqu’à l’arrêt.

Devant l’air apeuré de sa femme, une tristesse lui vint, subitement.

— Tu as peur, mon amour ?

— Oui… bien peur… tu as failli nous faire tuer.

— Je vais être raisonnable maintenant. Ce que tu m’as appris tantôt m’a fait perdre la tête… Tu ne m’en veux plus ?… Bon !… j’aime tes yeux… là, quand ils sourient… Embrasse-moi… À présent, je vais être prudent.

Les parents d’Armand Dubord, cultivateurs à l’aise, habitaient dans le rang du Ruisseau Plat, à deux milles du village de St. X…

Madeleine n’avait jamais pénétré dans leur intimité. Non que celui-ci eut honte de sa famille mais sa lune de miel ou plutôt son voyage de noces terminé, il ne put quitter la ville où le retenait un surcroit de travail. Il avait remis sa visite aux fêtes.

Si l’homme propose, Dieu, et les événements disposent. À la fin de décembre, une cause de meurtre, importante et compliquée absorba tout son temps. Il remit donc à l’été le voyage projeté.

Il désirait que Madeleine participa à son passé, en foulant de ses petits pieds, la terre où son enfance s’écoulât.

Et aussi, une autre raison l’invitait à ce voyage.

En dépit de son raffinement et de sa culture, il éprouvait une admiration et une estime profonde pour les parvenus. Cette catégorie de gens que l’on ridiculise trop souvent était celle pour qui son respect était le plus grand. Même rustre, même vulgaire, un parvenu commandait son estime, et il savait gré à Napoléon, le plus illustre d’entre eux, de s’être entouré d’hommes nouveaux, issus du peuple, et, qui s’étaient hissés au sommet, de par leur propre puissance, de par leur propre volonté.

Il aimait les parvenus parce que lui-même était un parvenu et il lui plaisait de montrer à Madeleine que la position sociale qu’il occupait, il la devait à lui seul, il ne la devait qu’à lui seul.

Il n’avait prévenu personne de sa visite.

La maison paternelle, une maison de pierre construite par l’ancêtre, cent cinquante ans déjà, se dressait à une soixantaine de pieds de la route. Deux rangées d’arbres, des ormes au feuillage arrondi ombrageait le chemin qui y conduisait. Elle se perdait dans la verdure… des touffes de lilas, d’églantines, l’enveloppaient comme dans un écrin. En arrière, les bâtiments, la grange blanchie à la chaux, où tranchait le rouge des portes, le poulailler grouillaient de vie, la laiterie claire où les chaudières, sur un banc, brillaient et reluisaient au soleil. Plus loin, en bas du coteau, la Rivière à l’Ours, aux eaux noires, coulant entre les saules.

— Un auto sur la route ! lança Pierre Dubord, le cadet, un beau garçon de 22 ans, bâti en force.

— Un auto ? fit la mère, debout sur le perron.

Elle plissa ses petits yeux, et s’exclama :

— C’est Armand… puis, malgré l’âge elle s’élança, légère et vive, au devant des visiteurs.

Armand sauta à bas de la voiture, souleva la vieille dans ses bras restés vigoureux et l’embrassa sur les deux joues.

Il tendit la main à sa femme, l’aida à descendre et la fit pénétrer dans la cuisine du bas-côté, où les siens attendaient l’heure du dîner.

Devant elle, ils étaient gênés, comme figés. Ils ne savaient quelle attitude prendre. Mais ils se familiarisèrent vite et commencèrent à parler tous à la fois. Les questions pleuvaient de partout, l’une suivant l’autre, sans même attendre la réponse.

Madeleine était heureuse de pénétrer dans ce milieu nouveau pour elle. Son mari lui paraissait grandi d’être issu de ces gens obscurs.

Dans l’après-midi, Armand l’amena visiter les coins familiers de son enfance.

Sous ses pas des souvenirs, en grand nombre, se levaient.

— Ici… sous cet arbre, j’ai passé bien des heures à rêver. Sais-tu à quoi je pensais ?

— Non !

— À toi !… Oui ! à toi !… car même alors je ne te connaissais déjà… tu hantais mes rêves… je savais qu’un jour tu paraîtrais dans ma vie pour l’illuminer… je te pressentais. Quand je t’ai vue pour la première fois, j’ai compris que je te connaissais depuis longtemps… j’ai compris que l’idéal auquel je rêvais jeune homme, c’était toi… Comme je t’aimais alors, Madeleine… et comme je t’aime aujourd’hui.

— Autant qu’autrefois ?

— Plus ! Aujourd’hui, je t’adore, je t’adore à deux genoux.

Et pour donner plus de force à ses paroles, il s’agenouilla devant elle, et lui prit la main.

— Écoute-moi, Madeleine, s’il fallait que tu disparaisses de ma vie, je crois que j’en mourrais… Mais tu m’aimes…

— Tu le sais bien que je t’aime.

— Tu m’aimeras toujours… toujours ?

— Pourquoi cette question ?

— Parce que des fois, j’ai des pressentiments… Je suis tellement heureux que j’ai peur…

Elle posa ses lèvres sur son front et ses lèvres étaient brûlantes…