Le massacre dans le temple/06

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Éditions Édouard Garand (44p. 21-22).

VI


Quand il lut la missive laconique et brutale, laissée sous enveloppe à son adresse, Armand Dubord demeura d’abord hébété. Cela ne dura qu’un instant. Bientôt la rage s’installa dans son âme. Il bouillait ; il était furieux, pris du désir de briser quelque chose. Puis il se sentit humilié, rapetissé. Il lui semblait qu’il baissait dans son propre estime…

« Le Destin est plus que ma propre volonté. J’ai lutté jusqu’au bout. Je t’abandonnes parce qu’il le faut. »

Il lut et relut cent fois ces phrases. Elles étaient comme autant de pointes d’acier rougis qu’on lui entrait dans le cœur… dans la tête…

Et voici que, l’obsédant, la vision d’elle s’implanta… Il se rappelait avec une acuité extraordinaire tous les détails de sa physionomie, la forme de sa bouche, la couleur de ses yeux, le teint de ses joues… Et, comme jamais encore, il ne l’avait éprouvé, il avait le besoin charnel d’elle. Plus jamais, il n’entendrait sa voix claire chantante, plus jamais il ne connaîtra la saveur de ses baisers et le goût de ses caresses !…

Il se sentait les membres lourds… la tête vide.

Il allait dans la maison, arpentant les pièces, nerveusement. Il s’asseyait un instant, se relevait aussitôt…

Dans la chambre à coucher, quand il y pénétra l’émotion l’étrangla si fortement qu’il crut défaillir. Le lit était encore défait du matin. Il s’y jeta, embrassa les oreillers, s’imaginant qu’ils gardaient encore la douceur de ces joues.

Était-ce bien vrai qu’elle était partie ? Partie pour ne jamais revenir ?

Ce soir, elle, sa chose à lui, son âme, sera dans les bras d’un autre…

Il tâta le revolver dans sa poche. S’il allait le tuer ! Non ! Maintenant il est trop tard. C’est hier qu’il aurait dû accomplir son acte de justicier.

Les dents claquèrent dans sa bouche… Fini ? À jamais fini ! Écroulé, son bonheur ? Madeleine ! sa Madeleine ! son adorée ! L’inspiratrice de chaque jour !… Dégradée au rang des adultères ! si elle revenait ?… Oui elle reviendrait ! Elle se ressaisirait ! Et l’espoir, si faible soit-il, de son retour, le calma un peu. Mais elle serait souillée ! Ce ne serait plus sa Madeleine d’autrefois. Si elle revenait, il lui cracherait au visage… Non ! Il lui pardonnerait. Il passerait l’éponge sur le passé et recommencerait à vivre, ne gardant de cette aventure que le souvenir d’un cauchemar.

Au fait tout cela n’était peut-être qu’un cauchemar, un affreux cauchemar…

Non ! il était bien éveillé ! C’était bien son cœur, c’était bien sa tête, c’était bien ses sens qui souffraient.

Il relut la lettre encore une fois.

« Le Destin est plus fort que ma propre volonté. J’ai lutté jusqu’au bout. Je t’abandonne parce qu’il le faut. »

Ces mots lui faisait trop mal. Il froissa le papier et le jeta loin de lui.

La douleur l’assommait. La rage impuissante, sans rien pour l’assouvir, le minait.

Des larmes montèrent à ses yeux. Il les refoula, ne voulant pas pleurer.

« Elle ne mérite pas que l’on verse une seule larme pour elle… »

Sa volonté tendue, bandée comme un arc, il décréta de n’y plus songer, de l’oublier. Seulement quand il le verrait lui, lui, le coupable, le vrai coupable, il lui ferait payer chèrement les minutes atroces qu’il venait de vivre.

Quant à elle, il savait qu’elle reviendrait… une fois sa passion repue… Il y avait l’enfant. Tout l’amour dédaigné, bafoué qu’il recelait dans son cœur, il le porta sur cette petite tête innocente qu’une femme misérable abandonnait…

Il le prit dans ses bras, le cajola, embrassa sa petite peau, parfum tendre et frais, et son amour paternel décuplé, centuplé, il oublia son chagrin, dans un sentiment immense de pitié et d’affection qui lui noya le cœur.


En remontant aux causes premières d’un acte, l’on fait souvent cette constatation qu’elles sont plus diverses et complexes qu’elles n’en ont l’air, de prime abord. Des impressions perçues jadis, oubliées au fond du subconscient agissent dans les moments de grande crise, avec une ténacité qui fait osciller le consentement. Des détails d’éducation, des particularités de la formation première négligées ou accentuées forment un faisceau de mobiles d’une importance capitale.

Pour étrange que paraisse la conduite de Madeleine Boisvert, oubliant son mari, oubliant son enfant pour suivre l’impulsion des sens et du cœur, elle a son explication, — non son excuse — dans les idées puisées à l’école de son mari.

Pour contrebalancer l’influence de la chair, pour contrecarrer les besoins de la passion, il faut des barrières morales, solides, puissantes, tenaces.

Si forte que soit la créature, même si le sentiment de l’honneur est développé chez elle, il arrive un moment où toutes les voix de la conscience sont presqu’abolies, et seul le poids des responsabilités, doublé d’une aide surnaturelle, peut retenir sur la pente l’être qui glisse… Seule une éducation forte, des principes solidement inculqués retiennent dans le paroxysme des instincts déchaînés.

Parmi les catégories de jeunes filles qu’Armand Dubord détestait les plus, l’on pouvait ranger celles communément appelées les « oies blanches ». Il ne concevait pas qu’une femme soit ignorante des questions sexuelles. Chaque fois que l’occasion se présentait, et quand elle ne se présentait pas, il la faisait naître, il ne se gênait pas de critiquer l’éducation telle que donnée dans nos couvents et nos maisons d’éducation.

La femme, comme l’homme devait tout connaître, tout savoir, posséder exactement les mêmes privilèges, jouir des mêmes liberté. De la sorte elle était prémunie contre les dangers où succombent malheureusement de pures jeunes filles que leur ignorance rend imprudentes.

Quand il eut épousé Madeleine Boisvert, il s’étudia à la façonner à son goût. Ses convictions religieuses auxquelles il ne s’acharna pas d’abord, il les sapa graduellement, utilisant dans cet assaut le scepticisme et l’ironie.

Il voulait la débarrasser de ces « préjugés », indignes à son avis de personne bien pensantes et d’êtres libres.

Se faisant le conseiller de ses lectures, il la guida pour arriver à ses buts, insensiblement et avec un doigté digne d’un meilleur objectif. Les romans mondains, ceux écrits par les romanciers de la génération précédente, où l’intrigue, savamment compliquée, a pour thème l’éternelle triangle domestique, les livres encore plus osés, ceux où grâce à l’ironie et à l’esprit de l’auteur l’on tournait en ridicule les dévots et les bigotes, — sans se douter de la différence énorme qu’il y a entre ces deux catégories de personnes, — il les lui avait tous fait lire. Il ne venait pas une troupe de passage interpréter ce que l’on nous sert, hélas trop couramment, du Bernstein, du Wolf ou du Bataille, sans qu’il l’incitât à assister à ces représentations. Ce que Madeleine voyait dans ce théâtre d’auteurs sémites en vogue, c’était l’apothéose de l’adultère, la consécration du ménage à trois, la sanctification de l’Amour libre.

Elle en était venu à croire, et à son insu, qu’une femme qui n’avait pas d’amant, n’était pas une femme intéressante et que le droit à l’amour est un droit sacré qui détruit toutes les barrières.

Ayant perdu, grâce à la complicité du mari, les éléments de catholicisme et de christianisme qui auraient suffi, même à eux seuls, à la contenir dans la voie droite, elle était sans doute disposée à s’abandonner sans retours, le jour où la Passion, la grande Passion qui ravage l’âme soufflerait dans son cœur.

Ces ferments obscurs germeraient en elle qui lui offrirait une excuse, du moins un prétexte…

C’était tout cela qui avait agi obscurément et l’avait fait se décider, à abandonner son foyer pour suivre l’homme qui soudainement venait de se dresser dans sa vie…

Le mari, maintenant, commençait à se rendre compte qu’il était peut être en faute… et il en venait à regretter l’éducation dont il s’était fait le propagateur.